Croix-poutres, croix-troncs
Une des différentiations les plus courantes se fait entre la croix du Christ et celles des larrons : en général par la taille ou par le type d’accrochage (clous ou corde) , mais souvent aussi par le type de bois : poutre équarrie ou tronc brut.
Tous ces détails n’étant pas codifiés par des textes, les artistes au fil du temps ont adopté des solutions variées : pour des raisons symboliques qu’il est possible de deviner, pour des raisons de mode ou de concurrence définitivement oubliées, ou pour les deux : tant il est toujours possible de surajouter une interprétation théologique à une innovation graphique, et réciproquement.
En nous appuyant sur le livre fondamental de Christiane Klapisch-Zuber [1], nous allons esquisser une rapide histoire des différentes combinaisons de croix-poutres et croix-troncs dans la peinture occidentale, des plus anciennes aux plus récentes et des plus courantes au plus rares : le but étant de situer dans le temps et l’évolution logique des formes les cas les plus intrigants : ceux ou le type de croix ne sert pas à différencier le Christ des Larrons, mais les Larrons entre eux.
Etape 1 : trois croix-poutre identiques
Invention de la Croix Triptyque de Stavelot, 1156, Pierpont Morgan Library, New York
Depuis le Vème siècle s’est établie la Légende de l’Invention de la Croix par Sainte Hélène. Trois croix identiques ayant été découvertes à Jérusalem, on reconnut celle du Christ à ce qu’elle ressuscita un mort lorsqu’on le plaça dessous.
Crucifixion, Evangéliaire syriaque de Rabula, 586
Pratiquement toutes les crucifixions anciennes prennent donc soin de représenter trois croix-poutres rigoureusement identiques.
Reliure des Evangiles de Drogon, Metz, 845-855. BnF
Une exception notable : dans cet ivoire carolingien, le Mauvais larron est attaché à un arbre sec aux branches tortes ; le Bon est cloué, comme le Christ, sur un tronc en Y dont la forme se rapproche déjà de celle de la croix, tandis qu’une volute de feuillage se développe à sa base pour signifier la Sainteté.
Etape 2 : poutre-tronc-poutre
A partir de la fin du XIIème siècle, en Italie, l’attention se porta sur un autre élément de la Légende de l’Invention de la Sainte Croix : l’arbre dont celle-ci avait été faite était issu, suite à diverses tribulations, d’un rameau de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, que Seth, le fils d’Adam, avait planté sur le crâne de son père. Cet arbre, celui qui avait causé la péché d’Eve, est à bien distinguer de l’autre arbre sacré du Jardin d’Eden, l’Arbre de Vie, qui donne l’immortalité.
Déposition, Benedetto Antelami, 1178, Cathédrale de Parme
Dès la fin du XIIème siècle apparut donc en Italie l’idée de représenter la croix sous forme d’un tronc émondé ou bourgeonnant, illustrant la régénération de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal :
« L’Arbre du péché devint, par la Passion du Christ, un nouvel Arbre de vie, l’instrument du supplice se fit arbre « vivant » et manifesta la victoire du Christ sur la mort à laquelle avaient été condamnés les descendants d’Adam ». [1], p 53
Giovanni Pisano, Crucifixion 1301, Chaire de Sant’ Andrea, Pistoia,
Pisano a rajouté ici le crâne d’Adam à la base du tronc, et conservé pour les larrons des croix-poutres, faites de bois ordinaire.
« Le trait le plus frappant des croix en Y est la manière dont le corps du supplicié et le bois de l’Arbre de Vie collent pour ainsi dire l’un à l’autre… de sorte que végétal et humain semblent indissociables… Cette présentation quasiment fusionnelle de la croix-arbre et du crucifié fait écho aux dévotions par lesquelles les fidèles assumaient les tourments de la Flagellation et de la Crucifixion dans leur propre chair. » [1], p 57
Crucifixion Crawford et Balcarres, maître de la Citta di Castello, vers 1320, Manchester, City Art Gallery
Au début du XIVeme siècle, le symbole de l’Arbre de Vie passa, toujours en Italie, de la sculpture à la peinture. Dans ce chef d’oeuvre (autrefois attribué à Duccio), on peut remarquer l’innovation iconographique du sang qui vient laver le crâne d’Adam, illustrant l’idée de Rédemption ; et qui dégoûte aussi au passage sur les yeux du lancier à droite de la croix : un centurion aveugle qui, selon la Légende Dorée, retrouva ainsi la vue et devint Saint Longin.
Etape 3 : tronc-poutre-tronc
Crucifixion
Antonello de Messina, 1454-1455, Musée royal des Beaux Arts, Anvers
Un siécle après, la formule s’inverse visuellement, tout en restant paradoxalement reliée à la même légende de l’Arbre de Vie, mais par un autre aspect :
« Les peintres du XVème siècle se rallient à une vision moins symbolique, plus historique du passé ce ce bois (qui… avait été travaillé pour le Temple, puis pour un pont)… Le bois équarri du Christ rappellerait ainsi les avatars de l’arbre issu du Paradis et prédestiné à la Rédemption de l’Humanité » [1], p 57
Certains historiens de l’Art avancent même que, si l’arbre équarri évoque l’Arbre de Vie, les deux arbres secs et tourmentés des larrons évoquent l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, resté en quelque sorte dans son état originel.
Antonello de Messine a probablement importé cette formule des Pays du Nord, où elle était apparue un peu plus tôt, dès 1420-1430.
Crucifixion, 1435-1445, Maître franco-flamand, musée Thyssen Bornemisza, Madrid
L’opposition entre la croix-poutre centrale et les deux croix-troncs latérales possède une forme d‘évidence visuelle qui a pu se faire jour sans rapports, ou même en opposition, avec la symbolique complexe de l’Arbre de Vie qui avait vu le jour en Italie.
« Au corps alangui, parfois même efféminé du Rédempteur, idéalement beau dans son agonie, les Calvaires s’accordent à donner un support moins brutal, plus adouci que l’arbre mal dégrossi et desséché dont les larrons, contorsionnés dans leur intolérable souffrance, doivent s’accommoder. L’humanité peccamineuse des deux brigands trouverait… son parallèle dans la grossièreté de leurs croix. » [1], p 65
Ainsi s’inverse la valeur symbolique de la croix-tronc, d’une acception positive (l »Arbre de Vie) à une acception négative (l’arbre brut, non équarri).
Crucifixion, Augustin Hirschvogel, vers 1530, Bristish Museum.
Autre nuance, non péjorative : ce dessin, qui illustre le parallèle entre l’épisode du Serpent d’airain (dressé par Moïse pour protéger les Hébreux des piqûres de serpent) et la Crucifixion, joue sur la différence croix-tronc/croix-poutre pour illustrer l’ancienneté de la première scène.
Cette formule particulièrement efficace de la croix-poutre centrale (Rédemption, Nouveau Testament) s’opposant aux croix-troncs latérales (Péché, Ancien Testament) se prête à deux évolutions complémentaires.
1 La glorification christique
Crucifixion Meister des Stötteritzer Altars, 1480–1500, Städelmuseum, Francfort
Les larrons sont ici totalement escamotés, évoqués seulement par leurs croix rustiques posées sur le sol.
Crucifixion, tapisserie de La Chaise Dieu, 1501-1518
La croix décorée de joyaux se dresse entre les deux troncs mal dégrossis.
2 La criminalisation des larrons
Concomittament, les larrons sont abaissés au rang de criminels et l’image de la Crucifixion est utilisée dans une but d’édification et de contrôle social.
Portement de Croix, Bosch, 1480-90, Kunsthistorisches Museum Vienne |
Portement de Croix, d’après Bosch, Loyola University Museum of Art, Chicago |
Chez Bosch, les deux criminels sont pareillement terrorisés et promis à un supplice infamant sur une croix-tronc bricolée. On les reconnait cependant par leur attitude :
- le Bon est agenouillé devant son confesseur, marquant ainsi sa contrition ;
- le Mauvais est debout et prêt à partir au supplice sans confession ; de plus il a un pied nu et un pied chaussé, signe chez Bosch de déraison. [2]
Crucifixion, Joachim Patinir, 1500, Portland Museum
Chez Patinir, le squelette complet a perdu son lien avec le crâne d’Adam : placé sous le Bon Larron, il illustre la résurrection qui lui est promise tandis que le Mauvais Larron, la face tournée vers la Terre, reste du côté de la lance, des larmes et de l’affliction.
Etape 4 : tronc-tronc-tronc
On arrive ici à une inversion complète de la formule primitive : trois croix identiques, non plus poutres, mais troncs.
1 Une innovation franciscaine
Maître de Rimini, 1er quart XIVeme siècle, Alte Pinacotek, Munich
La formule apparaît une première fois en Italie, à peu près au moment où la symbolique de l’Arbre de vie passe de la sculpture à la peinture. Dans ce retable en trois registres se superposent :
- en haut la Crucifixion, marquée par les obliques de la lance qui pénètre le flanc de Jésus et de l’épée qui simultanément perce le coeur de Marie, en symbole de sa douleur ;
- au centre la Flagellation et le Portement, marqués également par les obliques des fouets et de la croix ;
- en bas, la réception des stigmates par Saint François, marquée par les obliques qui joignent les plaies de Jésus aux plaies du Saint.
L’exemple du maître de Rimini montre que, sous l’influence franciscaine, le tronc émondé pouvait avoir un but bien différent qu’évoquer l’Arbre de vie : unifier dans une humanité commune le Christ souffrant et les larrons et, au delà, tous ceux qui, comme Saint François, souhaitent communier avec Jésus au travers de sa Passion. Le côté encore subversif de cette approche (tous larrons, tous souffrants) est gommé par la différence de taille, la croix de Jésus étant plantée en contrebas des deux monticules.
Maitre de la croix des Piani d’Ivrea, Crucifixion, 1320 à 1345, Tours, Musee des Beaux-Arts
Cette autre oeuvre isolée de la même époque montre trois magnifiques croix-troncs, identiques sauf pour la taille. Le visage du Bon Larron est à l’image de celui du Christ, tandis que le Mauvais a une figure hirsute et bestiale.
2 Une seconde apparition dans les Pays du Nord
Un bon siècle après sa première apparition en Italie sous l’influence franciscaine, la formule tronc-tronc-tronc réapparaît dans les Pays du Nord, sans doute de manière indépendante.
Tegernseer Hochaltar, Oberbayern, vers 1445, Germanisches Museum, Nuremberg
C’est là en effet que s’était popularisé l’usage de la croix-tronc pour les Larrons : le basculement de la croix centrale du type poutre au type tronc a pu s’effectuer à la fois par contamination graphique et, dans une optique proto-réformatrice, pour exprimer le rapprochement du Christ avec l’Humanité souffrante.
1513, Landesmuseum, Innsbruck |
1518, Staatliche Museen, Berlin |
Deploration, Hans Baldung Grien
Avec leur cadrage exceptionnel sur les pieds des arbres et des larrons, les deux Déplorations de Hans Baldung Grien montrent à quel point cette formule s’ajuste au goût germanique pour la forêt, dans laquelle les troncs sont encore plantés.
Hans Baldung Grien, Maître-autel, Monastère de Freiburg, 1516
Le même peintre s’applique ici à détailler trois essences d’arbre différentes. La croix du Christ est mixte, formée d’un tronc vertical et d’une poutre.
Crucifixion, panneau central du retable d’Isenheim
Grünewald, 1512-1516, Musée Unterlinden Colmar
Grünewald explore aussi l’idée de la croix mixte, mais en inversant les éléments : la rectitude de la poutre verticale s’oppose à la souplesse de la traverse en bois brut.
Retable de saint Martin – La Crucifixion
Maitre de Rio Frio, XVIème siècle, Musée Goya, Castres
Un autre type de croix mixte apparaît à cette époque, de type tronc mais partiellement équarrie sur la face avant : faut-il y voir une résurgence du vieux symbolisme de l’Arbre de la Connaissance en cours de rectification ?
Crucifixion (détail)
Atelier de Cranach, 1530-39, Ev.-Luth. Marktkirchgemeinde Hannover
Probablement pas. Car dans les nombreuses Crucifixions de Cranach ou de son atelier, des croix-troncs diversement aplanies (parfois seulement aux points d’attache) concernent identiquement le Christ et les deux Larrons.
Crucifixion
Hermann tom Ring, vers 1550, Museum fur Kunst und Kultur, Münster
Poursuivant cette intense recherche de variations graphiques et d’équarrissages différenciés, Hermann tom Ring aboutit à cette solution hybride dont tout sens symbolique a disparu : une croix-poutre dont la base reste un tronc brut.
Crucifixion
Abraham Bloemaert,1629, Museum Catharijneconvent, Utrecht
Bloemaert propose enfin cette bizarre formule asymétrique, dans laquelle la partie équarrie diminue de gauche à droite, créant un effet ascensionnel.
A partir de la formule « tronc-poutre-tronc », l’évolution de loin la plus fréquente, surtout dans les pays germaniques, a donc été l’identification du Christ avec les larrons (tronc-tronc-tronc), en dégradant la croix-poutre en croix-tronc.
Mais deux autres voies étaient possibles : celle de l‘identification du Bon ou du Mauvais larron au Christ. Cette dernière possibilité, théologiquement tératologique, a pourtant existé et méritera un développement séparé.
Examinons pour l’instant la première variante, plus logique mais très rare : celle de la promotion du Bon Larron.
Etape 5 : poutre-poutre-tronc
Triptyque de Znaim, 1440-1445, Osterreichische Galerie;Belvedere, Vienne
Dans le panneau central, les trois croix épousent les cassures à angle droit de la moulure, celles des larrons étant de type tronc. Mais on voit très bien, dans le panneau de gauche, que celle du Bon Larron possède un montant rectiligne tandis que l’autre est cassée par une branche émondée.
L’artiste s’est attaché à différencier les larrons par d’autres subtilités :
- imberbe et barbu ;
- attaché par les deux bras ou par un seul (acceptation versus révolte) ;
- devant la croix ou derrière (à l’image du Christ ou à rebours).
Cette idée de différencier les deux larrons par leur croix apparaît sporadiquement, surtout en Allemagne .
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Calvaire
1465-85, Franconie, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg
La similarité des croix vient ici à l’appui de la similarité des postures, créant un effet d’imitation entre le Bon Larron et le Christ. Tandis que le Mauvais Larron non seulement se détourne du Christ, mais tourne le dos au spectateur.
Crucifixion Evert van Soudenbalch, Heures de Jan van Amerongen (Utrecht), vers 1460, Brussels, KBR, II 7619 fol 55v |
Crucifixion Lieven van Lathem, Livre de prières de Charles le Téméraire, vers 1471, Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, fol. 106. |
L’idée d’assimiler la croix du bon larron à celle de Jésus semble être venue isolément à différents artistes, sans supposer un prototype unique. Ainsi, Evert van Soudenbalch, un miniaturiste de l’école d’Utrecht, qui s’inspire clairement de la Crucifixion de Van Eyck, conserve les trois croix égales. Alors que 10 ans plus tard, Lieven van Lathem, dans une Crucifixion très semblable, mais pour un propriétaire prestigieux, rectifie la croix du Bon Larron.
Crucifixion, Meister des Schinkel Altars, 1501, St Marien Kirche, Lübeck (détruit en 1942)
Dans cette composition très archaïque, avec l’Ange et le Démon extrayant par l’oreille les âmes de leurs ouailles respectives, les personnages négatifs sont regroupés du côté du Mauvais Larron : les soldats qui se disputent le manteau, Hérode et Pilate, ainsi que ce Noir enturbanné qui porte sur son épaule un singe tenant une pomme, tout prêt à escalader le tronc brut.
Crucifixion, Ecole de Derick Baegert, 1506, Evangelische Kirche, Schermbeck
Cinq ans plus tard, en Allemagne centrale cette fois, une solution intermédiaire est trouvée : pour les deux larrons, le montant vertical est de type « tronc », mais plus cassé et torturé côté Mauvais Larron ; côté Bon Larron, la traverse est de type « poutre », comme celle du Christ.
Crucifixion, Début XVIème, Pays-Bas Septentrionaaux, Musée des Beaux-Arts, Lille
La disparition des éléments distinctifs médiévaux (ange et démon) rend nécessaire de différencier les Larrons de manière plus psychologique : tandis que le Bon -bien habillé et au visage avenant – ne quitte pas des yeux le Christ, le Mauvais – débraillé et à la barbe fourchue – regarde ailleurs. La différence entre leurs croix vient à l’appui de cette rhétorique.
Triptyque de la Crucifixion
Michel Coxcie, 1589, cathédrale St. Michel et Gudule, Bruxelles
Même croix mixte que dans le maître-autel de Schermbeck pour le Bon Larron, qui est cloué et paisible à l’image de Jésus ; le Mauvais est en revanche lié dans une pose tourmentée sur un tronc en Y.
Triptyque Hosden
Michel Coxcie, 1571, Museum M – Louvain
Cette différenciation par les croix devait déjà sembler quelque peu appuyée pour l’époque puisque, deux ans plus tard, Coxcie y renonce et ne distingue plus les larrons que par la posture du corps.
Etape 6 : tronc-poutre-poutre
Le bifolium des frères Limbourg
La Crucifixion , f.152v |
La Mort du Christ, f.153r |
Frères de Limbourg, Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-1416, Musée Condé, Chantilly
Les frères de Limbourg restent fidèles au schéma le plus classique (poutre-poutre-poutre) dans ce bifolium très exceptionnel qui met en pendant la Crucifixion, en plein jour, et l’instant précis de la Mort du Christ, où les ténèbres se font :
« A midi, il y eut des ténèbres sur tout le pays, jusqu’à trois heures de l’après-midi » Marc 15:33
« Et voici, le voile du temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent : les sépulcres s’ouvrirent, et plusieurs corps des saints qui étaient morts ressuscitèrent ». Mathieu 27, 52-53
D’où les trois médaillons de droite et du bas avec un savant scrutant l’éclipse, le voile du temple et le réveil des morts.
Dans les ténèbres, seule luit l’auréole du Christ, entre le soleil et la lune obscurcis.
Etrangement, il n’y a pas de cohérence spatiale entre les deux scènes : non seulement on ne voit plus Jérusalem au fond, mais surtout les croix des deux Larrons ont pivoté : le Mauvais Larron est maintenant face à Jésus, tandis que le Mauvais Larron lui tourne le dos.
Les deux larrons, identiques par la posture, l’âge et le vêtement, sont maintenant différenciés par leurs postures : associées à l’apparition de la dichotomie soleil / lune, elles ont bien évidemment un sens symbolique : elles entérinent le salut du Bon Larron, et la perdition du Mauvais.
Les deux Crucifixions des Heures de Bedford (SCOOP !)
Des travaux récents ont montré la participation, avant 1416, de certains artistes de l’atelier du Maître de Bedford aux Très Riches Heures du duc de Berry, notamment pour la réalisation de la bordure de la Crucifixion [3].
Mort du Christ, fol 240r
Heures de Bedford, 1410-30, British Library Add MS 18850
Il n’est donc pas étonnant que cette Crucifixion, entourée par la bordure à médaillons caractéristique caractéristiques du style de l’atelier Bedford, reprenne l’idée des phénomènes associés à la Mort du Christ (l’éclipse, les morts sortant du tombeau), comme le précise la légende en bas de l’image :
« Com’t n’re Seigneur fut mis où il souffry mort et passion pour nous tous. Et sont es rolleaux entour luy toutes les paroles qu’il parla en la Croix.Com’e il y envita (mourut), et la terre trambla, et les morts resusciter’nt de leut to’bes. »
La Crucifixion , fol 144r |
La Mort du Christ, fol 240r |
Il n’a pas été remarqué (parce qu’elles ne sont pas côte à côte) que les Heures de Bedford contiennent, exactement comme les Très Riches Heures, deux Crucifixions, l’une de jour et l’autre au moment de l’éclipse. On remarquera que la lance, qui perce le flanc de Jésus dans la première image, retombe ici vers les soldats, manière très inventive d’exprimer que la mort a été donnée.
Le maître de Bedford a repris en somme la même idée que celle des frères Limbourg, mais à l’envers :
- la différence de posture entre les deux larrons, renforcée par la dichotomie soleil /lune, est maintenant manifeste dès la scène où ils sont vivants ;
- dans la seconde image en revanche, pour insister sur le thème de l’instant juste après la mort, a été rajouté le motif de l’ange et du démon venus recueillir leurs âmes respectives, tandis que Dieu le Père s’occupe de son Fils : ce qui nécessitait de repositionner les deux larrons de face, en symétrie.
Il est très possible que ce pivotement des croix soit aussi une manière de matérialiser le tremblement de terre (tout comme l’os sorti du sol en bas de la Croix).
Cette volonté de symétrie dans l’image « après la mort » cadre bien avec les trois Croix identiques : poutre-poutre-poutre. Leur disposition dans la première image est en revanche un vrai mystère.
La première formule tronc-croix-croix ?
La Crucifixion , fol 144r Heures de Bedford, 1410-30, British Library Add MS 18850
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La Crucifixion, fol 282 Maître de Bedford, Livre d’heures, 1422-1425, Vienne ONB Cod 1855
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Cette composition dissymétrique n’est pas une erreur, puisqu’elle a été reprise pratiquement à l’identique dans le manuscrit de Vienne (alors que tout le bas de l’image a été profondément remanié).
La traverse des larrons est dans les deux images de type tronc (avec une face plane en dessous dans la version de Vienne) alors que le montant vertical est différent pour les deux larrons : tronc pour le bon, poutre pour le mauvais.
Dans la version de Vienne, plus expressive (remarquer le bout de la traverse qui sort du cadre, et la banderole qui vient « trancher » la jambe flottante du mauvais larron), le montant vertical de la croix du bon larron a été dégagé, de manière a bien montrer sa forme arrondie.
Tout se passe comme si le Maître de Bedford n’avait pas su choisir entre deux innovations contradictoires :
- le tronc comme image négative (du bois pour les voleurs), source de le formule tronc-poutre-tronc qui n’apparaîtra dans les pays du Nord, comme nous l’avons vu, que vers 1435-1445 ;
- le tronc comme image positive, avec l’idée que l’adoucissement des arêtes peut traduire l’adoucissement du Bon Larron de son vivant.
De ce fait, il met en oeuvre la première logique pour la croix du Christ et les traverses des deux larrons, et la seconde pour le montant vertical de la croix du bon Larron vivant. Dans l’image « post mortem » en revanche, les trois croix-poutre traduisent la stricte égalité des cadavres, identiquement suppliciés.
C’est Robert Campin, à la même période 1415-20, qui va concevoir la première formule tronc-poutre-poutre complètement cohérente, comme nous le verrons dans 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin..
Crucifixion, Evangéliaire syriaque de Rabula, 586
Déposition, Benedetto Antelami, 1178, Cathédrale de Parme
Crucifixion Crawford et Balcarres, maître de la Citta di Castello, vers 1320, Manchester, City Art Gallery
Crucifixion Antonello de Messina, 1454-1455, Musée royal des Beaux Arts, Anvers
Reliure des Evangiles de Drogon, Metz, 845-855. BnF
Crucifixion, 1435-1445, Maître franco-flamand, musée Thyssen Bornemisza, Madrid
Maitre de la croix des Piani d’Ivrea, Crucifixion, 1320 à 1345, Tours, Musee des Beaux-Arts
Tegernseer Hochaltar, Oberbayern, vers 1445, Germanisches Museum, Nuremberg
Triptyque de la Crucifixion Michel Coxcie, 1589, cathédrale St. Michel et Gudule, Bruxelles
Le Mauvais larron, Campin, Städel Museum, Francfort sur-le Main
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Ce schéma place chronologiquement les différentes formules que nous venons de voir, en mettant en évidence la connotation positive ou négative du type poutre et du type tronc.
Références :
[1] Le voleur de paradis, Christiane Klapisch-Zuber, 2015
[2] Merci à Christiane Klapisch-Zuber pour ses remarques sur la posture des larrons.
[3] Catherine Reynolds,
« The ‘Très Riches Heures’, the Bedford Workshop and Barthélemy d’Eyck », The Burlington Magazine Vol. 147, No. 1229 (Aug., 2005), p 529
https://www.jstor.org/stable/20074073Patricia Stirnemann and Claudia Rabel,
« The ‘Très Riches Heures’ and Two Artists Associated with the Bedford Workshop » The Burlington Magazine Vol. 147, No. 1229 (Aug., 2005), pp. 536
https://www.jstor.org/stable/20074074