2 Des raboteurs héliophiles
Dans la variante moins connue, les deux raboteurs, cette fois, sont tournés en direction de la lumière.
Raboteurs de parquets
Caillebotte, 1876, Collection privée
Le point de fuite
Le point de fuite se situe à la hauteur d’un homme debout, vers le bord gauche du tableau, toujours à l’emplacement de la signature. Etrangement, bien que l’oeil soit plus haut que dans la première version, l’impression de surplomb est moindre : en se plaçant à distance et latéralement par rapport à son sujet, Caillebotte évite les raccourcis et l’impression d’écrasement des ouvriers sur le plancher.
Les genouillères
Ce détail, qui n’était pas visible dans l’autre tableau, complète la panoplie des raboteurs.
Le vieil ouvrier
Comme pour nous interroger sur la leçon précédente, Caillebotte a caché l’outil dont se sert le vieil homme : vu les lignes claires qu’il a laissé à sa droite, nous savons qu’il s’agit d’un rabot.
Et comme la ligne qu’il est en train de tracer n’est pas complète, nous savons qu’il travaille en avançant vers la fenêtre.
Le jeune ouvrier
Il est assis en train d’affûter son racloir, sans doute depuis un bon moment, puisque son collègue a tracé au moins huit traits qui s’arrêtent à son niveau, au lieu d’aller jusqu’à la fenêtre.
Un appartement modeste
La ferronnerie de la grille est plus simple ; les moulures des lambris ont été remplacées par une simple ligne rouge. La surface à raboter doit être moindre, puisque deux ouvriers suffisent : un père et son fils, ou un artisan âgé et son apprenti.
Une allégorie platonicienne ?
Les deux hommes ont les yeux tournés vers le bas, ils ne regardent pas directement le jour, mais son reflet sur le parquet vernis. On pourrait y voir l’allégorie platonicienne d’une Humanité à quatre pattes, guidée vers le progrès par le reflet des Vérités Divines.
La jeune génération, un peu en avant sur le chemin, affûte son racloir tandis que la précédente, qui va bientôt disparaître, se contente de trimer en se prosternant.
Les laboureurs de la ville
En traçant leurs sillons sur le plancher, les raboteurs de Caillebotte acclimatent à la ville ce vieux symbole de l’humanité à ras de terre que constituait le laboureur.
La variante « héliotrope » semble empreinte d’une vision modérément optimiste : si agenouillé soit-il, pourvu qu’il regarde vers la lumière, l’homme finit au moins par s’asseoir sur son cul.
La variante « héliophobe » constituerait le pendant pessimiste du message : travailler à contrejour pousse à boire.
Notons que Caillebotte ne craint pas s’impliquer personnellement dans le débat, en signant chaque fois du côté du but à atteindre : à gauche sous la lumière du progrès, à droite à l’ombre de la bouteille.
En chemise blanche
Le fait que le vieil ouvrier ait gardé sa chemise immaculée tandis que les trois alcooliques travaillent torse nu semble encore renforcer cette interprétation morale des deux versions des Raboteurs de parquet.
Et pourtant, une autre interprétation est possible, plus simple, exempte de toute pesanteur métaphysique : plus Caillebottienne, en somme…
Pourquoi se mettre torse nu quand on travaille à contrejour, et passer une chemise quand on travaille face à la lumière ? Tout simplement, parce que l’été il fait chaud et le soleil brille ; tandis qu’au printemps et à l’automne, il fait frais et la lumière est plus faible.
L’opposition entre les deux tableaux ne serait qu’une opposition de saison, renforcée par une symbolique discrète : d’un côté un bel appartement aux moulures dorées, avec vue sur la coupole de l’Opéra, et trois hommes dans l’été de leur l’âge ; de l’autre, un appartement moins rayonnant, avec un jeune homme au printemps de sa vie et un vieil ouvrier à son automne…
Plein été et Demi-saisons, tels pourraient-être les véridiques sous-titres des deux variantes des Raboteurs.
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