1.4 Le Triptyque de Dublin
Je propose ici l’hypothèse d’un accrochage très particulier des pendants de Dublin, qui en ferait un cas unique de triptyque en deux tableaux !
Article précédent : 1.3 Le Diptyque de Dublin : l’Ecriture
Le premier essai
Pour son premier dytique épistolaire, en 1658, Metsu avait concocté une composition extrêmement logique, où l’espace entre les deux pendants masculin et féminin matérialisait le parcours de la lettre, dans le sens de la lecture.
Il faut reconnaître à ce premier essai un côté conceptuel quelque peu scolaire : « le Courrier, nouveau média de communication entre hommes et femmes ».
Une composition déconcertante
Pour son chef-d’œuvre de Dublin, dix ans plus tard, on pouvait s’attendre à ce que l’artiste au sommet de sa maturité ait produit une composition encore plus élaborée, dédiée à un concept encore plus ambitieux.
Or la composition déconcerte par son manque de symétrie. On retrouve bien dans la partie gauche l’opposition Ecriture/Masculin, Lecture/Féminin, mais la suppression du serviteur rompt l’équilibre des sexes et des conditions sociales. Le thème de la servante qui contemple la marine n’est corrélé à rien, dans l’autre pendant, et la lettre fermée qu’elle tient dans sa main est difficile à justifier.
Enfin, le scripteur et la lectrice, chacun à côté de sa fenêtre, semblent moins communiquer entre eux que s’absorber dans des activités parallèles : l’un écrit, l’autre lit, mais le saut de la lettre d’un tableau à l’autre est impossible à visualiser. D’où vient alors l’impression d’unité profonde entre les deux panneaux, qu’est ce qui fait que nous ne doutons pas de la continuité de l’histoire ?
S’agissant de la seconde mouture du diptyque épistolaire, ces complexités ne peuvent être imputées à une réflexion inaboutie : au contraire, elles sont la preuve que, dans cette oeuvre-ci, Metsu s’est attaqué à un message autrement plus subtil que l’éloge de l’amour postal.
La lumière-actrice
Remarquons que, dans le prototype de 1658, le contraste d’éclairage entre la bougie et la lumière du jour n’était pratiquement pas exploité. Dans le diptyque de Dublin, en revanche, la lumière joue un rôle de premier plan : tombant de la gauche, elle irrigue la pièce et se pose, en premier, sur la lettre.
Si nous la considérons comme une « actrice » à part entière du tableau, les pendants « Ecriture » et « Lecture » affichent une similitude frappante :
la lettre, écrite ou lue, apparaît comme un intermédiaire
non pas entre l’homme et la femme,
mais entre la Lumière et le personnage qui tient la lettre.
La lumière-messagère
Comparons cette conception avec celle du prototype : Côté Ecriture, la nouvelle actrice, la lumière du jour joue maintenant le rôle que tenait la servante. Côté Lecture, la lumière s’est substituée au serviteur : c’est elle qui « apporte » la lettre à la maîtresse.
Intellectuellement, la communication se fait toujours par la lettre.
Mais picturalement, le tableau nous dit autre chose : qu’elle se fait par le soleil. C’est la même lumière,tombant de la gauche, qui baigne et unifie les deux pièces.
La perspective
Autre bizarrerie : dans le prototype, le point de fuite de chaque tableau se trouvait à un endroit impossible à déterminer précisément, mais situé en tout cas quelque part entre les deux pendants : situation parfaitement adaptée pour que le spectateur regarde le diptyque « du point de vue du Courrier ».
Dans le diptyque de Dublin, au contraire, les points de fuite sont parfaitement déterminés par les carreaux du sol, et se situent sur la droite de chaque pendant : le spectateur, empêché d’avoir une vue unifiée des deux, est contraint d’osciller en permanence de l’un à l’autre.
Un dispositif révolutionnaire
Il existe une manière de répondre à ces difficultés : c’est de positionner les deux tableaux non pas l’un à côté de l’autre, comme tous les pendants du monde, mais l’un au-dessus de l’autre !
Voici ce que cela donnerait en théorie :
Si la moitié gauche des deux tableaux est bien dédiée au thème de l’Ecriture et de la Lecture, la moitié droite, là où se trouve la servante, se trouve libérée pour un second thème restant à préciser.
Le double trajet
Et voici ce que cela donne en pratique :
On voit bien, dans la moitié gauche, le trajet de la lettre qui descend, du maître à la maîtresse. Et dans la moitié droite, un second trajet que nous n’aurions jamais soupçonné, entre la lettre adressée au peintre et la signature de celui-ci, en haut à droite du pendant masculin.
Dans cette conception remarquable, le Maître apparaît en position centrale, surplombant la Maîtresse et la Servante, chacune occupant sa moitié de tableau. Voici le coup de génie de Metsu :
caser un triptyque dans un diptyque !
Les difficultés rencontrées pour comprendre la signification des deux lettres, lorsqu’on analyse isolément le pendant féminin, vont-elles se trouver résolues dans cette composition ? Il est clair en tout cas qu’elle ouvre des pistes d’interprétation stimulantes : nous allons en explorer deux.
A côté du thème de la lettre écrite et lue qui leste la partie gauche du triptyque, il doit exister côté droit un autre thème tout aussi fort, capable d’équilibrer l’ensemble. Le personnage de la servante va nous conduire à une première proposition.
La servante curieuse
Campée devant le tableau dans le tableau, elle soulève précautionneusement le rideau comme pour se prémunir d’un retour de réalité trop violent, comme si les embruns de la tempête allaient lui sauter au visage. Aux gens simples, les sensations fortes.
Le spectateur dans le tableau
Souvent, un personnage vu de dos fonctionne comme un relai du spectateur dans le tableau : c’est le principe de la Rückenfigur, procédé qui sera plus tard exploité par Caspar-David Friedrich (voir 2 Le coin du peintre )
Ici l’identification est d’autant plus aisée que la servante est justement représentée en train de contempler une peinture : la servante est « notre alter ego dans le tableau » [1]
Un encouragement aux curieux
Incarnation du spectateur et du bon sens populaire, la servante nous invite comme elle à soulever le rideau : autrement dit à dévoiler la signification de l’oeuvre.
Tous les objets du regard
Non seulement les trois personnages regardent (car écrire et lire sont aussi des opérations du regard), mais les objets eux-même sont presque tous liés au thème de la vision :
« Le peintre a surmonté toutes les préoccupations qu’il aurait pu avoir pour l’anecdote. Son oeuvre ne s’occupe que de l‘attente visuelle. Il juxtapose différentes manières de rendre présent ce qui est absent – la lettre elle-même, un tableau au mur et un miroir. Metsu invente des moyens pour souligner l’acte de regarder. » [2]
Miroir et tableau
Accrochés à côté l’un de l’autre, avec des cadres noirs identiques, le miroir et le tableau maritime invitent à la comparaison: l’un nous montre le bout de mer peinte que le rideau vert ne cache pas, l’autre nous montre le bout de vitrail que le rideau bleu ne cache pas.
La représentation picturale est ainsi mise en compétition
avec la représentation spéculaire.
Nous sommes ici au coeur des théories esthétiques de l’époque. Quelques années plus tard, Hoogstraten définira la peinture comme :
«une connaissance qui doit permettre de représenter toutes les idées ou tous les concepts que l’ensemble du monde visible peut nous donner, et tromper l’œil par les contours et les couleurs…« un miroir de la nature » qui « fait que des choses qui n’existent pas paraissent exister, et trompe d’une façon permise, amusante et louable ». Samuel van Hoogstraten, Inleyding tot de hooge schoole der schilderkonst (Introduction à la haute école de l’art de peinture, 1678)
Miroir et globe
La composition autorise également une comparaison verticale, cette fois entre le miroir et le globe qui se situe juste au dessus. Carré contre sphère, la symbolique est riche. D’autant plus que nous devons tenir compte du vitrail, qui projette son quadrillage sur le globe et dans le miroir.
Le principe des coordonnées cartésiennes date de 1619 : à l’époque de Metsu, le quadrillage est donc clairement lié à l’idée d’une représentation numérique du réel. Le miroir carré et le globe, tous deux soumis au quadrillage, pourraient donc renvoyer aux questions contemporaines concernant la mesure de la Terre, en géométrie plane ou en géométrie sphérique.
De plus, on peut constater que ces deux objets s’inscrivent parfaitement dans le thème de la moitié gauche : le globe est un objet sur lequel on peut écrire la réalité spatiale du monde, le miroir un objet sur lequel on peut la lire.
Le thème de la moitié droite
La moitié droite ne contient pas grand chose : les deux « tableaux dans le tableau » et les deux signatures de Metsu : sur l’enveloppe et sur le tableau. On peut donc facilement supposer que son thème est en rapport avec la Peinture.
De plus, la présence de la servante nous livre le thème du bas : la Peinture du point de vue du Spectateur. La partie haute représenterait-elle la Peinture du point de vue du Peintre ?
Chapeau contre seau
Le cadre doré avec sa colombe, la paix champêtre qui règne dans le tableau du haut évoquent un monde idéal, harmonisé : le tableau tel qu’il se présente dans l’esprit du peintre. Le chapeau posé sur la chaise, juste en dessous, corrobore cette idée du tableau « dans la tête ».
Le tableau du bas en revanche, avec son rideau qui le protège, et son sujet tempétueux évoque un monde voilé et aléatoire : le tableau tel qu’il se présente aux regards des spectateurs. Le seau à provisions, juste en dessous, corrobore cette idée du tableau « sur le marché ».
Les deux signatures
Les deux signatures ont des valeurs bien différentes. Celle du bas est inscrite sur la lettre peinte : elle fait partie du tableau et c’est une adresse postale: autrement dit elle est destinée à être regardée et lue.
Celle du haut en revanche ne fait pas partie des objets représentés, mais a été apposée pour authentifier le tableau : elle renvoie à l’acte de peindre et à l’écriture.
Tel un expérimentateur sur une paillasse, Metsu a accumulé tous les instruments d’une théorie de la représentation :
- les lettres décrivent le monde sous forme littéraire,
- le globe illustre la projection géographique,
- le miroir la réflexion spéculaire,
- les tableaux la transcription picturale.
Quant aux signatures, elles représentent non pas le monde, mais Metsu lui-même..
La partie gauche du triptyque est dédiée en haut à l’Ecriture et en bas à la Lecture.
Pour la partie droite, nous avons maintenant une interprétation cohérente, celle de la Peinture :
- en bas, comment la regarder ;
- en haut,comment la concevoir.
En haut le Maître joue le double rôle du scripteur et du peintre, autrement dit de l’Auteur.
En bas le Maîtresse et la Servante fournissent, en lisant et en contemplant, deux incarnations du Spectateur.
En exploitant le thème du regard, nous avons abouti à une première interprétation du « triptyque de Dublin » : une mise en parallèle de l’Ecriture et de la Peinture, assortie d’échantillons sur les formes de la représentation.
Mais ceci laisse à l’écart la chaîne hiérarchique qui structure si fortement le triptyque, surtout depuis que le panneau masculin est venu coiffer l’ensemble de la composition : le Maître commande à la Maîtresse qui commande à la Servante qui commande au Chien.
Cette piste hiérarchique va nous conduire à une seconde interprétation d’ensemble qui se superpose, sans la contredire, à la première.
Un ternaire pour un triptyque
En latin (Spiritus, Anima, Corpus) comme en néerlandais (Geest, Ziel, Lichaam), le ternaire le plus connu repose sur un composant masculin, l’Esprit et un composant féminin, l’Ame. Le troisième terme, le Corps, étant masculin ou neutre.
Un triptyque qui fait figurer le Maître en haut, la Maîtresse et la Servante en dessous, et tout en bas un chien fidèle, mérite au moins de s’interroger sur une possible interprétation philosophique ou religieuse.
Le corps-serviteur
L’idée que l’Esprit et l’Ame doivent commander le Corps, et non l’inverse, est familière aux catholiques. Metsu, qui l’était, peut avoir entendu des sermons aussi cocasses que celui-ci :
« L’esprit qui est le maître voudroit aller à l’église, à la grand-messe au sermon et à vêpres ; le corps qui est le valet, porte l’esprit au cabaret, à l’académie, au lieu infâme ; l‘âme qui est la maîtresse voudroit prier Dieu, communier ou gagner l’indulgence, et la chair qui est la servante traîne l’âme aux promenades, aux danses et dissolutions ». Le missionnaire de l’Oratoire, Sermons du Père Le Jeune, Tome VII, 1825.
Mais le tableau pourrait se rattacher à une tradition philosophique plus précise.
L’âme intermédiaire
Le fait que l’Esprit (la partie de l’homme qui est en relation avec le monde des Idées) puisse agir sur le Corps (la partie la plus matérielle) a toujours posé problème. D’où la nécessité, dans la tradition hermétique, d’un principe intermédiaire capable d’articuler le principe spirituel et le principe matériel.
« …Car il est impossible au Noùs, de par son essence, d’habiter nu un corps terrestre : c’est que le corps terrestre ne peut porter une aussi grande divinité et qu’une Force de cette splendeur et de cette pureté ne peut supporter d’être liée par un attouchement direct à un corps soumis aux passions.
C’est pourquoi l’Esprit s’enveloppe dans les voiles de l’Âme ; l’âme qui, à certains égards, est aussi divine, se fait la servante du souffle vital tandis qu’enfin le souffle vital gouverne la créature ». Corpus hermeticum douzième livret, versets 51 et 52
L’Ame servante de l’Esprit et maîtresse du Corps
Metsu n’avait pas besoin d’être un expert en hermétisme pour se représenter l’Ame comme la servante de l’Esprit (le souffle vital), servant en quelque sorte de courroie de transmission de ses ordres vers le Corps (la créature). Cette conception hiérarchique était relativement populaire à l’époque, comme en témoigne la splendide métaphore qui suit :
« Or quand le corps et l’esprit (qui ont de coutume de de faire par ensemble la guerre) sont tellement d’accord et profitables l’un à l’autre, que l’esprit soit le maître et l’inférieure partie de l’âme (savoir est la raison), la femme, et le corps, le serviteur, et que, librement et volontiers, il obéit à son maître et maîtresse, et que comme les yeux des serviteurs sont ès mains de leurs maîtres et ceux des servantes es mains de leurs maîtresses, ils soient en pareille forme, prêts et appareillés d’obéir. Quand, dis-je, ces choses seront en telles manières disposées, c’est à savoir qu’il y ait une si grande paix et concorde entre eux, lors assurément il y a joie en l’esprit, paix en l’âme et délectation au corps. Et lors notre Seigneur Dieu nous illumine de telle façon de sa divine clarté, comme fait le soleil tout l’air, quand il est serein et libre de tout vent, tempête, pluies et nuées ».
La Perle évangélique: traduction française (1602) Par Daniel Vidal. Texte flamand d’une béguine anonyme, paru en 1535 à l’initiative du chartreux colonais Thierry Loher.
La dernière phrase en particulier semble directement décrire l’ambiance du triptyque : lorsque la concorde (tableau bucolique) et non pas les tempêtes (tableau maritime) règne entre maîtres et serviteurs, alors la divine clarté illumine toute la scène.
Une métaphysique de la lumière
Au XVIIème siècle, et particulièrement dans les tableaux hollandais, la lumière revêt souvent un caractère religieux ou métaphysique.
« La lumière n’est pas seulement [chez Kepler] l’image du Dieu trinitaire ; elle constitue aussi l’origine des facultés de l’âme, le lien qui rattache le monde spirituel et celui de la matière physique, et un miroir des lois de la nature. » Lindberg, 1986, cité par Arasse, L’ambition de Vermeer, p 169
Nous en savons maintenant assez pour nous lancer dans une interprétation ternaire du triptyque de Dublin.
Le Maître
Que fait l’Esprit ? Il voyage, il perçoit la lumière des choses directement, comme à travers une fenêtre ouverte. Il est capable de quadriller le monde, de le cartographier, de le peindre ou de le dépeindre. Dans la sérénité de son cabinet de travail, en haut de la maison, il donne des ordres écrits.
La Maîtresse
Que fait l’Ame ? Elle réside, elle reflète, elle coud, faisant tenir ensemble les pièces séparées. Elle ne voit pas le monde directement, mais au travers des quadrillages et filtres que le Maître a disposé autour d’elle. Dans la salle du rez-de-chaussée, elle lit ses ordres et les transmet à la Servante.
La Servante
Que fait le Corps ? Il ne sait pas lire, mais il est sensible aux images, ce qui le rend influençable et vulnérable aux passions. Il peut aller au marché chercher des provisions. Il peut aussi monter au premier étage pour rapporter au Maître le compte-rendu écrit de la Maîtresse.
Le chien
Un animal n’a pas d’Esprit. Il a seulement une petite Ame, qui lui permet d’obéir. Et un petit Corps, qui lui permet de regarder, sans comprendre ce qui se passe.
Un schéma théorique
Le triptyque de Dublin illustre, sous forme d’une maison hollandaise bien organisée, ouverte comme une maison de poupée, le fonctionnement d’un humain théorique.
Les perceptions apportées par la lumière sont transformées en ordres par l’Esprit, lesquels sont transmis à l’Ame qui les fait exécuter par le Corps et rend compte en retour à l’Esprit. Toute l’astuce de Metsu est d’avoir utilisé le Courrier comme métaphore de ce circuit de commande.
Un auto-portrait philosophique
Une manière d’articuler cette interprétation avec la précédente et de considérer qu’il s’agit non pas du schéma de principe d’un humain quelconque, mais d’un auto-portrait philosophique de Metsu lui-même : la lettre au Maître ne lui est-elle pas adressée ?
Voici donc en éclaté sous nos yeux un Gabriel Metsu trinitaire :
- l’intellectuel et l’homme d’action – le Maître qui conçoit et dirige ;
- la dame aux magnifiques atours – la Beauté que courtise le Maître ;
- la servante curieuse, qui observe l’oeuvre en train de se dévoiler à elle-même – la Peinture en action, et en jupons…
Alors, le courrier qui descend et monte entre ces trois instances ne serait rien d’autre que le message d’amour adressé par le créateur à sa création, et retour…
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