Monthly Archives: août 2012

1 Les Frères 1934

12 août 2012

Les Frères, rue du Docteur Lecène

1934, Robert Doisneau

Doisneau Les Freres

Angle_Rue_Docteur Lecene

La rue et le trottoir

 

Doisneau Les Freres Rue et Trottoir

La première lecture de la photographie est simple : au premier plan la rue , domaine de la fantaisie et du risque, symbolisé par les deux gamins acrobates au béret vissé sur le crâne.

Au second plan le trottoir, domaine du conformisme et du terne,  symbolisé par les deux gamins endimanchés en casquette et veston.

Dans cette lecture binaire, le trottoir, l’immeuble et sa gouttière représentent le monde organisé par les adultes (la ménagère qui tourne le coin de la rue, ou  celle qui doit épier les passants derrière les rideaux), autrement dit  le monde à l’endroit.

La rue, ses pavés  et son caniveau, avec  ses gamins antipodistes représente le monde à l’envers, celui de la Révolution, de la liberté.

Frères

Remarquons que la photographie se découpe en deux parties symétriques, par un plan vertical passant par la fenêtre du rez de chaussée et séparant  les trois couples de personnages.

Doisneau Les Freres Couples
Les deux qui passent

Au fond à gauche, une ménagère s’en va, indifférente au spectacle : remplir son cabas est plus important que de s’arrêter à des enfantillages.

En pendant, dans la rue de l’autre côté du coin, un gamin est prêt à partir, un pied  sur sa trottinette. On voit que celui-là a déjà passé  tous les compromis avec le monde des adultes : une écharpe autour du cou car il fait  froid, rien n’est plus important pour lui que son substitut de vélo qui ne quitte pas le trottoir.

Les deux acrobates

Ils portent les mêmes vêtements : béret noir, chandail, short noir, chaussettes de laine et grosses chaussures : vêtements de gamin des rues, pratiques et robustes. De profil leur ressemblance est frappante : ce sont des frères, sans doute même des jumeaux. L’un devant, l’autre derrière, ils se décalquent l’un l’autre et  accomplissent deux fois le même exploit : l’exceptionnel est forcément redondant, il n’y a pas trente six postures lorsqu’on veut marcher sur les mains.

Les deux badauds

Ce sont eux le vrai mystère, la vraie étrangeté du cliché. Avec leurs souliers de ville bien cirés, leurs mollets grêles sous le lourd pardessus qui les engonce, leur cache-nez et leur casquette, ce sont des caricatures d’adultes, de vrais  fils de bourgeois qui jamais n’oseront descendre du trottoir.

Et pourtant quelque chose en eux nous désarme : est-ce parce qu’ils ne sont pas exactement les  mêmes ? Leurs chaussettes sont dépareillées, l’un porte des mitaines et l’autre des lunettes, l’un ferme la bouche l’autre l’ouvre, l’un est beau l’autre pas. Eux-aussi sont des frères, mais pas des clones :  on pressent derrière l’unforme familial toute une histoire différenciée qui se profile.

Frères-siamois

Mais surtout, ce qui les rend plus étranges que les acrobates, et peut être plus sympathiques, c’est qu’ils se tiennent étroitement collés par les épaules, comme des frères siamois.

Nous sommes rue du Docteur Lecène, mais on pourrait tout aussi bien lire sur la plaque : Docteur Legène.

En cette année 1934, l’eugénisme et la santé du corps sont partout  à la mode. Dans un pays voisin, ceux qui tiennent le pavé, marchent sur la tête et font étalage de leur force physique,  ne sont pas tous des héros ; et ceux qui se réfugient sur les trottoirs pour les regarder passer ne sont pas tous des mauviettes, des richards, des bouches inutiles.

En nous montrant deux couples qui visuellement s’imbriquent, Doisneau nous invite à une lecture plus fine : ce qu’il faut voir, ce n’est pas la rue contre le trottoir, les grosses chaussures  contre les chaussures cirées, la « liberté » contre le « conformisme ».

Ce qui importe, c’est la fraternité. Ce pourquoi le cliché s’appelle : les Frères.

2 Les Chiens de la Chapelle 1953

12 août 2012

Dix neuf ans après « Les Frères », l’époque a bien changé. Mais Doisneau, dans un cliché qui apparemment n’a rien à voir, va reprendre les mêmes principes de symétrie et les mêmes ingrédients :  deux véhicules, deux badauds et deux acrobates...

 

Les Chiens de la Chapelle

1953, Robert Doisneau

Doisneau_chiens_chapelle

Ancien temps, temps nouveaux

 

Comme le cliché de 1934, celui-ci peut se découper en deux parties symétriques, par un plan vertical passant par la porte de l’immeuble et séparant les deux véhicules, les deux badauds et  les deux chiens.

Doisneau_chiens_chapelle_couples

Première grille de lecture : la partie gauche représente l’ancien temps, la partie droite les temps nouveaux.


Les deux magasins

Après les rideaux baissés des temps de restriction, voici l’âge des nombreuses vitrines.

Les deux véhicules

Le vélo laisse place à l’automobile, emblème des Trente Glorieuses. Le passé sort du cadre par la gauche et le futur y entre par la droite.

Les deux arbres

Un vieil arbre au large tronc, un jeune arbre.

Le vieil arbre a été mis en terre dans un trou carré, dispositif rustique qui laisse voir la terre.

Le jeune arbre va pousser dans un trou rond, au sein d’un double dispositif de protection : la plaque horizontale, qui protège les piétons de la chute ; la grille qui protège son tronc.

Les deux badauds

Un vieil homme à béret, emmitouflé dans son pardessus d’hiver, se prépare à quitter les lieux, sur un dernier regard amusé, la main droite dans sa poche.

Un jeune homme tête nu, en veston ouvert, bien campé sur ses deux jambes, observe la scène sans manifester d’émotion,  la main droite sur sa cigarette.

Au Français furtif frôlant les arbres succède le Français moderne, sûr de lui et de sa place au soleil.

Les deux chiens

Les deux chiens sont quasiment des clones. Celui de gauche est blanc, celui de droite est noir, mais en contre-jour leurs couleurs s’unifient. Peut être le chien de droite est-il plus juvénile, moins soumis : de taille moindre, il tire loin sa langue et montre sa queue au lieu de la cacher.

Nous sommes à la sortie de l’hiver 1953. Les années noires de l’Occupation quittent la scène à gauche de l’image, dans le sens de  la lecture et dans le sens de la circulation. Le magasin fermé,  le vélo, le vieil arbre, le vieil homme en béret et pardessus, cèdent place au magasin ouvert, à l’automobile, au jeune arbre, au jeune homme tête nu et en veste.

A cette opposition quelque peu systématique, les deux chiens ajoutent une touche ironique et moralisatrice. Quelle que soit leur époque, dramatique ou plus facile, quel que soit leur âge, vieux ou jeune, quel que soit leur poil, blanc ou noir, les hommes sont des chiens savants, toujours prêts à se mettre au garde à vous.

Les deux vrais acteurs de la scène sont en dehors de l’image : le  Soleil caché derrière le pilier, maître du temps et de la nature, qui décide le passage de l’hiver au printemps, des zones obscures aux zones claires.

Et une force d’influence qui lui fait face, côté levant, là vers où les ombres progressent,  à l’autre bout de la diagonale lumineuse. Tout aussi caché que le soleil, le Dresseur des Chiens n’est-il pas celui que fixent vraiment les deux passants, celui qui fait défiler, comme au bout d’un long fouet, ces jouets des vanités humaines que sont nos petits véhicules ?

Figés sous le pont du métro comme dans une cathédrale industrielle transpercée par le soleil couchant, chiens et hommes de la Chapelle, debout, semblent rendre un culte au Dieu de  l’Histoire.

A quoi rêvent-ils ?

 

Doisneau_chiens_chapelle_Dresseur_Photographe

Deuxième proposition  de lecture  : au lieu d’accoupler les objets, suivons-les maintenant de haut en  bas  et de l’arrière-plan vers le premier plan (flèches bleues)

Des véhicules aux badauds

Le vélo et la camionnette s’inscrivent dans les cases des vitrines comme des sortes de panneaux, de phylactères en suspension à côté de chaque badaud. Peut-être servent-ils à nous indiquer à quoi ils rêvent ? Ainsi, du trottoir à la rue,  le piéton rêverait de pédaler,  le fumeur de pétarader.

Des badauds au photographe

En reculant d’un cran, sortons de la photo  : à travers les chiens, le photographe se projette dans les badauds. Le regard de la vieillesse amusée et celui de la jeunesse critique, le regard expert et le regard neuf, voilà le rêve du photographe.

Du dresseur aux chiens

Décalons-nous maintenant dans la peau de l’autre personnage en hors-champ, juste à côté du  photographe, et repartons dans l’autre sens, de bas en haut et du premier plan vers l’arrière-plan (flèches vertes)

De quoi rêve le dresseur ? De voir ses chiens se dresser.

Des chiens aux arbres

En nous enfonçant vers le fond, voici  un nouveau scoop qui n’en est pas un :  les chiens bien sûr rêvent des arbres.

Des arbres aux façades

Enfin, en nous enfonçant d’un dernier cran, nous est révélé un autre secret de la ville : à travers la rue, les arbres rêvent des façades, la maison des oiseaux jalouse celle des humains, l’extérieur est envieux de l’intérieur, dans les villes la nature aspire à la culture.

Par sa construction, la photographie nous entraîne dans deux cascades de désirs  parallèles :

  • le dresseur rêve des chiens qui rêvent des arbres qui rêvent des façades ;
  • le photographe rêve des badauds qui rêvent des véhicules.

Ainsi deux personnages en hors-champ, véritables dei ex machina – se chargent de maintenir l’ordre qui règne dans le cliché :

  • le dresseur contrôle ce qui est statique – les chiens, les arbres, les façades ;
  • le photographe contrôle ce qui bouge – les piétons et les véhicules.

En élevant son bras, le dresseur fait se dresser les chiens. En baissant son index au bon moment, le photographe met en place le reste.

Tout photographe est un dresseur d’hommes, mais pour un instant seulement.    

Un monde statufié

Doisneau_chiens_chapelle_secteurs

Dernière proposition de lecture : lire l’image en éventail, selon les quatre secteurs que la perspective découpe.

Le cycliste, le vélo et la  camionnette

Voici le secteur des mouvements rapides, du métal. On n’y voit qu’un seul humain, le cycliste, indissociable de son vélo : une sorte d’homme-machine.

Baptisons ce secteur « mécanique ».


Le passant et les deux arbres

Voici le secteur des mouvements ralentis, du bois. On y voit un homme en train de s’arborifier, son tronc en voie de fusion avec le tronc de l’arbre et ses jambes avec les racines.

Baptisons ce secteur « végétatif ».


Le piéton qui fume et les deux chiens

Voici le secteur des mouvements en suspens, où bipède et quadrupèdes se figent dans une attitude identique. Très précisément, le fumeur est en train de se canifier, patte gauche dressée. Son ombre qui touche le chien noir trahit cette continuité, entre l’homme qui fait le beau et le chien qui fait l’homme.

Baptisons ce secteur « animal ».

Le pilier et les deux tas de gravier

Enfin voici  le secteur  de l’immobilité définitive et de la pierre, où le pilier aux bossages noirs et blanc, usés et érodés, semble vouloir rejoindre les deux tas de gravier noir et blanc.

Baptisons ce secteur  « minéral ».

Quatre régressions simultanées

En lisant l’image selon les quatre secteurs suggérés par la lumière et par la perspective, on constate que chaque secteur contient un trio, composé de deux éléments semblables et d’un élément distinct, « supérieur ». Et que dans chaque trio, l’élément « supérieur » tend à s’assimiler aux deux autres :

  • le cycliste se machinise,
  • le passant s’arborifie,
  • le fumeur se canifie,
  • le pilier se pulvérise.


Quatre trios de statues

Il se trouve aussi que les quatre secteurs correspondent aux quatre matériaux de la statuaire : métal, bois, chair et pierre ; et aux quatre modalités du mouvement : rapide, lent, suspendu, immobile.

Un sens général se dégage-t-il de cette organisation ? Si oui, c’est sans doute dans le flash de lumière qu’il faut le rechercher, car c’est  l’intensité de la lumière incidente qui caractérise les quatre secteurs :

  1. Dans le premier secteur, protégé par l’ombre de la façade, le cycliste à moitié fusionné avec le métal croit encore avoir une chance de s’échapper vers la gauche ;
  2. dans la pénombre de la rue, le passant est en train de s’incorporer dans le tronc ;
  3. pris dans le flash du rayon de lumière, le fumeur se projette déjà dans la chair animale ;
  4. en définitive tous, machines, arbres, bêtes, humains, semblent destinés à se rabattre dans le pilier aux multiples bossages, qui lui-même s’effondre dans les tas de gravier, fin ultime de toute sculpture.

1953, l’année de la bombe H…

1 Vénus et Mars

11 août 2012

Une oeuvre aussi célèbre et aussi abondamment commentée ne peut être approchée que par des lectures successives, par des éclairages partiels qui finiront, si tout va bien, par se fondre dans une vision unifiée.

Dans cette série d’articles (écrite en 2012 et révisée en 2023 suite à de nouvelles interprétations), j’insiste surtout sur des aspects encore méconnus.

  • Pour un aperçu chronologique des principales interprétations, voir Paul Barolsky [1a] et plus récemment Marco Paoli [1b], qui a pris la peine de résumer quarante sept études sur la question (de 1893 à 2010) ;
  • Pour une image en haute définition, voir le site de la National Gallery [2].

Pour commencer, trois questions simples

Venus_and_Mars_National_Gallery

Vénus et Mars, Botticelli, vers 1485, National Gallery, Londres

A côté de ces deux grandes machineries mythologiques que sont Le Printemps et La Naissance de Vénus,  ce panneau de Botticelli peut passer pour une oeuvre simple : deux personnages principaux seulement, faciles à identifier ; et une morale implicite qui, depuis l’Antiquité Grecque jusqu’à des âges d’or plus récents, est connue sous tous les tropiques : « L’Amour est plus fort que les armes ».

Dès cette première lecture, trois questions naïves vont nous ouvrir des perspectives insoupçonnées :

  • quels sont les atours de Vénus,
  • quelles sont les armes de Mars,
  • quelle est la raison de cette composition toute en longueur ?



1 Les atours de Vénus

Le vêtement

Le vêtement de Vénus est somptueusement érotique : c’est une sorte de déshabillé, composé d’une d’une chemise à demi-transparente, sur laquelle est passée une tunique elle-aussi transparente.

Botticelli_Venus_Mars_Intro_medaillon
Un premier type de galons dorés (motif à triangles alternés) souligne les seins et les épaules. Un second type (motif en croisillons) marque l’ouverture centrale et les bords inférieurs de la tunique.


La fausse tresse

Un troisième type de galon orne l’échancrure, fermée par le médaillon.


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En fait, il ne s’agit pas d’un galon cousu au vêtement,  mais d’une fausse tresse (en rouge) : on la voit d’ailleurs se prolonger derrière la nuque, passer par dessus la queue de cheval, et s’entremêler à la chevelure réelle pour former un chignon.

Cet accessoire de beauté joue donc un triple rôle :  fausse tresse, galon marquant l’échancrure, et collier portant un médaillon.


Portrait de Simonetta Vespucci, Städel Museum, Francfort

Botticelli est un spécialiste de ce type compliqué d’accessoire : il l’a utilisé notamment dans ce portait où  deux fausses tresses brunes, décorées de perle et donc faciles à distinguer de la chevelure réelle,  sont reliées par un noeud et suivent exactement  l’échancrure de la robe.


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Le Printemps (détail), Botticellli 1478-82, Offices

A l’autre extrême, chez l’une des trois Grâces du Printemps, les trois contours sont bien distincts : celui de l’échancrure, par dessus lequel est posé un premier collier composé de deux fausses tresses blondes, par dessus lesquelles passe une chaînette portant un médaillon.


Le médaillon

Botticelli_Venus_Mars_Intro_medaillon

Il est composé de huit perles entourant un rubis :

  • La perle est associée à Vénus du fait de leur communauté d’origine :  comme on le sait, toutes deux sont nées d’une coquille,  et la métaphore Vénus/perle est un poncif de la poésie classique.
  • Le rubis est traditionnellement associé à Mars – notamment en héraldique – à cause de sa couleur rouge sang et de sa dureté.

En synthèse

Les atours de Vénus sont typiquement botticelliens et typiquement florentins, issus d’une culture de l’artifice dans laquelle le raffinement extrême prétend coïncider avec le naturel.

Les tissus transparents jouent à la lisière entre le nu et l’habillé, et révèlent le corps sous prétexte de le voiler.

Quant aux fausses tresses, on peut  sans grand risque leur attribuer, pour les contemporains de Botticelli, un statut d’accessoire comparable à celui de nos porte-jarretelles : à la fois système d’accrochage et invitation à l’effeuillage. Dans ce tableau en particulier, le dispositif est particulièrement éloquent, puisque  le médaillon invite à effectuer, d’une seule main,  deux gestes à haute charge érotique : dénouer la chevelure et dégrafer la robe.

La déesse de l’Amour est une pin-up à la mode,

et sa tenue est une tenue de combat.




2 Les armes de Mars

Le casque

C’est un modèle de type « salade », qui s’est maintenu jusqu’aux casques allemands de la première guerre mondiale.

Botticelli_Venus_Mars_Intro_casque sallet bariniCasque milanais, fin du XVème siècle  (attribué à Domenico dei Barini detto Negroli), Royal Collection

Il est très semblale à ce casque milanais

  • même prolongement protégeant la nuque ;
  • même encoche au milieu de la nervure centrale, pour permettre de fixer le cimier ;
  • même emplacement des rivets.

Botticelli a attribué à Mars un casque de son temps, enrichi d’ornements en métal doré qui en font une arme de parade.


La lance

La garde (ou « rondelle« )  est en fer, du même métal que le casque. Le matériau de la lance elle-même n’est pas facile à identifier, du fait de ses reflets métalliques : bois vernis, voire même bois recouvert du même matériau cuivré que les ornements du casque ?


Botticelli_Venus_Mars_Intro_Tournoi

Livre des tournois des empereurs  Frédéric III et Maximilien I, 1489 à 1511

Si on en voyait l’extrémité, il serait facile de décider entre une lance de joute – qui se termine par un rochet (fer émoussé formé de plusieurs petits mamelons obtus), ou une lance de guerre – qui se termine par une pointe. Néanmoins, sa courte longueur et sa rondelle large, qui permet de prendre appui sur la cuirasse, font pencher en faveur d’une lance de joute.


Angelo Poliziano La Giostra di Giuliano de Medici 1495–1500 MET

Angelo Poliziano, La Giostra di Giuliano de Medici, 1495–1500 , MET

Ce chevalier, choisi pour illustrer « La Joute de Julien de Médicis » porte le même type de lance, et un casque cette fois muni de son cimier.[2a]


C’est donc plutôt une arme courtoise, qui confirme l’influence pacificatrice de Vénus, la Dame, sur Mars son Chevalier :  mieux vaut culbuter l’adversaire  que le tuer.

Traduit dans un domaine plus intime : mieux valent les joutes galantes que la  guerre des sexes.


La cuirasse

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Mars s’y appuie du coude, tout comme Vénus sur son coussin. Toujours la même idée : la puissance pacificatrice de l’Amour a mis à bas le trophée guerrier, réduit à un accessoire de pique-nique.

A noter que la doublure intérieure en tissu blanc, qui se voit au cou et à l’épaule du petit faune, fait partie intégrante de la cuirasse : comme ses trois autres collègues, le petit dieu va torse nu.


L’épée

De l’épée, on ne voit que le pommeau métallique en forme de disque, la poignée noire, et un bout de lame qui se perd sous le linge, à gauche de la main du faune.  Elle est située sur le flanc gauche de Mars, ce qui est la position normale pour une épée. Mais prise sous le linge blanc, puis sous le linge rose,  coincée entre les hanches du dieu endormi et la cuirasse,  on comprend bien qu’elle serait inopérante en cas de danger : sa pointe et son tranchant ne menacent que Mars lui-même.

A la fin de cette série d’articles, nous reviendrons sur sa forme très extraordinaire.


En synthèse

De même que Botticelli a coiffé et vêtu Vénus à la mode du temps, de même il ne s’est pas lancé, pour Mars, dans une reconstitution à l’antique : ses armes sont celles d’un jeune noble de l’époque.

Sans la présence des faunes, nous pourrions voir dans la scène deux jouvenceaux florentins rejouant la  vieille partition de la Dame et du Chevalier.  Le tableau sonne comme le manifeste d’une période où les civilités de l’humanisme recouvrent la courtoisie médiévale.




3 Une composition en longueur

Un panneau de mariage

D’après le format très allongé du panneau (69.2 x 173.4 cm), on pense qu’il s’agit d’un élément décoratif ayant fait partie d’un mobilier d’apparat. Le plus souvent, à Florence, ces panneaux peints très allongés  constituaient des parois de coffre (cassone).

Ici, il s’agirait plutôt d’une « spalliera » qui décorait un des bords du lit nuptial, au-dessus du matelas. Les coins inférieurs sont occupés par  le coussin de Vénus, à gauche, et le faune surgissant de l’armure, à droite : deux éléments en saillie, cohérents avec une composition destinée à être contemplée de près et d’en-dessous, lorsque les époux étaient allongés.

Le nid de guêpes

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E. Gombrich, dans son article fondateur de 1945 [3],  a fait remarquer que le trou d’arbre dans lequel pénètrent des guêpes, en haut à droite, se trouve à l’emplacement où on s’attendrait à trouver  le blason des commanditaires. Or à cause de son nom latin « vespa », la guêpe figure sur les armes parlantes de la famille Vespucci

Identification d’une noce

On  s’accorde généralement sur le fait que le panneau aurait pu être réalisé à l’occasion des noces, en 1483, d’un membre de la famille Vespucci (un clan très étendu dont on connaît Amerigo, qui a donné son nom à l’Amérique).

Selon des recherches récentes [4], il pourrait s’agir plutôt du mariage de Lucrèce de Médicis, la fille aînée de Laurent de Médicis,  avec  Jacopo di Giovanni Salviati,  ce qui repousserait la date à 1487 (mais le mariage avait été négocié dès 1482) . Dans ce contexte, la nudité de Mars, comparée aux riches atours de Vénus, pourrait être une allusion à la différence d’extraction entre les deux familles [5].

Quoiqu’il en soit, il s’agit d’un mobilier fastueux, destiné à un public sinon princier, en tout cas extrêmement raffiné.

Une composition « en  baldaquin »  » (SCOOP !)

Venus_and_Mars_National_Gallery

La composition est marquée par la symétrie forte entre les postures des deux divinités, renforcée par la division de l’arrière-plan en trois parties  : de part et d’autre de l’ouverture centrale,  les buissons s’arrêtent au niveau des mains de Mars et de Vénus, comme deux rideaux végétaux qu’ils viendraient d’ouvrir pour avoir un aperçu sur le monde.

Plutôt que de la qualifier de théâtrale, c’est plutôt d’une composition « en baldaquin » qu’il faudrait parler : la clairière dans laquelle Mars et Vénus se sont abrités des regards, derrière les rideaux végétaux, est comme l’image dans un miroir du lit avec ses rideaux destiné aux jeunes époux, ce lit à baldaquins dont le panneau formait la spalliera.

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La clairière prolonge le matelas, les jeunes époux mènent leurs ébats sous le patronage direct du couple divin,  qui habite, sans solution de continuité, un espace immédiatement contigu.

A qui appartient le coussin ?

Botticelli_Venus_Mars_Intro_coussinMars est allongé sur son armure, et Vénus sur un coussin luxueux, qui se justifie mal dans le contexte d’une sieste champêtre.

En revanche, en développant l’idée que la clairière est contigüe au matelas, on peut imaginer que les coussins du lit étaient assortis, voire identiques, au coussin dans le tableau, qui fonctionne ainsi comme une sorte d’objet-limite.

Astuce décorative pour suggérer une complicité : le coussin de Vénus, c’est un de ceux de la mariée.

Et peut être  – pourquoi pas – le drap nuptial était-il du même rose fluo que celui sur lequel Mars est allongé ?

Une contemplation intime

Il faut se représenter le panneau non pas accroché au mur de la National Gallery, mais au fond d’un lit clos à Florence :  le but n’est pas de mettre en scène les amours de Mars et de Vénus à l’intention de visiteurs distants, mais d’impliquer  deux spectateurs privilégiés dans une contemplation intime.

Ainsi le couple moderne est mis en communication directe avec le couple antique, au travers de cette frontière invisible qui sépare les Dieux et les Mortels, l’espace peint et l’espace physique, l’Amour exemplaire et son application contingente.


La campagne déserte

Isolés du monde extérieur par les rideaux, les époux tournent leur regard  vers le fond du lit : il traverse la clairière et, par dessus les épaules du couple divin, s’échappe entre les rideaux végétaux, vers un horizon vide.


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On comprend que la campagne de la zone centrale soit déserte, puisqu’elle est, dans le monde des Dieux, l’analogue de la chambre nuptiale pour les époux.


La ville

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En fait, l’horizon n’est pas totalement vide : on discerne avec peine, dans la zone située entre la lance et la cuisse de Mars, une ville blanche à hautes tours, surplombée par une coupole. Selon Christina Luchinat Acidini [6], il pourrait s’agir de la partie occidentale de Florence, vue depuis la zone de Peretola, dans laquelle les Vespucci avaient une propriété.

L’irruption des enfants-faunes

Nous reviendrons longuement (4.1 Souffler dans une conque) sur ces quatre impertinents, qui ajoutent  leur touche de dynamisme et de fantaisie à une composition quelque peu rigide. Pour l’instant, contentons-nous d’imaginer qu’il viennent de faire irruption dans la clairière en passant par l’ouverture entre les buissons, exactement comme un cortège d’enfants autorisés, le lendemain des noces, à venir réveiller les mariés.


En synthèse

La contrainte de la spalliera imposait une composition en longueur.  La trouvaille de Botticelli consiste à l’avoir déployée également en profondeur, dans un espace-miroir où siègent les divinités-exemples.

Cette idée que la clairière avec ses bosquets serait un espace d’expansion du lit nuptial avec ses rideaux, et que le coussin de Vénus constituerait un objet de transition entre les deux,  n’a pas été formulée jusqu’à présent.

Il faut dire qu’elle est quelque peu audacieuse : inviter Vénus et Mars comme compagnons de lit, voilà qui dénote une conception pour le moins princière de ses noces.

Voici aussi qui introduit un retournement intéressant : alors qu’un tableau, d’habitude, reproduit le monde réel, ce sont ici les amoureux réels qui se livrent, à l’abri des rideaux, aux paradoxes et aux délices de la reproduction !




Article suivant : 2 Amour et Guerre

Références :
[1a] Paul Barolsky « Infinite jest : wit and humor in Italian Renaissance art » p 37 et ss
https://archive.org/details/infinitejestwith00baro/page/37/
[1b] Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico »
[2a] Ceci ne permet pas d’identifier Mars à Julien de Médicis, car la même gravure illustre un autre livre sans rapport avec lui, le « Libro di giuocho di scacchi, incunabolo, per maestro antonio miscomini » par Iacobus de Cessolis (mars 1493). De plus ces deux incunables sont postérieurs de 10 ans à la date présumée du tableau (1483), lequel est également postérieur à cette joute (1475).
[3] E. H. Gombrich « Botticelli’s Mythologies: A Study in the Neoplatonic Symbolism of His Circle » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 8 (1945), pp. 7-60 https://www.jstor.org/stable/750165
[4] Clark donne pour référence Simone Reinhardt, Sandro Botticelli, Ph.D. diss, Bonn University, 2001, p 65-66. Cette thèse, non publiée, est prise en compte par Zöllner, mais son existence est mise en doute par Bellingham.
[5] Zöllner, 2005 (cité par Paoli [1b], p 50).
[6] Christina Acidini Luchinat « Botticelli : Les allégories mythologiques » 2001

2 Amour et Guerre

11 août 2012

Comme « Guerre et Paix« , « Mort et Vie« , « Destruction et Création« , « Amour et Guerre » fait partie de ces vieux couples sans surprise, qu’on a maintes  fois entendus se quereller dans le salon et se réconcilier dans l’alcôve.

Avant de replonger dans les détails, il est nécessaire de se demander quelles résonances  particulières – mythologiques, astrologiques, alchimiques  – le thème pouvait éveiller,  parmi les élites cultivées auxquelles Botticelli s’adressait.

Article précédent : 1 Vénus et Mars

1 La minute Mytho


Vénus, Mars et Vulcain

L’histoire des amours de Vénus et de Mars est avant tout celle d’un adultère, conséquence d’un mariage contre-nature : car Vénus, la plus belle des Déesses,  était la femme légitime de Vulcain, le plus laid des Dieux, le forgeron boiteux.


Paris bordone Mars Venus VulcainMars et Vénus surpris par Vulcain
Paris Bordone 1549-50, Gemälde Galerie Kulturforum, Berlin

Homère raconte dans l’Odyssée (chant VIII, 5) que le soleil, Helios, suprit les ébats entre Aphrodite (Vénus) et Arès (Mars) et les dénonça à Héphaistos (Vulcain). Celui-ci forgea un filet invisible, aussi fin qu’une toile d’araignée, qu’il mit en place sur le lit conjugal. Une fois les amants pris au piège, il les exposa à la risée des Immortels.


Padovanino Mars Venus VulcainMars et Vénus surpris par Vulcain
Alessandro Varotari detto il Padovanino, 1631, Collection privée

Ce thème servira de prétexte à diverses variations érotiques. Voici celle du Padovanino,  peintre spécialisé dans les Vénus suggestives (à noter le vase renversé au premier plan).


Vénus a eu des enfants de plusieurs pères différents (sauf Vulcain) : de Mars, elle aura deux garnement, Phobos et Deimos, et une fille, Harmonie. Ceux que la pratique de l’union des contraires intéresse peuvent consulter l’aparté : La progéniture de Vénus

En synthèse

Dans Vénus et Mars, Botticelli n’a pas exploité la scène de l’adultère découvert, qui donnera lieu à bien des peintures savoureuses. Il ne nous montre pas une chambre à coucher propice aux coups de théâtre, mais une clairière protégée des regards. Il est vrai que, pour un tableau de mariage, mettre en avant le caractère illégitime des amours de Vénus et de Mars n’eut pas été du meilleur goût.

Néanmoins, Vulcain est présent de manière indirecte dans le tableau, puisque c’est lui qui avait forgé les armes de Mars.

Venus_and_Mars_National_Gallery

Le thème de l’union des contraires est également présent dans le tableau, mais sans insistance :

  • Vénus est habillée, Mars est nu ;
  • Vénus est éveillée, Mars est endormi ;
  • Vénus s’appuie sur un coussin, Mars sur son armure.

Mais c’est moins l’opposition que la symétrie des deux figures qui nous frappe : de cette sieste divine dans la campagne toscane, s’il doit naître un rejeton, on voit bien que ce sera  Harmonie.



2 La minute Astro

Deux planètes contraires

Dans le système de Ptolémée, Vénus et Mars sont des planètes placées symétriquement, de part et d’autre du Soleil. D’où l’idée d’un équilibre conflictuel entre leurs deux influences, comme l’explique Pic de la Mirandole :

« Vénus fut placée dans la ciel, aux côtés de Mars,  afin de dompter la puissance de cette planète destructrice et corruptrice, tout comme Jupiter, qui tempère la malignité de Saturne. » ([1], p 103)


L’interprétation astrologique

Le thème de Vénus et de Mars recoupait donc nécessairement, pour les contemporains de Botticelli, une notion astrologique largement vulgarisée :  celle de la planète Vénus tempérant, voire dominant, les influences négatives de la planète Mars.

Un texte de Ficin (cité par Gombrich, d’après Nesca N. Robb) nous renseigne sur ce que devait en être la compréhension commune  :

« Parmi les planètes, Mars est remarquable pas sa force car il rend les hommes plus forts, mais Vénus le domine. Vénus, en conjonction avec lui, ou en opposition, ou dans un aspect en trigone ou en sextile, contrarie souvent sa malignité. Elle semble dominer ou apaiser Mars, mais Mars jamais ne domine Vénus. » (Marsile Ficin, commentaire du Symposium)


Le triomphe de Vénus

Pour montrer combien la signification astrologique du thème était bien connue à l’époque, on peut citer la fresque d’Avril du Palais Schifanoia, dont l’interprétation astrologique par Warburg, en 1912, est un classique de l’Histoire de l’Art.

Aprile (vers 1470),_francesco_del_cossa, Pallazo Schifanoia, FerrareLe Triomphe de Vénus (Avril, cycle des Mois) 
Cossa, 1470, fresque du Palais Schifanoia, Ferrare

On y voit Vénus debout sur un char de triomphe, tenant en chaîne Mars  agenouillé à ses pieds, en armure de chevalier.


En synthèse

Chez Botticelli,  la référence astrologique est discrète, mais néanmoins présente : Vénus, éveillée et vêtue, donne bien une impression de maîtrise, de dominance,  face à Mars nu, endormi et désarmé.

Néanmoins, il serait réducteur de soutenir que l’astrologie est la clé du tableau. Car la relation conflictuelle de Vénus et de Mars est une source de réflexion philosophique bien plus large :  loin de prétendre trancher le problème avec notre simplicité binaire  (« Faites l’amour, pas la guerre »),  la pensée de la Renaissance intègre cette tension au sein d’une réflexion plus subtile sur la contradiction créatrice.  Le thème est traité en profondeur par  E.Wind (« Wind ([1], p 100 et ss), nous conclurons simplement ce paragraphe en laissant la parole à Pic, qui définit la Beauté comme « une amitié fondée sur l’inimitié, une concorde fondée sur la discorde »,  sorte de paix armée qui est est un des moteurs de la Nature  : « La nécessité, dans la constitution des créatures, de voir l’union dominer l’opposition, a fait dire aux poètes que Vénus aime Mars, puisque la Beauté, nommée Vénus…, ne peut exister sans cette contradiction. »



3 La minute Alchimie

Vénus et Mars sont non seulement des planètes, mais aussi deux des sept métaux qui sont à la base de l’alchimie : le Cuivre et le Fer. On ne peut donc pas faire l’impasse sur un possible arrière-plan alchimique.


Le fer dans le tableau

Le fer est abondamment représenté, dans toutes les armes de Mars : le casque, la rondelle de la lance, l’armure et l’épée.

Le cuivre dans le tableau

S’il faut chercher le cuivre dans le tableau, nous le trouverons :

  • côté Vénus, dans les galons dorés de la robe   et peut-être dans ses cheveux blonds-roux ;
  • côté Mars, dans les ornements dorés du casque, et peut être le placage métallique de la lance.


Fer et Cuivre : un alliage impossible

Au sens métallurgique du terme, l’union de Vénus et de Mars n’a pas grand sens : il n’existe pas d’alliage Cuivre/Fer.


En synthèse

Pratiquement tous les personnages de la mythologie ont reçu une interprétation alchimique (voir l’aparté :  Vulcain,  Vénus et Mars alchimiques ). Dans l’imagerie, on trouve très souvent les noces de Diane et de Mercure, qui engendre l’Hermaphrodite, un des concepts-clé de l’Alchimie. On rencontre également fréquemment Vulcain, seul ou associé à Vénus.

Mais il n’existe pas d’exemple montrant les noces de Mars et de Vénus.

Il ne faut donc pas rechercher ici une interprétation alchimique complexe. Botticelli s’est contenté de prendre Vénus et  Mars au pied de la lettre : les deux métaux Cuivre et Fer sont largement représentés dans le tableau, par des objets dorés et des objets noirs.




Loin de toute dialectique pesante, Botticelli remet au goût du jour le vieux  thème de l’Amour et de la Guerre, en se faufilant avec élégance entre les pièges de l’anecdote mythologique, de la consultation d’astrologie ou de la leçon d’alchimie.

Son Mars et sa Vénus sont avant tout deux jeunes gens de leur temps, que seuls le cortège des faunes nous désigne comme divins. Ainsi que leur surnaturelle beauté.

Bien sûr, le thème dominant est celui de la victoire de l’Amour sur la Guerre. Mais cette vérité nous est administrée subtilement, subliminalement, dans deux détails qi semblent purement décoratifs :

Botticelli_Venus_Mars_Intro_casque

  • Le premier est le casque de fer ceinturé par des bandes et des rivets de cuivre : traduction précise de la  domination de Mars par Vénus.

Botticelli_Venus_Mars_Intro_medaillon

  • Le second est celui du médaillon de Vénus, dans lequel le rubis, emblème martial, est comme assiégé, tenu en respect, par les huit perles vénusiennes.


Article suivant : 3 Les charmes contre les armes

Pour approfondir deux aspects :

– La progéniture de Vénus

– Vulcain, Vénus et Mars alchimiques

sb-line

Références :
[1] E.Wind, « Mystères païens de la Renaissance »

– La progéniture de Vénus

11 août 2012

La progéniture de Vénus illustre, expérimentalement, combien l’idée de l’union des contraires, chez les Grecs, pouvait être complexe.


L’échec du mariage avec Vulcain

Certains contraires sont irréconciliables :  la beauté et la laideur, la santé et la maladie, la grâce et le travail : c’est pourquoi, de son mariage légitime avec Vulcain, Vénus n’a pas eu de descendance.


L’enfant de Vénus avec Hermès

Hermaphrodite_Borghese

Hermaphrodite endormi
IIe siècle après J.-C., Louvre, Paris

Mais il existe des oppositions additives : une certaine forme de masculinité et de féminité peuvent coexister dans un seul être, comme le montre l’enfant illégitime qu’elle eut avec Hermès , Herm-aphrodite.


Les enfants de Vénus avec Mars

Enfin, d’autres oppositions sont miscibles en proportions variées : le mélange détonnant de l’Amour et de la Guerre, du principe Créateur et du principe Destructeur, peut tout produire : des enfants sages aux petits monstres.


Evelyn de Morgan_Cadmus_HarmonieCadmus et Harmonie
Evelyn de Morgan, 1877

C’est ainsi que la fille de Mars et de Vénus fut nommée Harmonie, aussi pacifique que ne l’était pas son père, et aussi magnifique que sa mère.

Mais le couple eut aussi deux garçons qui tiraient du côté de leur père  : Deimos (la Crainte) et Phobos (la Peur incontrôlable). Ils n’ont laissé d’eux aucune image.


Les enfants de Vénus avec Mars (autre tradition)


Bazzi Giovanni Antonio (dit Il Sodoma)
Allégorie de l’Amour en plateau d’accouchée :
Vénus terrestre avec Eros, Vénus céleste avec Antéros et deux autres Cupidon
 

On dit qu’elle eut aussi avec Mars deux autres garçons : Eros (l’amour-coup de foudre) et Antéros (le « contre-amour », l’amour  non partagé). Tout cela est bien compliqué.

– Vulcain, Vénus et Mars alchimiques

11 août 2012

Pour comprendre la symbolique de ces Dieux en alchimie, il ne faut pas les prendre au sens vulgaire des métaux Cuivre et Fer, mais dans un sens « philosophique », c’est-à-dire réservé aux praticiens de l’Oeuvre.

Voyons ce que nous en dit Dom Pernety qui, dans Les Fables Égyptiennes et Grecques (1758) a compilé les interprétations alchimiques des mythes grecs.


Vulcain

Vulcain ne représente pas un matériau, mais un des « feux » qu’utilisaient les alchimistes :

« Les Egyptiens avaient donc en vue le feu philosophique, et ce feu est de différentes espèces, suivant les Disciples d’Hermès ».

La notion de « feu philosophique » n’a rien à voir avec le feu du fourneau, et dépend de la phase de l’oeuvre. Précisément, le feu représenté par Vulcain

« est l’agent principal du second oeuvre (…) lui seul est capable, de conduire l’airain philosophique à la perfection de la pierres des Sages. » (Tome II, Chapitre XI , Vulcain)

Vulcain_tripus_aureus
Frontispice du Tripus Aureus, 1618,
publié par Michel Maier à Francfort


Vénus (des philosophes)

Dom Pernety nous explique également que Vénus n’est pas le cuivre, mais « leur matière avant la blancheur », autrement dit l’état de la matière à l’issue du premier oeuvre (oeuvre au noir), et préparée pour le second (oeuvre au blanc) :

« Le terme d’airain que les Adeptes ont souvent employé pour désigner leur matière avant la blancheur, n’a pas peu contribué à faire prendre le change aux Souffleurs et même aux Chimistes vulgaires, qui ont regardé en conséquence le cuivre comme la Vénus des Philosophes. Mais ce qui nous manifeste bien clairement l’idée que les Anciens attachaient à leur Vénus, est non seulement ses adultères avec Mercure et Mars, mais son mariage avec Vulcain. Ce dernier étant le feu philosophique, comme nous l’avons prouvé, et le prouverons encore, est-il surprenant qu’il ait été marié avec la matière des Philosophes ? ». Tome II, Chapitre VIII , Vénus


Mars et une femme

Mylius Embleme VII
Mylius, 1622, Philosophia reformata, Serie I emblème VII

Cet emblème représente à  gauche un guerrier qui a tous les attributs de Mars et au milieu Mercure avec deux caducées. Celui qu’il tient dans sa main gauche porte un aigle qu’il donne à la  femme de droite.  Logiquement, il devrait s’agir de la « Vénus des Philosophes » à côté de ses deux amants :

  • Mars avec qui elle s’est accouplée lors du Premier Oeuvre ;
  • Mercure avec laquelle elle s’accouple lors du Deuxième.

D’autant que le fait que Mercure a troqué ses grandes ailes (à ses pieds) par des petites indique qu’il a progressé en « fixité » ; et ses deux Caducées, petit et grand, signifient qu’il a gagné en puissance. Deux détails qui confirment  que nous sommes bien dans le Deuxième Oeuvre.


Basile Valentin clé_II 
Basile Valentin, Les Douze Clés de Philosophie, Clé N°2, version Tripus Aureus (1618)

L’emblème a été recopié sur cette version parue quelques années auparavant, très semblable avec son Mercure à deux couples d’ailes et deux caducées,  mais différente par ses deux  lutteurs. Celui de gauche n’est plus Mars, puisqu’il porte un serpent sur son épée, tandis que l’autre porte un griffon. Il s’agit probablement d’une allusion aux deux sels qui ouvrent successivement la Matière.

Ceci illustre que l’iconographie alchimique du couple Mars et Vénus, rarissime, est loin d’être stabilisée, un siècle et demi après le Mars et Vénus de Botticelli.


Vénus, Mars et Harmonie

Pour compliquer encore les choses, dans l’interprétation alchimique de l’union de Mars et de Vénus, Mars n’est pas à prendre au sens propre (le métal Fer) : il représente plutôt l’un des deux principes alchimiques, le Soufre, qui est effectivement présent en abondance dans le métal Fer :

« Les Anciens l’ont pris pour une certaine vertu ignée, et une qualité inaltérable des mixtes, capable par conséquent de résister aux atteintes du feu les plus violentes. Si l’on met donc la Vénus des Philosophes avec ce Mars dans un lit ou vase propre à cet effet, et qu’on les lie d’une chaîne invisible, c’est-à-dire aérienne, et telle que nous l’avons décrite dans le chapitre de Vénus, il en naîtra une très-belle fille, appelée Harmonie, dit Michel Maïer (Arcana arcanissima 1. 3.), parce qu’elle sera composée harmoniquement, c’est-à-dire parfaite en poids et en mesure philosophique. » Dom Pernetty [1]

Dans cette interprétation, Harmonie, la fille de la Vénus des Philosophes avec « ce Mars », est identifiée au « rebis », le germe androgyne dont l’obtention est le but du  Deuxième Oeuvre.



Références :
[1] Antoine Joseph Pernety, Les fables égyptiennes et grecques dévoilées et réduites au même principe avec une explication des hiéroglyphes et de la guerre de Troye, 1758, p 119
https://books.google.fr/books?id=2DBPAAAAcAAJ&pg=PA119

3 Les charmes contre les armes

11 août 2012

A titre de premier galop, voici une lecture très partielle qui va nous permettre de revenir sur les armes de Mars, et dé découvrir l’arsenal de Vénus.

Article précédent : 2 Amour et Guerre

Venus_and_Mars_National_Gallery

Mars est nu et ses armes sont dispersées autour de lui.  Elles sont au nombre de quatre :

  • deux défensives (le casque et la cuirasse),
  • deux offensives (la lance et l’épée).

En contraste, Vénus est habillée et ne possède qu‘un seul accessoire de beauté, le médaillon qui ferme sa robe. Ne pourrait-on imaginer qu’elle dispose d’autres charmes discrets, à opposer aux armes bien visibles de son partenaire/adversaire ?


Contre le casque, la chevelure

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_Casque

La chevelure de Vénus est l’équivalent, amélioré, du casque de Mars :

  • elle est entièrement de cuivre, alors que le casque ne possède que quelques ornements dorés ;
  • elle est souple et légère, quand le casque est lourd et rigide ;
  • en guise de jugulaire, elle se relie au médaillon par les fausses tresses que nous avons mentionnées.


Contre la cuirasse, la conque

Botticelli_Venus_Mars_Intro_armure Botticelli_Venus_Mars_conque

Les deux jouent le même rôle : protéger la chair fragile. Mais l’une s’ajuste en permanence au corps qu’elle contient, tandis que l’autre est trop grande pour le petit faune qui y gite.


Contre la lance, le nid de guêpes

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_Lance Botticelli_Venus_Mars_Intro__guepes

D’un côté une lance géante,  mais à un coup ; de l’autre une multitude de dards minuscules, mais innombrables. Au lourd chevalier dont la lance est incapable de pénétrer dans la forteresse de l’arbre, s’oppose la multitude des guerrières légères qui y ont élu domicile.


Botticelli_Venus_Mars_Intro_armure Botticelli_Venus_Mars_Intro_medaillon

Contre le pommeau, le médaillon

Au pommeau sous le cou du panisque fait pendant un autre disque ouvragé, le médaillon. D’un côté la lame de l’épée, de l’autre l’aiguille de la broche  : même disproportion qu’entre la lance et le dard.

Botticelli_Venus_Mars_Charmes_Armes

Dans le combat que se livrent les deux divinités, Vénus peut opposer aux quatre armes de Mars (en bleu), quatre charmes qui les surpassent (en rose).

Car les armes sont des objets manufacturés, faits de métal grossier,  tandis que les charmes sont des productions parfaites de la nature : chevelure, conque, guêpes et médaillon orné de perles et de rubis.

Article suivant : 4.1 Souffler dans une conque

4.1 Souffler dans une conque

11 août 2012

Article précédent  3 Les charmes contre les armes

Quatre panisques

Venus_and_Mars_National_Gallery

En contraste avec le hiératisme de Vénus et de Mars,  les petits satyres brisent la symétrie, s’immiscent dans les  interstices de la composition,  introduisent mouvement et fantaisie. Quatre petits bouffons autorisés à  s’amuser  aux côtés du couple divin, quatre petits corps errants perturbant (ou renforçant ?) l’attraction muette entre les deux « planètes » majeures.

Il est temps de nous intéresser à ces enfants-satyres, gracieux comme des chérubins mais aux oreilles velues, aux petites cornes et aux pieds de boucs. Leurs regards entendus, le bout de langue rose qui pointe entre leurs dents de deux d’entre eux, ne suggèrent-ils pas la lubricité ? Le casque dans lequel l’un d’eux s’enfonce jusqu’aux épaules, la lance démesurée qui barre le panneau,  la coquille embouchée, la cuirasse-tunnel, ne sont-ils rien de plus que des  jouets anodins ?

Une fois n’est pas coutume, nous n’échapperons pas à l’interprétation sexuelle. Mais auparavant, nous allons commencer  par un terrain moins mouvant, celui de l’interprétation textuelle. Car depuis longtemps, les érudits ont vu dans le tableau un exercice de style truffé de références littéraires, destiné à des spectateurs humanistes toujours à l’affût du dernier manuscrit antique retrouvé.


Botticelli, peintre érudit ?

L’approche littéraire implique-t-elle que Botticelli était un peintre érudit, fin connaisseur de  textes antiques ? Pas nécessairement : comme le remarque E.Wind ([1], p 26).

l’iconographe « doit en savoir plus long sur les théories de la Renaissance qu’il n’était nécessaire à un peintre ; (…) alors que les gens de la Renaissance tiraient profit de leurs conversations, nous n’avons plus ce plaisir. Nous devons donc compenser cette perte par la lecture et l’inférence.(…) L’ambiguïté délibérée présidant à l’usage de métaphores, a recouvert quelques-unes des plus grandes peintures de la Renaissance. Elles furent conçues pour des initiés; aussi exigent-elles une initiation. »


La conque marine

Botticelli_Venus_Mars_conque

Dans l’iconographie habituelle, la conque marine est l’attribut du dieu dieu Triton, qui s’en sert comme trompette pour annoncer l’arrivée de Neptune. Rien à voir, donc, avec Mars et Vénus.

Botticelli_Venus_Mars_Conque_Triton

Pan terrificus

Panofski a identifié une iconographie plus rare, dans une fresque du Corrège, à Parme.

Botticelli_Venus_Mars_Correge_Parme_Camera San Paolo

Exhibant d’introuvables gloses antiques sur l’oeuvre du poète latin Aratus, il a montré que souffler dans une conque pouvait être l’emblème de la terreur « panique » causée par le dieu Pan, « pan terrificus » [2].

La panique, une nouveauté conceptuelle

A la suite de Panofski,  Vladimir Juren [3] a montré que la notion de peur « panique » venait juste d’être redécouverte par les humanistes,  et vulgarisée dans une oeuvre bien plus accessible,  les Miscellanea de Politien, publiées pour la première fois en 1489.

Dans ce texte, Politien explique que, d’après Théon (le commentateur d’Aratus) :

 « le dieu Pan combattit contre les Titans et il fut le premier, ayant remarqué ce coquillage en spirale et en forme de cône que l’on nomme cochlos, à s’en servir comme d’une trompe. Ayant fait cela, et s’étant emparé d’une provision de ces coquillages pour lui et ses camarades, ils mirent les Titans en fuite avec ce son venant de partout, que l’on nomme panicos« .


Les panisques

Justement, les satyres-enfants du tableau de Botticelli sont des « panisques », compagnons du dieu Pan : à son image, ils ont des pattes de bouc, des oreilles pointues et de petites cornes.

La conque et la datation du panneau

Que Pan ait inventé l’usage guerrier de la conque marine était connu. Mais le fait que les panisques l’aient imité pour en faire une arme de dissuasion massive contre les Titans, ne se trouve que dans le commentaire de Théon.  Or on sait que Politien a acquis le manuscrit contenant ce commentaire en 1482.  Botticelli était suffisamment proche de l’entourage de Politien pour avoir entendu parler de ses recherches avant même la publication de 1489, et avoir eu l’idée de les illustrer  : d’où la date généralement attribuée au tableau : 1483.


En synthèse

L’attribution de la conque à Pan est un bel exemple d’analyse de source, affinée par plusieurs érudits et confirmant la date probable que suggèrent des raisons stylistiques.

Remarquons que cette analyse savante a eu pour inconvénient, pour expliquer un détail, de brouiller la lecture d’ensemble :  car le thème secondaire de la peur panique s’intègre difficilement dans le climat plaisant du thème principal.

De plus en plus de commentateurs pensent qu’il s’agissait là d’une fausse piste : Botticelli a peut être voulu inclure un thème à la mode, mais pour une raison tout autre qu’érudite.

Article suivant : 4.2 Jouer avec les armes



Références :
[1] E.Wind, « Mystères païens de la Renaissance »
[2] Panofski, The Iconography of Correggio’s Camera Di San Paolo, Warburg Institute, 1961
[3] Vladimir Juřen, «Pan terrificus» de Politien. Bibliothèque d’Humanisme Et Renaissance 33 (3):641-645. (1971).

4.2 Jouer avec les armes

11 août 2012

Le second thème inspiré par une source littéraire antique est celui des enfants jouant avec les armes de Mars. Le texte en questions est un passage de Lucien de Samosate, une description littéraire (ekphrasis)  d’un tableau du peintre antique Aëtion  : Les Noces d’Alexandre et de Roxanne.

Nous devons au Sodoma une reconstitution de ce que pouvait être ce tableau antique disparu.

Article précédent : 4.1 Souffler dans une conque

Sodoma_Noces_Alexandre_Roxanne

Noces d’Alexandre et de Roxanne
Giovanni Antonio Bazzi dit il Sodoma, 1516-1518. Fresque de la villa Farnésine, Rome

L’ekphrasis de  Lucien de Samosate

 Voici le début de la description de Lucien :

« Un Amour placé derrière Roxanne lui enlevait en riant son voile, et le montrait à son époux ; un autre ôtait une des sandales du prince, comme pour l’inviter à prendre place sur le lit ; un autre le prenait par son manteau et le tirait vers Roxanne. Alexandre présentait une couronne à la princesse. Héphestion tenait le flambeau nuptial, et s’appuyait sur un adolescent d’une grande beauté qui représentait l’Hymen. » [1]

On voit combien la reconstitution de Sodoma est précise : il a suivi le texte mot à mot (sauf pour la sandale, qu’il fait ôter à Roxanne plutôt qu(‘ à Alexandre).

Pour Mars et Vénus, c’est la suite du texte qui a intéressé Botticelli  :

« Toute la scène inspirait la gaieté, tous les Amours étaient riants ; ils se jouaient avec les armes d’Alexandre : on en voyait deux qui portaient sa lance ; ils pliaient sous le poids, comme des ouvriers qui portent une poutre ; deux autres en tiraient un troisième qui était couché sur le bouclier, comme s’ils eussent traîné en triomphe le héros lui-même ; un autre encore, pour les effrayer quand ils passeraient près de lui, s’était caché dans la cuirasse.  »  


Le porteur de casque

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_CasqueLe panisque au casque est une invention amusante de Botticelli, qui renforce l’idée de disproportion.

Le casque trop lourd pour un enfant emporte la tête vers l’avant, jusqu’à buter sur la rondelle métallique ; trop grand, il aveugle  celui des deux porteurs qui devrait diriger l’arme : la lance de Mars ne risque pas d’atteindre une quelconque cible.


Les porteurs de lance

Ils illustrent littéralement le texte de Lucien : « on en voyait deux qui portaient sa lance ». Bien sûr, la lance est trop lourde pour qu’ils puissent, même à deux, la relever.


Le panisque à la cuirasse

Botticelli_Venus_Mars_Panisque_CuirasseLa encore, Botticelli reprend et complexifie l’idée de Lucien. Chez ce dernier, le panisque s’est caché dans la cuirasse pour effrayer ses trois copains, qui promènent le bouclier en guise de char triomphal.

Chez Botticelli, pas de bouclier : le panisque n’utilise donc pas la cuirasse pour une embuscade, mais plutôt comme une sorte de tunnel qui lui permet, à l’insu de Mars, de déboucher au premier plan : ainsi de la main droite il s’empare de l’épée que Mars a cachée le long de la cuirasse, tandis que de sa main gauche il saisit un fruit vert.

L’amour et la guerre

L’allusion aux Noces d’Alexandre et de Roxanne devait être doublement évidente pour les spectateurs lettrés. D’une part, il s’agissait d’un tableau de mariage ; d’autre part, les deux oeuvres  traitaient exactement le même thème,  celui de la tension entre l’Amour et la Guerre, qui tiraillerait le jeune couple florentin autant qu’il avait, dans le passé,  tiraillé le héros mythique.


Piero_di_Cosimo_-_Venus

Vénus, Mars et Cupidon, Piero de Cosimo, 1500-05, Gemäldegalerie, Berlin

,Preuve que cette allusion était comprise et appréciée, la version de Piero de Cosimo, quelques  années plus tard, reprendra le même thème des enfants jouant, à l’arrière-plan avec les armes du guerrier. En représentant non plus des panisques, compagnons capricants du dieu Pan, mais des Amours, compagnons ailés de Vénus, Piero revient à une illustration plus littérale du texte de Lucien.

La comparaison entre les deux tableaux a été tentée plusieurs fois et je ne m’y risquerai pas, car nous ne savons pas si Piero avait vraiment vu l’oeuvre de Sandro, où s’il s’agit d’une réélaboration à partir de la même source.

Certains pensent que son panneau est une reprise aseptisée de celui de son prédécesseur, gommant ses aspects possiblement scabreux : plus de lance ni de conque, plus de trou de guêpes louche, plus d’épée cachée sous les fesses, Vénus est déshabillée comme Mars, et un petit Cupidon vient rivaliser de mignardise avec le gros lapin.

Ainsi, pour Stéphane Toussaint dans sa roborative et récente interprétation :

« Piero di Cosimo a peint un couple bourgeois et Botticelli un noble inverti encombré d’une épouse, tout droit sorti du Décaméron  » ([2] p 99)

Concernant le lapin, les deux colombes et le papillon sur la cuisse, moins anodins qu’il ne semble, voir Le lapin et les volatiles (1)


En synthèse
Tout comme l’ekphrasis de Lucien de Samosate avait pour but de ressusciter par les mots un tableau déjà vieux de cinq siècles, il est possible que Botticelli ait eu l’ambition – 35 ans avant Sodoma –  de le ressusciter par l’image, rivalisant ainsi avec un peintre disparu depuis 18 siècles.

En remplaçant les Amours par des Panisques, il a introduit, sous le thème plaisant des enfants joueurs, un autre thème plus noir, celui de la terreur panique, qui était justement à la mode en ces années là.

A ce stade de l’analyse, si Venus et Mars était un opéra, nous aurions donc :

  • un duo un peu compassé, « l’Amour vainquant la Guerre »  chanté par les deux vedettes ;
  • une basse inquiétante et insolite, « A bas les Titans ! » sonnée sur la conque de Pan ;
  • et enfin un contre-chant joyeux : « les Enfants jouant avec les Armes » .



Article suivant : 4.3 Exécuter un plan

Références :
[1] Article Aetion, Notice sur les peintres de l’antiquité (traduction Firmin Didot, 1872) https://mediterranees.net/art_antique/artistes/notice_peintres.html
[2] Stéphane Toussaint, « Le rêve de Botticelli », 2023

4.3 Exécuter un plan

11 août 2012

Derrière le couple de Mars et de Vénus, officiel, statique, symétrique, le cortège des panisques insuffle son dynamisme et entraîne le regard à sa suite, de gauche à droite, puis de haut en bas.

Ce sens de lecture imposé suggère que les quatre ne jouent peut être pas seulement des saynètes amusantes et décorrélées, mais qu’ils se livrent à des actions coordonnées, suivant un plan concerté.

Article précédent : 4.2 Jouer avec les armes

Une noire vision

Charles Dempsey [1], a réussi à relier logiquement les actions des quatre panisques, ce qui donne une interprétation globale et plutôt amusante de l’oeuvre. En voici le résumé.

Botticelli_Venus_Mars_Plan_Concerté_Noire_Vision


Les panisques N°1 et N°2

Il ne faut pas les imaginer à l’arrêt, en train d’essayer de relever la lance : mais plutôt en train de l’utiliser comme un bélier, pour frapper le tronc d’arbre contre lequel repose la tête de Mars, ceci dans le but d’exciter les guêpes : nous sommes au moment où elles commencent à sortir de leur nid.


Le panisque N°3

Mars va donc être pris en tenaille, entre les guêpes qui se préparent à l’assaillir d’un côté, et de l’autre la conque du panisque N°3, qui gonfle ses joues pour le réveiller en sursaut.


Le casque terrifiant

Un auteur latin, Valerius Flaccus, cité par Politien, explique que la simple vue du casque de Mars est capable de provoquer la terreur. En se rapprochant du dieu endormi, le panisque N°1 tend donc à Mars son propre piège :   la vision terrifiante qui accueillera son premier regard.


Le panisque à la cuirasse

Enfin, le panisque N°4, en embuscade dans la cuirasse, se prépare à en jaillir pour prendre le dieu à revers. Peut-être (Dempsey ne va pas jusque là) saisit-il l’épée pour la cacher, voire même pour piquer les parties charnues du dieu humilié, redoublant l’outrage des guêpes.


Le fruit vert

Dempsey suppose que ce fruit pourrait être une figue. En effet, Saint Jérôme, dans un commentaire d’Isaïe, parle d’une espèce de faunes particulièrement pernicieuse, les « faunes des figuiers » (faunus ficarii), qui sont supposés causer des cauchemars.


Les panisques lubriques

Dempsey fait remarquer que deux des panisques (celui qui se retourne en direction de Vénus et celui qui sort de la cuirasse) tirent la langue, geste obscène.


Le cauchemar de Mars

Au terme d’une analyse longue et serrée, Dempsey conclut que le tableau représente non pas une scène réelle, mais le cauchemar qui hante le sommeil de Mars. Voici précisément ses termes :

« Mars s’est endormi à l’ombre d’un arbre, à midi. Il a ôté son armure et rêve de Vénus, de l’amour. Mais son rêve n’est pas vraiment un rêve d’amour, c’est un rêve de désir sensuel, de conquête et de possession sexuelle, qui en retour le possède lui-même. Ce rêve n’est pas une vision réelle mais un cauchemar, un phantasme nympholeptique dans lequel Vénus n’est autre qu’une lamia, l’invention, la créature démoniaque de sa propre imagination qui revient hanter son sommeil et obnubile, au réveil, sa pensée et son désir. De plus, il est assailli par des fantômes de midi, des panisques-lutins, qui prennent possession de ses propres armes et l’attaquent de l’intérieur, retournant contre lui les instruments de cette capacité qui lui est propre, la puissance militaire. » ([1] p 145)


En synthèse

Comme un ingénieur du son qui forcerait sur les basses, Dempsey a poussé à l’extrême le son de la conque, et le côté négatif du thème des panisques. Son interprétation noire nous laisse perplexe, tant elle va à l’encontre de la perception immédiate du tableau : celle d’une scène avant tout plaisante et amusante. Notre perception serait-elle à ce point un contresens, un anachronisme ?

Si le tableau exigeait une lecture à deux niveaux – Mars comme un personnage en chair et en os, Vénus et les panisques comme des fictions cauchemardesques – Botticelli aurait-il opté pour une composition aussi symétrique ?

Et ses commanditaires étaient-ils à ce point audacieux pour décorer un lit nuptial d’une scène aussi décalée, le dieu le plus viril terrorisé par des fantasmes sexuels ?




Le réveil des sens (SCOOP!)

Reprenons ce qui est bien étayé :

  • Botticelli a représenté les amours de Vénus et de Mars,
  • il a rajouté en surimpression le thème plaisant des enfants jouant avec les armes du héros,
  • pour faire un clin d’oeil à un sujet à la mode, il a transformé les amours en panisques : ce n’est pas pour autant que la terreur panique devient le sujet principal du tableau.

Le grand mérite de Dempsey est d’avoir mis en évidence que les quatre petits dieux, dans le dos des deux grands, se livrent à des actions logiquement coordonnées. Si ce n’est pas pour terroriser Mars, quel est donc le but qu’ils poursuivent ?


Botticelli_Venus_Mars_Plan_Concerté_Sens


Le casque aveugle

Reprenons l’idée de Dempsey : Mars, réveillé en sursaut, va se voir en reflet dans son propre casque, que le panisque N°1 lui présente comme une sorte de miroir déformant. Remarquons que ce panisque est lui même aveuglé par le casque, qui revêt donc une signification double : objet qui prive de la vue, mais aussi capable de redonner la vue.


La conque sonne

On imagine bien le réveil en fanfare de Mars, avec cette conque si près de son oreille. Mais cette proximité physique traduit aussi une parenté formelle entre les deux organes, le creux de la coquille rappelant celui de l’oreille. Depuis Galien, on nomme d’ailleurs « concha auris » ou « concha auriculae » (la conque de l’oreille), l’entrée du conduit auditif.

Ainsi la conque brandie comme l’enseigne d’un audioprothésiste représente à la fois l’origine et l’organe du son.


La lance touche, les guêpes piquent

La lance également est un objet surdéterminé : en tant qu‘arme, elle est le prolongement du bras et de la main, un objet qui « touche » à distance ; dans le tableau, elle met en branle le tronc de l’arbre qui transmet aux guêpes et à la peau du Dieu endormi, les vibrations de ces coups répétés. Coups qui vont ensuite se démultiplier en autant de coups de dards, réveillant de manière radicale l’épiderme du dieu dénudé.


Le fruit tombe

Autre conséquence des coups de lance : à force de frapper l’arbre, rien d’étonnant qu’un fruit se détache, conséquence logique que Dempsey n’a pas relevée. La lance est détournée en un objet bien pacifique : une gaule. Et sur le fruit juste tombé par terre, le panisque N°4 fait main basse d’un air gourmand (d’où la langue qu’il tire), tandis que son autre main tente de s’emparer de l’épée, en guise de couteau.


En synthèse

Derrière les deux grands dieux immobiles, il faut imaginer tout un charivari en mouvement : les joues qui se gonflent pour souffler dans la conque, les allers-retours de la lance/gaule, la colère des guêpes, la chute du fruit bientôt tranché.

S’il faut trouver un sens au plan concerté des quatre panisques, ne s’agit-il pas de réveiller, un par un, les sens de Mars endormi ?

  • Le casque-miroir va ranimer sa vue ;
  • la conque son oreille ;
  • la lance et les guêpes vont s’intéresser à sa peau ;
  • quant au fruit que le panisque va découper, il s’adresse aux deux sens restants : l’odorat et le goût.

Ainsi la conspiration des panisques, suscitée par Vénus l’impérieuse, n’a pas pour but de terroriser Mars : simplement de le ramener du monde des rêves, dans lequel elle n’a pas prise, au monde sensible et sensuel où elle règne.

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Références :
[1] Charles Dempsey « Inventing the Renaissance Putto », 2001, p 127 et suivantes)