– Le Diable dans la Crèche

Introduire le Diable dans une Nativité, c’est un peu comme dissimuler le bouc de Trotski dans l’ombre de la casquette  de Staline.

Il semble pourtant que quelques  maîtres Flamands s’y soient risqué, avec prudence. Bref aperçu de la question.

Retable Bladelin

Van Der Weyden,  après 1446, Berlin, Gemäldegalerie

Van_der_Weyden_Bladelin

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Van der Weyden s’est inspiré, vingt ans après, de la Nativité de Campin (voir 1 Soleil en Décembre) : même angle de vue pour la crèche, même attitude de Saint Joseph protégeant la bougie de sa main. Pour la première fois dans l’Histoire de l’Art est représentée la colonne à laquelle, selon les Apocryphes, Marie se serait adossée pendant l’accouchement.

Les deux cavités

Mais ce qui nous intéresse ici, c’est une autre innovation iconographique, exactement sous la colonne : une cavité protégée par une grille. Tandis qu’un peu plus à droite, s’ouvre un autre trou, celui d’une voûte crevée.


Les deux ères

Ici, le tableau se lit de droite à gauche, dans le sens inverse de Campin : la partie ancienne du bâtiment est à droite, du côté du trou béant. La partie rénovée est à gauche, du côté du trou grillagé. Les deux orifices sont donc clairement la représentation de l’Enfer, avant et après la Naissance de l’Enfant Jésus, lequel est placé exactement entre les deux.

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De la bouche de l’Enfer, conjurée doublement par la grille et par la main protectrice de Joseph, ne sortent plus désormais que de négligeables courants d’air, bien incapables de souffler la bougie.


Il existe une autre interprétation de cette cavité  On sait que Van der Weyden s’est beaucoup inspiré, pour la conception du retable, du texte de la Légende Dorée. Or on y trouve l’anecdote suivante :

« Trois hommes vaillants furent envoyés par le roi David à Bethléem pour y chercher de l’eau d’une citerne, et les Trois Rois pour chercher l’eau de la Grâce éternelle. Les trois hommes vaillants puisèrent dans la citerne terrestre, et les trois Rois reçurent l’eau de la grâce de l’échanson céleste, né à Bethléem, qui pouvait donner la grâce à tous les hommes qui ont soif ». Légende dorée,  cité par Shirley Neilsen Blum [1]

Cependant rien dans le tableau ne souligne le thème de l’eau qui aurait pu faire reconnaître une citerne, et ceci n’explique pas la symétrie entre le trou grillagé et le trou ouvert.

[1] « Early Netherlandish Triptychs: A Study in Patronage », Shirley Neilsen Blum, University of California Press, 1969, p 20

Retable de Sainte Colombe

Van Der Weyden, entre 1450 et 1460, Münich, Alte Pinakothek

Van_der_Weyden_Sainte Colombe

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Dans ce retable, Van der Weyden a conservé l’idée des trous, en supprimant la grille : c’est Joseph, armé de son bâton, qui barre de son corps l’escalier des enfers, tandis que la voûte crevée, à sa droite, à peine visible au bord du tableau, a perdu tout caractère menaçant.

Le pivot du tableau est toujours le corps de l’Enfant Jésus, redondé par un crucifix accroché sur le poteau central : étrangeté iconographique et chronologique qui a fait couler beaucoup d’encre.

Van_der_Weyden_SainteColombe_Crucifix

Le tableau se lit cette fois de gauche à droite : à gauche l’Ancien Monde, construit sur des caves suspectes. A droite  le Nouveau Monde, bâti sur du dur : au point qu’on a pu y élever, en style gothique, un temple octogonal flambant neuf.

Nativité

Memling, 1470, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne

Memling_Nativite_Cologne

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Vingt cinq ans après Van der Weyden, on trouve encore chez Memling le souvenir de la cave infernale : simple trou grillagé dans le coin inférieur droit de la Nativité.

Mais l’idée des deux ères a totalement disparu.

Adoration des Mages

Memling, 1470, Prado, Madrid

Ou bien, c’est le cadre du tableau qui remplace carrément la grille pour réduire à zéro  l’orifice infernal.

 Memling_Adoration_Mages_Prado

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Retable des Portinari

Hugo Van der Goes, 1469, Offices, Florence

Van_der_Goes_Portinari

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Robert Walker [1] a étudié la figure du démon grimaçant, avec une patte griffu, qu’on distingue au dessus de la corne du boeuf :
Van_der_Goes_Portinari_Diable

Seul un artiste aussi original que Van de Goes a pu se permettre ce genre de liberté : encore la figure, dans l’ombre de la voûte, est-elle quasiment indiscernable.

Le Diable dans la Crèche

Le rapport entre les Enfers et la Nativité n’est expliqué dans aucun texte majeur. Dans la Légende Dorée de Jacques de Voragine, au chapitre Nativité, il est seulement dit que le Christ est venu « pour la confusion des démons ». A côté de la prudence officielle, de nombreuses traditions populaires se sont développées autour de la Nuit de Noël, nuit durant laquelle le Démon rode et se trouve dupé de diverses manières.

Si la représentation de l’Enfer dans les Nativités est rarissime, c’est que, nonobstant les difficultés théologiques, elle est picturalement périlleuse : comment ne pas contaminer l’innocence du nouveau-né, polluer le caractère à la fois humble et solennel de la scène, par la représentation d’un diable grimaçant ? On ne verrait  que lui, comme les moustaches de Duchamp sur la Joconde.

D’où la nécessité, pour les peintres qui s’y risquent, de représenter l’enfer sous une forme allusive, contournée, subreptice

sb-line

Références :
[1] Robert M. Walker « The Demon of the Portinari Altarpiece » The Art Bulletin Vol. 42, No. 3 (Sep., 1960), https://www.jstor.org/stable/3047906

9 Comments to “– Le Diable dans la Crèche”

  1. Bonjour,
    la question de la grille me travaille…parceque dans la nativité de la chapelle palatine à Palerme, Joseph est assis sur un « truc » que je n’ai pu identifier, mais qui a l’apparence d’une grille et qui pourrait interdire la sortie de la grotte( l’enfer, le domaine des puissances du mal ?) dans la montagne.
    Est-ce possible ?
    http://blog.femmeactuelle.fr/Manise/06-03-2011.aspx

    • Merci Manise pour cette rareté iconographique. J’ai fait quelques recherches rapides, mais le mystère n’est pas totalement éclairci.
      Un magnifique sujet de recherche en tout cas :
      http://artifexinopere.com/?p=2495

      • Bonsoir,
        d’abord l’URL n’était pas celle de mon site, je vois maintenant mon erreur, mais simplement un lieu de référence pour voir l’oeuvre citée. Désolée.
        Quant à l’explication donnée, un bât, elle est intéressante.
        Reste l’irrationnel de la position assise sur une arête, si j’ai bien compris comment fonctionne un bât.
        D’oû l’expression c’est là que le bât blesse…Bon, excusez moi, il est tard , la fatigue…
        Quant à ne pas savoir ce qu’il représentait, ça ne me convainc pas. Il pourrait y avoir une question de contrainte architecturale, le mur est étroit, il est difficile d’y insérer tous les éléments ?

        • Je ne suis pas totalement convaincu non plus.
          Il est possible aussi que la mosaïque ait été détériorée et mal restaurée.

          • Je découvre votre site : passionnant! Les pistes qu’ouvre Claire, aussi : Son « truc » de la chapelle palatine, « le bât qui blesse » , si bât il y a, mérite qu’on aille voir de plus près : la position peut être d’autant plus inconfortable que… dieu sait ce qui peut se loger du côté droit (le bon!) ou du gauche, celui des boucs que vous savez !
            j’y associe une histoire que contait mon arrière-grand-mère à ses petites-filles: Elle avait bien réparti dans les deux côtés du bât de son âne le poisson que de Cassis elle allait, à travers bois, vendre à Aubagne. Dans les Gorguettes, elle trouve une poule. Bonne affaire! Elle l’attrape, la met dans le bât… et tout va de travers. Elle fait passer la poule de droite à gauche… et l’âne fait une embardée. Elle le tape pour qu’il reprenne le droit chemin. Mais la poule glousse et lui dit (je traduis du provençal) : pourquoi tu le tapes? Rapporte-moi où tu m’as prise, et l’âne ira droit. » Le diable, comme on sait, se cache dans les détails: y’avait quoi dans le bât de Palerme ?!…

  2. Bonsoir,
    à propos de diable dans la crèche, avez vous vu le bouc tourné au milieu de moutons dans la nativité de Giotto de la chapelle des Scrovegni? Mais enfin un bouc, symbole du mal, comme ça tranquille, c’est curieux. Je penserai plutôt à un symbole de la Passion, comme il va y en avoir très souvent. Ici ce serait le bouc du sacrifice d’expiation des Juifs préfigurant le sacrifice du Christ ? Qu’en pensez-vous ?

  3. SEVESTRE Philippe

    Vous dîtes qu’un certain Robert Walker a « découvert » en 1960 la figure d’un démon menaçant avec une patte griffue.
    J’ai un livre sur le triptyque Portinari, très illustré, édité chez Albin Michel en 1948. Il y a un détail de la corne du boeuf et de la patte griffue. Elle était déjà aperçue bien avant 1960.

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