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– La Luxure à l’oiseau

Les images de la Luxure avec un oiseau sont rares, et semblent avoir été réinventées sporadiquement sans suivre une trajectoire iconographique unique.


La Luxure à la colombe

1390 ca Lecherye BNF FR 400 fol 56r

Pecherye, vers 1390, BNF FR 400 fol 56r

« Pecherye ressemble une dame chevauchant sur une chèvre portant en sa main une colombe »

On peut s’étonner de trouver une colombe, emblème de l’Esprit Saint, posée sur la main de cette luxurieuse. Selon Emile Mâle [1] , ces allégories très originales des Sept Vices, qui montrent toutes un homme ou une femme chevauchant un quadrupède et brandissant un oiseau [2], seraient pour partie inspirées du Dieta Salutis, un traité du XIVème siècle dans lequel on lit :

La fiente de la colombe, qui est un oiseau luxurieux, signifie le caractère immonde de la luxure

Stercus columbe que est auis luxuriosa : figurat immundicias luxurie

 

Le texte précise même la source biblique de la fiente :

« Il y eut une grande famine à Samarie; et voici qu’on l’assiégeait si durement qu’une tête d’âne valait quatre-vingt sicles d’argent, et le quart d’un cab de fiente de pigeon cinq sicles d’argent. » 2Rois 6, 25

L’idée que la colombe est un oiseau luxurieux vient quant à elle de Pline :

« Après les perdrix, c’est dans les pigeons qu’on remarque surtout l’ardeur amoureuse : mais la chasteté est la première de leurs qualités. L’adultère est inconnu chez eux. «  . Pline, Histoire naturelle, Livre X, 52,1


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Médaille en l’honneur de Lodovica Tornabuoni
Niccolo Fiorentino, 1485-86 [3]

On n’a pas d’autre exemple de colombe associée à la Luxure, sans doute à cause de la contradiction avec le symbolisme très courant de la colombe comme figure de la Virginité, au même titre que la licorne.


La femme nue à l’oiseau

1430 ca Friedrich-Alexander-Universitat Erlangen-Nurnberg, Graphische Sammlung

Allemagne du Sud, vers 1430, Graphische Sammlung, Friedrich-Alexander-Universität Erlangen-Nürnberg

Ce dessin inclassable est probablement à rapprocher du thème de la fauconnière (voir XXX), mais dans un esprit érotique et parodique : l’oiseau est posé sur la serviette comme le faucon sur le gant, et fait son rapport à sa maîtresse. L’homme qui devrait être la proie se présente ici en vainqueur, en posant son pied sur le linge pour déshabiller la dame, pied qu’il nous désigne du doigt afin que nous comprenions bien l’histoire.



1520 ca RDK II, 159, Abb. 6. Berlin, SchlossmuseumPlat de cuivre, vers 1520, RDK II, 159, Abb. 6, Berlin, Schlossmuseum

Une prostituée en chapeau à plumes vide d’une main une bourse et tient de l’autre un oiseau, au dessus d’un fou étendu sur le sol. Cette composition, qui se retrouve sur quelques cuvettes de l’époque, provient d’une gravure sur bois de H.S.Beham dont on a conservé seulement le bois [4]. Il s’agit probablement d’une idée propre à Beham : la dame a soulagé à la fois la bourse et le petit oiseau du fou.


La Luxure au passereau

Robinet Testard Book of Hours Poitiers, ca. 1475 Morgan MS M.1001 fol. 098rLa Luxure, Robinet Testard, Livre d’Heures (Poitiers), vers 1475, MS M.1001 fol 98r

Ce manuscrit reprend l’idée des Sept Vices chevauchant un animal, mais les sept cavaliers sont du sexe masculin et leur attribut n’est pas systématiquement un oiseau. Dans le cas du Luxurieux, la référence à Vénus est perdue et l’artiste a remplacé la colombe par un passereau, brandi opportunément au dessus de la partie significative du bouc, connu depuis l’Antiquité comme un animal luxurieux (voir aussi 4 Le bouc au Paradis ).

L’oiseau, en tant que symbole phallique lui aussi bien connu (voir L’oiseau licencieux) complète la série que forment la plume de faisan du bonnet et la corne. La dimension comique de l’ensemble est manifeste, puisque ce jouvenceau aux mains inutilement gantées et dont les pieds touchent le sol contrefait délibérément la noble figure du fauconnier à cheval : il monte une chèvre, qui n’obéit pas, et chasse avec un moineau, qui n’attrape rien [5].


Le passereau comme substitut de la colombe

La suite du texte de Pline justifie l’équivalence entre colombe et passereau :

Les pigeons et les tourterelles vivent huit ans. Le moineau, qui n’a pas moins de salacité, à la vie la plus courte. On dit que les mâles ne durent pas plus d’un an . Pline, Histoire naturelle, Livre X, 52,4

Apulée quant à lui associe les colombes et les passereaux dans sa description du char de Vénus :

« De l’escadron ailé qui roucoule près de la chambre de la déesse, se détachent quatre blanches colombes; elles s’avancent en se rengorgeant, et viennent d’un air joyeux passer d’elles-mêmes leur cou chatoyant dans un joug brillant de pierreries. Leur maîtresse monte; elles prennent gaiement leur vol; une nuée de passereaux folâtres gazouillent autour du char. » Apulée, L’Ane d’or, VI, 6, 3

Le roman d’Apulée a été connu des humanistes italiens dès 1320-30 et s’est largement diffusé, bien avant l’édition princeps de 1469 [7]. L’ode à Aphrodite de Sappho, qui associe également colombes et passereaux, n’a été connue que bien plus tard (édition grecque en 1554, [8]).


Le passereau aphrodisiaque

Une autre source antique plus accessible est « Le Banquet des sages » d’Athénée de Naucratis (édition princeps 1514, traduction latine en 1556) :

« Les passereaux sont aussi fort salaces , et Terpsicles dit pour cette raison que ceux qui mangent de ces oiseaux sont aussi plus lascifs. N’est-ce pas en conséquence de cette opinion que Sapho a dit que Vénus était traînée sur un char par des passereaux? Car c’est un animal porté à l’accouplement, et qui prolifie beaucoup. » [9]

La réputation luxurieuse du moineau a été définitivement popularisée par les Hieroglyphica de Valeriano Bolzani (première édition en latin en 1556 [10]), qui compile et amplifie les diverses sources antiques. Tout d’abord, il va plus loin que Pline, en liant la courte vie du moineau à son activité frénétique :

Car on a constaté que les moineaux mâles ne peuvent pas vivre plus d’un an, à cause de leurs salacité très incontinente, qui rend tant d’hommes épuisés et vidés de leur force avant même le jour de la vieillesse.

Passerum enim mares anno diutius durare non posse compertum est, cuius rei causa salacitas incontinentissima, quæ tot hominum etiam ante diem effœtos exhaustósque viribus tradit senectuti.

 

Juste après, il brode sur le passage de Terpsicles :

Car le moineau, excité par les titillations excessives et l’abondance de femelles, copule sept fois en une heure, sans jamais manquer de vitalité. L’observation d’un telle salacité a incité les Medicis, pour réveiller la languissante Vénus. à absorber en nourriture des passereaux ou bien leurs œufs. Les mythologues imaginaient qu’il tiraient le char de Vénus. Et Thersiclès dit que l’excitation des moineaux aide grandement à la chose vénérienne.

Passer enim titillatione immodica, et feminis vbertate concitatus, vel septies una hora fæminam salit, nunquam egens genituræ. Eiusmodi porrò salacitatis observatio effecit, ut feris ad languescentem Venerem excitandam passeres in cibo, vel eorum ova Medici propinarent, ideó eos Veneris currum trahere mythologi confinxerunt. Iam etThersicles ait Passerum esitationem rem veneram plurimum ajiuvare.


1585-89 Luxuria, Jacob Matham (attributed to), after Hendrick Goltzius, RijksmuseumLuxuria, 1585-89, gravé par Jacob Matham, dessin Hendrick Goltzius, Rijksmuseum

Goltzius réduit ici la colombe à la taille d’un moineau, jouet dont la géante peut se débarrasser d’une pichenette : nous sommes ici au tout début de la métaphore de l’oiseau-amant (voir L’oiseau chéri ).


L’influence de Ripa

Libidine, édition de 1611 par Pietro Paolo Tozzi Lussuria, édition de 1613 par Matteo Florimi

Ripa, Iconologia

L’invention de Goltzius est antérieure à la toute première édition de l’Iconologia de Ripa (1593, sans figures) : celle-ci décrit Libidine telle qu’elle sera représentée dans l’édition de 1611, assise sur un bouc et tenant un scorpion dans la main ; de Lussuria, il est dit seulement que les anciens la représentaient soit comme Vénus assise sur une chèvre, soit comme un faune.

La première représentation de Lussuria tenant un oiseau, en l’occurrence une perdrix, apparaît dans l’édition de 1613. On voit bien qu’il s’agit d’une pure invention de Ripa en quête de nouvelles images, et non d’une référence à une tradition antérieure : il justifie le crocodile par sa fécondité, et diverses recettes aphrodisiaques.

La perdrix, quant à elle, jouit d’un chaud tempérament : le mâle est tellement agité durant le coït , « ‘qu’il casse l’oeuf qu’elle couve, l’empêchant de couver et de se conjoindre au sec ». Ripa passe sous silence les explications savoureuses de Pline :

« les mâles, dans l’excès de leurs désirs, cassent les oeufs pour empêcher l’incubation, qui les prive. Alors, manquant de femelles, ils se battent entre eux ; et l’on dit que le vaincu sert de femelle au vainqueur ». Pline, Histoire naturelle, Livre X, 51,2

Les éditions françaises ultérieures oublieront prudemment la perdrix et reviendront au scorpion.


Luxuria 1618-25. Jacques Callot RijksmuseumLuxuria, 1618-25. Jacques Callot, Rijksmuseum

Cette gravure de Callot est une oeuvre de jeunesse, qui aurait été réalisée à Rome d’après une série de Bernardino Poccetti (que je n’ai pas pu retrouver). Elle se situe en tout cas clairement sous l’influence de l’Iconologia.


Des inventions isolées

1618 ca Janssens,_Abraham_-_Lascivia coll part

La Lascivité (Lascivia)
Abraham Janssens , vers 1618, collection privée

Ripa décrira bien Lascivia comme « une femme richement vêtue, un miroir dans la main gauche, elle se maquille le visage avec la main droite, des moineaux près d’elle, une petite hermine à son côté » , mais cette description n’apparaîtra que dans l’édition de 1764-67.

La source de Janssens n’est donc pas Ripa : dans un procédé qu’il a déjà pratiqué, il détourne délibérément le thème bien connu de Vénus à sa toilette, en remplaçant les colombes par des moineaux. Pour l’analyse détaillée, voir Les mythologies et allégories plaisantes de Janssens.


Lesbia_piange_per_la_morte_del_suo_passerotto_-_Caroselli coll partCatulle et Lesbie pleurant sur la mort de son passereau
Caroselli, collection particulière

A la même période, le moineau inaugure un nouveau thème, lui aussi à connotation érotique : il s’agit d’illustrer une Ode de Catulle où son amante, Lesbie, se lamente sur la mort de son moineau. Poème d’ailleurs dans lequel Catulle s’était librement inspiré de l’Ode à Aphrodite de Sappho.

Les différents fils se rejoignent et deviennent inextricables.


Références :
[1] Emile Male « L’art religieux de la fin du Moyen Age en France: étude sur l’iconographie du Moyen Age et sur ses sources d’inspiration, Volume 1 » p 354 https://archive.org/details/lartreligieuxdel00ml/page/354/mode/2up
[2] Orgueil : roi sur un lion et tenant un aigle ;
Envie : moine sur un chien et tenant un épervier ;
Ire : femme sur un sanglier et tenant un coq ;
Accidie (Paresse) : vilain sur un âne et tenant un hibou ;
Avarice : marchand sur un blaireau (taisse, taxus) et tenant un choucas (et non une chouette) ;
Gloutonnerie : jouvencel sur un loup et tenant un milan (escofle) ;
Pécheuse : femme sur une chèvre et tenant une colombe.
[4] Otto Kurz, Die graphische Vorlage eines Nürnberger Messingbeckens, Altes Kunsthandwerk I, Wien 1928, p 223
[5] D’un point de vue ornithologique, Fabienne Galaire identifie l’oiseau comme une grive litorne, sans justification symbolique évidente. L’illustrateur aurait pu vouloir « faire montre de sa maîtrise en caractérisant fidèlement ce qui aurait pu être un passereau générique ». Voir Fabienne Galaire « La luxure et les petits oiseaux » https://lignedescience.wordpress.com/2023/11/28/la-luxure-et-les-petits-oiseaux/
[7] Etienne Wolff « Pétrarque et Boccace lecteurs des Métamorphoses d’Apulée », Actes du colloque de Tours, 20-22 octobre 2011 https://www.persee.fr/doc/mom_0151-7015_2015_act_53_1_3380
[8] Robert Aulotte  » Sur quelques traductions d’une ode de Sappho au XVIe siècle » Bulletin de l’Association Guillaume Budé Année 1958 https://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1958_num_17_4_4178
[9] Athénée, Banquet des savans, 1789, p 476 https://archive.org/details/bub_gb_MYM9xSAmTA0C/page/476/mode/2up
[10] Giovanni Pierio Valeriano Bolzani, Hieroglyphica seu de sacris AEgyptorum aliarumque gentium literis, Cap XXXVII p 207 https://books.google.fr/books?id=XUGf9eZAelkC&printsec=frontcover#v=onepage&q=passer&f=false

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