Une oeuvre aussi célèbre et aussi abondamment commentée ne peut être approchée que par des lectures successives, par des éclairages partiels qui finiront, si tout va bien, par se fondre dans une vision unifiée.
Dans cette série d’articles (écrite en 2012 et révisée en 2023 suite à de nouvelles interprétations), j’insiste surtout sur des aspects encore méconnus.
- Pour un aperçu chronologique des principales interprétations, voir Paul Barolsky [1a] et plus récemment Marco Paoli [1b], qui a pris la peine de résumer quarante sept études sur la question (de 1893 à 2010) ;
- Pour une image en haute définition, voir le site de la National Gallery [2].
Pour commencer, trois questions simples
Vénus et Mars, Botticelli, vers 1485, National Gallery, Londres
A côté de ces deux grandes machineries mythologiques que sont Le Printemps et La Naissance de Vénus, ce panneau de Botticelli peut passer pour une oeuvre simple : deux personnages principaux seulement, faciles à identifier ; et une morale implicite qui, depuis l’Antiquité Grecque jusqu’à des âges d’or plus récents, est connue sous tous les tropiques : « L’Amour est plus fort que les armes ».
Dès cette première lecture, trois questions naïves vont nous ouvrir des perspectives insoupçonnées :
- quels sont les atours de Vénus,
- quelles sont les armes de Mars,
- quelle est la raison de cette composition toute en longueur ?
1 Les atours de Vénus
Le vêtement
Le vêtement de Vénus est somptueusement érotique : c’est une sorte de déshabillé, composé d’une d’une chemise à demi-transparente, sur laquelle est passée une tunique elle-aussi transparente.
Un premier type de galons dorés (motif à triangles alternés) souligne les seins et les épaules. Un second type (motif en croisillons) marque l’ouverture centrale et les bords inférieurs de la tunique.
La fausse tresse
Un troisième type de galon orne l’échancrure, fermée par le médaillon.
En fait, il ne s’agit pas d’un galon cousu au vêtement, mais d’une fausse tresse (en rouge) : on la voit d’ailleurs se prolonger derrière la nuque, passer par dessus la queue de cheval, et s’entremêler à la chevelure réelle pour former un chignon.
Cet accessoire de beauté joue donc un triple rôle : fausse tresse, galon marquant l’échancrure, et collier portant un médaillon.
Portrait de Simonetta Vespucci, Städel Museum, Francfort
Botticelli est un spécialiste de ce type compliqué d’accessoire : il l’a utilisé notamment dans ce portait où deux fausses tresses brunes, décorées de perle et donc faciles à distinguer de la chevelure réelle, sont reliées par un noeud et suivent exactement l’échancrure de la robe.
Le Printemps (détail), Botticellli 1478-82, Offices
A l’autre extrême, chez l’une des trois Grâces du Printemps, les trois contours sont bien distincts : celui de l’échancrure, par dessus lequel est posé un premier collier composé de deux fausses tresses blondes, par dessus lesquelles passe une chaînette portant un médaillon.
Le médaillon
Il est composé de huit perles entourant un rubis :
- La perle est associée à Vénus du fait de leur communauté d’origine : comme on le sait, toutes deux sont nées d’une coquille, et la métaphore Vénus/perle est un poncif de la poésie classique.
- Le rubis est traditionnellement associé à Mars – notamment en héraldique – à cause de sa couleur rouge sang et de sa dureté.
En synthèse
Les atours de Vénus sont typiquement botticelliens et typiquement florentins, issus d’une culture de l’artifice dans laquelle le raffinement extrême prétend coïncider avec le naturel.
Les tissus transparents jouent à la lisière entre le nu et l’habillé, et révèlent le corps sous prétexte de le voiler.
Quant aux fausses tresses, on peut sans grand risque leur attribuer, pour les contemporains de Botticelli, un statut d’accessoire comparable à celui de nos porte-jarretelles : à la fois système d’accrochage et invitation à l’effeuillage. Dans ce tableau en particulier, le dispositif est particulièrement éloquent, puisque le médaillon invite à effectuer, d’une seule main, deux gestes à haute charge érotique : dénouer la chevelure et dégrafer la robe.
La déesse de l’Amour est une pin-up à la mode,
et sa tenue est une tenue de combat.
2 Les armes de Mars
Le casque
C’est un modèle de type « salade », qui s’est maintenu jusqu’aux casques allemands de la première guerre mondiale.
|
Casque milanais, fin du XVème siècle (attribué à Domenico dei Barini detto Negroli), Royal Collection |
Il est très semblale à ce casque milanais
- même prolongement protégeant la nuque ;
- même encoche au milieu de la nervure centrale, pour permettre de fixer le cimier ;
- même emplacement des rivets.
Botticelli a attribué à Mars un casque de son temps, enrichi d’ornements en métal doré qui en font une arme de parade.
La lance
La garde (ou « rondelle« ) est en fer, du même métal que le casque. Le matériau de la lance elle-même n’est pas facile à identifier, du fait de ses reflets métalliques : bois vernis, voire même bois recouvert du même matériau cuivré que les ornements du casque ?
Livre des tournois des empereurs Frédéric III et Maximilien I, 1489 à 1511
Si on en voyait l’extrémité, il serait facile de décider entre une lance de joute – qui se termine par un rochet (fer émoussé formé de plusieurs petits mamelons obtus), ou une lance de guerre – qui se termine par une pointe. Néanmoins, sa courte longueur et sa rondelle large, qui permet de prendre appui sur la cuirasse, font pencher en faveur d’une lance de joute.
Angelo Poliziano, La Giostra di Giuliano de Medici, 1495–1500 , MET
Ce chevalier, choisi pour illustrer « La Joute de Julien de Médicis » porte le même type de lance, et un casque cette fois muni de son cimier.[2a]
C’est donc plutôt une arme courtoise, qui confirme l’influence pacificatrice de Vénus, la Dame, sur Mars son Chevalier : mieux vaut culbuter l’adversaire que le tuer.
Traduit dans un domaine plus intime : mieux valent les joutes galantes que la guerre des sexes.
La cuirasse
Mars s’y appuie du coude, tout comme Vénus sur son coussin. Toujours la même idée : la puissance pacificatrice de l’Amour a mis à bas le trophée guerrier, réduit à un accessoire de pique-nique.
A noter que la doublure intérieure en tissu blanc, qui se voit au cou et à l’épaule du petit faune, fait partie intégrante de la cuirasse : comme ses trois autres collègues, le petit dieu va torse nu.
L’épée
De l’épée, on ne voit que le pommeau métallique en forme de disque, la poignée noire, et un bout de lame qui se perd sous le linge, à gauche de la main du faune. Elle est située sur le flanc gauche de Mars, ce qui est la position normale pour une épée. Mais prise sous le linge blanc, puis sous le linge rose, coincée entre les hanches du dieu endormi et la cuirasse, on comprend bien qu’elle serait inopérante en cas de danger : sa pointe et son tranchant ne menacent que Mars lui-même.
A la fin de cette série d’articles, nous reviendrons sur sa forme très extraordinaire.
En synthèse
De même que Botticelli a coiffé et vêtu Vénus à la mode du temps, de même il ne s’est pas lancé, pour Mars, dans une reconstitution à l’antique : ses armes sont celles d’un jeune noble de l’époque.
Sans la présence des faunes, nous pourrions voir dans la scène deux jouvenceaux florentins rejouant la vieille partition de la Dame et du Chevalier. Le tableau sonne comme le manifeste d’une période où les civilités de l’humanisme recouvrent la courtoisie médiévale.
3 Une composition en longueur
Un panneau de mariage
D’après le format très allongé du panneau (69.2 x 173.4 cm), on pense qu’il s’agit d’un élément décoratif ayant fait partie d’un mobilier d’apparat. Le plus souvent, à Florence, ces panneaux peints très allongés constituaient des parois de coffre (cassone).
Ici, il s’agirait plutôt d’une « spalliera » qui décorait un des bords du lit nuptial, au-dessus du matelas. Les coins inférieurs sont occupés par le coussin de Vénus, à gauche, et le faune surgissant de l’armure, à droite : deux éléments en saillie, cohérents avec une composition destinée à être contemplée de près et d’en-dessous, lorsque les époux étaient allongés.
Le nid de guêpes
E. Gombrich, dans son article fondateur de 1945 [3], a fait remarquer que le trou d’arbre dans lequel pénètrent des guêpes, en haut à droite, se trouve à l’emplacement où on s’attendrait à trouver le blason des commanditaires. Or à cause de son nom latin « vespa », la guêpe figure sur les armes parlantes de la famille Vespucci
Identification d’une noce
On s’accorde généralement sur le fait que le panneau aurait pu être réalisé à l’occasion des noces, en 1483, d’un membre de la famille Vespucci (un clan très étendu dont on connaît Amerigo, qui a donné son nom à l’Amérique).
Selon des recherches récentes [4], il pourrait s’agir plutôt du mariage de Lucrèce de Médicis, la fille aînée de Laurent de Médicis, avec Jacopo di Giovanni Salviati, ce qui repousserait la date à 1487 (mais le mariage avait été négocié dès 1482) . Dans ce contexte, la nudité de Mars, comparée aux riches atours de Vénus, pourrait être une allusion à la différence d’extraction entre les deux familles [5].
Quoiqu’il en soit, il s’agit d’un mobilier fastueux, destiné à un public sinon princier, en tout cas extrêmement raffiné.
Une composition « en baldaquin » » (SCOOP !)
La composition est marquée par la symétrie forte entre les postures des deux divinités, renforcée par la division de l’arrière-plan en trois parties : de part et d’autre de l’ouverture centrale, les buissons s’arrêtent au niveau des mains de Mars et de Vénus, comme deux rideaux végétaux qu’ils viendraient d’ouvrir pour avoir un aperçu sur le monde.
Plutôt que de la qualifier de théâtrale, c’est plutôt d’une composition « en baldaquin » qu’il faudrait parler : la clairière dans laquelle Mars et Vénus se sont abrités des regards, derrière les rideaux végétaux, est comme l’image dans un miroir du lit avec ses rideaux destiné aux jeunes époux, ce lit à baldaquins dont le panneau formait la spalliera.
La clairière prolonge le matelas, les jeunes époux mènent leurs ébats sous le patronage direct du couple divin, qui habite, sans solution de continuité, un espace immédiatement contigu.
A qui appartient le coussin ?
Mars est allongé sur son armure, et Vénus sur un coussin luxueux, qui se justifie mal dans le contexte d’une sieste champêtre.
En revanche, en développant l’idée que la clairière est contigüe au matelas, on peut imaginer que les coussins du lit étaient assortis, voire identiques, au coussin dans le tableau, qui fonctionne ainsi comme une sorte d’objet-limite.
Astuce décorative pour suggérer une complicité : le coussin de Vénus, c’est un de ceux de la mariée.
Et peut être – pourquoi pas – le drap nuptial était-il du même rose fluo que celui sur lequel Mars est allongé ?
Une contemplation intime
Il faut se représenter le panneau non pas accroché au mur de la National Gallery, mais au fond d’un lit clos à Florence : le but n’est pas de mettre en scène les amours de Mars et de Vénus à l’intention de visiteurs distants, mais d’impliquer deux spectateurs privilégiés dans une contemplation intime.
Ainsi le couple moderne est mis en communication directe avec le couple antique, au travers de cette frontière invisible qui sépare les Dieux et les Mortels, l’espace peint et l’espace physique, l’Amour exemplaire et son application contingente.
La campagne déserte
Isolés du monde extérieur par les rideaux, les époux tournent leur regard vers le fond du lit : il traverse la clairière et, par dessus les épaules du couple divin, s’échappe entre les rideaux végétaux, vers un horizon vide.
On comprend que la campagne de la zone centrale soit déserte, puisqu’elle est, dans le monde des Dieux, l’analogue de la chambre nuptiale pour les époux.
La ville
En fait, l’horizon n’est pas totalement vide : on discerne avec peine, dans la zone située entre la lance et la cuisse de Mars, une ville blanche à hautes tours, surplombée par une coupole. Selon Christina Luchinat Acidini [6], il pourrait s’agir de la partie occidentale de Florence, vue depuis la zone de Peretola, dans laquelle les Vespucci avaient une propriété.
L’irruption des enfants-faunes
Nous reviendrons longuement (4.1 Souffler dans une conque) sur ces quatre impertinents, qui ajoutent leur touche de dynamisme et de fantaisie à une composition quelque peu rigide. Pour l’instant, contentons-nous d’imaginer qu’il viennent de faire irruption dans la clairière en passant par l’ouverture entre les buissons, exactement comme un cortège d’enfants autorisés, le lendemain des noces, à venir réveiller les mariés.
En synthèse
La contrainte de la spalliera imposait une composition en longueur. La trouvaille de Botticelli consiste à l’avoir déployée également en profondeur, dans un espace-miroir où siègent les divinités-exemples.
Cette idée que la clairière avec ses bosquets serait un espace d’expansion du lit nuptial avec ses rideaux, et que le coussin de Vénus constituerait un objet de transition entre les deux, n’a pas été formulée jusqu’à présent.
Il faut dire qu’elle est quelque peu audacieuse : inviter Vénus et Mars comme compagnons de lit, voilà qui dénote une conception pour le moins princière de ses noces.
Voici aussi qui introduit un retournement intéressant : alors qu’un tableau, d’habitude, reproduit le monde réel, ce sont ici les amoureux réels qui se livrent, à l’abri des rideaux, aux paradoxes et aux délices de la reproduction !
Article suivant : 2 Amour et Guerre
Références :
[1b] Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico »
[2a] Ceci ne permet pas d’identifier Mars à Julien de Médicis, car la même gravure illustre un autre livre sans rapport avec lui, le « Libro di giuocho di scacchi, incunabolo, per maestro antonio miscomini » par Iacobus de Cessolis (mars 1493). De plus ces deux incunables sont postérieurs de 10 ans à la date présumée du tableau (1483), lequel est également postérieur à cette joute (1475).
[3] E. H. Gombrich
« Botticelli’s Mythologies: A Study in the Neoplatonic Symbolism of His Circle » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 8 (1945), pp. 7-60
https://www.jstor.org/stable/750165
[4] Clark donne pour référence Simone Reinhardt, Sandro Botticelli, Ph.D. diss, Bonn University, 2001, p 65-66. Cette thèse, non publiée, est prise en compte par Zöllner, mais son existence est mise en doute par Bellingham.
[5] Zöllner, 2005 (cité par Paoli [1b], p 50).
[6] Christina Acidini Luchinat « Botticelli : Les allégories mythologiques » 2001