6 Le nu de dos en Italie (2/2)
Cet article retrace l’apothéose du nu de dos durant le maniérisme, le coup d’arrêt du Concile de Trente, et la survivance dans des sujets relativement codifiés.
Article précédent : 5 Le nu de dos en Italie (1/2)
Le nu sensualisé : le maniérisme
Pontormo
Trois croquis d’hommes nus, Palais des Beaux Arts, Lille | Pharaon, son intendant et son boulanger (série de la Vie de Joseph), National Gallery, Londres (détail) |
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Pontormo, 1517-18
On pense que deux des croquis ont servi de base à ses deux hommes descendant l’escalier. Les croquis, encore très proches de l’esprit de Michel-Ange, s’intéressent moins à la musculature qu’à l’exactitude du mouvement : la succession des trois nus peut être lue comme un changement du pied d’appui. En même temps, l’imbrication des trois figures ne s’explique pas par le seule économie de papier : on ne peut manquer d’y lire une sensualité latente : un des ressorts essentiels du maniérisme.
Pontormo, 1520-21, Pierpont Morgan Library | Andrea del Sarto, 1520, British Museum |
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Nus masculins vus de dos
L’élongation, la courbure et la féminisation du corps marquent ces croquis de deux des peintres florentins à l’origine de ce nouveau courant pictural.
Andrea del Sarto au Chiostro della Scalzo
Ce cloître est décoré de fresques en grisaille d’Andrea del Sarto, réalisées sur une dizaine d’années, illustrant la vie de Saint Jean Baptiste.
Haut du mur droit
Ghirlandaio, 1486-90, Cappella Tornabuoni, Santa Maria Novella, Florence
L’oeuvre de référence sur le sujet, à Florence, était le cycle de fresques sur le même sujet, réalisées par Ghirlandaio : les trois dernières scènes, de bas en haut et de droite à gauche, représentent La Prédication de Saint Jean Baptiste, le Baptême du Christ et la Danse de Salomé, durant laquelle un serviteur apporte sur un plat la tête tranchée du Saint. On remarquera dans la scène du baptême le nu debout à gauche, justifié par le bain et vêtu d’un pagne pudique : il équilibre, de l’autre côté du Christ, la troisième figure déshabillée, l’homme accroupi pour ôter sa chaussure.
Le baptême des Multitudes, 1517
Andrea del Sarto, fresques de la vie de Saint Jean Baptiste, Chiostro della Scalzo, Florence, photo www.soloalsecondogrado.wordpress.com [22]
Trente ans plus tard, autorisé par cette référence, Andrea del Sarto reprend la même figure dans la même scène, mais sans pagne et sans souci de symétrie : le couple que composent les deux nus profanes – le jeune homme debout et le petit garçon assis sur un rocher – fait visuellement jeu égal avec le couple sacré, Jean debout et le Baptisé à genoux. Dans le cycle des fresques, qui se lit de droite à gauche, le nu de dos prend ici une importance exceptionnelle. Il ne sert pas à l’équilibre statique de la composition, comme chez Ghirlandaio, mais comme ponctuation dans le cycle : sorte de pivot juste après l’angle Nord-Ouest, il introduit les scènes qui vont suivre, marquées par le tragique et la sensualité.
La Danse de Salomé, 1523
Andrea del Sarto, fresques de la vie de Saint Jean Baptiste, Chiostro della Scalzo, Florence, photo www.soloalsecondogrado.wordpress.com
Après la scène de l’Arrestation vient, au centre du mur Ouest la scène la plus sensuelle : Salomé séduit par sa danse le roi Hérode, afin qu’il lui accorde la tête du Saint. Dal Sarto joue ici magistralement avec le spectateur qui connait son Ghirlandaio : il lui fait croire que le serviteur vu de dos, les jambes quasi nues, un chapeau dans le dos tel un grand plat, est le bourreau qui amène sur un plateau la tête décapitée ; et que Salomé à gauche, lui jette un regard horrifié en interrompant sa danse sur un pied. Or surprise…
La décapitation de Saint Jean-Baptiste, 1523
Andrea del Sarto, fresques de la vie de Saint Jean Baptiste, Chiostro della Scalzo, Florence, photo www.soloalsecondogrado.wordpress.com
…c’est seulement à la scène suivante qu’un bourreau lui aussi vu de dos [22b] , quasi-nu, masque le cou tranché dont on voit seulement, entre ses jambes, le jet de sang. Son bras gauche brandissant la tête fait écho au bras droit d’Hérode vu de face, brandissant son bâton de commandement. La grande diagonale, avec son plateau levé côté femmes et son glaive orthogonal comme l’aiguille d’un fléau, évoque une balance en déséquilibre, un état maximal d’Injustice.
La justice, 1515, photo www.soloalsecondogrado.wordpress.com | Mur Ouest et mur Nord (avec la Justice) |
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Cette disposition renvoie certainement, au tout début de la séquence, à la figure de la Justice avec sa balance à un seul plateau, cette fois posé sur le sol, en état maximal d’équilibre.
L’Espérance | Le banquet d’Hérode |
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Le cycle se termine par une pirouette : seconde scène de banquet, avec cette fois la tête coupée, mais dont on ne voit que l’auréole. Puis la figure de l’Espérance, le portrait, dit-on, de la propre fille du peintre.
Ainsi, de manière magistrale, les trois nus de dos du Chiostro della Scalzo, bien faits pour attirer le regard, sont utilisés pour ponctuer la narration et se faire écho les uns aux autres.
Un nu énigmatique : Dosso Dossi
Allégorie de la Musique
Dosso Dossi, 1524-34, Musée Horne, Florence
Cette allégorie n’a jamais été complètement décryptée, malgré de nombreuses études très érudites . L’homme qui forge des notes sur son enclume est Tubalcaïn, l’inventeur biblique de la Musique, en dialogue avec un génie portant une flamme, qui doit représenter l’Inspiration. Les deux femmes posent la main chacune sur une tablette gravée :
- celle assise de face, partiellement vêtue, présente un canon à quatre voix, inscrit sur une portée circulaire ; elle a à ses pieds un instrument à corde, difficile à identifier ;
- celle vue de dos, debout et totalement nue, présente un canon à trois voix, inscrit sur une portée triangulaire, avec l’inscription « Trinitas in Unum ».
Le caractère très élaboré de la composition suggère que la vue de dos n’a pas été introduite pour une raison purement plastique, mais qu’elle a une valeur symbolique. D’autant qu’elle est unique dans toute l’oeuvre de Dosso Dossi.
Canon circulaire | Canon triangulaire |
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Le seul élément de décryptage est l’opposition entre les deux tablettes, qui ne réside pas dans les canons eux-mêmes (pour une analyse détaillée, voir [22c]) mais dans la manière de les écrire, en cercle ou en triangle. Ce dernier est la figure du Divin, confirmé ici par l’inscription : « la Trinité dans l’Un ». Le cercle est lui-aussi une figure unitaire, associée à l’idée de Perfection, ou au Ciel. Mais je pense que la notion à retenir ici est celle de Quaternité, du fait des quatre voix du canon. Or la Quaternité est associée aux Eléments, à la Création réalisée.
Une lecture possible est que les deux femmes sont entre elles dans le même rapport que Tubalcaïn assis avec l’Inspiration en vol, qui apporte la flamme depuis l’arrière du tableau. La femme assise, avec le violon à ses pieds, représenterait la musique pratique, sensorielle, destinée à être entendue. La femme debout représenterait quant à elle la musique en ce qu’elle a de divin et de secret : ce pourquoi, dépourvue de tout vêtement terrestre, elle cherche sa vérité dans l’au-delà du tableau.
Rosso Fiorentino
Vénus | Hercule |
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Vers 1526, série des « Dieux dans une niche » gravée par Jacopo Caraglio, d’après des dessins de Rosso Fiorentino.
Dans la foulée de Michel-Ange, les maniéristes italiens utiliseront assez parcimonieusement le nu de dos, plutôt dans des oeuvres secondaires où la diversité des postures s’impose : ainsi cette série de vingt figures mythologiques, très contraintes par le parti-pris de la niche , n’utilise que deux fois la formule [23].
Dans la série des Amours des Dieux, propice à toutes les combinaisons dénudées, seule la première des vingt gravures présente une figure vue de dos, ce qui semble confirmer le rôle d’ouverture de cette posture.
Philyra aimé par Saturne transformé en cheval
Jacopo Caraglio, série Les Amours des Dieux, Rikjsmuseum, Amsterdam
D’après Vasari, le dessin en serait dû à Rosso Fiorentino. Noter par terre la jambe de bois de Saturne, attribut oublié lors de sa transformation mais qui sert aussi, sous la faux, d’allusion humoristique à sa castration par Jupiter.
Rosso Fiorentino, avant 1540, Fizwilliam Museum Oxford
L’idée de ce dessin, dont le sujet reste inconnu, est clairement l’opposition entre les deux anatomies.
Le jeune nu érotisé
Cupidon taillant son arc
Parmigianino, 1533–35, Kunsthistorisches Museum, Vienne
La lecture homosexuelle s’impose, du moins si on se fie à ce qu’on sait des collectionneurs qui se sont par la suite disputé ce morceau de bravoure ([22a], p 90 et ss). Vasari reste prudent dans sa description de cette iconographie provocante :
« Cupidon qui façonne son arc de sa propre main, et à ses pieds sont assis deux petits garçons, dont l’un attrape l’autre par le bras et le presse en riant de toucher Cupidon avec son doigt, mais il ne veut pas le toucher et lui montre par ses larmes qu’il a peur de se brûler au feu de l’Amour.«
Vasari parle (métaphoriquement) d’un doigt et d’un feu qui ne se voient pas dans le peinture, mais se garde bien de relever les détails inexplicables hors sous-entendu grivois :
- que Cupidon taille son arc vers le haut après l’avoir dégrossi vers le bas,
- que le livre fermé et le livre ouvert soient corrélés aux expressions des deux puttis, l’un souriant et l’autre pleurant, comme dans un avant et un après de l’amour.
Hébé et Ganymède, 1434-35 Louvre (c) RMN photo Thierry Le Mage | Ganymède et les Adriens, 1530-40, collection particulière |
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Parmigianino
Bien que le nu de dos, aussi bien féminin que masculin, soit un topos du maniérisme, Parmigiano n’a pas manqué de l’appliquer à Ganymède – la référence autorisée en la matière.
Allégorie avec Vénus et Cupidon
Bronzino, vers 1545, National Gallery
Dix ans plus tard, Bronzino case son Cupidon fessu sur la marge d’une allégorie impénétrable, non sans suggérer, par un carquois bien placé, que le bel adolescent ne l’est pas.
Autant, pour célébrer le postérieur de l’homme mur, la figure d’Hercule fournissait un alibi antique indiscutable (voir 1 Le nu de dos dans l’Antiquité (1/2) ), autant le maniérisme a eu besoin d’inventer un Cupidon adolescent pour élargir le répertoire, un peu étroit, de Ganymède.
Autres maniéristes
La dispute de l’Immaculée Conception
Carlo Portelli, 1566, Galleria dell’Accademia eglise Ognissanti, Florence
Sur ce tableau très exceptionnel, qui superpose Marie et Eve , voir Habillé/déshabillé : la confrontation des contraires .
Les Lamentations de la Peinture
Dessin de Federico Zuccari, gravé par Cornelis Cort , 1579, MET
Cette grande gravure (en deux plaques) propose elle-aussi une composition en deux registres, avec un nu féminin spectaculaire au beau milieu du registre inférieur.
Zuccari, en bas à gauche, travaille dans son atelier devant un grand tableau, représentant à gauche des forgerons produisant la foudre de Jupiter, à droite trois Furies assistant à la destruction d’une ville. Il contemple une femme nue, aux pieds ailés et à la tête auréolée de flammes, qui surgit au dessus d’une fosse ou gît l’allégorie de l’Envie. Les attributs de la femme nue sont ceux de la Sagesse, tels que Ripa les définira, mais bien plus tard.
Dans le contexte précis de cette gravure, il semble plutôt, selon Inemie Gerards-Nelissen [24], qu’elle représente la dixième Muse, celle de la Peinture, qui dans la moitié haute de la gravure se présente habillée aux pieds de Jupiter, présentée par les Trois Grâces (dont deux sont également vues de dos).
Une composition subtile (SCOOP !)
La vue de dos nous fait comprendre que Zuccari, de là où il se trouve, peut comparer la Beauté faite de main d’homme, représentée par la statue, et la Beauté divine de la Muse qui l’inspire.
La Muse apparait les pieds dans une fumée et la tête auréolée de flammes, flammes qui se dupliquent dans la forge et dans l’incendie (en rouge). Traduisons :
la Peinture a le pouvoir de montrer aussi bien la Création que la Destruction, le Meilleur comme le Pire.
Or les fumées de la forge et de l’incendie sont les mêmes qui forment le sol de l’Assemblée des Dieux : ceux-ci font donc partie du tableau que peint Zuccari. C’est un « tableau dans le tableau dans le tableau » qu’ils contemplent.
Celui-ci montre la Fortune, à la tête d’une armée de Malheurs, tenue à distance par la Foi : autrement dit l’application directe du principe énoncé plus haut.
Une interprétation théorique de la vue de dos (SCOOP !)
Dès l’Antiquité, les nus vus de dos sont fréquents dans la scène des Forges de Vulcain et obligés dans celle des Trois Grâces (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)). Mais l’homme au soufflet, l’homme au marteau et la Furie brandissant ses deux torches sont trop proches de la posture de la Muse au bras levé pour relever d’une simple coïncidence.
Dans la gravure, Zuccari est le seul à voir la Muse de face, et la vue de dos est ce qu’il nous montre d’elle. Les trois nus qui lui font écho, dans le tableau dans le tableau, ont la même valeur théorique : ils sont non pas ce que le peintre voit, mais ce qu’il nous montre, pour le Meilleur ou pour le Pire.
Rareté dans l’art vénitien
Palma Vecchio
Vénus qui se peigne
Palma Vecchio, 1510-28, gravure de Jacques Bouillard, 1788
On connaît seulement par des gravures cette Vénus vue de dos, attribuée à Palma Vecchio, qui faisait partie de la collection du Duc d’Orléans.
Titien
Danaë, 1553, Apsley House, Londres | Vénus et Adonis, 1554, Prado, Madrid |
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Titien
La justification de ce nu de dos semble simple, car dans une lettre à Philippe II, le peintre le rattache explicitement au problème du paragone : il explique que les deux tableaux offriront des vues de face et de dos, permettant à la Peinture de rivaliser avec la Sculpture .
Il faut néanmoins tenir compte du fait que Titien avait probablement réalisé dix ans plus tôt pour les Farnese un pendant sensiblement identique (voir Les pendants de Titien). Et que la vue de dos est aussi un clin d’oeil à celle de la célèbre Hébé de Raphaël, au plafond de la Farnesina (voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2)) [24a].
De plus, elle répond parfaitement à la narration : elle exprime la résistance de Vénus, qui tente d’empêcher Adonis de partir à la chasse : sa jambe dénudée et arcboutée vers l’arrière fait contraste avec la jambe chaussée d’Adonis, en marche vers la blessure fatale.
Tintoret
Apollon et Daphné (série des Métamorphoses d’Ovide)
Tintoret, 1541-42, plafond de la chambre du palais San Paterniano de Venise, Galleria Estense, Modène
Il n’y a chez Tintoret que ce seul cas d’un nu de dos quelque peu original. La situation au plafond imposait l’idée d’une poursuite vers le ciel, et donc d’une vue de l’arrière. La similarité entre les deux corps (postures parallèles, formes androgynes) accentue d’autant plus la différence de texture : chair et écorce. Le linge de pudeur, qui ne cache rien du fessier du Dieu, accentue le mimétisme des postures, et complète l’ovale central.
Hercule et Antée
Atelier de Tintoret, 1570, Wadsworth Atheneum Museum of Art, Hartford
Depuis Mantegna, le sujet d’Hercule et Antée impose la vue de dos. Le postérieur d’Hercule est quasi nu, mis à part la queue du lion de Némée qui sert d’identificateur. Les deux cercles de témoins (terrestres et célestes) accentuent l’effet de contre-plongée qui place le spectateur, le nez sur la massue posée au sol, dans le camp d’Hercule.
Tintoret (attr), 1544–1548, North Carolina Museum of Art, Raleigh | Tintoret, 1576, Palais des Doges |
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Les Forges de Vulcain
Autre sujet dans lequel la vue de dos est classique : celui des Forges de Vulcain. Dans son premier opus, Tintoret l’utilise comme dans les sarcophages romains, pour clore le groupe des trois forgerons. Dans le second, il la place au centre du trio avec une taille hypertrophiée, pour accentuer la perspective.
Les Muses
Tintoret, 1578, Royal Collection Trust, Kensington Palace
Dans ce groupe de neuf femmes nues autour du Soleil-Apollon, Tintoret se limite à l’inclusion habituelle d’un seul nu de dos, pour clore la composition. Plusieurs statues de Gian de Bologna ont été suggérées comme source, mais il semble que Tintoret utilisait ses propres modèles, en cire ou en terre, qu’il habillait et suspendait pour les effets de contre-plongée [24b].
Très étudiée, la pose de la Muse vue de dos est le morceau de bravoure de la composition : en équilibre sur un pied, elle accorde d’une main sa « lira da braccio » tout en la jouant de l’autre avec son archet.
Véronèse
Véronèse n’a que très peu utilisé le nu de dos.
La Musique, Véronèse, 1556-57, plafond de la Bibliothèque Marciana, Venise
Le jeune garçon fait contraste avec le buste du vieux Pan, à la virilité remplacée par des flûtes et moquée par le manche cassé de la guitare et du luth. La musique pacifie les ardeurs -comme le soulignent les paisibles lauriers – et même le postérieur enfantin est modéré par un voile bienséant.
Bacchus et Cérès
Véronèse, 1560-61, Villa Barbaro, Maser
Le voile s’impose d’autant plus pour un postérieur féminin.
L’Infidélité (plafond des des Allégories de l’Amour)
Véronèse, 1575, National Gallery, Londres
Le mieux est de l’escamoter par un siège, comme dans le cas de l’Infidélité : à noter le billet doux que celle-ci glisse à un des deux amants à l’insu de l’autre : l’inscription est probablement « che mi possede » (qui me possède) [25]
Après le Concile de Trente
La dernière session du Concile de Trente normalise l’art religieux :
« Tout ce qui est lascif doit être évité ; de telle façon que les figures humaines ne seront pas peintes pour être ornées d’une beauté incitant aux appétits charnels » (Session XXV, 1563) [26].
Cette réprobation, qui ne concerne officiellement que les sujets religieux, a pu néanmoins avoir un effet de freinage sur les sujets profanes (allégorie, mythologie). Il faut aussi compter avec la sophistication du regard : le nu debout, trop proche des exercices d’atelier, devait passer pour une pose rudimentaire et indigne d’un artiste accompli.
Tous ces facteurs concourent au même résultat : après les exubérances corporelles et les nudités libérées du maniérisme, revient le goût pour les proportions harmonieuses et les fesses dissimulées.
Hercule entre la Vertu et le Vice
Carrache, 1596, Capodimonte, Naples
Ce n’est pas par hasard que Carrache montre le Vice par derrière : après avoir fait le tour des choses, l’oeil des spectateurs a perdu sa naïveté et sa curiosité originelle. La croupe est a nouveau reconnue pour ce qu’elle est : un objet de désir et de scandale.
Sur ce tableau, voir 3 Les figure come fratelli : autres cas
Le Caravage
Le repos pendant la Fuite en Egypte, vers 1597, Gallerie Doria Pamphili, Rome | Amor Vincit Omnia, 1601-02, Gemäldegalerie, Berlin |
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Le Caravage
Même un artiste aussi provocateur que Caravage ne se risque pas à la dévoiler – même celle d’un ange – dans cette composition très probablement influencée par celle de Carrache [27]. Alors que vu de face, le sexe du même Ange ne pose de problème à personne.
Un cas exceptionnel : Le Guerchin
Suzanne et les vieillards
Le Guerchin, 1617-18, Prado, Madrid
En 1617-18, Le Guerchin met en scène à sa manière de thème de la nudité découverte. Les deux vieillards décomposent efficacement les deux rôles de l’admoniteur :
- celui à l’index levé invite le spectateur à pénétrer dans le tableau ;
- celui au bâton, à l’intérieur, lui sert de relais et de substitut.
Apollon écorchant Marsyas, Palazzo Pitti, Florence | Et in arcadia ego, Palazzo Corsini Roma |
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Le Guerchin, 1618
La même année, Le Guerchin développe la même idée du couple témoin d’un scandale avec ces bergers d’Arcadie qui, dans le clair-obscur d’une nature somptueuse :
- assistent à la punition du faune atteint d’hybris (il a prétendu surpasser la musique d’Apollon) ;
- découvrent la Vanité de la vie (une souris et un crâne, au beau milieu du paradis arcadien).
L’importance des deux témoins
Pour Daniel M. Unger [28], la présence des deux témoins est essentielle et révèle une communauté de thème entre les deux oeuvres :
« Guerchin a placé les mêmes bergers au même endroit non par manque d’inventivité, mais pour représenter la même idée : en premier la punition de Marsyas, sa mort individuelle parce qu’il a péché ; en second, la mort universelle qui nous attend tous. Il est rappelé au spectateur qu’il a deux manières de conduire sa vie : dans le vice ou la vertu. La première manière est celle de Marsyas : vivre et mourir en pécheur ; la seconde est celle d’Apollon / Christ, la voie dévote, qui conduit à la rédemption et à la vie éternelle. Les deux tableaux mettent en exergue la liberté de choix… ».
Le nu de dos
Que le tableau avec Marsyas ait une signification religieuse (le châtiment des protestants comme le propose Unger) ou qu’il illustre plus généralement le châtiment des révoltés et des vulgaires (il aurait été peint pour le duc de Toscane Côme II de Médicis), explique la présence des deux témoins, mais pas l’exceptionnelle vue de dos : parmi les nombreux peintres qui ont représenté le châtiment de Marsyas, Le Guerchin est le seul à l’avoir adoptée.
Biblioteca Ambrosiana, Milan | Albertina, Vienne |
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Le Guerchin, Etude pour Marsyas
Et cela n’est pas venu tout seul : les deux croquis préparatoires montrent Apollon et Marsyas assis côte à côte. Pourquoi Le Guerchin a-t-il finalement choisi de redresser le dieu, à une époque où le nu debout vu de dos était totalement passé de mode ?
Une explication théorique (SCOOP !)
On peut noter que le redressement du Dieu va de pair avec l’importance accrue des deux bergers (minuscules dans le croquis de l’Ambrosiana). Leur présence fait reculer le sujet d’un cran dans la profondeur, et nous implique dans leur vision : nous regardons ce qu’ils regardent. De la même manière, la figure vue de dos fonctionne comme un relais du spectateur, mais cette fois dans l’action : nous sommes, comme Apollon, debout le rasoir à la main au dessus du faune supplicié.
En cette année 1618, explorant le thème du voyeurisme, Le Guerchin aurait donc empiriquement découvert la théorie de la Rückenfigur (voir 2 Le coin du peintre).
Une explication symbolique (SCOOP !)
Les commentateurs prétendent souvent que le violon attaché dans l’arbre est l’instrument de Marsyas, puni comme lui. Or son instrument habituel est la flûte, tandis qu’Apollon joue de la lyre. Le croquis de l’Ambrosiana montre clairement que, pour Le Guerchin, Marsyas joue de la flûte de Pan, et Apollon du violon.
Le châtiment de Marsyas
Titien, 1570-76, Archdiocesan Museum Kroměříž, Kroměříž
Cette modernisation de la lyre traditionnelle est déjà présente chez Titien, qui accroche dans l’arbre, à côté de l’instrument divin, celui de la transgression [29].
Or Le Guerchin élimine la flûte et lui substitue, au mépris de la narration, dans un halo qui fait écho à l’auréole du Dieu, le violon avec son archet.
L’idée est probablement de suggérer que le mouvement du rasoir, accompagné des cris du supplicié, mime celui de l’archet, producteur de la divine musique. Le retournement vulgaire du Dieu, et le remplacement de l’instrument gracieux par le racloir grossier, vont dans le même sens : l’Apollon du Guerchin, le dernier nu debout vu de dos de la peinture italienne, est un violoniste qui se venge.
Apollon et Marsyas, 1625-30, Accademia, Venise | Cain tuant Abel, 1626-27, Chrysler Museum of Art, Norfolk |
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Johann Liss
Mis à part celui du Guerchin, le seul autre Apollon vu de dos est dû à Johann Liss, peintre d’origine allemande mais qui a travaillé essentiellement à Rome et Venise. Il est peu probable qu’il ait vu le tableau du Guerchin, déjà dans les collections du Duc de Toscane. Il a pu arriver à la même composition non-conventionnelle par un autre chemin : dans deux toiles de la même période, il se sert de la vue de dos, combinée à la puissance dramatique de la contreplongée, pour traduire la violence aveugle des meurtriers.
Article suivant : 7 Le nu de dos chez Dürer
James Grantham Turner, « Caraglio’s Loves of the Gods », Print Quarterly, Vol. 24, No. 4 (DECEMBER 2007), pp. 359-380 https://www.jstor.org/stable/41826756
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