Le Chardonneret, et derrière
Un des tableaux les plus connus au monde n’aurait-il été qu’un couvercle ?
Le chardonneret
Carel Fabritius, 1654, Mauritshuis, La Haye (33,5 x 22,8 cm).
Les érudits sont suggéré de nombreux usages pour ce très célèbre trompe-l’oeil : porte d’une niche (Kjell Boström, 1950), enseigne d’un libraire et marchand de vin (Wurfbain,1970 et Christopher Brown, 1981), élément d’un meuble, fond d’une boîte à perspective, fond d’un perchoir à chardonneret (Ben Broos, 1987), couvercle d’un tableau (Ariane van Suchtelen, 2003)…
Avant d’approfondir la question, rappelons que, pour les hollandais, le chardonneret n’est pas un oiseau comme un autre.
Un petit acrobate
Illustration de la Luxure (détail)
Codex Cocharelli , 1330-40, BL Add MS 27695 fol 15v
Un exemple précoce de cages en forme de maison, et d’oiseau dressé, est ce détail d’un manuscrit génois à la décoration extraordinaire. L’oiseau fasciné par la belle dame ne ressemble pas à un chardonneret, mais le godet posé sur la tablette de sa cage est peut-être un témoignage du type de tour de force que les hollandais vont populariser au siècle suivant.
Saint Corneille et Saint Cyprien, pp. 246–47
Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, Morgan Library MS M.917-945
Aux Pays-Bas, le chardonneret a été très tôt un oiseau apprécié pour son intelligence et son habileté.
Les deux godets attachés au même fil passant par deux poulies contiennent probablement l’un de l’eau, l’autre des graines. Attaché par un fil court au piton supérieur, l’oiseau peut se poser sur les pitons inférieurs, mais est obligé pour se nourrir ou boire de faire monter le godet en tirant sur le fil avec son bec. Sur les marges très décorées de ce manuscrit, voir 5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves.
Le chardonneret, capable de remonter un petit godet d’eau depuis un récipient situé hors de portée, est nommé en hollandais puttertjes, « petit tireur d’eau ».[1]
Joannes Sambucus, Emblemata (1564), p 101
Cette gravure montre un autre dispositif, avec godet, récipient d’eau en bas et mangeoire en haut ; le texte en explique le fonctionnement, et la moralité :
Que n’enseignent pas la nécessité et la faim ?… Tu vois comme les petits oiseaux étanchent leur soif, en tirant ces récipients à eau que tu suspens, et comment ils se procurent avec leur bec la nourriture enfermée. Apprends que tu as par là la raison et la claire expression, de servir plus intelligemment, en privé et en public. |
Necessitas qui non docet, fames simul ?… Auiculas cernis sitim vt leuant suam, Trahendo quas appendis vrnulas aqua, Clausum penuque rostro vt inquirant suo. His disce tu prudentius loco, et foro Seruire, cui ratio est, sagaxque dictio. |
Nature morte aux fruits avec un chardonneret, 1660-1679, Rijksmuseum, Amsterdam | Nature morte avec un écureuil et un chardonneret, 1668, Museumslandschaft Hessen, Kassel |
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Abraham Mignon
Ces deux natures mortes montrent à gauche le dispositif simple, comme dans l’emblème, et à droite un dispositif plus spécialisé, avec un réservoir en verre suspendu par deux fils à la planchette où se tient l’oiseau. Comme dans le tableau de Fabritius, un perchoir en demi-cercle lui permet de se poser devant sa mangeoire, ici sans couvercle. L’anneau de sa chaîne glisse le long de l’arceau, lui donnant plus d’amplitude de mouvement. Mais la chaîne est suffisamment courte pour l’empêcher d’aller boire directement dans le récipient en dessous, l’obligeant ainsi à réaliser son tour de force.
Dou et ses sous-entendus
Gerrit Dou a produit, sur une vingtaine d’années, cinq tableaux comportant une « maison à chardonneret » sur une fenêtre, à côté d’une jeune femme. Chacun raconte, sous notre nez, sa petite histoire secrète.
La servante rêveuse
Femme à la fenêtre avec un un panier en cuivre avec des pommes et un faisan
Gerrit Dou, 1663, Musée Fitzwilliam, Cambridge
Commençons par ce tableau, l’avant-dernier et le plus simple. Une jeune servante revient du marché avec un faisan et un panier de cuivre rempli de courses (on ne voit que deux pommes sur le dessus), prétexte à une virtuose étude de reflets. Au dessus d’elle, on voit à droite la cage du chardonneret, à gauche le dispositif où on l’attache pour sa gymnastique.
La jeune femme lève les yeux vers la maisonnette. Par rapport à celles que nous avons déjà vues, elle a gagné encore en complexité : au sous-sol (le réservoir), au rez-de-chaussée (la planchette), au premier étage (l’arceau et la mangeoire) s’ajoute maintenant un grenier, où l’oiseau peut monter s’abriter.
Très précisément, la servante regarde l’oiseau, qui lui rend son regard. A l’extrême limite de la visibilité, presque caché par la mangeoire, on devine un second oiseau. L’intérêt de la jeune servante n’est donc pas pour les acrobaties : ce qu’elle regarde, c’est le couple, et ce couple l’attendrit et lui donne des idées.
Au passage, le tableau nous donne une indication technique : la mangeoire comporte un large rebord inférieur, sur lequel les graines sortent par une fente dans la partie basse.
Le « petit ouvreur de couvercle » (SCOOP !)
Celle de Fabritius n’en a pas : le tour de force de l’oiseau, c’est de soulever le couvercle [2], d’où l’instance sur les charnières : celle qu’on voit, et celle à laquelle l’oiseau se superpose. Le Chardonneret de Fabritius n’est pas ici « petit tireur d’eau », mais le « petit ouvreur de couvercle ».
La servante malicieuse
Jeune fille à sa fenêtre avec un panier de fruit
Gerrit Dou, 1657, Rothschild Collection at Waddesdon Manor, Aylesbury
Ce tableau, le premier de la série, est composé de la même manière. Les objets du premier plan sont pratiquement les mêmes : un pot de fleurs, un panier de courses (cette fois en osier, rempli de pêches et de grappes), un coq la tête en bas.
La même maisonnette nous est montrée en pleine lumière, mais cette fois sans l’oiseau : pour la première fois où Dou reproduit une maisonnette dans tous ses détails, il est étonnant qu’il ait omis son petit locataire : sauf si cette absence est intentionnelle.
En relevant le rideau, la servante nous montre où le chardonneret se trouve : dans la cage près de la seconde fenêtre, sous laquelle la jeune maîtresse prend sa leçon de chant.
Le rideau relevé nous montre ce qu’il faut voir : l’oiseau est à l’intérieur. Et l’air entendu de la servante nous suggère ce qu’il faut comprendre :
- le violoniste est en train de charmer la maîtresse ;
- l’oiseau est dans la cage : or l’oiseau et la cage ont, dans la peinture hollandaises, des sous-entendus galants bien connus (voir La cage hollandaise et L’oiseleur ).
Nous regardons alors d’une autre oeil la séquence des objets du premier plan :
- la fleur (le flirt) ;
- les fruits (le plaisir) ;
- le coq mou, renversé la tête en bas (après le plaisir).
La maîtresse gourmande
Jeune hollandaise à sa fenêtre
Gerrit Dou, 1662, Galleria Sabauda, Torino
Dans ce deuxième opus de la série, Dou nous montre à nouveau l’oiseau, posé sur une tige et non plus sur un arceau. La mangeoire est de type acrobatique, sans rebord. Mais l’élément vraiment nouveau est le trou rond : margelle à travers laquelle l’oiseau, véritable petite servante, doit faire descendre le godet pour puiser son eau. Le chardonneret est au repos et le godet est en position basse, immergé dans le récipient.
Au premier degré, la jeune élégante qui vient de se pencher par la fenêtre pour attraper une grappe, est gentiment comparée à son oiseau favori, à la porte de sa maison et avec sa boisson suspendue en contrebas.
Au second degré, on se souvient de la symbolique phallique de l’oiseau, aggravée lorsqu’il doit plonger à répétition sa tête à travers un trou pour obtenir à grands efforts sa récompense liquide.
Au troisième degré, Dou nous parle de la Tentation, capable de faire faire des acrobaties dangereuses.
Après le chardonneret et l’oiselle, une troisième victime est sous-entendue : le passant qui, depuis la rue, est tenté d’aller profiter des appas de la jeune femme. Car une fille bien habillée se montrant ostensiblement à la fenêtre ne peut-être, dans la peinture hollandaise, qu’une fille galante.
Sans oublier une quatrième victime de la Tentation : l’amateur d’art, capable de tous les excès pour un tableau de Dou.
La manipulatrice de métaphores
Jeune fille à sa fenêtre avec un chat, une souricière, un canard pendu et un pot en étain
Gerrit Dou, 1670-75, Collection particulière
Cette peinture est un florilège de toutes les métaphores galantes de la peinture hollandaises :
- la cage vide ;
- le chat goulu ;
- le volatile mort au cou flaccide ;
- la souricière pleine.
Pour une analyse détaillée, voir La souricière.
Mode d’emploi du Chardonneret
Après les acrobatie symboliques de Dou, revenons à la simplicité, voire même à l’austérité du Chardonneret de Fabritius. Le reconnaître comme un chef d’oeuvre de réalisme n’empêche pas de proposer des hypothèses, sinon sur les intentions de l’artiste, du moins sur la destination de l’objet.
Un couvercle de tableau ?
Ariane van Suchtelen a suggéré, en 2003, qu’il ait pu servir de couvercle à un tableau de genre : on sait par des documents que de tels couvercles de protection étaient fréquents dans la peinture fine hollandaise, et même que Carel Fabritius en avait peint : mais aucun n’a été conservé en place. Si ce panneau était un tel couvercle, son épaisseur (10 mm) implique qu’il s’agissait d’un modèle pivotant sur des charnières, et non coulissant.
Reprenant cette hypothèse, Linda Stone-Ferrier [3] souligne la corrélation entre le geste d’ouvrir le couvercle et celui d’ouvrir le volet d’une fenêtre :
« Tout comme le volet ouvert d’une fenêtre réelle permettait un échange visuel et verbal entre l’habitant de la maison et son voisin, un volet ouvert attaché par des charnières au cadre d’un tableau invitait le spectateur à s’engager dans l’image intérieure. »
Jeune fille à la fenêtre
Nicolaes Maes, 1650-60, Rijksmuseum, Amsterdam
Avec moins de rhétorique que Dou, Maes nous livre ici aussi une méditation sur le fruit défendu : la jeune fille n’aurait qu’à se pencher par la fenêtre pour saisir abricots ou pêches, fruits paradisiaques incongrus sur une muraille hollandaise. Le coussin nous indique qu’elle n’est pas là en coup de vent, comme les servantes ou filles délurées de Dou : elle s’est installée pour rêver. Le volet ouvert n’est pas, ici, une invitation voyeuriste à regarder la fille ou l’intérieur de la maison : c’est au contraire le symbole de l’ouverture vers l’extérieur, de la jeune fille qui s’éveille au monde et à ses dangers.
On peut imaginer que le Chardonneret aurait pu servir de couvercle et de frontispice, non pas à une scène de genre, mais à un portrait rêveur.
Une histoire complexe
L’analyse technique du panneau en 2003 a révélé une histoire assez complexe, ouvrant la possibilité de plusieurs modes d’accrochage successifs :
- au départ, le panneau était entouré d’une bordure noire de 2 cm environ ;
- puis a été clouté sur cette bordure un encadrement en cuivre (qui a laissé des tâches vertes) ;
- le fond blanc a été étendu jusqu’à recouvrir complètement la bordure noire de droite, la signature a été refaite et l’arceau inférieur a été rajouté ;
- le fond blanc a été étendu sur tous les bords.
Un trompe-l’oeil ?
Depuis 2003, deux hypothèses ont été émises pour prendre en compte ces découvertes.
Hypothèse Linda Stone-Ferrier, fig 11
Pour Linda Stone-Ferrier, le panneau aurait été conçu comme un trompe-l’oeil placé sur le tableau d’une fenêtre, afin d’attirer l’oeil depuis la rue. Dans son second état, il aurait servi de couvercle à un tableau.
J’ai peine à croire pour ma part qu’un peintre hollandais ait pris le risque d’exposer à la pluie et à la lumière une de ses meilleures oeuvres.
Hypothèse Christel Verdaasdonk, [0] fig 33
Christel Verdaasdonk pense que les découvertes de 2003 confirment l’hypothèse de Ben Broos, selon laquelle le réservoir d’eau et la planchette, indispensables dans toute maison pour chardonneret qui se respecte, auraient été rajoutées en trois dimensions, afin de parfaire l’illusion.
Deux discrètes anomalies
Comme souvent, ce sont les « anomalies » de l’oeuvre, prudemment passées sous silence, qui vont nous fournir une nouvelle piste.
Primo, nous avons déjà noté que la charnière est bizarre : au lieu d’être fixée au couvercle et à la mangeoire, elle est clouée directement sur le mur, ce qui suppose pour la mangeoire un autre système de suspension.
Deuxio, l’arceau supérieur est peut être fixé sur les côtés de la mangeoire ; mais l’arceau inférieur, rajouté dans un second temps, pose le même problème d’accrochage que la charnière : scellé directement dans le mur, il rend l’ensemble peu pratique :
- pour le propriétaire : accessoire indémontable et qui nécessite de percer le mur ;
- pour le locataire : l’oiseau pourrait embrouiller sa chaînette en passant entre les deux arceaux, tandis que la faible différence de diamètre rend difficile de sautiller entre les deux.
Je ne vois que deux raisons possibles à l’ajout du second arceau :
- une nécessité purement graphique : accentuer l’effet de contre-plongée ;
- un nécessité « signalétique » : puisque l’arceau ne sert pas à l’oiseau, c’est qu’il sert à quelqu’un d’autre…
Un trompe la main (SCOOP !)
Je pense que le panneau de Fabritius pivotait par en haut, exploitant une double analogie avec :
- le couvercle de la mangeoire ;
- une trappe à soulever (le second arceau suggérant une poignée).
Radiographie [5]
D’après la radiographie, les deux éléments fichés directement dans le mur (la charnière et le second anneau) ont été ajoutés en même temps, comme si leur évidente incongruité était destinée à servir d’indice au spectateur.
Nature morte formant couvercle |
Au cellier (la surprise), perdu en 1945 |
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Gerritt Dou, vers 1660, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde
Les Hollandais étaient en effet habitués à ce qu’une peinture puisse en cacher une autre, plus épicée. On sait par les textes que de nombreux tableaux de genre, notamment ceux de Geritt Dou, étaient présentés à l’intérieur de boîtes de bois dont le couvercle était peint, souvent avec une nature morte anodine. Dans le seul cas où les deux avaient été conservés (du moins jusqu’à 1945), la nature morte montre trois indices flagrants :
- la montre, qui appelle la main à s’approcher ;
- le rideau, qui invite à ouvrir ;
- l’arcade, qui prélude à la voûte du cellier.
Il est donc probable que, du moins dans son dernier état, le chardonneret était accroché en hauteur et servait de couvercle à quelque chose. Son épaisseur importante, l’absence de bords biseautés et la présence de 6 trous de clous à l’arrière, au dessus du centre, suggèrent qu’il n’était pas inséré dans un cadre, mais plaqué à même le mur par un dispositif d’accrochage invisible, accentuant l’effet de trompe-l’oeil.
Une charnière en L, compatible avec les trous sur l’arrière, aurait pu facilement assurer le pivotement.
La logique de la situation est que le panneau ne servait pas de couvercle à un autre tableau, mais de trappe fermant une niche (un garde-manger ?). Ce qui retrouve par un raisonnement purement iconographique la conclusion de Kjell Boström en 1950 [4] (mais celui-ci pensait que les charnières se situaient sur la droite, dans une bande recoupée par la suite).
Le spectateur en contrebas du panneau était ainsi mis dans la situation du chardonneret : aurait-il l’intelligence de soulever le couvercle, pour voir dessous ce qu’il y avait à manger ?
Ainsi le minuscule Chardonneret s’inscrirait parmi les expérimentations hollandaises sur la mise à l’épreuve du spectateur, au même titre que l’immense Vue d’un Corridor de son ami Hoogstraten quelques années plus tard (voir 2.1 Le Corridor : effets spéciaux) : pour Fabritius, avant l’ouverture de la porte, et pour Hoogstraten, après.
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