7.2 Présomptions
L’Alchimie en 1514
Avant de revenir de manière détaillée à la gravure, nous allons prendre un peu de recul et présenter les idées générales qu’un esprit cultivé, tel que Dürer, pouvait avoir sur l’alchimie, sans pour autant être lui-même un spécialiste. D’où sortiront quelques présomptions sur le fait que « Melencolia I » puisse relever d’une interprétation alchimique.
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Une postérité alchimique
Kunstbuchlein (Petit livre des Arts)
Christian Egenolff, 1535
Le petit livre des arts / usages justes et approfondis de tous les hommes de l’Art, travail de la fonte, intérieur et extérieur,pour des raisons alchimiques ou naturelles, à savoir :
durcir/adoucir
mélanger/séparer
décaper/tester
souder/bronzer
mouler/décanter
préparer, obtenir, améliorer, rénover chaque couleur
tout pour peindre, écrire, enluminer, dorer
broderie, pierres précieuses
Impensable du temps de Melencolia I, la présentation dans un même traité des techniques alchimiques et artistiques est possible vingt ans après, dans cette ronde d’outils mélangés de menuisier, d’orfèvre, de peintre et de graveur, autour du creuset commun.
L’opuscule se conclut néanmoins avec les précautions d’usage :
« Huit choses suivent l’alchimie:
Fumée, Cendres, Baratin, Infidélité,
Soupirs profonds, Travail fastidieux,
Pauvreté et lndigence indue.
Si de tout cela vous voulez vous affranchir
Méfiez-vous de l’Alchimie. [1]
Leonhard Thurneisser zum Thurn, Quinta Essentia,
Munster, Ossenbruck, 1570 [7]
Encore quarante ans pour qu’un graveur allemand récupère ouvertement, pour illustrer l’Alchimie, plusieurs éléments de la célèbre gravure : le creuset, la pince, la tenaille, le soufflet, le cadran solaire sur la paroi de l’athanor, et la couronne végétale. Il rajoutera même un burin sur le sol en hommage à sa profession : preuve que les graveurs sont désormais fiers de leurs accointances alchimiques. A gauche, on remarque un disque à broyer.
Leonhard Thurneisser zum Thurn, Quinta Essentia, p. xxxvii.
Leipzig, 1574
Nouvelle édition, nouvelle gravure : la table à broyer, à gauche, a été remplacée par un four à foyer ouvert, portant un bain-marie.
New iewell of health,Londres, 1576
Deux ans plus tard, un graveur anglais recopiera la première édition, en l’inversant de gauche à droite et en rajoutant un burin pour faire bonne mesure.
Janus Lacinius, manuscrit de 1583
Enfin ici, reprise du cadran solaire et du sablier.
Ceci ne prouve bien sûr pas que Melencolia est une illustration d’Alchymia, seulement l’inverse : que des illustrations de l’Alchimie s’en sont inspirées, sitôt que celle-ci s’est dégagée de la réprobation et du secret.
La gravure à l’Eau Forte
L’Allemagne du début du XVIème siècle est le théâtre d’une révolution technique qui touche directement Dürer : l’idée d’appliquer à la gravure la technique de l’eau-forte, employée précédemment par les orfèvres, semble être apparue vers 1510 (rappelons que le père de Dürer était orfèvre).
Cette technique soulage considérablement la main du graveur : au lieu d’attaquer directement le cuivre avec le burin, il trace ses traits sur une couche de vernis qui recouvre la plaque : les endroits dégagés seront ensuite attaqués par l’acide, auquel l’artiste délègue le travail de force, se réservant celui de l’intellect. Pour étaler le vernis, il faut poser la plaque sur une source de chaleur modérée. Avant refroidissement, on enfume la plaque en la passant dans la fumée d’un flambeau, ce qui noircit et solidifie le vernis.
Alchimie et eau-forte
Frontispice de « De Alchimia » de Geber, Livre III
Iohannis Grieninger, Strasbourg, 1531
Les personnages de part et d’autre de l’athanor illustrent les deux découvertes majeures attribuées à l’alchimiste arabe Geber :
- à gauche, l’invention de l’eau forte (acide nitrique) est illustrée par un graveur ;
- à droite un aide dépose un objet sur le plateau d’une balance (probable allusion au « Livre des Balances » du même Geber).
Remarquons, à côté de la plaque du graveur, une longue pince très semblable à celle que nous voyons à côté du creuset de Melencolia I. Elle est destinée à saisir la plaque de cuivre, soit pour la passer à la flamme, soit pour la plonger dans l’acide.
Dürer et les alchimistes
Les premières eaux-fortes de Dürer datent de 1515. Il est donc très possible que, dès 1514, il ait été en contact avec le milieu alchimique, au moins pour se documenter sur la nouvelle technique et se procurer de l’eau-forte.
Néanmoins, dans ses écrits ou dans ses lettres, il n’a rien laissé sur l’alchimie ni sur les ouvrages qu’il aurait pu avoir en main, à une époque où la diffusion des textes commençait tout juste à être moins confidentielle. Nous allons donc présenter rapidement les principaux concepts, tels qu’un esprit cultivé et curieux de philosophie naturelle pouvait en avoir entendu parler.
Les grands concepts alchimiques
Alchimie et Rectification
De manière générale, l’alchimie se représente les différents matériaux sur lesquels elle travaille, et particulièrement les métaux, comme des substances qui se sont trouvées corrompues, anémiées, empêchées par des impuretés d’accéder à leur état de perfection. L’alchimie se propose donc de « rectifier« la matière, tout comme la religion chrétienne a pour projet de racheter l’humanité. Jung exprime très bien ce parallélisme des buts :
« L’homme est aussi bien celui qui doit être racheté que le rédempteur. La première formule est chrétienne, la seconde alchimique. Dans le premier cas l’homme s’attribue à lui-même le besoin de rédemption, et abandonne à la figure divine autonome l’accomplissement de la rédemption… ; dans le second cas, l’homme prend sur lui d’accomplir l’oeuvre rédempteur alors qu’il impute l’état de souffrance et, par suite, le besoin de rédemption, à l’anima mundi enchaînée dans la matière. » Jung, Psychologie et Alchimie, p 393
Les deux principes : Soufre et Mercure
Ces deux concepts remontent probablement aux origines de la métallurgie. Dans la nature, les métaux à l’état natif sont très rares, on les trouve en général sous forme de sulfures aux couleurs variées. En faisant fondre ces minerais avec les réactifs appropriés, on arrive à séparer la partie métallique, qui s’écoule comme un liquide, et les scories diversement colorées. L’alchimiste dira qu’à partir de la matière première, il a séparé un « Mercure » (ainsi nommé par analogie avec le métal « mercure ») et un « Soufre ».
Elementa chemiae, Leyde, 1718
Le Soufre à gauche est en affinité avec le Soleil, le Mercure à droite avec la Lune.
Au fil de l’évolution des techniques métallurgiques et des doctrines explicatives, les deux notions sont devenues plus abstraites, jusqu’à désigner deux principes complémentaires :
- le Mercure, principe volatil, féminin et passif, qui préside aux phases de dissolution ;
- le Soufre, principe fixe, masculin et actif, qui tire au contraire la matière vers la cohésion et lui donne sa forme et la couleur (d’où le qualificatif de tingeant que l’on lui donne parfois).
Les deux opérations de base : Solve et Coagula
Solve et Coagula
Traité de l’Azoth, 1613, BasileValentin
En cohérence avec les deux principes, les techniques de transformation alchimiques reposent sur deux préceptes : il faut tantôt « dissoudre le fixe (Solve) » , tantôt « fixer le volatif (Coagula)« . Autrement dit, faire dominer le Mercure sur le Soufre, puis le Soufre sur le Mercure. C’est ici ce que représente l’enroulement inextricable du principe Volatil (l’Aigle) et du principe Fixant (le Lion), autour de l’Or (le Soleil) et de l’Argent (la Lune) alchimiques.
Selon le contexte, la phase de destruction initiale est désignée par des mots différents : dissolution, putréfaction, séparation, calcination et est souvent associée au noir, la couleur de la mort. La phase de re-création est habillée également de plusieurs termes : coagulation, résurrection, conjonction, sublimation, et est souvent associée au blanc, la couleur du jour.
Ce swing entre un temps « mort » et un temps « vie » constitue le rythme de base de l’alchimie. Etant utilisé partout, il va autoriser des descriptions similaires pour des processus qui opèrent en fait sur des matériaux complètement différents. Voire pour des étapes différentes du même processus. D’où des confusions voulues et de fausses similitudes qui nourrissent des ambiguïtés créatrices.
La musique de l’alchimie n’est pas faite pour les salles de spectacle à l’acoustique parfaite : c’est un jazz pour caves enfumées où deux solistes s’accordent ou se défient au gré des réverbérations.
Le Grand Oeuvre
Pour rectifier les métaux, l’alchimiste doit détruire leur corps souffrant et le faire renaître sous une forme plus pure. Pour cela, il va utiliser des processus naturels cachés, mais présents depuis la Genèse : car il s’agit bien de re-créer une forme voulue par Dieu, et non de fabriquer ex nihilo une forme synthétique.
Il va donc partir d’un minerai particulier qui est supposé avoir conservé le pouvoir de générer ou régénérer les différents métaux, une matière totipotente réchappée de la Genèse, une sorte de « cellule-souche ». Cette « materia prima » n’a jamais été clairement révélée, sans doute y en avait-il plusieurs. Certains alchimistes disant même que le principe germinal était présent partout.
Tout le problème du Grand Oeuvre est donc, à partir de la materia prima, d’extraire la « semence métallique« , le « soufre interne » emprisonné dans une matière corrompue, et de le réinstaller dans un corps parfait où sa toute-puissance pourra enfin s’exprimer : la Pierre Philosophale.
Richesse ou puissance ?
A titre de démonstration, on pourra se servir de la Pierre Philosophale pour transmuter les métaux vulgaires en or. Mais la véritable motivation de l’alchimiste n’est pas la richesse : c’est de profiter de la puissance régénérante de la Pierre, qui guérit les maladies et apporte l’Immortalité.
Nous retrouvons la dialectique entre les bourses déliées et les clés attachées (voir 1.6 Le truc des Bourses et des Clés). La maxime que nous avons traduite par « Lâchez la richesse, mais gardez le pouvoir ! » devient une timide présomption en faveur d’une lecture alchimique.
Trois Oeuvres, sept étapes
Les trois phases du Grand Oeuvre
Pour passer de la materia prima à la Pierre Philosophale, les textes s’accordent plus ou moins pour distinguer trois phases.
- Dans l' »Oeuvre I ou oeuvre au Noir » (appelée aussi Nigredo, ou Séparation), il s’agit de faire mourir, de putréfier puis de ressusciter la materia prima, de manière à obtenir le « Premier Mercure« . Cette phase est réputée pénible, longue et décourageante.
- Dans l' »Oeuvre II ou oeuvre au Blanc » (« albedo », ou Conjonction), on fait disparaître ce Premier Mercure en le mariant avec un Soufre, pour faire naître un embryon androgyne qui combine les qualités des deux principes : le « rebis« , ou encore « Mercure philosophique« .
- Enfin, dans l »Oeuvre III ou oeuvre au Rouge » (« rubedo », ou Coction), on va faire disparaître cet embryon dans le feu dont il se nourrira, augmentant en fixité et puissance jusqu’à devenir la Pierre Philosophale, autrement dit l’apothéose du Soufre. Cette dernière phase est si aisée qu’on l’appelle aussi le « jeu d’enfant » (ludus puerorum).
L’arbre philosophique
Salomon Trismosin – Splendor Solis, 1582 – folio 15r
Les trois Oeuvres sont rappelées ici par les couleurs des vêtements des trois personnages :
- le jeune Sylvius en Noir,
- son père Enée en Blanc,
- son grand-père Anchise en Rouge [2].
Sylvius tend à son père une branche verte, tandis que le grand-père tient une branche d’or.
L’oeuvre I semble en être entre la sixième et la septième étape (mais attention : il y a deux barreaux cachés). [3]
Ambiguïtés entretenues
Les alchimistes visent à reproduire un processus naturel. Aussi la succession des trois phases est-elle souvent décrite en termes biologiques : d’abord séparer et préparer le principe féminin (Le Premier Mercure) et le principe masculin (le Premier Soufre, dont on ne parle généralement pas) ; puis les unir pour obtenir un embryon ; puis nourrir et faire croître cet embryon.
Mais on peut préférer le schéma mort-renaissance pour décrire soit le Grand Oeuvre dans son ensemble (la mort de la materia prima et la résurrection de la Pierre), soit chaque phase particulière . De plus, chaque phase consiste en définitive à mettre en contact deux réactifs, pour obtenir deux produits : on pourra donc jouer sur les mots et parler tout aussi bien de la « mort » des réactifs, que de leur « conjonction » ; et de la « renaissance » des produits, que de leur « séparation ».
Aussi les traités prennent-il plaisir à décrire les phases dans le désordre, à en oublier une (en général la première), ou à parler de l’une en feignant de parler de l’autre.
L’eau-forte comme Grand Oeuvre
Nous avons vu que cette nouvelle technique, en intronisant l’acide comme auxiliaire du graveur, établit un lien obligé entre l’aquafortiste et l’alchimiste. Mais la technique en elle-même, si l’on y réfléchit bien, constitue une métaphore frappante des trois étapes du Grand Oeuvre.
- D’abord, le graveur recouvre la plaque d’un vernis, le noircit à la flamme, trace longuement et laborieusement son dessin, soumet le cuivre à l’acide, puis enlève le vernis et découvre la plaque gravée : ce passage de l’obscur au brillant ressemble à l’Oeuvre au Noir, où la Materia Prima soufre, meurt et ressuscite, sous forme de Mercure préparé.
- Ensuite il faut réunir deux matières : la plaque de cuivre travaillée (le Mercure) qu’on recouvre complètement d’encre (le principe tingeant, le Soufre), puis qu’on essuie : d’une seconde façon, on passe du noir au brillant, pour obtenir cette fois un objet « androgyne », mélange entre le cuivre féminin et l’encre masculine.
- Ensuite, il ne reste plus qu’à « nourrir » cet embryon avec du papier, pour obtenir la « Pierre Philosophale » du graveur, le premier tirage ; ce sera ensuite un jeu d’enfant de multiplier les exemplaires.
Pour trouver quoi ? l’immortalité !
De la proto-alchimie de Dürer ?
Alchimie et Réforme
L’attitude de l’Eglise catholique vis à vis de l’alchimie a oscillé entre la bienveillance (la plupart des alchimistes entre le XIIème et le XVème siècle étaient des ecclésiastiques) et la méfiance face aux dérives magiciennes. En 1514, le coup de tonnerre de la Réforme n’a pas encore retenti (les thèses de Luther seront placardées dans 3 ans, en 1517) : mais le mouvement est déjà en germe dans les esprits. Le protestant considérera avec sympathie l’alchimiste, ce praticien de la Rectification. Et la Réforme sera pour beaucoup pour la relance de l’alchimie, qui va trouver son âge d’or, du XVIème au XVIIème siècle, dans les pays germaniques.
Ainsi, Luther parlera du « bon art de l’alchimie », et l’appréciera pour ses « significations allégoriques et cachées, qui sont très belles, signifiant la résurrection des Morts au Jour du Jugement » (Cité par R.Wittcower, « Les Enfants de Saturne »).
Si le lien entre alchimie et Jugement Dernier était clair pour Luther, sans doute l’était-il également pour Dürer. Or Melencolia I, comme nous l’avons vu dans 1.3 Ingrédients pour une Apocalypse, développe du côté de l’arc-en-ciel un micro-climat eschatologique : si une lecture alchimique est possible, elle devra nécessairement intégrer l’arc-en-ciel, cette figure de l’Harmonie des Eléments synchronisée avec la Résurrection des Corps. Et certainement aussi le polyèdre, qui illustre le passage d’une forme à une autre : la résurrection du cube en octaèdre (voir 4.3 La Transformation de Dürer).
Sol Justitiae
Dürer, 1498-99
Au départ était cette invention extraordinaire, splendidement expliquée par Panofski [4] : la fusion du thème païen du « Sol Invictus » (Soleil Invaincu) avec la vision chrétienne du « Sol Justiciae » ( le retour du Christ au moment du Jugement Dernier).
Ici le Soleil au sommet de sa puissance, dans le Signe astrologique du Lion, trône avec les attributs de la Justice (la Balance) et de la Punition (le Glaive).
Sal philosophorum
Un bon siècle plus tard, les alchimistes n’allaient pas manquer d’accommoder à leur sauce cette iconographie.
Clé VII de Basile Valentin
M. Maier, Triplus aureus, Francfort, 1618
Ici Sol (le Soleil) est devenu Sal (le Sel), capable à la fois de pondérer (la balance) et de séparer (le glaive). Ce sel permettra, à l’intérieur du Chaos (la Sphère) d’harmoniser les quatre éléments (représentés ici par les Saisons) en facilitant leur fusion (Acqua).
Sigillum hermetis
Le « Lut de Sapience », frontispice du Philalethes Illustratus de Michael Faust, Frankfurt, 1706 [5]
Ce terme désigne le secret opératoire qui permet de sceller l’oeuf dans lequel va se développer l’embryon lors de l’Oeuvre III : le sceau de Sapience (sigilum sapientiae) ou sceau d’Hermès (Sigillum hermetis), ou encore le Lut de Sapience (Lutus Sapientiae).
La devise circulaire explique le principe : à partir de L’unité, obtenir le Ternaire, qui conduit à l’Unité ; le serpent qui se mort la queue l’illustre (Ouroboros).
Détail du sceau de Salomon
Le sceau de Salomon est exploité ici de manière très élaborée. La barre horizontale correspond à la lecture classique : le sceau est la superposition harmonieuse des symboles des quatre éléments (voir 5.2 Analyse Elémentaire). Mais six planètes se rajoutent aux six sommets, plus au centre le symbole du Soleil, avec l’ambiguïté Sol et Sal.
Au début du 18ème siècle, ce pentacle réussit à harmoniser non seulement les Eléments, mais aussi la vision héliocentrique et la vision géocentrique : le Soleil est bien au centre, mais les chiffres indiquent comment lire les sept planètes dans l’ordre de Ptolémée. Et les planètes s’opposent deux par deux selon cet ordre ancien, par rang de distance de part et d’autre de la Terre : Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne.
Ainsi le triangle Vénus-Saturne-Mercure porte sur ses côtés les mots Sulphur (Soufre), Ignis (Feu), Terra (Terre) : car le principe Soufre sert à chauffer et à fixer.
Le triangle opposé Mars-Lune-Jupiter porte sur ses côtés les contraires : Mercurius (Mercure), Aqua (Eau), Aer (Air) : car le principe Mercure sert à dissoudre et volatiliser.
Polyèdre et sceau de Salomon
Rien d’aussi élaboré du temps de Dürer : cependant nous avons montré (voir 4.4 Harmonies polyédriques) que le polyèdre, porteur d’un sceau de Salomon implicite, s’inscrit dans le climat d’ « Apocalypse Harmonieuse » qui règne entre l’arc-en-ciel, le creuset, l’échelle à sept planètes et la balance : lieu de plus grande concentration de symboles proto-alchimiques.
Un dernier indice
Il est temps de porter au dossier une pièce décisive, que même Panofski considère comme d’inspiration alchimique.
Lutu(m) Sapientiae
Dürer, dessin de 1506, Albertina, Vienne
La page de gauche est consacrée à l’Enlèvement d’Europe. Celle de droite montre trois lions, qui semblent correspondre aux trois sujets du bas [6] :
- à droite, un oriental tenant un crâne – un livre fermé à ses pieds : symbolisme classique de l’Oeuvre I où il s’agit d’ouvrir la Matière Première (dite « feuillée ») et d’en retirer les impureté (la tête de mort, ou Caput Mortiis) ;
- à gauche Apollon couronné de laurier et bandant son arc : Apollon et Diane sont les deux protagonistes de l’Oeuvre II (la Conjonction) ;
- au centre, sur un trépied, une sphère d’où sortent des projections, et sur laquelle est inscrit LUTU. S. L’abréviation de Lutum Sapientiae : l’oeuf philosophique de l’Oeuvre III.
Melencolia I n’est pas une gravure luthérienne : mais le thème de la Ré-forme, autrement dit de la renaissance d’une forme corrompue, est sous-jacent dans deux figures spectaculaires : l’arc-en-ciel, qui préside à la résurrection des corps morts en corps glorieux : et le polyèdre, qui illustre la transformation des corps géométriques, du Cube de la Terre à l’Octaèdre de l’Air. La révolte protestante et le renouveau alchimique se rencontrent dans le but et dans la méthode :
rectifier une forme corrompue en retrouvant le dessein véritable de Dieu.
Melencolia I n’est pas une gravure à l’eau-forte. Mais il est très probable qu’au moment même de son élaboration, Dürer ait été en train de s’interroger sur cette nouvelle technique et ses implications alchimiques. Car une fraternité de combat rapproche le graveur, peinant à imposer sa volonté au cuivre, et l’alchimiste de l’Oeuvre I, livrant à la matière ingrate ses premiers assauts dépressifs.
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