Le peintre en son miroir : 2c L’Artiste comme fantôme
Au comble de la miniaturisation, l’artiste n’apparaît plus que comme une efflorescence fantomatique, un reflet sur des surfaces qui ne sont pas véritablement des miroirs : moins un autoportrait qu’une sorte de poinçon, un « watermark » quasi imperceptible attestant de sa virtuosité.
Cet artifice qui pourrait sembler sophistiqué est paradoxalement le plus archaïque : du temps où le peintre commence à peine à revendiquer son individualité.
Le plus ancien exemple connu se trouve sur l’armure de Saint Georges dans La Madonne au chanoine van der Paele de Van Eyck : tandis que les reflets sur le casque montrent par trois fois la silhouette imprécise de la robe rouge de la Madonne , le bouclier que le Saint porte en bandoulière se comporte comme un miroir convexe reflétant avec précision une autre partie de la scène : en haut le drapeau blanc, en bas la colonne rouge, et au centre une silhouette debout.
Dans cette silhouette en turban rouge, qui lève le bras devant ce qui pourrait être un chevalet, on reconnait Van Eyck tenant son pinceau, tel qu’il apparaîtrait s’il se trouvait au centre en train de peindre le tableau [1]. Comme le relève R.Preimesberger, il y a ici probablement un jeu sur le double sens du mot « schild » qui, dans l’environnement linguistique de Van Eyck, signifiait à la fois « panneau » et « bouclier » :
« En se portraiturant sur le bouclier du Saint et donc en se peignant lui-même au sein du panneau de la Vierge, Van Eyck devient – par une ingénieuse duplication et multiplication – un peintre double : le schilder du petit schild, mais aussi celui du grand schild, la surface complète du panneau, avec le bouclier peint comme epitome de sa profession… » [1a]
Comme l’avant de la cuirasse porte en divers points des reflets de la Vierge, il est très possible que l’Artiste, en se représentant humblement sur cette facette latérale, ait voulu témoigner de sa présence réelle devant la scène sacrée : issue non pas de son inspiration propre, mais d’une inspiration divine.
A noter que le texte inscrit sur le haut du cadre célèbre Marie en tant que lumière et en tant que miroir :
« Car elle est plus belle que le soleil, et au dessus des étoiles de tous les ordres ; comparée à la lumière, elle passe devant. Elle est la plus brillante des lumières éternelles, le miroir sans tâche de la puissance de Dieu » [1b].
Saint Michel
Maître de Zafra, fin XVème, Prado, Madrid
Même inspiration pieuse dans cet extraordinaire tableau d’un peintre actif en Estramadure vers la fin du XVème siècle, et dont nous ne connaissons pratiquement rien [1c]….
… sinon son reflet minuscule dans le globe de cristal de l’archange.
Ce qui rend ce tableau fascinant, c’est qu’il ne prétend pas au réalisme : le dragon tirant la langue et le démon ailé, en bas et à droite de l’artiste, décalquent les monstres réels en bas et à droite de l’archange. Qu’il s’agisse d’un reflet dans un miroir bombé, ou d’une image virtuelle vue à travers une lentille sphérique, la composition est impossible.
Entouré de démons, le peintre tenant son pinceau de la dextre et sa palette de la senestre s’identifie, en miniature, à l’archange à l’épée et au bouclier. Sous prétexte d’un effet d’optique, il nous offre un effet mystique.
De même, l’ange volant en haut à droite du bouclier de l’archange se retrouve à la même place dans le reflet, avec son propre bouclier comportant une sphère identique, dans lequel un autre reflet est possible, et ainsi de suite.
De plus, tous les anges volants portent un bouclier identique, démultipliant celui de l’Archange : comme si pour lutter contre tous ces montres difformes, la véritable arme n’était pas le tranchant de l’épée, mais le regard cristallin de ces yeux angéliques.
Ainsi le génie bizarre du maître de Zarfa inaugure non seulement le thème de l‘artiste en miniature, mais aussi un double effet d’itération :
- en profondeur, par l’emboîtement du reflet à l’intérieur du reflet (voir L’effet Droste),
- à plat, par la multiplication de figurines identiques.
Comme si le sujet implicite était celui de l’Omnivoyance divine, à laquelle aucun Mal n’échappe.
Bacchus
Caravage, 1597, Offices, Florence
On a redécouvert récemment [2] un autoportrait de Caravage dans le reflet de la carafe de vin du Bacchus.
L’image en haute résolution [2a] ne suffit pas, il faut recourir à la réflectographie infrarouge pour déceler, sous la peinture noircie, la silhouette du peintre debout devant son chevalet, un pinceau à la main.
Tête de Saint Jean Baptiste
Andrea Solario, 1507, Musée du Louvre, Paris [2]
Sur le pied, le peintre a apposé son visage doublement décapité.
Formellement, le bord de la table divise la composition en deux moitiés inverses :
- sur fond noir, la tête dans la coupe ;
- sur fond brun, les têtes sur le pied, qui est une sorte de petite coupe renversée.
Comme la tête du Saint est probablement un autoportrait de Solario, on peut dire que le Peintre s’est représenté doublement :
en tant que cadavre et en tant que fantôme.
Clara Peeters
Nature morte avec verre de Venise, verre de type Römer et bougie (Allégorie du Mariage) Coll
Clara Peeters, 1607, Collection privée.
Clara Peteers, dont l’importance a été redécouverte en 2016 lors de l’exposition du Prado, avait coutume de « signer » à l’aide d’un reflet de son visage. Compensation discrète pour une femme-peintre condamnée à la nature morte ?
Je vous laisse trouver ce reflet dans le tableau…
Dans ce tableau d’une série qui symboliserait les quatre Eléments, c’est sur le pot en étain que Clara s’est représentée tête-bêche, à côté du reflet de la fenêtre.
L’Eau : Nature mort avec poisson, écumoire,artichauts, ,crabes et crevettes
(Bodegón con pescado, vela, alcachofas, cangrejos y gambas)
Clara Peeters, vers 1611, Prado, Madrid
Vous trouverez en explorant cette image le reflet de Clara sur le couvercle du pichet.
Nature mort avec fleurs, coupes dorées, pièces de monnaie et coquilles
(Bodegon con flores, copas doradas, monedas y conchas)
Clara Peeters, 1611, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe
Sans doute le reflet le plus net de l’artiste avec sa palette.
Nature mort avec fromages, amandes et bretzels
Clara Peeters, vers 1615, Royal Picture Gallery, Mauritshuis, La Haye
Même emplacement du reflet. A noter aussi le couteau personnel de Clara, gravé à son nom, avec deux figurines de Vertus : FIDES (la Foi) et TEMPOR (la Tempérance).
Abraham van Beyeren
Nature mort avec carafon à vin en argent (détail)
Abraham Van Beyeren, 1660-1666, Cleveland Museum of Art
Dans la droite ligne de Clara Peeters, Van Beyeren s’est représenté en train de peindre à son chevalet
En se basant sur le bord de la desserte et le reflet de l’assiette en argent avec sa pêche, on vérifie que l’oeil de l’artiste est correctement positionné au point de fuite.
Mauritshuis, La Haye | Collection Hohenbuchau, Liechtensteinxx |
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Bojmans van Beuningen Rotterdam | The Ashmolean Museum of Art and Archaeology, Oxford |
Nature mort avec carafon à vin en argent
Abraham van Beyeren, 1655-65
Chaque fois qu’il a représenté le même carafon, van Beyeren,s’est représenté dessus, comme si par delà la mort il continuait de garder un oeil sur le précieux ustensile.
Autres peintres flamands de natures mortes
Nature morte avec pichet en argent, fruits et autres aliments Cornelis Cruys, 1659-1660, Statens Museum for Kunst, CopenhagueLa mode du reflet dans le vase se retrouve à la même époque chez plusieurs peintres flamands.
Cliquer pour voir l’ensemble
Dans le dernier tableau, la présence du peintre se réduit à un flacon d’huile exposé au soleil sur le rebord de la fenêtre.
Artistes contemporains
Pichet en argent, fromage de sardaigne et olives | Pichet et bol en argent avec des framboises |
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Jessica Brown
Pichet en argent et compotier avec des mandarines | Pichet en argent, citrons et raisins |
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Roy Hodrien
De nos jours, l’autoportrait sur pichet d’argent reste la marque de fabrique de certains peintres de natures mortes.
Nature morte avec autoportrat et serpent, Kyenan Kum
On le retrouve ici transposé sur un objet plus moderne.
Nature morte
Jeffrey T Larson, 2014
Lorsque la théière est sphérique, l’oeil du peintre se retrouve au centre.
Dernière variante : c’est parfois sur un autre objet sphérique qu’un reflet surprenant apparaît…
Autoportait (détail) Dürer, 1498, Prado, Madrid |
Autoportait (détail) Dürer, 1500, Alte Pinakothek, Munich |
Portrait de Frédéric II de Saxe Dürer, 1524. |
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Dans ses portraits les plus détaillés, Dürer a représenté la tâche lumineuse d’une fenêtre à meneaux, détail à la fois réaliste (être dans l’atelier) et symbolique (vivre en chrétien).
Self portrait
Philip Akkerman, 2013
Autoportraits convexes d’un artiste réduit à son oeil.
Sur le plat, il y avait aussi une inscription : INTER MATOS MULIERUM NON SURREXIT MAIOR JOHANNE BAPTISTA… « Parmi ceux qui sont nés de femmes, il n’en est point paru de plus grand que Jean-Baptiste »… Evangile selon Saint Matthieu.
Merci pour cette superbe érudition et les « aperçus’ sur les tableaux que permet votre application
A l’époque de google livres et de jstor, l’érudition devient ludique. Merci pour votre intérêt.
Grazie degli strumenti interessanti che ci fornite per comprendere meglio e rimanere curiosi!
Grazie per il vostro interesse.
Intéressant la pupile de Escher…
Absolument passionnant!
Merci.
Passionnant……
Merci