Le Réveil de la Conscience
Ce très célèbre et très étudié tableau mérite-t-il une énième analyse ? Pour la compréhension d’ensemble de l’oeuvre, de ses symboles, des éléments biographiques ou esthétiques au sein du mouvement préraphaélite, on pourra consulter les liens cités en référence.
J’ai préféré zoomer sur quelques morceaux choisis dans ce microcosme foisonnant de références littéraires ou artistiques et mettre en valeur, avec la puissance toute nouvelle de la haute définition, des détails révélateurs de la méticulosité et de la rigueur légendaires de Hunt.
Le réveil de la conscience (The Awakening Conscience)
William Holman Hunt, 1853, Tate Gallery
Pour entrer de plain pied dans le sujet, autant laisser la parole à Ruskin, défendant le tableau dans les colonnes du Times :
« Les gens (le) regardent avec une stupeur absolue et le laissent avec désespoir ; de sorte que, bien que ce soit presque une insulte au peintre d’expliquer ses pensées, je ne peux me résoudre ici à le laisser incompris. La pauvre fille était assise, chantant avec son séducteur ; quelques mots au hasard de la chanson «Souvent dans la nuit calme» ont frappé un endroit engourdi de son cœur ; elle s’est relevée de désespoir. Lui, ne voyant pas son visage, continue à chanter, frappant les touches négligemment de sa main gantée.
…On ne trouvera pas un tableau plus puissant pour affronter de plein fouet le mal moral de l’époque dans laquelle il a été peint; pour éveiller à la pitié la légèreté cruelle de la jeunesse, et adoucir la rigueur du jugement par la sainteté de la compassion. » Ruskin, lettre au Times du 25 Mai 1854, cité par [1]
Au centre du tableau, les mains à elles seules résument toute l’histoire. L’homme a gardé son gant à la main gauche : forfanterie qui montre sa maîtrise de l’instrument, mais aussi le peu de subtilité de son jeu. Sa main droite découverte invite la jeune fille à poursuivre son chant : geste de dominant, qui garde son gant pour frapper son piano mais l’enlève pour caresser cet autre instrument qu’il possède.
Ses mains à elle, des mains qui ne savent rien faire, s’enlacent l’une l’autre, à défaut de serrer une main amie. Les doigts sont surchargés de bagues : manque seulement, à l’annulaire, la plus importante de toutes, qu’elle ne recevra jamais.
Madeleine repentie
La prise de position morale de Hunt, sur le sort de ces femmes jetables, fut salué par la presse et assimilé au thème de la Madeleine repentie :
« Peignez encore nos Madeleines, effrayées par cette petite voix tranquille au milieu de leurs splendeurs amères, dupées dans leur misère par des sourires insouciants et les voix enjouées de ceux qui les détruisent » Punch, 1854, vol. 26, 229,, cité par [1]
La chevelure opulente d’Annie Miller – modèle et maîtresse de Hunt à l’époque – alimente cette allusion : car les cheveux – qui ont baigné les pieds du Christ dans la phase « pécheresse« , puis enveloppé sa chasteté dans la phase « pénitente » – sont le double symbole de la sexualité et de la rédemption de Marie-Madeleine.
La ballade de Thomas Moore
Selon les explications de Hunt, c’est en entendant son amant chanter la ballade de Moore, Oft, in the stilly night, que la femme est soudainement saisie par « le souvenir de la maison de son enfance« et qu’elle s’échappe des bras de l’homme et, par là, « de sa cage dorée avec une sainte et surprenante résolution, tandis que son compagnon frivole continue de chanter, sans savoir qu’il renforce encore sa décision de se repentir ». Cité par [1]
Souvent, pendant le calme de la nuit,
avant que le sommeil ait enchaîné mes sens,
la mémoire ramène autour de moi
la lumière des jours passés,
les sourires, les pleurs de l’adolescence,
les mots d’amour, si chers alors,
les yeux qui brillaient,
maintenant ternis ou fermés,
les coeurs joyeux qui ne palpitent plus.
Quand je me rappelle tous les amis que j’ai vus tomber autour de moi, comme les feuilles dans le brouillard d’automne, il me sembla parcourir, seul, la salle déserte des banquets : les flambeaux sont éteints, les guirlandes sont flétries, tous les convives ont disparu, tous, excepté moi seul ! Ainsi, pendant la nuit paisible, avant que le sommeil se soit apesanti sur moi le triste souvenir évoque les pâles lueurs des jours qui ne sont plus. Chefs-d’oeuvre poétiques de Thomas Moore, traduits par Mme Louise Swanton Belloc, Gosselin, Paris, 1841 |
Oft, in the stilly night, Ere Slumber’s chain has bound me, Fond Memory brings the light Of other days around me; The smiles, the tears, Of boyhood’s years, The words of love then spoken; The eyes that shone, Now dimm’d and gone, The Cheerful hearts now broken! When I remember all The friends, so link’d together, I’ve seen around me fall, Like leaves in wintry weather; I feel like one, Who treads alone Some banquet-hall deserted, Whose lights are fled, Whose garlands dead, And all but he departed! Thus, in the stilly night, Ere Slumber’s chain has bound me, Sad Memory brings the light Of other days around me. |
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Difficile de trouver dans ces vers le déclencheur de la crise de conscience de la jeune femme : si nous suivons Hunt, ce serait plutôt la première strophe, empreinte de la nostalgie de l’enfance, du foyer qu’elle sera bien incapable de reconstituer.
Mais dans la logique de la situation, c’est aussi la seconde stophe, lorsqu’elle réalise sa solitude dans son appartement luxueux, mais sans âme : la salle déserte des banquets.
Les larmes vaines
La partition roulée, abandonnée sur la tapis dans son papier d’emballage, est la seconde référence poétique qui réclame une explication.
Hunt a minutieusement reproduit la mise en page.Le titre, Idle Tears (Vaines Larmes) est très lisible.
Les deux visages
On pense avec raison [1] que la partition fait référence au premier état du tableau, dans lequel le visage de la femme, terrifiée par la prise de conscience de son péché, était en larmes. Il nous reste de ce premier état la description de Ruskin :
« Je suppose que quiconque possédant la moindre connaissance des expressions ne pourrait rester indifférent au visage de la fille perdue, sa beauté transformée par une horreur soudaine ; les lèvres entrouvertes, indistinctes dans leur tremblement violet, les dents durement serrées, les yeux remplis de la lumière terrifiante de l’avenir, et par les larmes des jours anciens« .Cité par [1]
L’industriel Thomas Fairburn, qui avait commandé le tableau, fut si incommodé par cette expression terrible qu’il demanda au peintre de l’adoucir.
Selon une version non-officielle, c’est parce qu’Annie Miller l’avait quitté pour Dante Gabriel Rossetti que Hunt aurait repeint son visage.
Les deux partitions
Les deux partitions – celle grande ouverte sur le piano et celle à demi déballée sur le sol – cernent le visage de la jeune femme. Il est possible d’y voir une opposition :
« En entendant la chanson, elle oublie son ancienne vie – celle des vaines larmes dans la chanson de salon à ses pieds – pour une vie transformée, dont les larmes ne sont pas vaines, mais guérissent… » [1]
Tennysson illustré
Mais, au delà du titre, le texte du poème de Tennyson lui-même vaut la peine d’être lu : loin d’être un mièvre texte sentimental, il complète la compréhension du tableau – tel un livret que Hunt nous inciterait à consulter.
Larmes, vaines larmes, que faut-il donc y voir ? Larmes des profondeurs d’un divin désespoir, Qui montent jusqu’au coeur et rejoignent les yeux Lorsque les champs d’automne ont cet air si joyeux Et que l’on pense alors aux jours qui ne sont plus Fraîches, comme au matin le soleil sur la voile Rappelant les amis au delà des étoiles Tristes comme rougit le tout dernier rayon, Entraînant les aimés sombrant sous l’horizon Si tristes et si frais les jours qui ne sont plus. Ah ! triste, étrange, à l’aube sombre de l’été, Le premier chant d’oiseaux à peine réveillés Pour le mourant, lorsqu’à ses yeux qui meurent La croisée lentement devient une lueur Si tristes, étranges, les jours qui ne sont plus. Chères, comme baisers des anciennes étreintes, Et douces celles qui, désespéres, sont feintes Pour les autres ; puis profondes comme l’amour, L’amour naissant, après cruelles sans retour. O la Mort dans la Vie, les jours qui ne sont plus. Traduction Jean-Pierre Lefeuvre, dans « English and American Verses », Lulu.com, 2012 |
Tears, idle tears, I know not what they mean, Tears from the depth of some divine despair Rise in the heart, and gather to the eyes, In looking on the happy Autumn-fields, And thinking of the days that are no more. Fresh as the first beam glittering on a sail, That brings our friends up from the underworld, Sad as the last which reddens over one That sinks with all we love below the verge; So sad, so fresh, the days that are no more. Ah, sad and strange as in dark summer dawns The earliest pipe of half-awaken’d birds To dying ears, when unto dying eyes The casement slowly grows a summering square; So sad, so strange, the days that are no more. Dear as remember’d kisses after death, And sweet as those by hopeless fancy feign’d On lips that are for others; deep as love, Deep as first love, and wild with all regret; O Death in Life, the days that are no more! |
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Au sein de ce texte complexe, quelques passages semblent destinés directement au spectateur.
Un vers de la première strophe, « Larmes des profondeurs d’un divin désespoir » pose d’emblée la dimension sacrée de la tristesse qui nous est montrée.
Mais c’est surtout la troisième strophe qui semble illustrée presque littéralement par le tableau :
« Le premier chant d’oiseaux à peine réveillés« peut être paraphasé par « le premier silence de la femme-oiseau dont la conscience se réveille ». Et la suite du vers explicite le mécanisme même du tableau : « Pour le mourant, lorsqu’à ses yeux qui meurent, la croisée lentement devient une lueur« . C’est par la lumière du jour à travers la fenêtre que la femme, « mourant » à elle-même, emprisonnée dans cette « mort dans la vie » qu’est véritablement son existence, se trouve soudainement réveillée.
Le mystère du rayon lumineux
La lumière de la révélation se trouve concentrée dans l’angle inférieur droit, où elle frappe le pied du piano, laissant dans l’ombre le pied masculin et mettant en relief les fils multicolores tombés de l’ouvrage, à l’image de la vie artificielle qui est en train de se décomposer sous nos yeux.
Cette lumière très haute (comme l’ombre du fil le montre) correspond à l’heure donnée par l‘horloge posée sur le piano : onze heures ou midi moins cinq. Heure qui a bien sûr un sens symbolique : à presque la moitié de sa vie, il est temps de se réveiller (autre interprétation selon certains : midi est l’heure des messages divins).
A remarquer sur le globe la bande lumineuse verticale : autre indice de la présence de la fenêtre en avant du tableau.
Certains pensent que ce que la femme fixe, ce sont ces fleurs blanches, symboles de pureté, qui nous sont montrées dans le miroir Mais son regard est bien trop haut pour cela.
Une ombre mystérieuse
L’ombre horizontale qui barre la zone éclairée est celle de la traverse haute de la fenêtre (à noter la corde côté gauche, qui doit servir à régler le store extérieur à rayures).
Mais alors – et c’est l’un des petits mystères qui subsistent dans ce tableau disséqué jusqu’à l’os depuis cent cinquante ans : à quoi correspond l’ombre ovale qui se trouve juste en dessous, avec son étrange motif en crochet ?
Rien d’équivalent n’apparaît à cet emplacement, dans la fenêtre vue dans le miroir ; et il ne peut s’agit d’un lustre situé à l’intérieur de la pièce, vu l’angle très aigu des rayons.
Comme si cette chose mystérieuse, matérielle puisqu’elle fait de l’ombre, n’était visible qu’aux yeux de la femme…
La minutie extrême de Hunt va nous donner la réponse : une des vis du métier à broder intercepte la lumière (à noter, en bas, l’extrémité d’un des pieds de ce métier)
Il y a donc tout simplement, à droite du métier, un guéridon permettant de poser le nécessaire de couture. Sa présence permet de limiter la zone lumineuse, qui aurait trop attiré l’oeil sur ce point crucial de la composition : la lumière doit rester discrète jusqu’à ce que la contemplation du spectateur ne la découvre.
La signature
Au coin opposé, dans l’ombre comme il sied au metteur en scène, Hunt a inscrit son monogramme (WHH), la date et le lieu (LONdon), a demi caché par le rouleau de musique.
Nous savons que, dans son perfectionnisme, afin d’étudier son décor, Hunt avait loué une chambre Woodbine Villa, 7 Alpha Place, St John’s Wood, dans une « maison de convenance ».
Mais que signifient ces deux petites plumes brunes posées sur le tapis, comme pour compléter le monogramme ?
Le chat et le moineau
La réponse se trouve juste au dessus dans la tableau, où un gros chat, perturbé par le mouvement de sa maîtresse, est en train de laisser échapper un moineau. Lequel, attaqué une première fois alors qu’il se risquait dans la pièce – à l’emplacement de la signature – va s’enfuir à tire d’ailes vers le jardin salvateur et sa liberté d’oiseau des rues : comme l’autre proie du tableau, la femme désormais décidée à quitter sa cage dorée.
On dit généralement que le rouleau de musique, dans son papier-cadeau, lui est tombé des mains au moment de la révélation. Peut-être pouvons-nous nous risquer à relier autrement les éléments de la séquence, pré-cinématographique, que Hunt propose à notre sagacité :
- un moineau est entré dans la chambre et s’est posé sur la table ;
- le chat s’est rué dessus, faisant tomber à terre la partition à peine déballée ;
- alors, comme frappée inconsciemment par cette synchronicité jungienne, la femme s’est libérée des griffes de son amant,
- libérant en retour le moineau.
Ainsi la chaîne de domination qui va de l’homme à sa maîtresse, de la maîtresse au chat et du chat au moineau, vient-elle de se briser sous nos yeux, au niveau de son plus minime maillon.
A ce stade de l’analyse, il vaut la peine de prendre un peu de recul pour y englober le cadre, conçu spécialement par Hunt mais rarement étudié.
Le cartouche du bas
Le passage suivant est inscrit en lettres gothiques :
Oter son vêtement dans un jour froid,
(Répandre du vinaigre sur du nitre),
C’est dire des chansons à un coeur attristé.
Proverbes 25:20, traduction de Louis Segond |
As he that taketh away a garment in cold weather ( and as vinegar upon nitre), so is he that singeth songs to an heavy heart. |
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En termes modernes :
chanter une chanson à un déprimé,
c’est comme se déshabiller en plein hiver
ou jeter de l’eau dans l’acide
(autrement dit aggraver la situation).
Il est remarquable que Hunt ait retourné, en positif, ce verset désespéré : d’après lui, c’est à sa lecture qu’il aurait compris la profondeur paradoxale de son sujet :
Ces mots, exprimant comment le chantonnement vain d’un esprit vide remue les profondeurs de la pure affliction, m’ont fait voir comment le compagnon même de la déchéance de la jeune fille pourrait se faire le porteur inconscient d’un message divin. |
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These words, expressing the unintended stirring up of the deeps of pure affection by the idle sing-song of an empty mind, led me to see how the companion of the girl’s fall might himself be the unconscious utterer of a divine message. Hunt, Pre-Raphaelitism and the Pre-Raphaelite Brotherhood, tome II, p 429-30) |
Les deux motifs
Le cadre est décoré de deux motifs alternés, des fleurs de souci et des cloches : Hunt a expliqué qu’ils symbolisaient respectivement le chagrin et l’alarme. Autrement dit les deux réactifs psychologiques de la formule du verset :
tristesse + chanson = révélation.
La réaction se lit également dans les symétries du cadre : horizontalement (entre les montants gauche et droit) ou verticalement (sur chacun de ces montants), une cloche est opposée à un souci.
Alternance secondaire : chaque fleur est entourée par une cloche sonnant à droite et une sonnant à gauche. A remarquer une petite erreur , en haut à droite, qui fait qu’il y a deux cloches gauche en excès par rapport aux cloches droite.
L’étoile
L’étoile, au dessus et au centre de ces conjonctions multiples, symbolise l’élévation spirituelle qui en est le résultat :
souci+ cloche = étoile
Elle est en somme la forme extasiée de la fleur réveillée par la cloche.
En ce sens, elle symbolise la révélation qui vient de frapper la jeune femme.
L’entrelac unique
Un entrelac unique réunit, tel le fil de la parole biblique, les trois ingrédients de la formule, dans une alternance de losanges et de cercles.
Sur la gauche du cadre les fleurs sont entourées d’un cercle, symbole habituel du ciel : comme si la tristesse dont souffre la jeune femme avait une origine divine. Les cloches, en revanche, sont bien terrestres, frappées par la main gantée du séducteur.
Sur la droite du cadre, la situation s’est rectifiée : les cloches sont entourées d’un cercle (la jeune femme entend maintenant la voix de Dieu) tandis que les fleurs sont entourés d’un losange (les soucis bien terrestres qui risquent désormais de la frapper).
Quant à l’étoile, elle est bien sûr entourée du cercle divin.
L’oeuvre jumelle
Lors de son exposition en 1854, Le réveil de la conscience était présenté en pendant avec un autre tableau de Hunt, qui deviendra lui-aussi très célèbre |6] :
La Lumière du Monde (The Light of the World),
Hunt, 1854, première version, église de Keble College, Oxford
La encore on trouve un verset inscrit en bas du cadre :
Voici, je me tiens à la porte, et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je souperai avec lui, et lui avec moi. Revelation 3:20 traduction de Louis Segond |
Behold, I stand at the door and knock; if any man hear My voice, and open the door, I will come in to him, and will sup with him, and he with Me ». |
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La porte à laquelle Jésus frappe a des ferrures, mais pas de poignée : comme l’expliquera Hunt cinquante ans après la première version : « elle ne peut être ouverte que de l’intérieur, et représente l’esprit obstinément fermé ».
Porte fermée depuis très longtemps, comme le montrent les lierres et les mauvaises herbes qui l’envahissent.
En présentant les deux oeuvres côte à côte, on voit bien que les cadres se complètent : l’étoile à huit branches qui somme l’un se retrouve multipliée dans l’autre, selon la proportion 4/3 qui est celle du triangle sacré.
Mais surtout, nous comprenons que l‘alarme qui résonne au coeur de la jeune femme n’est autre que la main de Dieu qui vient de frapper à sa porte.
« Oter son vêtement dans un jour froid »
Revenons à notre tableau, et à la moitié du verset que nous n’avons pas explorée.
Contrairement à ce que l’on lit souvent, la femme n’est pas en jupons (indécence inadmissible) mais en chemise de nuit : en tout cas, selon l’horloge, à une heure où une honnête femme se doit d’être habillée depuis longtemps.
En quelque sorte, dans ce jour froid que constitue sa vie, elle a ôté son vêtement.
Sur cette chemise de nuit, morceau de bravoure pictural, Ruskin a largement brodé :
« Même l’ourlet de la robe de la jeune fille, à laquelle le peintre a travaillé de si près, fil par fil, porte une histoire en elle : pensons en combien peu de temps sa blancheur immaculée serait souillé par la poussière et la pluie, ses pieds de paria défaillant dans la rue » Cité par [1]
L’image du gant, jeté à terre avec autant de désinvolture qu’on jette à la rue une maîtresse, renforce l’allusion à la prostitution, seul destin possible pour une femme abandonnée.
Le châle
Pour se protéger du froid (ou des avances de l’homme ?), elle a passé autour de ses hanches un châle à motif d’indienne. Il s’agit d’un châle de Paisley (manufacture d’Ecosse), très prisé au milieu du XIXème siècle. D’une part il souligne que la femme est une maîtresse à la mode, d’autre part il fait allusion à la production industrielle contre laquelle s’élevaient fortement les préraphaélites.
Ce châle artificieux, qui rend évident l’absence de tout autre vêtement et moule en prétendant cacher, peut être vu comme l’antithèse de la broderie, dont nous ne voyons que l’envers.
Symbole de la nouvelle vie que la femme, en hors-champ de cette chambre et de ce cadre, va désormais retisser.
La déco
Le mobilier flambant neuf
Les contemporains étaient sensible au côté clinquant, nouveau riche, de cet ameublement luxueux.
Les objets triviaux, comme le note Ruskin admirablement,
« se mettent en avant avec une terrible et insupportable précision, comme s’ils allaient obliger la victime à les compter, à les mesurer, ou à les apprendre par cœur…. Il n’y a pas un seul objet dans toute cette chambre – commune, moderne, vulgaire, qui ne devienne tragique si on le lit correctement. Ce mobilier peint avec tant de soin, jusqu’à la dernière veine du bois de rose, rien qui puisse être appris de son lustre terrifiant, de sa fatale nouveauté ; rien ici qui porte les traces d’un foyer , ou qui même puisse en faire partie un jour. » |
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« thrust themselves forward with a ghastly and unendurable distinctness, as if they would compel the sufferer to count, or measure, or learn them by heart. There is not a single object in all that room, common, modern, vulgar…but it becomes tragical, if rightly read…That furniture so carefully painted, even to the last vein of rosewood – is there nothing to be learnt from the terrible lustre of it, from its fatal newness; nothing there that has the old thoughts of home upon it, or that is ever to become a part of a home?” |
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Les roulettes
Symptôme possible de cette modernité sans attache : le guéridon et le fauteuil sont à roulettes, prêts à être retirés aussi vite qu’ils sont venus.
Le papier-peint
La scène du papier-peint à droite de la fenêtre a été expliquée par Hunt :
« Le blé et le vin sont laissés sans garde par Cupidon endormi, les fruits laissés comme proie aux oiseaux pillards ».
On note, tombée aux pieds du garçon, la trompe dans laquelle il aurait dû souffler.
Comprenons par là que la femme, qui aurait dû veiller sur sa vertu comme le garçon sur les récoltes, se trouve dans un état d’endormissement similaire : elle attend le son qui, tout en la réveillant, fera fuir celui qui profite d’elle.
Le bouquet sur le piano
On remarque le bleu intense du volubilis (morning glory), cette liane qui semble avoir sauté sur le galon du papier peint pour envahir toute la pièce.
Fleur qui a besoin d’un support pour se développer, tout en restant transitoire, puisqu’on dit qu’elle fleurit et se flétrit le même jour : à l’exemple, exactement, du destin de la femme entretenue. Ce pourquoi elle est le symbole d’une liaison facile et sans conséquence.
On comprend alors que les liserons blancs qui poussent en liberté sur le balcon sont l’antithèse de cette liane délétère.
L’horloge sur le piano
Objet de production courante à l’époque, elle représente « La Chasteté désarmant Cupidon » (elle lui passe un collier de fleurs autour du cou, tandis qu’il a laissé tomber ses torches).
Les figurines sous cloche inversent, ironiquement, la situation du couple dans la vie réelle (peu de chance que l’amant en chair et en barbe se laisse désarmer), mais aussi leurs posture dans la pièce : c’est ici la fille qui enlace le garçon, et lui qui cherche à s’enfuir.
Intentions croisées (Cross proposes)
The Heart’s misgiving, Samuel Bellin, d’après Frank Stone
La gravure au dessus du piano est souvent passée sous silence ou interprétée à tort, à la suite de Ruskin, comme une scène d’adultère : « l’image au dessus de la cheminée (comprendre le piano) avec son unique personnage affalé, est une femme convaincue d’adultère ». Ruskin, malgré sa perspicacité, n’a pas reconnu une gravure assez médiocre de Frank Stone, Intentions croisées : on y voit deux jeunes gens se disputer du regard une belle indifférente, tandis que sa compagne est jalouse et que son chien, seul ami fidèle, ne la quitte pas du regard (remarquer le chien, à la limite de la visibilité, bien présent dans la miniature de Hunt).
La gravure est souvent expliquée comme une dérision de Hunt envers le goût « petit bourgeois » du propriétaire (d’autant que Bellin était un adversaire résolu des préraphaélites). Mais la scène prend également toute sa place dans l’économie du tableau. Constamment sous son regard lorsqu’il joue du piano, elle conforte l’homme dans son esprit de possession : lui, il ne se contente pas de regarder cette fille assise qui se tord les mains, il la juche sur ses genoux . Et le chien fidèle de la gravure a été remplacé par le matou vicieux.
Les objets sur la table
Le haut de forme rappelle que l’homme n’est ici qu’en visite.
Parmi les deux livres, celui à la couverture bleue a été identifié comme étant un traité sur l’écriture , « Origin and Progress of the Art of Writing » de Henry Noel Humphries, publié en 1853.
Il témoigne probablement les efforts de Hunt pour éduquer Annie Miller, pratiquement analphabète à l’époque.
Les globes
En plus de celui du piano, on peut voir deux autres globes dans le miroir : un sur la cheminée, entouré de deux vases ; un sur une console en contrebas, entouré de deux fauteuils de velours cramoisi.
Où qu’ils se placent dans la pièce, les deux amants ne se rejoignent que sous verre, pour une étreinte décorative en atmosphère confinée.
Effets de miroir
Tous les spectateurs finissent par comprendre que la femme ne tourne pas le dos à la lumière, mais qu’au contraire elle la contemple, la fenêtre que nous voyons au fond n’étant qu’un simple reflet :
ainsi le miroir, dispositif d‘inversion, se trouve ici utilisé pour matérialiser sa conversion.
Il est plus rare qu’on remarque le miroir dans le miroir, situé à gauche de la fenêtre (disposition en quinconce qui évite l’effet d‘abyme, voir Dans un Café : où est Gustave ? )
Ce deuxième miroir a pour but de nous montrer la cloison de gauche, avec un troisième miroir sur la cheminée, en face du piano.
Le couple cerné par les reflets est confiné dans cette chambre autarcique, assimilé à un effet d’optique, réduit à la vanité d’une existence sous verre : seul appel d’air dans cette serre, la fenêtre que nous ne voyons qu’en reflet.
Une perpective archaïque
- Un point de fuite bas régit les objets de la pièce ainsi que le reflet de l’homme.
- Un point de fuite médian régit la cloison de gauche et le reflet de la femme, qui se trouve ainsi appartenir à un univers visuel différent : démonstration géométrique de la séparation en cours.
- Enfin, un point de fuite haut régit les battants de la fenêtre.
Cette perspective a plusieurs points de fuite alignés verticalement est une construction prisée par les préraphaélites, en hommage aux maîtres du passé (voir Une architecture sacrée).
Le peintre absent
La construction approximative a aussi pour effet de rendre moins criante l’absence de la silhouette du peintre, qui devrait être visible dans le miroir.
Dolce Farniente
William Holman Hunt, 1866, Collection privée
On constate le même effet de subtilisation du peintre dans cette toile, postérieure de quelques années, où le miroir de sorcière est utilisé au même emplacement dans la composition.
Remarquer également la statuette d’Amour et Psyché sous son globe.
Le modèle est Fanny Waugh, devenue la femme légitime de Hunt. Détail croustillant découvert récemment par les rayons X : ce visage aussi a été repeint, dans son premier état il s’agissait d’Annie Miller [7] (voir Son dernier domicile)
.
L’ombre de la mort (The Shadow of Death)
William Holman Hunt, 1873, Manchester City Art Gallery, Manchester
On peut trouver un écho de la même composition, mais en négatif, dans cette oeuvre plus tardive : ici le mur, en révélant l’ombre, joue le même rôle que le miroir révelant la lumière.
Les objets symboliques
Outre l’ombre, un certain nombre de détails préfigurent la Passion du Christ : les roseaux dans l’angle gauche rappelent le sceptre de la dérision, le serre-tête écarlate sur le sol anticipe la couronne d’épines, mais également le bandeau que portait le bouc-émissaire en symbole des péchés du monde. [8]
La Bouc Emissaire (The Scapegoat) : détail
Hunt, 1854–56, Lady Lever Art Gallery, Port Sunlight
Le coeur sombre
Le fil à plomb rouge pendu au mur figure le coeur sombre de ce Christ d’ombre.
La fenêtre
L’arcature de gauche est utilisée comme auréole. L’étoile à huit branches, véritable panneau indicateur d’une révélation, fait écho à celle du cadre du Réveil de la Conscience.
L’incident mineur
Hunt explique que Jésus
« vient juste de se relever de l’établi sur lequel il travaillait, et est montré en train de lever ses bras pour éprouver cette agréable sensation de repos et de relaxation ».
C’est dans cet effet de levier à partir d’un incident fortuit que réside la similitude la plus profonde avec Réveil de la Conscience : un mot dans la chanson provoquait le relèvement et la conversion , un geste de détente après le travail projette le destin funeste.
A noter que, dans les couples des deux tableaux, seule la femme est consciente de ce qui est en train de se passer : celle qui voit la lumière et, ici, celle qui voit l’ombre (Marie).
Rédemption
Julius L. Stewart, 1895, Musée de La Piscine, Roubaix
A la fin du siècle, Stewart retravaillera la formule mise au point par Hunt pour montrer, lui aussi, une conversion (voir Le Sacré dans le Salon )
Le miroir révélateur est toujours à la même place, au fond à gauche.
Comme dans les autres apparitions, seule la femme est consciente tandis que les autres regardent ailleurs ; et le relèvement physique traduit le redressement moral.
AWAKENING CONSCIENCE » , Julia Grella O’Connell, http://www.academia.edu/206788/Of_Music_Magdalenes_and_Metanoia_in_The_Awakening_Conscience_
http://www.victorianweb.org/painting/whh/replete/conscience.html
http://www.dailymail.co.uk/news/article-2196569/How-Victorian-artist-William-Holman-Hunt-gave-ex-brush-painting-face-new-lovers.html
|8] Sur The Shadow of Death : http://www.victorianweb.org/painting/whh/replete/shadow.html
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