5 A l’époque classique
La figure du singe au miroir a perdu de son punch : elle se réfugie dans deux symboliques éprouvées, la Vue et l’Imitation. On note quelques nouveautés sans lendemain, puis la formule quitte les arts graphiques pour se réfugier dans les Fables.
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Le symbole de la Vue
Le sens de la Vue
Jan Brueghel et Rubens, 1617, Prado
Dans cette allégorie de la Vue, Jan Brueghel met en scène deux singes : l’un qui chipe une longue-vue, et l’autre qui chausse des binocles pour voir de plus près un tableau :
- l’un mime le marin, l’autre l’amateur de marine ;
- l’un symbolise la Vue de loin, l’autre la Vue de près.
Le symbole le plus courant de la Vue, le miroir, est bien présent, mais il faut le trouver : dissimulé derrière le double portrait.
Albert VII, archiduc d’Autriche devant le château de Tervuren | L’infante Isabelle devant le château de Mariemont |
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Jan Brueghel et Rubens,1615, Prado
Les deux artistes font ici leur autopromotion, en offrant à leurs protecteurs la fusion des portraits en pendant réalisés deux ans plus tôt. Complaisamment, le miroir suggère l’idée délicate que le mari et la femme, vêtus identiquement, sont le reflet l’un de l’autre.
Allégorie de la Vue et de l’Odorat
Jan Brueghel, Hendrick van Balen, Gerard Seghers, 1618, Prado
La Vue est symbolisée à nouveau ici par le miroir, les instruments d’optique et les singes critiques d’art. Lovée sur le sol derrière l’amour nu qui apporte un panier de fleur, la genette, à la forte odeur musquée, représente l’Odorat.
Flore et une nymphe dans un jardin
Jan Brueghel et Hendrik van Balen, collection particulière.
Si nous ne connaissions pas le tableau précédent, le singe au miroir et la genette apparaîtraient comme des cheveux dans la soupe. Puisque nous savons maintenant qu’ils symbolisent deux des cinq Sens,
Un singe qui ne voit rien
Wenceslaus Hollar, 1644-52
Ces deux versions ouvertement grivoises ne diffèrent que par les commentaires rimés, qui donnent les points de vue masculin et féminin sur la même scène :
Quand la servante lève sa jupe |
Mon miroir montre Cousine Katrin |
Wanneer ons maeght haer keurs oplicht |
Mijn spigel toond dat Nicht Katrin |
A côté de la scène paillarde, le singe enfourchant le globe joue un peu les utilités. Il symbolise la Luxure régnant sur le monde, mais surtout l’Aveuglement :
- il se protège, avec son parasol, d’une étoile qui n’est pas dans le ciel et qui ne brille pas ;
- il ne voit pas ce qu’il faut regarder.
L’attribut de l’Imitation
Ce thème a deux précurseurs peu connus, qui vont nous faire remonter au tout début de la Renaissance italienne.
L’Imitation théâtrale
fig 78 | fig 77 |
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Gian Cristoforo Romano, 1501; Studiolo d’Isabella d’Este, Palais Ducal de Mantoue [46]
Dans cet encadrement de porte, quatre Muses sont accompagnées d’un animal symbolique : à Thalie, muse de la Comédie, est associé un singe portant une fraise et qui met ses bottes devant un miroir, le symbole de l’Imitation. Ainsi l’ancienne image de la chasse à la chaussure se trouve-t-elle recyclée d’une manière totalement originale, pratiquement sans lendemain.
L’Imitation dans les Arts libéraux
Esclave mourant (détail)
Michel Ange, 1513-15, Louvre
Le singe, probablement au miroir, ébauché au pied de l’Esclave mourant, pourrait signifier que celui-ci symbolisait la Peinture, dans le monument funéraire du pape Jules II. Selon le témoignage du biographe Condivi, les Esclaves « représentaient les Arts libéraux, Peinture, Sculpture et Architecture, chacun avec ses attributs« pour signifier que « ensemble avec le pape Jules, étaient prisonnières de la Mort toutes ses Vertus, celles qu’ils (les Arts) ne pourraient jamais retrouver chez quiconque, tellement ils avaient été favorisés et nourris par lui. » [47]
Esclave rebelle (détail)
Cette interprétation, généralement acceptée malgré un témoignage contradictoire (les Esclaves seraient les Provinces vaincues) a été remise en question lorsque Panofsky [48] a découvert une seconde tête de singe derrière le genou gauche de l’autre statue du Louvre, et interprété les deux singes comme représentant ce qu’il y a de bestial dans l’Homme. Janson ([1], p 298) réfute cette interprétation négative et propose que le singe pouvait représenter deux fois l’Imitation, dans la Peinture (associé au miroir) et dans la Sculpture (associé à un l’objet resté inachevé sous le pied gauche de l’Esclave rebelle).
Imitatio sapiens (L’Imitation savante)
Gravure de Charles Errard, dans Pietro Bellori, Vite de pittori, scultori e architetti moderni, Rome, 1672
Cette allégorie exprime la conception classique et idéaliste de la Peinture, selon laquelle l’Artiste doit trouver en lui-même la Vérité des choses, et non les copier servilement comme un singe, juste capable d’imitation sans raison (imitatio insipiens). ([1], p 304).
Frontispice de la Préface aux jeunes peintres, Joachim von Sandrart, Academia nobilissimae artis pictoriae, 1683
Dans cet apologue de la Copie joué par des singes, on voit, de gauche à droite :
- A) un apprenti peignant le portrait du maître, tandis que son aide broie les couleurs ;
- B) le Maître peignant la Dame qu’il a sous ses yeux ;
- C) un Seigneur levant sa chope en lutinant la dite Dame ;
- D) un couple fourrageant dans un coffre, l’un essayant un collier cassé, l’autre lui tenant le miroir.
Dans un jeu savant de correspondances, les deux groupes extrêmes (A et D) imitent respectivement les deux groupes centraux (B et D), tandis que A copie B qui copie C qui est copié par D. Ainsi sont mis à équivalence, tenus par la main droite, les instruments de la copie (en orange) : pinceaux qui mettent de la couleur, verre de vin qui colore la vie, et miroir qui la reflète à l’identique.
Allégorie de la Peinture
Giovanni David, 1760-90
Un siècle plus tard en revanche, cette gravure dénie au singe tout caractère péjoratif, et reprend les attributs de l’Imitation dans l’Iconologie de Ripa :
« Imitation : Une femme, tenant un bouquet de Pinceaux dans sa main droite, un Masque dans sa gauche, et un Singe à ses pieds.… Le Masque et le Singe nous démontrent l’imitation des actions humaines, le second en tant qu’animal capable d’imiter l’homme par ses gestes, le premier pour imiter, dans les Comédies et à l’extérieur, l’apparence et la tenue de plusieurs personnages. » [49]
A noter que le Masque est également, chez Ripa, un attribut de la Peinture. Pour faire bonne mesure dans cette apologie de l’Imitation, David a rajouté dans les mains du singe un miroir, lequel est chez Ripa, au choix, l’attribut de la Vérité mais aussi de la Vue.
Le fonctionnement d’ensemble de ce collage de symboles est assez convaincant : le singe avec son miroir imite, en petit et mécaniquement, ce que la Peinture fait en grand avec son tableau.
William Kent, 1736, Monument à Congreve, Stowe’s garden , Buckinghamshire
Le singe et son miroir symbolisent l’Imitation, comme l’indique l’inscription juste en dessous :
La Comédie est l’Imitation de la vie et le miroir des coutumes. |
Vitae imitatio, |
Quelques inventions isolées
Un singe métaphysique
Jeune homme avec des volailles et un singe
Tommaso Salini (attr), vers 1620, collection particulière
- En haut un jeune homme facétieux, le tête couronnée de lierre.
- En bas des volailles aux yeux latéraux, incapables de voir leur reflet dans l’eau du bassin.
- Au milieu un singe, enchaîné à sa condition animale, mais capable de se reconnaître dans le miroir.
Ou comment démontrer, par la composition même, que le singe est le reflet de l’homme.
Un singe ambitieux
IMITAMVR QVOD SPERAMVS
Monnaie frappée par l' »Äusseren Stand » de Berne, 1703
L’« Äusseren Stand » était une sorte de shadow cabinet composée de jeunes gens souhaitant jouer plus tard un rôle politique, ce qu’exprime la devise : « nous nous contentons d’imiter ce que nous espérons (les fonctions que nous espérons exercer plus tard dans l’État) » [50]
Sebastian Brant, La nef des fous, 1494
Le sujet pastiche cette gravure de Sébastien Brandt, dans laquelle la folie consiste à ne pas s’en remettre à la providence divine :
Celui qui veut une récompense imméritée |
Wer unverdienten Lohn will sehn, |
Dans l’allégorie bernoise, le singe assis à l’envers regarde en fait dans le sens de la marche, ce qui signifie qu’il est le contraire d’un fou.
L’image fonctionne comme une autopromotion et un éloge de l’Äusseren Stand : le Singe combiné au Miroir (l’Imitation au carré) conduisent à la Rose épanouie (« ce que nous espérons »).
Un singe ivrogne
The Charming Brute, caricature de George Frederick Haendel en verrat
Joseph Goupy, 1740-50, Fitzwilliam Museum
Alors qu’ils étaient auparavant associés, le peintre et le musicien se brouillèrent, d’où cette caricature féroce, où Haendel est représenté en goret cerné par des victuailles .La raison de la brouille serait la suivante :
Haendel, alors que « sa situation était moins prospère qu’elle ne l’avait été », invita Goupy à dîner mais l’avertit que le repas serait nécessairement « simple et frugal ». Après le dîner, qui s’était déroulé comme il en avait « prévenu son invité », Haendel quitta la pièce. Pendant sa longue absence, Goupy pénétra dans une arrière-salle attenante et.. vit son hôte assis à une table couverte de ces friandises qu’il avait regretté de ne pas pouvoir offrir à son ami ». Goupy aurait quitté la maison « enragé… » Cité par Ellen T. Harris [51].
The True Representation and Character
Joseph Goupy, 1749-50, caricature de George Frederick Handel (détail)
La gravure publiée vers la fin de la décennie ajoute plusieurs détails qui éclaircissent ce que Goupy reproche à Haendel – moins une supposée gloutonnerie qu’un égoïsme pathologique :
« La combinaison dérangeante d’un âne vocalement inspiré, d’une chouette qui urine sur son visage et de décharges de canon assourdissantes pousse encore plus loin la visée originale de Goupy : rien au monde ne peut perturber l’égoïsme monstrueux de Haendel. » Ilias Chrissochoidis [52]
Le rôle du singe est également clarifié : il a été remplir son verre dans le tonneau derrière lui, mais se garde bien de l’offrir à son maître, se contentant de lui renvoyer son visage dans le miroir. Personne ne veut plus trinquer avec Haendel, même pas son singe !
The Charming Brute
Anonyme, caricature de George Frederick Haendel, 1754
Dans cette dernière caricature, le singe a disparu mais pas le miroir, désormais tenu par une figure sévère restée dans l’ombre. Cette évolution ainsi que l’inscription « I am myself alone » confirment l’interprétation de Chrissochoidis : il s’agit bien de la caricature d’un égoïste monstrueux.
Des Fables sans images
A la fin du XVIIème siècle, le singe au miroir se réfugie dans des apologues ou des fables aujourd’hui peu connus, et qui pour la plupart n’ont jamais été illustrés.
Le singe déçu par sa laideur
La plus ancienne mention de cette histoire est un poème en allemand d’un manuscrit de Colmar, en 1589 [53].
Elle est résumée ici en une phrase :
« Le singe, en voyant son hideux facies dans un miroir, le brise et le repousse avec indignation » Jean de Havre, 1627 [54]
L’idée se développe dans la fable de Gardien, « Le singe et le miroir », en 1676 [55]. Pour le punir d’avoir cassé le miroir, le singe finit par être fouetté et attaché à un billot, avec pour moralité :
« L’amour propre est violent
Brisons son intempérance. »
En 1778, le père Desbillons en tire une fable en latin dans le style d’Esope, dont voici la traduction :
Un Singe, qui ne se connoissoit pas lui-même, et qui se croyoit un joli personnage, ici vit son portrait représenté dans un Miroir fidèle. Persuadé qu’il n’y a rien de commun entre lui et cette image, il s’amuse à la considérer : il rit, il plaisante, il fait mille railleries piquantes contre cette impertinente figure, et loue la main de l’artiste qui l’a si bien représentée. Tu ne te connois donc pas ? lui dit quelqu’un. Ce portrait est le tien. Alors le Singe, forcé de se rendre à la triste voix de la vérité, se met à blâmer le Miroir dont il venoit de faire l’éloge.
Quiconque connoît bien le caractère des fables, et sait que ce sont autant de miroirs placés devant nous, comprendra ce que celle-ci nous enseigne. [56]
Le singe qui ne veut pas voir sa laideur
Le Singe, C. F. Gellerts, Fabelen en vertelsels, in Nederduitsche vaerzen gevolgd. Derde deel 1774, Pieter Meijer, Amsterdam | Extraits des oeuvres de Mr Gellert: contenant ses apologues, ses fables et ses histoires, 1768 |
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Refusant de se trouver laid en comparaison de l’enfant, le singe finit par souffler de la buée sur le miroir.
Moralité :
A la place du miroir mettez la vérité; elle montre au sot sa sottise: mais le sot, qui n’aime pas à se voir, met au devant des préjugés, des raisonnemens gauches, des Apologies tirées de l’exemple : cela fait, il ne s’y voit plus distinctement, et il se persuade qu’elle est obscure. [57]
1955 | Bazhenov, 161 |
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Ivan Krylov, Le Singe, Le Miroir, et l’Ours , Fable publiée en 1816
Cette fable russe développe d’une autre manière la même idée : le singe prend l’ours à témoin pour se moquer de ce visage affreux dans le miroir : « Je me pendrais tout de suite si j’avais avec cette image la plus légère ressemblance ». Ne vaudrait-il pas mieux mon cher, regarder à nouveau ? » conseille l’ours, mais en vain.
Moralité : cette histoire ne vexera personne, car chacun s’exclut de ce qu’il critique.
A noter que la même fable sera réinventée en France par Jean-Baptiste-Antoine Georgette Dubuisson Vicomte de La Boulaye, dans un volume posthume paru en 1857 [58].
Même savant, un singe reste un singe
Concluons ce parcours classique par un aphorisme assez connu de Lichtenberg :
Un livre est un miroir. Si un singe s’y regarde, ce n’est pas l’image d’un apôtre qui apparaît. |
Ein Buch ist wie ein Spiegel, wenn ein Affe hineinguckt, so kann freilich kein Apostel heraus sehen. Lichtenberg, Über Physiognomik, wider die Physiognomen, 1778 |
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Sur la monnaie, voir :
Dieter Plankl und Daniel Schmutz: Nachträge und Ergänzungen zu den Sechzehnerpfennigen und Medaillen des Inneren und Äusseren Standes von Bern. In: Schweizer Münzblätter, Bern, Nr. 199 (2000), S. 43–50
https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=smb-001%3A2000%3A50%3A%3A394
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