Monthly Archives: août 2012

5.1 Des objets ambigus

11 août 2012

Toute jolie et amusante qu’elle soit, la scène consiste tout de même à montrer un jeune homme nu, gisant inconscient à côté d’une beauté habillée. Autant cet effet de contraste serait banal pour une déploration (pieta, martyre), autant il est intriguant dans le cas d’une scène champêtre, où on s’attend plutôt à ce que la beauté de la nature serve d’écrin à la plastique féminine.

Cette inversion de la nudité n’est pas le seul élément provocateur du tableau, qui regorge  d’objets diversement sexués : la coquille bien sûr; mais aussi la lance/gaule, le trou d’arbre et d’autres que nous découvrirons.

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Possibilité d’une lecture érotique

Avant la réaction Savonarole, les Florentins étaient loin d’être prudes. Rien n’empêche donc une lecture érotique, selon laquelle cette tête de lit serait :

  • soit une sorte de planche pédagogique pour dégourdir les jeunes mariés ;
  • soit la caricature d’un tableau nuptial, à l’intention de l’élite homosexuelle de la Cité.

« Le goût sarcastique d’inverser les rôles sexuels de Vénus et de Mars, comme de semer le désordre dans leur union par l’irruption des panisci et des frelons répand dans ce bosquet clos, totalement dénué de symbolisme floral, un très fort parfum de parodie » Stéphane Toussaint ([1], p 62)

Nous allons donc, quittant les garde-fous du texte, traquer les représentations du sexe, à base de creux, de bosses, et de gestes suggestifs.

La conque de Vénus

La naissance de Vénus

Botticelli_Venus_Mars_conque

Botticelli, dans sa célébrissime  Naissance de Vénus, nous  montre la déesse debout dans une coquille Saint Jacques, ce qui est la manière pudique d’illustrer le mythe : car d’après celui-ci, Vénus aurait surgi nue de l’écume de la mer, près de l’île de Cythère, « chevauchant une conque« .



Botticelli_Venus_Mars_conque_reelleBien différente de la coquille Saint Jacques, la conque est en forme d’escargot, avec une ouverture rose évoquant universellement le sexe féminin. Aussi la représentation de Vénus chevauchant une conque véritable n’a jamais été tentée, tant elle rendrait évidente le pléonasme sur lequel joue le mythe.


Goltzius AmphitriteAmphitrite, Hendrik Goltzius,vers 1590

Un artiste audacieux a néanmoins réussi à montrer le chevauchement sans montrer la conque, au prix d’une invention encore plus suggestive : une sorte de siège anatomique dans laquelle Amphitrite se trouve insérée, voguant dans une expansion gigantesque de son propre sexe. 


Dans Vénus et Mars, la conque ne doit-elle pas être comprise, non pas comme une référence à Pan,  mais simplement comme l’emblème de Vénus, par lequel Botticelli rendrait justice, sous une forme visuellement acceptable, à la crudité du texte antique  ?


La conque gréco-romaine

Le mot « cogxe »en grec, « concha » en latin, est parfois utilisé dans un sens grivois. Dans une pièce de Plaute, Rubens, on trouve cette nvocation à Vénus à propos de deux jeunes naufragées :

 

Tu es née, dit-on, d’une conque ;

que leurs conques trouvent grâce devant toi !

te ex concha natam esse autumant,

cave tu harum conchas spernas


La conque florentine

Stéphane Toussaint pense que la conque brandie comme une enseigne n’a rien à voir avec Pan, mais bien plus avec une chanson gaillarde florentine :

« Ferme-là un peu ma fille
Ta coquille n’est pas franche
Quand il faudra la calmer
Je vais lui payer une belle hallebarde. »
Chanson de la coquille (Canzonetta del nicchio) ([1], p 36)

Il en tire une conclusion tranchée :

« Moralité : la vulve enragée réclame au plus vite un mari fécond, un mâle inséminateur capable de remplir sa conque pileuse. Opposant une fin de non-recevoir au coquillage qui l’indiffère, le Mars endormi de Botticelli poursuit son somme et se dérobe au devoir conjugal » ([1], p 39)


La conque de Lotto

Lorenzo Lotto - Venus and Cupid.jpg

Vénus et Cupidon, Lotto, vers 1525, Metropolitan Museum, New York,

Lotto n’hésitera pas à suspendre, juste au-dessus de la tête de Vénus, une conque très similaire à celle de Botticelli, en prenant soin de redresser verticalement l’ouverture pour la rendre plus explicite. Juste derrière, un rideau rouge, entrebaillé par un tronc d’arbre, insiste lourdement.

Mais ce qui est encore plus significatif, dans ce tableau truffé de clins d’oeils et d’énigmes,  c’est la grosse perle, bien visible, que Vénus porte en boucle d’oreille

Botticelli_Venus_Mars_conque_Venus Lotto
Lotto s’est donc amusé à suspendre de part et d’autre du visage incliné de la déesse, deux emblèmes vénusiens parfaitement évidents pour les spectateurs de l’époque.


En synthèse :

Le Vénus et Cupidon de Lotto illustre le goût de ce peintre pour les tableaux à symboles. Il jette, rétrospectivement, un éclairage intéressant sur le Venus et Mars de Botticelli, qui lui est antérieur d’une quarantaine d’année.

Lotto encadrera verticalement le visage de Vénus par la conque et la perle : Botticelli utilise la même composition horizontalement, en plaçant le visage de Mars sous le contrôle de la conque d’un côté, du nid de guêpes de l’autre.

Si la conque est l’emblème de Vénus, de qui le nid est-il l’emblème ?


Les objets sexués


Si on les cherche, on les trouve. A vrai dire, il n’y a guère que cela dans le tableau.


Le voile et le pagne

Vénus exalte sa féminité par des superpositions de voiles ondoyants,  maîtresse des pièges et des prestiges de la transparence. En contraste Mars apparaît bien vulnérable dans sa nudité, avec son pagne aux plis secs qui semble là plus pour faire oublier que  pour mettre en valeur une virilité hypothétique.


La composition

En largeur, la composition est parfaitement symétrique : les rideaux végétaux qui ferment le fond s’arrêtent exactement à l’aplomb du sexe des dieux allongés, à égale distance du milieu du tableau.

Les bandes les plus éloignées renferment la partie supérieure des corps, la partie noble. Mais dans la bande centrale, les membres inférieurs se côtoient, sans se toucher en aucun point.

Botticelli_Venus_Mars_Sexe_Loges

La composition souligne donc l’état de séparation, dans lequel se trouve pour l’instant le couple  : leurs bustes sont éloignés, rencognés chacun dans sa « loge » végétale  ; la bande centrale est l’espace de la rencontre, ouvert sur un horizon vide qui autorise tous les possibles.


Le buisson et l’arbre

Botticelli_Venus_Mars_BuissonGauche Botticelli_Venus_Mars_ArbreDroite

Dans les buissons qui servent de fond aux deux bustes,  on reconnaît habituellement  des lauriers ou des myrtes, arbustes sacrés de Vénus. Mais ces deux arrière-plans végétaux ne sont pas symétriques : derrière Vénus, il s’agit d’un buisson touffu ; tandis que Mars est appuyé contre un tronc d’arbre.

Le contraste est donc clairement sexué, entre le buisson évocateur d’une toison pudique, et le tronc on ne peut plus viril.


Le nid de guêpes

Botticelli_Venus_Mars_Intro__guepes

A la différence de Mars qui ronfle, ayant mis bas cuirasse et épée, , les guêpes vrombissent à l’entrée du nid, avec leur carapace et leur dard.

On peut voir une touche d’ironie dans le contraste entre leur vigilance agressive et le sommeil désarmé du Dieu des Combats. Quoique minuscules, ce sont elles les vrais guerrières du tableau, celles qui forcent les orifices et prennent d’assaut les citadelles.  La guêpe est d’ailleurs souvent un emblème de la Pugnacité ([2], p 104).

Pour Stéphane Toussaint, ces insectes n’ont rien à voir avec les guêpes des Vespucci, et sont plutôt des frelons sylvestres. Ce qui permet un rapprochement hardi avec un texte postérieur  :

« En 1585… Tomaso Garzoni compare les relons à des sodomites actifs, qu’attirent la chevelure fluctuante et les pommettes parfumées des Ganymèdes, des gitons de Zeus : « comme des filles ils apprêtent leurs bouclettes et répandent mille parfums sur leurs pommettes pour faire accourir les frelons à leur miel. » … Dans cet extrait, la masculinité de l’insecte bourdonnant autour des garçons s’associe à l’équivoque d’une coiffure féminisante et bouclée. » ([1], p 86)


La lance

La lance barre la zone centrale : elle constitue donc, visuellement, un pont entre la « loge » de Vénus et la « loge » de Mars. Elle passe à côté de la conque, mais vise directement le trou d’arbre, dont la position à côté de l’oreille gauche de Mars et la  forme en amande introduisent une symétrie forte par rapport à la conque et à son orifice.

Mettant en joue successivement deux cavités, la lance a tout du symbole phallique, même si elle pointe du camp féminin vers le camp masculin

Botticelli_Venus_Mars_Sexe_Loges_Lance

Remarquons que son bout est « coupé » par la conque : tout comme la branche creuse, il s’agit d’un symbole viril vaincu par un symbole féminin.


L’épée

La encore, il s’agit d’un objet viril dont le bout est caché, et qui se retourne contre son propriétaire.


Le casque

Nous avons signalé l’encoche sur la nervure centrale, qui souligne l’absence du cimier. Non seulement le casque de fer est enserré par les ornements cuivrés qui matérialisent la domination de Vénus, mais en plus il est dévirilisé, amputé de sa partie sommitale.


Virilité interrompue

L’insistance sur le motif de la « virilité interrompue » donne matière à réflexion :  ce pourrait être, comme beaucoup le pensent, une allusion à l’impuissance temporaire, à la phase réfractaire dans laquelle, le dieu de la Guerre se trouve après l’acte sexuel.

Ou bien, il s’agirait, selon S.Toussaint, de suggérer que Mars n’est pas intéressé par Vénus : d’autant qu’à l’époque le terme « endormi » était un euphémisme courant pour l’homosexuel passif [1], p 55)


En synthèse

Le désarmement de Mars est complet  : nu comme un mollusque hors de sa coquille, il est incapable de combattre.  Ses armes offensives (la lance, l’épée), sont privées de leur pointe et retournées contre lui.  Quant à ses armes défensives, elles ne sont guère plus glorieuses : le casque est écimé et  la cuirasse gît à terre comme un cadavre décapité sur le champ de bataille.

La victoire de Vénus est  totale :  le comble de la fierté masculine, Mars, ce super-héros, est exposé au milieu de ses trophées transformés en jouets, mis en joue par les symboles épuisés de sa propre virilité.

Autrement dit : l’homme est après l’amour un être sans défense, plus faible qu’un enfant ; quant à son organe, une fois émoussé, il se retourne en menace contre lui même : post coïtum animal triste.

Ou bien, selon S.Toussaint, le tableau ne fait que refléter l’horreur de l’hétérosexualité dont témoigne par ailleurs Botticelli :

« Je rêvais que je m’étais marié et j’en éprouvais une telle douleur en songe, et je me suis réveillé avec une si grande peur de le resonger, que j’ai déambulé toute la nuit sans Florence comme un fou, pour ne pas courir le risque de me rendormir. » ([1], p 17)

Nous découvrirons au dernier chapitre une interprétation intermédiaire.

Article suivant : 5.2 Des gestes suggestifs

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Références :
[1] Stéphane Toussaint, « Le rêve de Botticelli », 2023
[2] E.Wind, « Mystères païens de la Renaissance »

5.2 Des gestes suggestifs

11 août 2012

Les interprétations sexuelles sont comme les maladies transmissibles : des objets, elles sautent aux  personnages, et tournent à l’obsession:  jeux de jambes, jeux de mains…

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1 Jeux de jambes

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Venus_Jambe

La jambe gauche de Vénus

Le long de la jambe de Vénus, le regard se laisse captiver par un jeu de dévoilement en trois temps :  transparence au niveau du genou, contrariée par le pan de voile qui retombe sur le mollet, puis résolue par la nudité du pied :  un pied grec, bien sûr, comme il sied à une native de Cythère. Remarquons que ce pied se situe juste à l’aplomb du sexe de Mars,  dissimulé par le pagne.

Ainsi, l’allongement télescopique de  la cuisse, du genou, du mollet et du pied de Vénus compense sa frustration, son désir de toucher le membre introuvable que suggère son second orteil,  outrancièrement allongé.


 Et la jambe droite ?

Tandis que la jambe gauche occupe les deux tiers du panneau, la jambe droite est bizarrement absente, escamotée sous le bouillonnement des tissus [1].  En solidarité avec son boiteux de mari , Vénus serait-elle amputée ?


Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Venus_jambes_Lotto

Lotto, dans Vénus et Cupidon, nous suggère une explication : il nous montre la jambe de la déesse repliée à angle droit vers l’arrière, dans une posture peu naturelle qui semble n’avoir pour but que de créer un point de contact avec la jambe de Cupidon.


Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Venus_jambe_cachee

Lotto explicite ainsi ce que Botticelli nous laisse deviner : la jambe cachée de Vénus part vers l’arrière, à la recherche d’un contact charnel avec Mars. D’ailleurs, les deux jambes de celui-ci ne sont pas horizontales, mais plus hautes sur la gauche : peut-être simple effet de perspective, ou bien indice qu’elles sont posées sur la jambe cachée de Vénus.

Ainsi, derrière leur posture figée, leur parallélisme pudique,  les deux figures entretiendraient, en fait, une amoureuse proximité.


La jambe droite de Mars

Le genou à angle droit fait pendant, dans le plan vertical, à la position de la jambe cachée de Vénus dans le plan horizontal. L’endroit où elle croise l’autre jambe de Mars  tombe juste derrière la main gauche de Vénus.

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Point Triple

Ainsi,  le point de contact entre les deux jambes de l’homme, est aussi le seul point du tableau où les peaux de l’homme et de la femme s’avoisinent, sans tissu de séparation. En ce point triple, Botticelli utilise l’ambiguité entre contact physique et contact visuel,  pour créer,  une zone de fusion, de collage, où toute profondeur s’abolit.


La jambe gauche de Mars

Elle se trouve en position d’extension, tout comme la jambe gauche de Vénus. Mais tandis que les orteils de celle-ci sont dénudés, ceux de Mars sont pris dans le drap rose, qu’ils étirent.


Hermaphrodite, Copie romaine d'un original grec, Museo Nazionale Palazzo Massimo alle Terme Rome,Hermaphrodite, Copie romaine d’un original grec, Museo Nazionale, Rome

Ce détail a été relevé par David Clark, qui l’a interprété comme la citation d’une oeuvre antique, conduisant à une allusion sexuelle érudite :

« Il est certain que Botticelli a combiné tissu tendu et lance phallique pour suggérer le pénis de Mars en érection :  en effet ce détail du tissu tendu par le pied  est calqué sur une sculpture romaine antique (…). L' »Hermaphrodite endormi » représente un jeune homme se réveillant, étirant ses membres dans un mouvement de contraposto, tendant du pied gauche le tissu qui le couvre et relevant son bassin pour laisser voir l’érection qui a troublé son sommeil ». Clark [2]


En synthèse

Les membres inférieurs du couple divin obéissent à une composition symétrique : chacun montre un pied et cache l’autre, chacun a sa  jambe gauche étendue, et sa jambe droite repliée à angle droit.

On remarque tout de suite le parallélisme entre les jambes gauche en extension. Toutes deux s’étirent jusqu’à  l’aplomb du sexe du partenaire, et leur extrémité arbore une métaphore discrète : l’orteil grec de Vénus mime un membre viril, tandis que les orteils  de Mars sont encapuchonnés dans un textile vaginal.

La symétrie entre les jambes droite repliées est moins évidente, puisque celle de Vénus est cachée. On doit deviner qu’elle touche celle de Mars à notre insu, au point singulier du tableau où les peaux du Dieu et de la Déesse donnent l’illusion d’un contact.

On pourrait résumer en deux phrases ce jeu subtil entre parallélisme et orthogonalité :

  • deux jambes parallèles ne se rencontrent pas, sauf dans la métaphore ;
  • deux jambes orthogonales se croisent, mais dans l’intimité.



2 Jeux de mains

La main droite de Mars

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Mars_MainDVenant en avant-plan, elle s’expose opportunément sur la cuisse gauche, juste à côté du sexe avec lequel son ombre portée crée une continuité visuelle. La position flaccide de l’index, au dessus des autres doigts repliés en boule donnerait, en ombres chinoises, l’image de la virilité après la bataille.


La main gauche de Mars

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Mars_MainGLe geste est très semblable à celui de la main droite, sinon que le majeur se déplie pour rejoindre la rigidité de la tige métallique, sur laquelle nous reviendrons (voir 6 Le mystère de la verge de fer).


La main gauche de Vénus

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Venus_MainGL’index gauche de Vénus imite l’index droit de Mars, dans un geste très éloquent qu’à bien noté Daniel Arasse [3] :

« Le pouce et l’index de Vénus ont une pose manifestement étudiée et, en pinçant le tissu, ils lui font perdre localement sa ‘diaphanéité’ pour y dessiner un repli ombreux pris entre deux gonflements parallèles et donner au vêtement une configuration peu équivoque. »


Pour Hans Körner [4], la masturbation féminine est délibérément suggérée sur plusieurs panneaux de mariage, en raison de la croyance, selon Gallien, qu’elle favorisait la bonne santé des enfants à naître.


La main droite de Vénus

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Venus_MainD

L’index et le majeur s’écartent en toute discrétion, mais dessinent néanmoins l’image d’une fente vacante, complétée par un pli toujours aussi vulvaire du tissu.


En synthèse

Telles des ombres chinoises, les mains de Vénus et Mars projettent des images grivoises dont le but, dans un tableau de mariage, parait clairement didactique.

De part et d’autre de  l’organe réel caché sous le tissu, elles illustrent, de gauche à droite, comment le sexe de l’homme et celui de la femme passent de l’état latent à l’état excité.

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_Tableau des Sexes

Ce que le pinceau ne peut  pas montrer, la gestuelle des mains l’écrit distinctement : langage des signes sans dictionnaire, sans référence externe, valable pour ce tableau seulement, et dont la signification s’impose par le sens de la lecture, et celui de la symétrie.



Article suivant : 5.3 Des sales gosses

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Références :
[0] Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico »
[1] Louise Govier, 2010, cité par Paoli ([0] p 59)
[2] David L Clark. « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms » , Aurora, The Journal of the History of Art, 2006
[3] Daniel Arasse, Le Détail,1996
[4] Hans Körner 2005, cité par Paoli [0], p 56

5.3 Des sales gosses

11 août 2012

Après les adultes, l’obsession sexuelle  de l’interprète s’attaque maintenant aux enfants !

Car les panisques sont aussi les compagnons de Pan, grand maître du désir sexuel. Chacun, selon sa tournure d’esprit, pourra donc les tirer plutôt vers le registre de l’innocence rieuse, ou vers celui de l’enfance vicieuse.

On s’amuse ici à en proposer trois lectures, de moins en moins bien pensantes.

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1 Jeux de gamins

Le panisque au casque

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_CasqueIl illustre l’adage bien connu : l‘Amour est aveugle.


Le panisque à la lance

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_LanceIncapable de soutenir la lance, il souligne le côté présomptueux de l’amoureux, toujours prêt à soulever des montagnes.


Le panisque à la conque

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_ConqueCornant dans l’oreille du dieu endormi, il illustre le caractère tonitruant, impérieux, impatient de la passion : l’Amour n’attend pas.


Le panisque à l’armure

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_CuirasseIl voulait se servir de l’armure comme tunnel mais, n’ayant pas le sens de la mesure, il reste bloqué à l’intérieur :  inconséquence de l’Amour.


En synthèse
Prises dans un sens bienveillant, les facéties des panisques peuvent passer comme une charge ironique contre l’Amour, en quatre adjectifs :

aveugle, présomptueux, impatient, inconséquent.

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_jeux de gamins



2 Jeux de lapins

Il se peut que les enfants-Pan aient été recrutés au service de la puérilité de l’Amour. Mais peut-être sont-ils également porteurs d’une nuance plus précise, en relation avec le sujet du tableau : l‘éclipse de Mars. Car l’idée d’enfance est indissociable de l’idée d’impuissance.

Le panisque au casque

Le casque trop lourd enserrant la tête fournit la métaphore assez précise d’un sommeil de plomb.


Le panisque à la lance

L’incapacité de soulever la lance renvoie directement à  la panne virile.


Le panisque à la conque

Il s’époumone sans résultat, impuissant à « regonfler » Mars.


Le panisque à l’armure

Trop petit pour remplir le volume de la cuirasse, il pourrait faire allusion à l’état miniature qui est actuellement celui du Dieu de la Guerre.


En synthèse

En dessous d’un discours général sur la puérilité de l’Amour, les panisques pourraient bien être les interprètes d’une attaque ad hominem,  les récriminations de Vénus envers Mars : ainsi, celui-ci serait

aveugle à ses charmes, impuissant à relever la lance, dégonflé, et ratatiné.

Botticelli_Venus_Mars_Gestes_jeux de lapins



3 Jeux de vilains

Si les mains des grandes personnes se permettent des gestes équivoques, que dire des huit petites mains qui palpent impunément des métaphores sexuelles : la lance, la conque, l’épée, le fruit vert ?

Pour cette interprétation mal pensante, nous parcourrons cette fois le tableau en sens inverse, de droite à gauche.


Le panisque à l’armure

La main droite sur manche de l’épée, la gauche sur le fruit, il tire la langue et roule des yeux, grimace exagérée pour une simple gourmandise. En mettant en relation la lame et le fruit, un pôle mâle et un pôle femelle, ses mains créent une sorte de court-circuit érotique, d’étincelle sexuelle.

Son geste pourrait donc faire allusion au premier stade du réveil du désir : celui des caresses manuelles.

Le panisque à la conque

Il pourrait suggérer le stade buccal des préliminaires.


Le panisque à la lance

Maintenant, c’est de guidage manuel qu’il s’agit.


Le panisque au casque

Avec sa tête fourrée dans le casque et sa lance embrochée dans la rondelle, le dernier panisque porte doublement, en fin de série, l’emblème de la pénétration. Stéphane Toussaint n’a pas manqué de relever ce détail, qu’il limite à mon avis à un sens quelque peu réducteur :

« Ce disque, enfilé sur la lance comme une crêpe, fait clignotter un signal terriblement parlant pour l’oeil du Quatrocento… Entre le myrte matrimonial et la cuisse velue du satyreau – unique des trois dont la queue suspecte se relève, – Botticelli intercale géométriquement une large ellipse luisante striée de reflets. Par un détourment visuel si parfait qu’il passe inaperçu au profane, cette armurerie érotique évoque l’innénarrable. En un éclair, la vision de la voie sèche traverse le tableau en ridiculisant la voie humide au passage ». ([1] p 84)


En synthèse

Lue à l’endroit, la séquence des panisques nous fournit quatre épithètes convenues sur la puérilité de l’amour, à l’usage du spectateur sentimental ; ou quatre récriminations féminines concernant le repos du guerrier.

Lue à l’envers, elle prend un sens plus précis, pour l’instruction des jeunes mariées :

attouchements, caresse buccale, manustupration, pénétration.

Si les quatre  petits panisques matérialisent les intentions de Vénus, alors la rêverie de la Déesse de l’Amour se révèle dangereusement technicienne.


Article suivant : 6 Le mystère de la verge de fer

Références :
[1] Stéphane Toussaint, « Le rêve de Botticelli », 2023

6 Le mystère de la verge de fer

11 août 2012

Que vient faire au premier plan, dans le coin en bas à droite, cette barre de fer verticale qui crève les yeux dès qu’on l’a remarquée, mais sur lesquels les commentateurs gardent en général un silence prudent ?


Botticelli_Venus_Mars detail epee

Article précédent : 5.3 Des sales gosses

Quelques rares propositions

Une signature cryptique

Pour Enrico Guidoni [1], la barre serait à lire comme un I majuscule, complétant les formes en L et V des bras aux deux extrémités : l’ensemble formerait la signature LIonardI VIncI


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Un bâton de commandement

Cette identification astucieuse  a été proposée par David L. Clark [2]. Le bâton joue même un rôle important dans son argumentation, dont voici la conclusion :

« … les panisques dans Vénus et Mars avertissent le dieu de la guerre d’une menace imminente, l’encourageant à saisir de sa main gauche le bâton de commandement, de crainte qu’il ne tombe sur le champ de bataille en signe de défaite. Le tableau illustre le moment de vérité pour Mars, celui où il doit choisir entre reprendre les armes ou laisser les panisques continuer à le ridiculiser par leur jeu à haute charge sexuelle, le combat entre une lance phallique et une conque vaginale ».
David L. Clark, « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms », Aurora, The Journal of the History of Art, 2006


Quelques bâtons de commandement

Il est vrai que certaines statues antiques de Mars le représentent tenant un bâton d’apparat, assez court, du genre de celui de nos modernes maréchaux. Quant à l’Italie de la Renaissance, elle nous a laissé plusieurs tableaux ou statues de condottieres : mais leur bâton de commandement est assez long, de manière à être facilement maniable et visible dans la bataille.


Salma Colleoni Chapellee funeraire Bergame 1969 Epee et baton de commandement de Bartolomeo Colleoni 1455-75

On a retrouvé en 1969, das sa chapelle funéraire à Bergame, le cercueil du célèbre condottiere de Venise, Bartolomeo  Colleoni, avec son béret, son épée et son bâton de commandement en métal, long d’une cinquantaine de centimètres.


Botticelli 1470 Fortezza Offices

La Force
Botticelli 1470, Offices, Florence

L ‘Allégorie de la Force, par Botticelli lui-même, tient entre ses mains un bâton de commandement ouvragé, en forme de massue.

Concluons que le bâton de fer du tableau est trop court pour être un bâton de commandement de l’époque de Botticelli : or, pour les autres armes de Mars, il a pris le parti de représenter des armes de son temps. De plus, le fait qu’il soit placé à côté de la main gauche semble rédhibitoire  : c’est toujours la main droite qui brandit le bâton.


Premier mystère : un objet sans ombre

C’est encore David L. Clark qui a remarqué ce détail :

« l’absence d’ombre pour le bâton de commandement qui se tient mystérieusement érigé à côté de la main gauche de Mars, confirme que le soleil est au zénith ».

Si l’absence de l’ombre est exacte, l’explication par la position du soleil ne tient pas  : car d’autres éléments ont des ombres portées bien visibles (la main droite de Mars sur sa cuisse, sa main gauche sur la cuirasse).

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Un emblème homosexuel

Stéphane Toussaint a eu le grand mérite de réfléchir sur cette épée impossible, pour l’enrôler aussitôt dans son interprétation univoque :

« L’axe de l’épée se glisse sous la pomme demi-nue du derrière de manière si intime que Botticelli semble restituer à Mars son arme pour en priver Vénus… Le Mars de Botticelli, lui aussi, a trouvé l’épée qu’il cherche, le stocco, terme alors courant pour désigner le vit…. De manière analogue, pomo, terme italien pour le pommeau de l’épée, est le jumeau de pome, qui signifie la pomme des fesses…. Mars serait un passif, un pathicus disaient les Latins, confronté à une Vénus délirante et frustrée… De tout son corps, l’homme confisque son arme et la refuse à la femme. » ([3] p 68)


Il me semble qu’une autre explication est envisageable. Mais il nous faut auparavant prendre un peu de recul pour considérer le panneau dans son ensemble.

Un équilibre rompu

Botticelli_Venus_Mars_Balance

Si on pouvait peser les différents éléments, on aurait un équilibre presque parfait : Vénus et Mars se font contrepoids, le panisque au casque fait pendant au panisque à la conque, tous deux équidistants du panisque central qui tient la lance par son milieu, comme le fléau d’une balance.

Seule fait exception à cette belle symétrie la zone en bas à droite : au coussin léger, côté Vénus,  elle oppose, côté Mars, une concentration d’objets lourds de sens.


Le coin inférieur droit

Botticelli_Venus_Mars detail epee

Cette étroite zone carrée est comme isolée du reste du panneau, à gauche par la  tige de fer verticale en continuité avec la main de Mars, en haut par son avant-bras.

C’est le domaine du quatrième panisque, le plus intrigant, le plus grimaçant. Il semble y avoir dans ce quartier comme un problème de surpopulation : le panisque s’est retranché dans la cuirasse, l’épée s’est rangée le long de celle-ci, et le fruit mystérieux se cache sous la main gauche.

Cette zone a en général peu intéressé les commentateurs : c’est pourtant, dans le sens de la lecture, l’emplacement privilégié pour une conclusion, une synthèse.

Quant à la barre de fer, elle a fait l’objet d’une occultation quasi générale, alors qu’elle pose un problème majeur d’identification.

Une erreur de perspective ?

Certains auteurs ont ressenti la haute densité de ce coin droit comme traduisant l’embarras du peintre dans le maniement de la perspective : la  barre de fer ne serait rien d’autre que la garde de l’épée, mal dessinée.

Il est difficile de penser que Botticelli se soit contenté, dans cet emplacement-clé,  d’empiler  à la va-vite des objets, à la manière d’un enlumineur coincé par une marge. Et qu’il ait représenté la garde de l’épée cinquante centimètres en avant de sa poignée. Et que cette garde se présente comme une tige uniforme, sans aucune marque d’un dispositif permettant de l’assembler avec la lame.

Second mystère : un objet en apesanteur

A première vue, on pense que le bâton est maintenu en position verticale par le majeur (et non l’index) de Mars. C’est une illusion perspective, exactement comme ces photos où on voit un touriste soutenant du doigt la tour de Pise. En fait, la position du coude, appuyé sur la cuirasse derrière la tête du panisque, prouve que  la barre est largement en avant de la main, tout comme la supposée garde se trouverait largement en avant de la lame de l »épée. La remarque de D.L.Clark « mystérieusement érigé à côté de la main gauche de Mars » serait donc à reformuler plus exactement ainsi :

« tenant debout toute seule cinquante centimètres devant la main de Mars. »


Un pilon (SCOOP !)

Si ce n’est pas un bâton de commandement, on voit bien que c’est un objet destiné à être tenu en main : il comporte deux têtes arrondies, symétriques, autour d’une tige qui s’amincit vers le milieu, de manière à ce que le poids se concentre sur les extrémités. Par comparaison avec le pied de Vénus, qui se trouve dans le même plan, on peut estimer sa longueur à une vingtaine de centimètres.

L’objet qui correspond le mieux à cette description est un pilon.


Scene of pharmacy,1489-1502. Fresco - castello d'Issogne, Val d'Aosta detail man with mortar

Boutique de pharmacien,Maître Colin,1489-1502,
Fresque du chateau d’Issogne, Val d’Aoste

Scene of pharmacy,1489-1502. Fresco - castello d'Issogne, Val d'Aosta


Une arme parlante ?

Le pilon est un objet rarement représenté  : on le rencontre parfois en héraldique,  dans le blason de quelques familles toscanes. Serait-il ici, comme les guêpes faisant allusion aux Vespucci, l’arme parlante d’un second commanditaire ?


Le pilon florentin

La symbolique sexuelle du pilon était-elle parlante pour le spectateur florentin ? En 1482, juste avant ce tableau, Botticelli avait illustré dans une série de quatre fresques l’histoire de Nastagio degli Onesti, d’après le Décaméron de Boccace (journée 5, nouvelle 8). S’il a profité de la commande pour poursuivre un peu plus loin sa lecture, il a pu s’amuser  de la manière dont le curé de Varlungo s’y prend pour coucher avec Monna Belcolore, en lui proposant un manteau . Voici la fin de l’histoire, où le curé rusé récupère son manteau contre un mortier, qu’il avait emprunté à la Belcolore sous prétexte de faire une sauce :

 « La Belcolore se leva en grommelant, alla à son coffre, en tira le manteau et le donna au clerc en disant : « – Tu diras à messer le curé ceci de ma part : la Belcolore a dit qu’elle fait voeu à Dieu que vous ne ferez jamais plus de sauce dans son  mortier ; car vous ne lui avez pas fait si bel honneur pour  cette fois.  Le clerc s’en alla avec le manteau et fit la commission au curé ; à quoi celui-ci dit en riant : « – Tu lui diras, quand tu la verras, que si elle ne me prête plus son mortier, je ne lui prêterai plus mon pilon ; l’un vaut l’autre. » Décaméron, journée 8, nouvelle 2.


Un jeu de mot ?

Traduisons pilon en latin : il s’agit du mot « pilum » qui signifie à la fois le pilon du cuisinier ou du pharmacien, et le javelot du légionnaire.


Le pilon : une arme suggérée ?

Botticelli_Venus_Mars_Lance_Pilon

Voici qui fait revenir le pilon/pilum dans le domaine de Mars  : remarquons que si la lance  vise la conque, la barre de fer verticale est placée exactement sous celle-ci : ainsi le symbole sexuel féminin le plus évident du tableau se trouve-t-il doublement mis en joue, sous les trajectoires croisées de la lance réelle et du javelot-calembour.


Une épée déconstruite

Fabrication epee brevesmedievales.files.wordpressSchéma brevesmedievales.files.wordpress

Dans la fabrication d’une épée, on emmanche la garde autour de la partie terminale de la lame ‘la « soie », puis on emmanche la fusée, puis on fixe au bout le pommeau (petit contrepoids pour équilibrer la lame).

La garde sans orifice que nous présente Botticelli n’est donc pas une pièce détachée, mais une garde reforgée.



Botticelli_Venus_Mars detail epee schema
Un autre anomalie est que le pommeau n’est pas dans le plan horizontal de la lame.

Ce que le panisque masque de sa petite main, c’est une épée déboîtée, déconstruite : une arme noble subvertie en pilon mécanique.


Le pilon de Vulcain

Vulcain fin XVIeme Venise METVulcain, fin XVIème, Venise, MET

Les représentations de Vulcain unijambiste sont très rares : sans doute pour éviter la contradiction avec l’image du robuste forgeron, et la confusion avec un autre dieu boiteux, Saturne, plus volontiers représenté estropié.


Le Mois de Septembre - Le Triomphe de Vulcain (detail), Ercole de Roberti, 1470, fresque du Palais Schifanoia, FerrareLe Mois de Septembre – Le Triomphe de Vulcain (détail), Ercole de Roberti, 1470, fresque du Palais Schifanoia, Ferrare Bonsignori, Giovanni Ovidio methamorphoseos vulgare, Venedig, 1497.BSB-Ink O-141 - GW M28952Giovanni Bonsignori, Ovidio methamorphoseos vulgare, 1497, Venise, .BSB-Ink O-141 – GW M28952 fol 32

A l’époque de Botticelli, c’est l’image de Vulcain forgeron qui domine. Et les artistes ne sont pas encore sortis de la représentation médiévale et pudique de Vénus et Mars côte à côte dans un grand lit matrimonial, éclairés par Apollon sous le grand rire des divinités de l’Olympe.


Attributed_to_Johann_Rottenhammer_the_Elder_(1565-1625)_-_Venus,_Mars_and_Vulcan_-_RCIN_402726_-_Royal_CollectionVénus, Mars et Vulcain
Attribué à Johann Rottenhammer the Elder (1565-1625), RCIN 402726, Royal Collection

Il faudra du temps pour maîtriser le mélange de comique et d’érotique qui caractérise le thème. On remarquera ici, à l’opposé du pilon de Vulcain, un Cupidon qui met la main sur le manche de l’épée de Mars, dans une vaine tentative de cacher le corps du délit sous le lit.


Le retour de Vulcain

Voilà qui éclaire rétrospectivement la composition botticellienne : puisque Vulcain avait forgé les armes de Mars, n’était-il pas fondé à envoyer un émissaire détruire cette fâcheuse épée et lui substituer son propre pilon/pilum ?


Botticelli_Venus_Mars_Lance_Pilon

La conque de Vénus, ratée par la lance de Mars, est désormais mise en joue par le pilon vulcanien.

Un dernier élément significatif est le prolongement quelque peu artificiel du pagne vers la droite, en plis raides, quasi amidonnés. Ces plis horizontaux ont pour finalités :

  • de bien faire ressortir la barre, dont le noir se confondrait sinon avec le vert profond de la pelouse, et de souligner sa verticalité ;
  • de créer une continuité visuelle entre le phallus flapi de l’amant incapable, et la verge d’acier du mari vengeur.


Un objet extraterritorial

Par son métal, par la double signification de son nom en latin, le pilon fait bien partie des armes martiales, et donc du champ sémantique du tableau. Mais d’un point de vue narratif,  sa présence est hors texte.

En nous le montrant en lévitation, sans ombre portée, sans contact avec la main du dieu, Botticelli nous fait comprendre que ce n’est pas un objet matériel : c’est un pilon théorique, emblématique :  un organe viril statufié, magnifié, fantasmé.


En synthèse

Le pilon est un élément-clé  du tableau qui a été délibérément camouflé par Botticelli, et passé sous silence par les commentateurs candides :

  • au spectateur qui se satisfait de la première explication venue, Botticelli laisse croire qu’il s’agit de la garde de l’épée ;
  • pour le spectateur plus perspicace, il le pose en ostension sur le linge blanc du pagne :  ainsi surgit l’idée d’une verge de fer, érigée devant la main gauche de Mars en pendant à la verge de chair, cachée derrière sa main droite ;
  • le spectateur latiniste connaît l’homonymie pilum/pilon/javelot. Si de plus il a lu le Décaméron, il n’a pas de peine à imaginer le va-et-vient vertical du pilon sous la conque, tandis que les panisques font de même, horizontalement, avec la lance.

Objet « hors texte », sans ombre, sans réalité physique, de qui le pilon est-il le fantasme ? D’un Mars plongé dans un sommeil homophile, ou d’une Vénus nymphomane ?

Botticelli_Venus_Mars_Superposition

De cette dernière bien sûr, car, si nous replions le tableau en deux, nous verrons la verge du forgeron revenir dans la main de son épouse légitime, qui n’aurait pas dû la lâcher. Et le sourire entendu du quatrième panisque remplace le rire homérique qui secouerait l’Assemblée des Dieux, si l’adultère avait réussi.


A la fois calembour verbal, visuel et mythologique, , l’invention de Botticelli a  un statut quasi-unique dans l’histoire de l’art occidental, raison pour laquelle elle n’a pas été repérée.

Holbein Ambassadeurs Anamorphose

L’objet qui s’en rapprocherait le plus serait la fameuse anamorphose du crâne, au premier plan des Ambassadeurs de Holbein :

à la fois dans le tableau et en dehors du tableau, évident et masqué, trivial et sophistiqué.



Article suivant : 7 Le mystère du fruit vert

Références :
[0]. Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico »
[1] Enrico Guidoni (2003) cité par Paoli [0], p 53
[2] David L Clark. « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms » , Aurora, The Journal of the History of Art, 2006
[3] Stéphane Toussaint, « Le rêve de Botticelli », 2023

7 Le mystère du fruit vert

11 août 2012

Le fruit vert tombé dans l’herbe, à l’extrême droite du tableau, a retenu l’attention de quelques commentateurs, qui en ont donné des interprétations diverses.

Botticelli_Venus_Mars_Plan_Concerté_fruit_vert

Il est vrai que le geste ambigu du quatrième panisque n’aide pas  : essaie-t-il de s’emparer du fruit, de le dissimuler, ou s’apprête-t-il à le trancher avec l’épée de Mars ?

Article précédent : 6 Le mystère de la verge de fer


1 Le fruit vert est-il tombé de l’arbre ?

Le fruit vert est peut être tombé de l’arbre sous les chocs de la lance . Nous cherchons donc un arbre portant des fruits verts, ovoïdes, dont le tronc peut être assez large, et poussant en Toscane.

 Une figue ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_figue_verteComme nous l’avons vu, pour conforter sa lecture négative des panisques, Dempsey suppose que  le fruit est une figue, signature des « faunes des figuiers » (faunus ficarii). L’inconvénient est qu’il n’en a vraiment pas la forme.


Une noix verte ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_noix_verte

La noix n’appellerait pas de signification particulière dans le contexte du tableau (avec ses hémisphères et sa coquille, elle est en général comparée au cerveau dans la boîte crânienne).

Tout au plus  pourrait-elle servir à désigner l’arbre comme un noyer. Déjà Hippocrate conseille au voyageur de ne pas s’endormir à l’ombre de cet arbre. Selon les traditions, cet ombre, très dense, est plus ou moins néfaste, létale pour les uns, susceptible de causer des cauchemars pour les autres. L’identification à un noyer de l’arbre sous lequel Mars se repose, pourrait donc renforcer l’interprétation Dempsey : celle du sommeil hanté  par des mauvais rêves. Mais c’est, comme nous l’avons vu, une interprétation bien fragile.


Une  pomme verte ou un coing ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_Cossa_Pomme1

Triomphe de Venus (détail),
Francesco del Cossa, 1470, fresque du palazzo Schifanoia, Ferrare

La pomme est le fruit de Vénus. Dans le Triomphe de Vénus de Cossa, la déesse élève dans sa main droite un gros fruit vert qu’elle présente à Mars, et tient dans sa main gauche, plus bas, un fruit rouge posé sur un lit d’oeillet. On identifie ces deux  fruits à des pommes, bien que le fruit vert, bosselé, ressemble pour le coup plutôt à un coing ;  et leur dissymétrie évidente, qui confère à la scène l’allure d’un choix proposé à Mars, n’a pas été expliquée.


En aparté : le choix du guerrier
Triomphe de Venus (detail ceinture), Francesco del Cossa, 1470, fresque du palazzo Schifanoia, Ferrare

Sur la ceinture de Vénus, une petite scène montre un Cupidon en armure tirant une flèche sur un couple d’amoureux. Comme le Cupidon se trouve du côté droit (côté fruit vert) et le couple d’amoureux du côté gauche (coté fruit rouge), il est possible que le choix entre les deux fruits soit celui entre la vie guerrière et la vie amoureuse, entre celui qui tire la flèche et celui qui la reçoit. Dans ce cas, le fruit vert pourrait fort bien être une image de l’amertume et le fruit rouge celle du plaisir.

Ce thème de l’oscillation de Mars entre le vie amère du héros et la vie douce de l’amoureux est au centre d’un poème de Lorenzo de Medicis, « Furtum Veneris et Martis » (traduction libre) :

« Autre chose est de s’étendre et de chanter dans le lit d’or de ma douce amie,
Autre chose de se fatiguer le corps par l’écu et le casque.
Goûter ce fruit qui peut me rendre heureux,
Fin ultime d’un plaisir tremblant !
Il y a un temps pour l’amour, un temps pour l’épée et les armes

(Tempo è d’amar, tempo è da spada et armi). »



Un cédrat ?

440px-Cedrat

Parmi les fruits, ce serait le candidat le plus sérieux par sa forme et par sa taille : proche du citron, il peut atteindre jusqu’à 25 cm, et on le trouve couramment en Italie.

Il n’a pas de propriétés aphrodisiaques, mais les Anciens le recommandaient pour éloigner les vers et les insectes [1].  Ce qui pourrait fournir un lien avec le nid de guêpes juste au-dessus.


Une amande ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_amande-fermée Botticelli_Venus_Mars_Fruit_amande-vulve

L’amande est un fruit typique de la Toscane : très nutritive, elle entre dans de nombreuses recettes de mets reconstituants (macarons, dragées, liqueurs amères de type amaretto).  Dès le Moyen-Age elle était connue aussi bien en cuisine que pour la composition de philtres d’amours ou d’aphrodisiaques.

De part sa ressemblance avec une vulve féminine, on l’associait facilement à l’idée de fécondité.

Fragilité de la symbolique : à cause de la blancheur de l’amande et de sa coquille inexpugnable, la mystique chrétienne a vu dans ce fruit un symbole radicalement contraire : celui de la virginité de Marie !



Le fruit vert est-il celui d’une plante ?

Un Datura officinal ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit Datura Officinal

Dans les années 2010, on a pensé qu’il pourrait s’agir d’un Datura officinal,  fruit connu pour provoquer des hallucinations, de la somnolence, un sommeil agité et une perte de tonus musculaire : ce qui cadre bien avec l’interprétation de Demsey.

Pour David Bellingham ([2], p 369), une lecture en profondeur, sous Vénus et Mars, révèlerait Eve et Adam. Puisqu’il est à plat-ventre et qu’il tire la langue, le quatrième panisque représenterait le serpent, qui vient d’intoxiquer Adam avec la fruit de l’Arbre de la Connaissance.


Hasan Niyazi [3] a renforcé l’hypothèse, en montrant que le Datura Officinal (la Trompette du Diable en italien)  était connu du temps des Médicis, tout en s’élevant contre un article du Times qui faisait de Mars une sorte de junky.  Il cite un poème inachevé d’Angelo Poliziano célébrant les joutes de Julien de Médicis en 1475, qui  pourrait expliquer l’attitude du panisque au fruit et sa langue bien en évidence :

« Alors Cupidon, les yeux rieurs, irascible et impudique, embrassa Mars et lui perça à nouveau la poitrine avec les flèches brûlantes de son carquois, et l’embrassa de ses lèvres empoisonnées, plantant son feu dans sa poitrine. »
Angelo Poliziano,  Stanze Cominciate per la Giostra del Magnifico Giuliano de’ Medici

Un lecteur du post fait judicieusement  remarquer que le Datura Officinal n’est arrivé en Europe qu’après 1492, et qu’il est bien plus petit et épineux que le fruit du tableau.

Un concombre explosif ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_Concombre-Explosif

Un candidat plus amusant est Ecballium elaterium, courant en Italie à l’époque : ce légume est célèbre pour émettre, soit spontanément, soit quand on le titille, un jet de  liquide visqueux. On peut voir une vidéo éloquente sur un autre article de Niyazi [4]. Voilà qui collerait bien – si l’on peut dire – avec les allusions sexuelles.

Seul problème : le concombre explosif est plus petit, plus allongé et plus velu que le fruit rond peint par Botticelli.


 Une courge ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_courgeDavid L.Clark [5] a suggèré, par comparaison avec des miroirs florentins et des sarcophages antiques, que plusieurs détails du tableau pourraient avoir une signification apotropaïque, autrement dit de protection contre le danger.

Il identifie le fruit vert avec une courge qui, avec son abondance de graines, est parfois une métaphore sexuelle, celle des bourses :

« le satyre dans le coin inférieur droit tient une courge, tout en roulant des yeux et en tirant la langue pour effrayer les esprits mauvais, ou éloigner le mauvais oeil. » David L.Clark (o.c.)

Ainsi la saynète serait à lire, dans la contexte d’un tableau destiné à un lit nuptial, comme une sorte de talisman pour protéger la virilité de l’homme, ou pour favoriser la venue d’un enfant mâle.


Un objet à part

Après tous ces efforts laborieux, une identification incontestable du fruit vert est probablement hors de portée, sauf découverte miraculeuse d’une source indiscutable.

L’amande aphrodisiaque

J’ai longtemps penché pour l’amande, à cause de son caractère commun en Toscane et de sa proximité avec le pilon, puisqu’elle s’emploie broyée : l’idée serait de préparer un breuvage aphrodisiaque pour le Dieu fatigué.

Tout comme le pilon est « hors texte », on pourrait penser que le fruit lui-aussi sort de la narration. De même que le coussin de Vénus est un objet-limite entre la clairière et le lit nuptial (voir 1 Vénus et Mars), de même le pilon et le fruit seraient une sorte de cadeau du couple divin au couple humain, sortant du tableau par la magie du quatrième panisque.

Pour ceux qui souhaitent prolonger la piste de l’amande au delà des hypothèses raisonnables, et goûter les délices de la mythologie comparée, voir  Naissances mythiques : Vénus et Attis 


La courge du cocu (SCOOP !)

M’étant désormais convaincu que le pilon est celui de Vulcain, j’ai cherché dans la mythologie si ce Dieu avait un rapport avec un quelconque fruit… mais rien. En revanche, il y bien un rapport, mais comique : Paoli ([0], p 72), qui identifie le légume à un cucurbitacé, probablement une courge (zucca), note qu’en latin médiéval, cucurbitare signifie commettre l’adultère, le cucurbitatus étant le cocu.

La main du panisque sur la courge pourrait donc signifier qu’il empêche l’adultère, en remplaçant l’épée de Mars par le pilon de Vulcain.


La courge-gourde (SCOOP !)

En remarquant que le fruit-mystère se trouve exactement à l’aplomb du nid de guêpes, l’emblème possible des Vespucci, je me suis demandé s’il ne pourrait pas s’agir d’un second emblème parlant.


Lagenaria_siceraria_baby_fruitZucca botiglia (ou botticella)
Lagenaria siceraria
1658_Michele Pace_del_Campidoglio_Stillleben_anagoria Ekaterinburg Museum of Fine ArtsNature morte aux calebasses, Michele Pace del Campidoglio, 1658, Musée des Beaux-Arts, Ekaterinburg

On connaît bien les calebasses séchées des pèlerins, en général à deux étages. Mais parmi la grande variété des courges ou calebasses, il en existe de petites, ayant à peu près la forme de notre fruit. L’emblème du cocuage  est donc, aussi, une petite gourde.

Juste à côté du tour de force souriant de l’épée déconstruite, Botticelli en aurait commis un second : signer avec son surnom, « petit tonneau ».


Article suivant : 8 Vénus et Mars : pour conclure

Références :
[0] Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico »
[1] Victor Loret, « Le Cédratier dans l’Antiquité », https://www.persee.fr/doc/linly_1160-6436_1891_num_17_1_4867
[2] David Bellingham, Aphrodite Deconstructed: Botticelli’s Venus And Mars In The National Gallery, London dans Brill’s companion to Aphrodite, 2010, https://books.google.fr/books?id=mrq9CwAAQBAJ&pg=PA369
[3] H NIYAZI « Misrepresenting Botticelli for the modern era » May 28, 2010 http://www.3pp.website/2010/05/misrepresenting-botticelli-for-modern.html
[4] H NIYAZI « An update on Botticelli’s Venus and Mars » June 10, 2010 http://www.3pp.website/2010/06/misinterpreting-exploding-cucumber-for.html
[5] David L Clark. « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms » , Aurora, The Journal of the History of Art, 2006

– Naissances mythiques : Vénus et Attis

11 août 2012

Il est intéressant de comparer deux mythes classiques qui ont trait aux mystères de la génération :  l’un est bien sûr celui de la naissance de Vénus ; l’autre, qui est tombé dans l’oubli après avoir fait l’objet d’un culte intense chez les Romains, est celui de la naissance d’Attis.

La naissance de Vénus

Pendant le sommeil d’Ouranos, Chronos trancha son sexe et le jeta à la mer, d’où l’écume  dont sortit Vénus, chevauchant sa conque.

_Venus_Mars_Fruit_Synthese_Venus


La naissance d’Attis

«Pendant son sommeil, Zeus féconda la Terre; il en résulta, au bout de quelque temps, un être divin, androgyne, Agdistis. A la vue de ce monstre, les dieux épouvantés l’enchaînèrent et lui coupèrent les parties viriles, qu’ils jetèrent au loin sur le sol. A l’endroit où elles étaient tombées naquit un amandier. Une nymphe du pays, Nana, la fille du dieu Sangarios, cueillit des amandes sur cet arbre et les mit sur son sein; bientôt elle fut enceinte et mit au monde un enfant d’une merveilleuse beauté, Attis. » (Pausanias, Description de l’Hellade, Livre VII, XVII).

Encore une histoire de Dieu endormi et de castration féconde : ici, c’est le partie masculine tranchée de Cybèle qui, jetée dans la terre, donne naissance à l’amandier.

Par le biais du mythe, l‘amandier apparaît donc une sorte de « cousin » terrestre de Vénus,  avec qui il  partage  un mode de génération quelque peu radical.


Dilution génésique

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_Synthese_Attis

Le mythe de la naissance d’Attis, plus complexe que celui de la naissance de Vénus, reproduit trois fois le même schéma :

  1. le sperme de Zeus, dans la terre, engendre un hermaphrodite ;
  2. la partie mâle de l’hermaphrodite, dans la terre, engendre un amandier ;
  3. le fruit de l’amandier, posé sur le ventre d’une vierge, engendre Attis.

La suite du mythe n’est pas moins castratrice, puisque le bel Attis attirera l’amour de sa grand-mère Cybèle : jalouse d’une nymphe, elle le rendra fou jusqu’à le pousser à s’émasculer à son tour.


Cette succession d’unions contre-nature décrit la dilution d’un principe génésique trop violent.


Dans un premier temps, le sperme de Zeus, générateur maximal, est dilué dans la terre et produit un hermaphrodite. Cet être, qui dispose d’une capacité double d’engendrement, inquiète les autres Dieux et les incite à trancher la question : à son tour, la partie mâle  de l’hermaphrodite subit une nouvelle dilution dans la terre. Il en résulte l’amandier, puis l’amande, substance qui, dans un troisième temps, reste suffisamment puissante pour féconder une vierge. Il faudra une dernière castration, à l’étape 4 du mythe, pour abolir définitivement l‘excès génésique initial.


Le sommeil dangereux

Les deux mythes de Vénus et d’Attis enseignent que le sommeil fait perdre le contrôle de l’organe viril, y compris chez les Dieux : Ouranos le paie au prix fort, Zeus s’en tire par une pollution involontaire.

Nous ne sommes pas si éloigné du thème de Vénus et Mars de Botticelli, qui traite du sommeil et de l’impuissance de Mars.


Comment castrer un Dieu ?

Attis se castrant lui meme Minerva and Cybele are lying in bed La cite de Dieu, manuscrit francais, 1475-1480. Fol. 43r of the Hague MMW, 10 A 11, National Library of the Netherlands

Attis se castrant lui-même, Minerve et Cybèle sont au lit
La cite de Dieu, manuscrit français, 1475-1480. Fol. 43r of the Hague MMW, 10 A 11, National Library of the Netherlands

Pour la castration d’Ouranos, le sommeil est une condition suffisante.

La castration d’Agditis/Cybèle nécessite une contrainte plus forte : il faut que les dieux l’enchaînent.

Quant à la castration d’Attis, elle résulte de la perte de contrôle maximale : la folie.

Chez Botticelli, la thématique est plus aimable : le panisque qui a pénétré la cuirasse de Mars se contente de déconstruire son épée.


Cuirasses inviolables

De même que Vénus dans la conque, l’amande est protégée par une coquille inviolable. La naissance d’Attis joue sur ce paradoxe : c’est le fruit le plus virginal qui va miraculeusement pénétrer dans le lieu le mieux protégé, le ventre d’une vierge,  tandis que les phallus tranchés ne réussissent à s’insérer que dans des milieux mous, terre ou mer.

Botticelli, en montrant la cuirasse de Mars renversée à terre et pénétrée par un enfant, souligne lui-aussi la faiblesse de la virilité. 


Un mythe peut-il en cacher un autre ?

Supposons que Botticelli ait été informé des parallélismes entre le mythe de la Naissance de Vénus et celui de Cybèle et Attis. Supposons encore que, tout en peignant Vénus et Mars, il ait eu l’idée de représenter, en même temps, le second mythe.

Comment aurait-il pu procéder ?


Botticelli_Venus_Mars_Fruit_Mythe_Caché

  1. Premièrement, pour évoquer la pollution de Zeus, il lui aurait fallu le sexe au repos d’un garçon, disons Mars.
  2. Deuxièmement, pour représenter Cybèle qui naquit de cette pollution, il lui fallait une fille, disons Vénus. Comme Cybèle est androgyne, il fallait lui donner un phallus (la lance) et un vagin (la conque).
  3. Troisièmement, pour évoquer l’amandier qui naquit du phallus de Cybèle, il l’aurait placé au bout de la lance.
  4. Quatrièmement, pour représenter Attis qui naquit d’une amande puis fut castré, il aurait pu représenter une amande pour, en passant par l’épée, boucler  la boucle sur le sexe du garçon.

Bien sûr Botticelli a peint Vénus et Mars, il n’a pas peint Cybèle et Attis. Si la conque vénusienne et les armes martiales sont  bien là, il n’est pas sûr que le fruit à moitié dissimulé soit une amande. Mais il n’est pas interdit de rêver, dans l’esprit de la Renaissance, sur la force des mythes comparés et superposés.

A force de contempler le tableau, les identifications se brouillent : on perd de vue les attributs des deux dieux, au profit d’une frise de symboles phalliques et vaginaux brandis par des panisques déchaînés. Le couple officiel devient un couple générique, et le thème de l’impuissance virile rejoint les grandes orgues de l’angoisse de castration.

Derrière Mars endormi se profilent les figures de tous ceux qui ont perdu, momentanément ou définitivement, le contrôle de leur organe viril : Ouranos, Zeus, Cybèle ou Attis.

Et  Vénus vigilante cache peut-être ces deux maîtresses-femmes :

  • Cybèle, cette fois débarrassée de sa partie mâle, et amoureuse d’un petit-fils conçu par procréation arboricole ;
  • Nana, fille du fleuve, ancêtre des mères-porteuses, inséminée par une amande.

L'ombre du couple

5 août 2012

Il est dans la nature de l’ombre de dupliquer l’objet en le caricaturant.

Les tableaux qui traitent  ce sujet sont rarissimes,  nous allons en présenter deux. Et comme si le sujet  avait contaminé l’analyse, nous verrons que chacun de ces tableaux se prête à deux  interprétations opposées, l’une claire et l’autre obscure…

L’adieu du marin à sa compagne

C. W. Eckersberg, 1840, Kunstmuseum, Ribe

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Cliquer pour agrandir

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L’Adieu du Marin


Les personnages

Un marin, reconnaissable à son canotier, fait ses adieux à sa compagne. Il retient  sa main contre son coeur  et lui jure fidélité.

La jeune femme détourne la tête et regarde le sol, désespérée. Elle porte un petit panier, on comprend qu’elle est décidée à le laisser bien clos jusqu’au retour de  l’être aimé.

Le mur de brique

Physiquement, le mur  interdit toute échappée dans la profondeur, et confine les deux personnages dans  leurs trajectoires binaires : la femme vers la gauche, vers le passé ; le marin vers la droite, vers l’avenir.

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Symboliquement, le mur exprime la disjonction,  la séparation, entre le monde urbanisé où la jeune femme va rester, et le monde de la nature et des arbres, qui évoquent les mâts et les vents.

Le réverbère et son ombre

La direction du soleil a été choisie de manière à ce que l’ombre du bras  horizontal se trouve exactement  dans le prolongement de celui-ci, au point que le réverbère et son ombre semblent constituer un objet unique.

Ombres_Portees_Eckersberg_Reverbere
Tout  comme la femme et l’homme en dessous, encore accolés par  l’avant-bras.

Ombres_Portees_Couple
Situé à gauche, côté femme, le réverbère de métal représente ce qui est accroché dans le dur, ce qui ne saurait s’en aller.

Mais son ombre, côté marin, n’est qu’un double virtuel, déjà déformé, destiné à s’évanouir à la nuit.

Le couple et son ombre

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Déjà physiquement séparés, les deux sont encore conjoints par leur ombre.


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Le Bonjour du Marin

Ombres_Portees_Eckersberg

Les personnages

Un marin éméché, reconnaissable  à sa braguette  à pont et à son teint rubicond, fait des propositions à une jeune femme qu’il a attrapée par la main.

Celle-ci regarde de l’autre côté et fait semblant de ne pas entendre. Elle porte un petit panier, on comprend que le couvercle n’est pas de taille à résister longtemps.


Briques et pavés

Remarquons que les pavés ne sont pas disposés en quinconce comme tous les pavés du monde , mais selon un quadrillage rigoureux.

Dans la rue, les gens sont comme des pavés, rigoureusement séparés, chacun dans sa case. Mais derrière le mur, dans le jardin, ils sont invités à s‘imbriquer.

Voilà pourquoi le marin désigne avec insistance le mur.

Ombres_Portees_Eckersberg_MainMarin


Les deux arbres en fleurs

Derrière celui-ci, deux troncs de marronniers sont accolés. Les fleurs blanches turgescentes confirment que nous sommes au  printemps.

Ombres_Portees_Eckersberg_Arbres


Le réverbère et son ombre

Ombres_Portees_Eckersberg_Reverbere

Qu’est ce que l’ombre d’une barre, sinon une barre allongée ? Le réverbère explique clairement  l’avant et l’après, ce que cache la braguette à pont et ce que le mur du jardin va nous cacher.


Le couple et son ombre

Encore physiquement séparés, les deux sont déjà conjoints par leur ombre.


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 Scène de rue par temps venteux et pluvieux, 26 Novembre 1846
Eckersberg , National Gallery du Danemark

Quelques années plus tard, Eckersberg a repris la même formule  d’une rencontre énigmatique des sexes, dans une rue entre pavés et briques. Ici, le jeu consiste à comprendre  ce que signifie cette collision chaotique de trois corps.

La femme en bleu remonte contre le vent. Aveuglée par son parapluie, elle sépare sans même s’en rendre compte le couple-type d’Eckersberg, la femme au panier et le marin, qui ici porte son sac sur l’épaule.

L’uniformité du trottoir et du mur, la quasi-absence d’ombre portées,  concourent à  faire de cette composition une abstraction ludique.



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L’heureuse rencontre
Eckersberg , 1849, Collection privée

Réapparition des ombres, abruptement portées sur le pavé par une demi-lune intransigeante. Ici pas d’ambiguïté, les mauvaises intentions du marin, retenu par son camarade,  sont mises en pleine lumière. L’équivoque chère à Eckersberg s’est réfugiée  dans l’ironie du titre : heureux marin, malheureuse passante.


Ombres portées

 Emile Friant, 1891, Musée d’Orsay, Paris

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Ce tableau consacré aux ombres est d’autant plus étonnant que celles-ci sont totalement  fausses  !  La source de lumière est en contrebas, sans doute une ampoule électrique posée devant la chaise de l’homme. Puisque celui-ci est plus éloigné du mur que la femme, son ombre devrait être plus grande en proportion, et l’écart entre les ombres des têtes devrait être plus faible qu’entre les têtes elles-même : or Friant nous montre le contraire…

Ombres_Portees_Friant_CorrectionOmbre de la femme corrigée

Sans doute avait-il une forte raison pour  tricher avec les lois de l’optique…


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Une séparation


La perception d’époque

Certains spectateurs  ont bien traduit la tension animale de cette scène de rupture :

« La figure laide et mal dégrossie de l’amant qu’on abandonne palpite de cette intensité muette d’expression si fréquente chez ceux qui n’ont pas appris à s’exprimer avec des paroles. » Revue politique et littéraire: revue bleue  1891, p 128

Ombres_Portees_Friant_Visage_Homme


Les personnages

La femme, très pâle, se tient debout à côté de l’homme assis, barbu, au teint mat, qui lève vers elle un regard chargé  d’attente et enserre sa main droite de ses deux grosses mains.

Ombres_Portees_Friant_Mains

Tente-t-il de l’attendrir pour l’attirer  sur ses genoux ? Mais elle ne se laisse pas faire, se cambre en arrière et regarde ailleurs. Ses paupières sont rouges, elle a fini de pleurer.


Le discours des ombres

Si Friant a déformé les ombres, c’est pour leur faire exprimer ce que les deux personnages désirent :

  • l’homme veut embrasser la femme sur la joue,
  • la femme ne pense qu’à partir le plus loin possible.

 


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Des retrouvailles


La perception d’époque

Friant est un spécialiste des scènes de deuil : en 1888, La Toussaint l’a rendu célèbre. En 1898, il récidivera avec La Douleur. Il ne fait aucun doute que Ombres portées s’inscrit dans cette veine funéraire.


Les personnages

L’homme a noué autour de son cou un foulard de soie noire qui cache son col de chemise ; la femme porte une voilette : les deux sont en grand deuil.

Nous sommes sans doute dans la pièce où se trouve le mort, un pièce au papier peint très sobre. L’homme réconforte la femme en tenant sa petite main entre ses deux grandes pognes. Il ne parle pas, sans doute n’a-t-il pas la parole facile.

Mais à l’intensité des regards, on sent qu’il se joue ici bien plus  que des condoléances. Risquons une hypothèse : la femme est une jeune veuve, l’homme est un ami du couple, peut être un soupirant discret.

Combien d’enterrements ont fini par un remariage ?  

Ombres_Portees_Friant_Visage_Femme

Le discours des ombres

  • « Je suis là… » murmure l’ombre de l’homme à l’oreille de la femme.
  • « Je le sais bien… mais laisse-moi un peu de temps » répond l’ombre de la femme en reculant décemment.


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Friant a délibérément organisé l’ambiguïté de la composition : sans doute s’est-il bien amusé à écouter les opinions divergentes des spectateurs !

Le titre aurait pu leur mettre la puce à l’oreille, car il invite aux doubles, voire aux triples sens. Ombres portées peut en effet s’entendre  :

  • comme un jeu sur les mots : il est vrai que les deux portent des vêtements sombres ;
  • comme une constatation nostalgique : il est vrai que les genoux des hommes portent des compagnes légères et fugitives  ;
  • comme une méditation sur la mort : les ombres portées, ce sont les traces  que nous laissons dans la vie des autres lorsque nous avons disparu.

En ce dernier sens, le vrai titre du tableau devrait être Ombre portée au singulier, puisque la scène ne prend son véritable sens qu’autour du vide laissé par le jeune mort.

Le problème de la Femme au Ruban

4 août 2012

En 1958 est apparu sur le marché américain une oeuvre anonyme, remarquable et éclectique, où se lisent les influences de Vermeer et de Tissot, et qui pose encore de nos jours un redoutable problème d’iconographie.

Deux interprétations contradictoires continuent à se confronter…

La Femme au Ruban

Anonyme, 1958

Femme au ruban

Nous commenons par résumer l’interprétation de Petrus Bombardier, « De soie et de papier, un siècle de représentation des cocottes », Editions La Raie Musquée, Montreal, 2003 , p 528 et ss.

Raffinement, douceur et volupté

 

La robe de satin bleu

La tournure, ou « faux-cul », a trouvé son apogée dans les années 1880. La robe représentée ici s’inspire peut-être de celle peinte par Corot en 1874.

Femme_Bleu_CorotLa Dame en bleu, Jean-Baptiste Camille Corot, 1874, Louvre, Paris

Les deux bombements de part et d’autre de la traîne, qui exagèrent le contraste anatomique entre la largeur du bassin et la finesse de la taille, peuvent être vus comme une ironie destinée à stigmatiser le caractère outrageusement sexuel de cette mode.

Femme au ruban_FauxCul


Jeux de rubans

Les deux rubans roses qui s’échappent du faux-cul bleu font évidemment écho au rouleau de papier que la dame déroule d’un geste délicat. Là encore, l’influence d’une oeuvre du Louvre est patente.

Muse_reading_Louvre_CA2220Muse lisant un volumen. Vers 435-425 av. J.-C. Provenance : Béotie.


La liseuse dilatée

L’idée de placer cet objet antique entre les mains d’une femme moderne a pour effet de dilater le thème vermeerien de la « Liseuse à la Fenêtre », ou le thème victorien du « Billet doux », sur toute l’échelle de temps de l’Art Occidental.

Femme au ruban_ruban
Ainsi le rouleau de papier interminable peut-il être interprété comme le ruban de l’Histoire, dont la femme déchiffre les derniers centimètres ; ou encore, comme la somme de toutes les lettres d’amour écrites depuis le temps des Muses.


Jeux de rideaux

Le geste délicat de la main soulevant le papier du bout des doigts trouve un écho, tout à côté, dans le ruban qui casse le rideau : il faut comprendre que le texte ici est aussi léger que le tulle.

Notons que ce rideau qui passe en avant-plan , à droite comme à gauche de l’oeuvre, théâtralise l’espace et nous rend spectateurs – et voyeurs – d’une scène pleine de légèreté – et de sensualité.


Jeux de miroir

Le miroir, à première vue anodin, pourrait bien être le révélateur, le point de cristallisation de cette sensualité latente. Car on sait que la forme du coeur est également celle de la croupe.

Coeur
Ainsi, tandis que la robe masque la vérité anatomique sous prétexte de l’exacerber, le miroir fidèle ramène le spectateur à la réalité des choses : sous tout faux-cul, il y a un vrai cul qui se cache.


La femme-guéridon

Remarquons que le guéridon, sans chaise à proximité, n’a d’autre utilité que de supporter le miroir. Remarquons également que les plissés de satin qui dissimulent ses pieds sont assortis à ceux de la robe. Faut-il oser comprendre que le guéridon est similaire à la femme ? Ou plutôt que c’est la femme qui est similaire au guéridon, un objet décoratif dont la seule fonction serait de porter haut un cul hypertrophique ?

Pour Petrus Bombardier, toute l’oeuvre en définitive serait révélatrice d’une évidente fixation anale, que seule la découverte d’éléments biographiques pourrait un jour permettre d’élucider.

En réaction à la lecture de l’oeuvre comme « un des plus beaux culs du XXème siècle », une interprétation tout aussi convaincante, mais diamétralement opposée, a été récemment proposée.

Nous résumons ici l’argumentation de Petula Jeanbon, « Itinéraires de conversion chez les travailleuses du sexe », travail doctoral non publié.

Recueillement, Piété, Virginité


La chaîne

Femme au ruban_Chaine

On remarque, au dessus du miroir , une chaîne d’or qui tombe du ciel. Dépourvu de toute utilité pratique, ce dispositif ne peut être interprété que comme le symbole du lien d’Amour entre Dieu et les Hommes.


Le miroir

Le miroir sans tâches (speculum sine macula) renvoie bien évidemment à la virginité de Marie. Mais en lui donnant  la forme d’un Coeur qui ne reflète que l‘infini du Ciel, l’artiste confère  au vieux symbole une acception originale : celle de l’Amour de Dieu.


La pseudo-table de toilette

Etrange table de toilette, sans chaise ni aucun accessoire discernable. Le seul objet identifiable est un vase de verre translucide, en forme de lys.

Inexplicable en tant qu’accessoire de coquette, cette table trouve sa pleine justification comme accessoire de piété : c’est évidemment, à peine transposé et modernisé, le Prie-Dieu qui porte le lys de Marie.



La robe bleu et les fleurs rose

Femme au ruban_FauxCul

Le bleu est la couleur mariale par excellence. Les ornements floraux de la robe sont une allusion discrète à la « Rose sans Epine » des litanies de la Vierge.






Le phylactère blanc

Dans de nombreuses Annonciations, des phylactères matérialisent les paroles entre Marie et l’Ange.

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Annonciation, Lucas de Leyde, Münich, Alte Pinakothek

Ici, nous sommes dans l’Attente, aucune parole n’ a encore été échangée : c’est pourquoi le phylactère est blanc.


L’Ange-lumière

Ainsi, la Femme au Ruban se révèle être une Annonciation particulièrement subtile, où toute la grâce de Marie se déploie dans l’attente de l’Ange.

L’omission de ce dernier est rare, mais pas unique : dans l’Annonciation de Tanner par exemple, seule une barre lumineuse signale la présence du divin messager.The Annunciation by Henry Ossawa Tanner 1896

Annonciation, Henry Ossawa Tanner, 1898, Philadelphia Museum of Art

Passant à travers les tulles des rideaux, puis se réfléchissant dans le miroir en forme de coeur, la lumière diaphane qui embrasse Marie de toute part constitue, pour Petula Jeanbon, une des plus belles représentations de « l’Amour de Dieu pour sa Servante, aussi impérieux qu’impalpable ».

Le mystère du doute de Joseph

2 août 2012

Je dois à  Claire (voir son commentaire) une très intéressante énigme graphique : dans cette mosaïque de la Nativité , sur quoi Joseph est-il assis  ?

 

Nativité

Vers 1215, Chapelle Palatine, Palerme

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Cliquer pour agrandir

La grille de l’Enfer ?

Pourrait-il s’agir d’une représentation précoce de la grille fermant les Enfers des Primitifs Flamands  (voir Le Diable dans  la Crèche) ?
Remarquons que la grotte derrière Marie est très nettement marquée par une ombre noire  déchiquettée. Si le mosaïste avait voulu représenter un orifice derrière la grille, il aurait dû faire de même.
De plus, malgré l’absence de perspective, on voit bien que la grille est verticale, puisque le pied de Joseph repose sur une des barres.

Palatine_Palerme_Nativite_Joseph_Siege

Un siège en deux parties ?

On n’a jamais vu de chaise en forme de grille. Mais le plus bizarre est la barre verticale incurvée, avec  cinq petits ergots qui dépassent. Les deux parties sont disjointes, mais traitées de la même manière, en carreaux  dorés cernés de rouge. Il semble que la barre incurvée se prolonge  par une sorte de plan incliné contre lequel Joseph peut caler ses lombaires.


La Nativité byzantine

Son iconographie est figée depuis le VIème ou VIIème siècle, et comporte obligatoirement, en bas à gauche ou à droite, la scène du doute de Joseph.



Joseph est toujours à l’écart, vu de profil et l’air triste. Dans l’immense majorité des cas, il est assis par terre ou sur un rocher. Très exceptionnellement, on le trouve assis sur un banc (peu logique en pleine nature !)

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Icône de la Nativité
Ecole de Novgorod. Gallerie Tetryakov, Moscou

Autre exemple très ancien, où il  a pris place sur ce qui semble être un trépied :

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Icône de la Nativité, VIIIème siècle
Monastère Sainte Catherine, Mont Sinaï

 

Le doute de Joseph

La mélancolie de Joseph tient à ses doutes sur la Virginité de Marie.

« Joseph parlait ainsi à la Vierge Marie: « Quel est le drame que je vois en Toi ? Je suis frappé par la surprise et mon esprit est dans la stupeur ». (Stichère de Sophrone)

Côté catholique, ce thème a totalement disparu après le concile de Trente, mais était encore connu au Moyen-Age, où Joseph était presque mis  sur un pied d’égalité avec Thomas  comme figure du sceptique  (voir Le toucher de l’incrédule) :

« ainsi que nous sommes mieux assurés de la résurrection du Christ par Thomas touchant les plaies du Christ que par d’autres, nous sommes mieux assurés de la virginité de Marie par Joseph »
NICOLAS DE LYRE, Biblia sacra cum Glossa interlineari, ordinaria, et Nicolai Lyrani Postilla, Venise, 1588, f° 7v° (cité et traduit par Paul PAYAN, Joseph. Une image de la paternité, , p. 99)


Le diable dans la Nativité byzantine

En Orient, cette tradition est resté très populaire, et se complète souvent par la présence d’un berger vêtu de peau de bête et muni d’un bâton qui, selon les Apocryphes,  remue pour ainsi dire le couteau dans la plaie  :

« Comme ce bâton ne peut pas germer, un vieil homme comme toi ne peut pas engendrer et une vierge ne peut pas enfanter ».

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Le mystère de Palerme

Si un diable byzantin figure bien  souvent sur les marges des Nativités orientales, ce n’est pas le cas à Palerme. Et nous ne savons toujours pas sur quoi Joseph est assis !

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Remarquons que les ergots de la barre verticale ne sont pas identiques : de bas en haut, ils sont de plus en plus gros et de plus en plus espacés.



Sous le séant de Joseph, les barres horizontales sont équidistantes. Mais, ô surprise, les barres verticales sont elles-aussi, de gauche à droite, de plus en plus espacées.





En retournant la « grille » de 90° et en la présentant face aux ergots, on constate qu’ils s’engrennent plutôt bien.

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L’âne et son bât

Dans les Nativités occidentales, on voit souvent Joseph adossé contre le bât de son âne. Se pourrait-il que cette idée soit venue au mosaïste de Palerme, et qu’il ait voulu représenter Joseph assis sur une sorte de cage ou de ballot retourné ? La barre verticale serait alors le bât vu de côté, avec ses ergots d’accrochage.

Il existe quelques rarissimes icônes montrant Joseph assis sur un bât. En voici un, tiré d’une icône  du Mont Atos :
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Mais voici l’exemple le plus intéressant, car il est contemporain de la Chapelle Palatine  :

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Hexaptyque des Douze grandes fêtes, XIIIème siècle
Monastère Sainte Catherine, Mont Sinaï

Tout se passe comme si le mosaïste de Palerme avait recopié ce modèle sans le comprendre, en détachant la partie droite (avec ses ergots), et en rajoutant des barres verticales dans la partie gauche !

 

Autres hypothèses bienvenues !