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Daily Archives: 15 octobre 2019

Les pendants de genre de Chardin

15 octobre 2019
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Pendants d’histoire

 

Chardin 1743 (salon) Le Jeu de l oye, gravure par Surugue fils (inversee GD)Le Jeu de l’Oye
Chardin, Salon de 1743 , gravure par Surugue fils (inversée Gauche Droite)
Chardin 1743 (salon) Les tours de carte Dublin National Gallery of IrelandLes tours de carte
Chardin, Salon de 1743 , Dublin National Gallery of Ireland

Dans Le jeu de l’Oye, les trois enfants, debout autour d’une table pliante, sont mis à égalité : la grande fille tient le cornet de dés, le grand garçon déplace les pions et le petit, qui ne sait pas encore bien compter, suit le jeu avec attention.

Dans Les tours de carte, les deux enfants, debout et passifs, sont séparés par une lourde table de l’adulte assis qui les manipule.
Pour souligner cette opposition entre un jeu contrôlé par les enfants et un divertissement contrôlé par l’adulte, Chardin a dessiné à gauche une chaise d’enfant, à droite une chaise normale.

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Chardin 1749 (salon) La bonne education Houston Museum of Fine Art HoustonLa bonne éducation
Chardin, Salon de 1749, Museum of Fine Art, Houston
Chardin-1749-salon-L-etude-du-dessin-Schweden-Sammlung-Wanas-.jpgL’étude du dessin
Chardin, Salon de 1749, Schweden, Sammlung Wanas

Ces deux pendants, commandés par la reine de Suède, sont fort subtils : mis à part qu’ils traitent tous deux du thème cher à Chardin de l’éducation, quel rapport entre la mère, interrompant son ouvrage pour faire réciter une leçon à sa fille, et le dessinateur copiant, sous le regard d’un condisciple, un plâtre du célèbre Mercure de Pigalle ? Notons d’abord qu’en prônant la copie d’un auteur contemporain, et non d’un plâtre antique, Chardin prend ici une position avancée en matière d’enseignement du dessin.

Pour saisir la logique d’ensemble, il faut remonter à cette pédagogie préhistorique où la copie fidèle n’était pas vue comme servile. On comprend alors que les deux tableaux nous montrent en fait la même chose :
⦁ un objet du savoir : le livre ou la statue-modèle ;
⦁ un élève, qui recopie dans sa tête ou sur le papier le modèle à assimiler ;
⦁ un tiers (la mère ou le condisciple) qui vérifie que la copie est bien faite.

 

Pendants solo : femme – femme

 

Chardin Z la blanchisseuse Toledo, Museum of ArtLa blanchisseuse Chardin,  1735, Toledo, Museum of Art Chardin Z Femme a la fontaine Toledo, Museum of ArtFemme à la fontaine  (The water cistern)
Chardin, vers 1733, Toledo, Museum of Art

Ces pendants signés étaient conservés depuis le XVIIIe siècle chez les descendants d’un échevin de la ville de Lyon, et sont donc indiscutables. La complémentarité des thèmes est portant loin d’être évidente, sinon qu’il s’agit de deux servantes travaillant avec de l’eau dans une pièce obscure.

Dans La Blanchisseuse, Chardin insiste sur le blanc  (linges, bouquet de bougies au mur) et sur la propreté (savon sur la chaise, chat par terre).

Dans Femme à la fontaine, nous sommes dans un garde-manger : pièce froide, pavée,  où l’on conserve l’eau à boire et un quartier de viande, dont  le rouge fait écho au cuivre de la fontaine. Dans l’embrasure de la porte, une autre femme balaie, en compagnie d’un petit enfant.

L' »idée » du pendant serait donc de montrer deux aspects complémentaires de l’eau : celle qui lave, dans la chaleur, et celle qui désaltère, dans la fraîcheur.


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Chardin la blanchisseuse 1735 ErmitageLa blanchisseuse
Chardin,  1735, Ermitage, Saint Petersbourg
Chardin Femme a la fontaine 1733 National Gallery LondresFemme à la fontaine  (The water cistern)
Chardin, 1733, National Gallery, Londres

Dans cette version en largeur, Chardin a  accentué la symétrie en rajoutant côté « blanchisseuse » un jeune enfant qui joue aux bulles, et une porte, ouverte en sens inverse, montrant une femme qui étend le linge.

Côté « fontaine », la composition s’est développée sur la gauche avec l’ajout d’un brasero éteint,  et de bûches posées contre le mur, évoquant l’absence de feu.

C’est maintenant la symétrie formelle qui frappe l’oeil, tout autant que les oppositions plus ténues entre laver et boire, blancheur et rougeur, chaleur et fraîcheur.

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Chardin A la ratisseuse de navets 1738 Washington, National Gallery of Art,La ratisseuse de navets, 46,6 x 36,5
Chardin, 1738, National Gallery of Art,Washington
Chardin, La Gouvernante (Governess) 1738.jpgLa gouvernante 46 x 37,5
Chardin, 1738, Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa

A gauche, la servante s’interrompt dans sa tâche ingrate. A droite, la gouvernante interrompt elle-aussi une tâche plus noble, la broderie, pour réprimander le jeune fils de famille qui a sali son tricorne, et semble peu enclin à laisser ses jeux pour l’étude.

Dans ce pendant (plausible mais non confirmé), tout est bien symétrique : le baquet dans lequel baignent les navets épluchés fait écho au panier contenant les pelotes, le tas de navets à éplucher rappelle le désordre des jouets abandonnés par terre.


Chardin A la ratisseuse de navets 1738 Washington, National Gallery of Art,detail chardin A la-gouvernante-1738 Ottawa Musee des Beaux-Arts du Canada detail

Et les mains des deux jeunes femmes tiennent de manière étrangement similaire pour l’une le couteau et le navet, pour l’autre la brosse et le tricorne.


Chardin A la ratisseuse de navets 1738 Washington, National Gallery of Art,billot
Seul manque, évidemment, dans le tableau de gauche, une présence masculine. A la place, un billot sans lequel un hachoir est fiché, le manche tournée vers la droite, désigné par la queue d’une poêle. La logique du pendant voudrait que l’équivalent du petit maître bien propre soumis à la gouvernante soit un sale valet tournant autour de l’éplucheuse : voilà pourquoi, peut-être,  elle s’interrompt et fixe la droite d’un regard de défi, le couteau en main, le navet à moitié décortiqué  donnant une bonne idée de sa menace muette.

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Chardin A La Pourvoyeuse 1739 LouvreLa Pourvoyeuse 47 x 38 cm
Chardin,  1739, Louvre, Paris
Chardin, La Gouvernante (Governess) 1738.jpgLa gouvernante 46 x 37,5
Chardin, 1738, Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa

Pour d’autres commentateurs, le pendant de La gouvernante serait La pourvoyeuse, de la même taille et exposée au même salon de  1739. Mis à part la porte à l’arrière-plan, il est difficile de trouver un lien logique entre les deux scènes.

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Chardin 1740 La mere laborieuse LouvreLa mère laborieuse
Chardin, 1740, Louvre, Paris
Chardin 1740 Le benedicite LouvreLe bénédicité
Chardin, 1740, Louvre, Paris

Ces deux très célèbres tableaux font souvent l’objet de fausses  lectures, qui empêchent de comprendre  leur unité . Car notre oeil, prévenu de longue date contre les mièvreries de la peinture de genre, se contente d’admirer la forme sans oser savourer les subtilités du sujet, qui faisaient les délices des amateurs (les deux pendants ont été offerts à Louis XV).


Chardin 1740 La mere laborieuse Louvre detail

 

Ainsi, à gauche, ce n’est pas tant la mère qui est laborieuse que la fille qui ne l’est pas assez, comme l’explicite le texte accompagnant la version gravée :

« Un rien vous amuse ma fille
Hier ce feuillage était fait
Je vois par chaque point d’aiguille
Combien votre esprit est distrait
Croyez-moi, fuyez la paresse
Et goutez cette vérité
Que le travail et la sagesse
Valent les biens et la beauté. »
Texte de Lépicié sur la gravure de 1744

Nous comprenons maintenant la moue dépitée de la petite et les yeux sérieux de la mère, qui montre du doigt  le gâchis. Sa posture allongée, les pieds croisés, s’explique par le fait qu’elle était en train de faire une pelote (suivre le fil, du dévidoir jusqu’à la main gauche), et s’est interrompue pour examiner le travail de sa fille.

Dans Le bénédicité, les commentateurs  se trompent souvent sur l’enfant assis dans le petit siège : il ne s’agit pas d’une fillette, mais d’un garçonnet encore en robe, comme le souligne clairement le tambour. La mère s’est arrêtée de servir, la louche dans la soupière fumante, pendant que la grande soeur prie,  les mains jointes, en jetant un regard en coin sur son frère. On comprend que celui-ci a dû faire du bruit pendant la prière, être rappelé à l’ordre, et joindre les mains précipitamment.

Le sujet  du pendant est donc le rôle de la mère dans l’éducation des enfants, grande fille  ou petit garçon. Il s’agit de deux instantanés pris au moment précis où la mère interrompt sa propre tâche pour porter son attention sur l’enfant. Un bon titre pour l’ensemble serait donc « La mère vigilante ».

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chardin F Les amusements de la vie privee 1746 nationalmuseum-stockholmLes amusements de la vie privée
Chardin,  1746,  National Museum, Stockholm
chardin-F-Leconome-1746-coll-priveeL’économe
Chardin,  1747,  National Museum, Stockholm

Ce pendant est une commande de Louise-Ulrike de Suède, la soeur de Fréderic le Grand, qui s’en déclara fort satisfaite malgré un  retard certain à la livraison.

A gauche, la maîtresse de maison  rêve en lisant un roman. A droite, elle fait ses comptes, entre les pains de sucre et les bouteilles de rouge.


Pendants solo : homme – femme

Chardin C L ouvriere en tapisserie 1733-1735 Stockhom NationalmuseumL’ouvrière en tapisserie
Chardin, 1733-1735, Collection privée
Jean Siméon Chardin: Tecknaren.NM 779Le jeune dessinateur
Chardin, 1733-1735, Fort Worth, Kimbell Art Museum

Le texte du  Salon de 1758 décrit ainsi le premier pendant : « Un tableau représentant une Ouvrière en tapisserie, qui choisit de la laine dans son panier ». Tous les accessoires du métier sont là : la broderie en cours posée sur le genou, les ciseaux pendus à la ceinture, le coussin à épingles posée sur la nappe, la barre à mesurer appuyée contre.

Dans le pendant masculin, un jeune dessinateur recopie une académie à la sanguine. Le couteau sur le sol lui sert à tailler son crayon. Assis par terre, la redingote trouée à l’épaule, les chevaux en bataille s’échappant du tricorne, insoucieux de confort ou d’élégance, il semble totalement absorbé dans ce travail dont nous ne voyons ni l’instrument, ni le résultat.

Maison contre atelier, artisanat aux multiples outils contre art économe de moyens, fils multicolores contre fusain rouge, vue de face contre vue de dos, évidence contre mystère, interruption contre concentration, les deux pendants comparent deux mains habiles pratiquant des activités de copie : la broderie embellit les robes, le dessin embellit le nu.

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Chardin E Un garçon cabaretier qui nettoie un broc 1738 hunterian art gallery glasgowUn garçon cabaretier qui nettoie un broc
Chardin, 1738, Hunterian Art Gallery,  Glasgow
chardin E L'ecureuse 1738 hunterian art gallery glasgowL’écureuse
Chardin, 1738, Hunterian Art Gallery,  Glasgow

Nous sommes ici dans le monde des laborieux, des subalternes. Le garçon  porte la clé de la réserve attachée par un ruban bleu, la fille un médaillon attaché par le même ruban.. Les deux regardent l’un vers l’autre comme s’ils se devinaient, de part et d’autre de la cloison. Les croix et les bâtons sur l’ardoise renvoient au caractère répétitif de ces activités obscures.

Environné de récipients  en fer blanc, le garçon illustre la Boisson ; entourée de récipients en cuivre, la fille illustre la Cuisson. Mais pas de tonneau à gauche, ni de victuailles à droite : les deux apprentis en sont encore au stade ingrat où on n’est pas autorisé à toucher directement aux substances, mais simplement aux récipients,  broc et poêlon.

Il ne faut pas sous-estimer l’allusion  et la dimension  déceptive des gestes. C’est à hauteur de sexe que le garçon fourrage dans le broc, tandis que la fille se trouve transpercée par la queue interminable du poêlon. De même qu’ils n’ont pas encore accès aux nourritures réelles, les deux adolescents en sont réduits aux fourbissages solitaires.


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Chardin YLes bulles de savon 1733-34 National Gallery of Arts WashingtonLes bulles de savon 93 x 74.6 cm
Chardin, 1733-34, National Gallery of Arts, Washington
Chardin Y Les Osselets 1734 Baltimore Museum of ArtLe jeu des osselets 81.9 x 65.6
Chardin, 1733-34, Baltimore Museum of Art

A noter le veston déchiré du jeune homme, qui  a la même signification que le trou dans la redingote du jeune dessinateur : l’oubli du monde extérieur, l’absorption dans une activité qui rend indifférent au regard des autres.

Ce pendant est attesté par une annonce dans le Mercure de France en 1739, de deux gravures de Pierre Filloeul dont voici les légendes :

Contemple bien jeune Garçon,
Ces petits globes de savon :
Leur mouvement si variable
Et leur éclat si peu durable
Te feront dire avec raison
Qu’en cela mainte Iris leur est  assez semblable.
Déjà grande et pleine d’attraits
Il vous est peu séant, Lisette,
De jouer seule aux osselets,
Et désormais vous êtes faite
Pour rendre un jeune amant heureux,
En daignant lui céder quelque part dans vos jeux

 Comme souvent, les légendes des gravures simplifient, voire faussent, la signification des pendants.

Dans ces ossements envoyés en l’air  par une main habile et ces bulles éphémères, difficile de ne pas percevoir une résurgences des Vanités flamandes, une illustration de la fugacité de la vie.

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Chardin X A Lady Taking Tea, 1735, The Hunterian Museum and Art Gallery, University of GlasgowDame prenant le thé
Chardin, 1735, The Hunterian Museum and Art Gallery, University of Glasgow
Chardin X Boy Building a House of Cards 1735, The National Trust, Waddesdon ManorGarçon construisant un chateau de cartes, 79,4 x 99,9
Chardin, 1735, The National Trust, Waddesdon Manor

Chardin a peint le pendant de gauche peu avant la mort de sa première épouse Marguerite Saintard. Prendre le thé toute seule est inhabituel : peut-être était-ce un réconfort durant sa maladie.

Dans le pendant de droite, le tablier suggère que le jeune garçon est un serviteur que l’on a appelé pour ranger et qui s’est assis là, profitant des cartes pour s’amuser. Le gland de la sonnette, à gauche, renforce cette idée. Il s’agit encore d’un enfant, qui ne s’intéresse ni à la mise oubliée sur le coin de la table, ni à l’as de coeur symbole d’amour, ni au roi de pique tombé dans le tiroir, image de l’autorité vacante. Les soucis d’argent, d’amour et de pouvoir sont en suspens, le temps d’une construction  gratuite et d’un exercice d’habileté.

Le tiroir ouvert fait le lien entre les deux pendants. Femme mûre contre jeune homme, nuage de vapeur contre château de papier, les deux nous montrent des passe-temps qui n’apportent qu’une satisfaction fugitive. Mais aussi la différence entre le plaisir des adultes – une chaleur temporaire – et celui des jeunes  gens – un défi lancé à soi-même.

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 Chardin Y Le chateau de cartes 1736 37 National Gallery LondresLe château de  cartes  60.3 x 71.8 cm
Chardin, 1736-37 National Gallery, Londres
Chardin Y La jeune gouvernante 1735-36 National Gallery LondresLa petite maîtresse d’école 61.6 x 66.7 cm
Chardin, 1735-36, National Gallery, Londres.

A gauche, dans cette autre version du Château de Cartes (on en connait quatre au total), certaines cartes sont pliées, ce que l’on faisait après le jeu pour les rendre inutilisables et éviter toute tricherie. Un jeton et une pièce ont été oubliés sur la table.

A droite, la jeune maîtresse d’école montre un livre à un enfant, en désignant une image avec son aiguille à tricoter.

Ainsi, ce pendant mettrait en parallèle le sérieux du  jeune homme, au profit d’un plaisir doublement futile (un jeu d’adresse, dérivé d’un jeu d’argent) et celui de la jeune fille , au profit d’une activité doublement utile (l’enseignement, dérivé du tricotage).


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Suivant les occasions, Chardin présentait ses tableaux selon  différentes combinaisons. De plus, des pendants ont pu être reconstitués indépendamment de sa volonté, par les amateurs successifs. En outre, la présence de plusieurs versions de chaque thème  complique encore les appariements.

C’est ainsi que dans quatre ventes tout au long du XVIIIème siècle, la Maîtresse d’école a été associée avec une version horizontale des Bulles de savon.

Chardin Y Les bulles de savon MET 1733-34Les bulles de savon 61 x 63.2 cm
Chardin, 1733-34, MET, New York
Chardin Y La jeune gouvernante 1735-36 National Gallery LondresLa petite maîtresse d’école 61.6 x 66.7 cm
Chardin, 1735-36, National Gallery, Londres.

On voit bien la symétrie entre les deux bambins, l’un distrait vainement, l’autre éduqué sainement.


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Chardin Z vers 1740 girl-with-racket-and-shuttlecock Galleria degli Uffizi, FlorenceJeune fille avec raquette et volant  83 x 66 cm
Chardin, 1737 , Galleria degli Uffizi, Florence
Chardin Z Le chateau de cartes 1737 National Gallery of Arts WashingtonLe château de  cartes   82.2 x 66 cm
Chardin, 1736-37 National Gallery of Arts, Washington

Au salon de 1737, c’est une jeune fille à la raquette qui est associée à cette autre version du Château de Cartes.

A gauche, la très jeune fille a préféré le jeu de volant à son ouvrage (les ciseaux attachés à sa ceinture).

A droite, toutes les cartes sont pliées, le tablier est réapparu, et la carte du tiroir est un valet de Coeur. Ces nuances suggèrent que le jeune domestique, qui lui aussi préfère jouer plutôt que travailler, pourrait bien être quelque peu fripon et coureur.

Ainsi ce pendant confronte deux dextérités, féminine et masculine, en extérieur et en intérieur, toutes deux vouées à la chute :  ni le vol du volant ni le château de carte ne peuvent durer. Mais aussi la naïveté de la tendre enfant à l’habileté manipulatoire du beau valet.


Les pendants de Boucher : mythologie et allégorie

15 octobre 2019
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Très volumineuse et très bien connue, l’oeuvre de Boucher comporte de nombreux pendants. Cet article se base sur le catalogue en deux volumes de Ananoff et Wildenstein (1976) [1], dont les illustrations sont disponibles sur Wikipedia [2]

Je les présente par ordre chronologique à l’intérieur de  grandes catégories. Les sujets étant assez répétitifs, je ne commente que les oeuvres les plus intéressantes du point de vue de la logique du pendant. J’ai exclu les séries (par exemple les Quatre saisons ou les suites de tapisseries), sauf lorsqu’elles pouvaient être décomposées en une série de pendants.

Mythologie : pendants femme-femme

Boucher 1735 Le_Sommeil_de_Venus Musee Jacquemart AndreLe sommeil de Vénus Boucher 1735 La toilette de Venus Musee Jacquemart AndreVénus se parant des attributs de Junon

Boucher, 1735,  musée Jacquemart André

Ces deux dessus de porte exposent, dans un intérieur nuit et un extérieur jour, un nu allongé, les deux jambes parallèles, vu de dos et vu de face.

Lorsque Vénus a déposé ses perles, c’est un très jeune femme qui dort, une enfant attendrissante auprès de laquelle l’Amour s’ennuie, tâtant la pointe inutile de sa flèche.

Lorsque Vénus est réveillée dans son char,  c’est une impudique qui ôte ses voiles, agite ses perles au bec d’un paon turgescent, et que l’Amour tente vainement de rhabiller d’un drapé rose en renouant un ruban bleu.


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boucher Bacchante (Erigone) jouant du flageolet Moscou, musee des Beaux-Arts PouchkineBacchante (Erigone) jouant du flageolet boucher Venus endormie Moscou, musee des Beaux-Arts PouchkineVénus endormie

Boucher, 1735, musée des Beaux-Arts Pouchkine,Moscou

Le pendant expose, sur la terre et au ciel, un nu allongé, la jambe droite posée sur la gauche, vu de dos et  vu de face,

Dans les bois, la Bacchante joue, couchée sur une peau de léopard, tandis que les amours se disputent des grappes à coup de thyrses.

Dans le ciel, le char  est à l’arrêt et des amours jouent avec les deux colombes qui le tirent avec un ruban bleu. D’autres volettent pour ombrager avec un tissu bleu, la tête de Vénus qui dort.



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Boucher 1742b Venus desarme son fils coll privVénus désarme son fils Boucher 1742b L'amour qui caresse sa mere coll privL’Amour caresse sa mère

Boucher, 1742, collection privée

Ces deux pendants parallèles illustrent de manière inventive deux moments de l’Amour, la querelle et la réconciliation :

  • Vénus tourne le dos puis enlace Cupidon ;
  • les deux pigeons s’affrontent du bec, puis sont unis par le même ruban ;
  • Cupidon se voit confisquer sa flèche et son carquois, puis est autorisé à tenir le ruban avec sa mère.


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le triomphe de vénus 1743 françois boucher Hermitage MuseumLe triomphe de Vénus Boucher_1743 La_Toilette_de_Venus_ ErmitageLa toilette de Vénus

Boucher, 1743, Musée de l’Ermitage, Saint Petersbourg

 Fille de la vague, Vénus vogue commodément, tirée par deux dauphins et annoncée par deux tritons sonnant leur conque. Elle s’est tournée de profil par rapport au sens de la marche, de manière  à nous faire admirer son dos potelé et sa cuisse puissante tout en nous observant du coin de l’oeil.

A terre, elle est assise entre un miroir et une table de toilette sur laquelle est ouverte sa cassette à bijoux. Une servante choisit le collier de perles approprié. A ses pieds, un amour renoue la faveur rose de sa sandale.  Des fleurs sont tombés sur la pierre. Un couple de colombes se bécote, en attendant de tirer le char, sur lequel le carquois est déjà préparé.

Ces deux pendants luxueux ont été déclinés ensuite en une série de paires moins complexes, mais fonctionnant toujours sur l’opposition entre un nu de dos et un nu de face, dans deux décors contrastés.


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Boucher 1749_ Venus_desarme_l'amour LouvreVénus désarme l’Amour Boucher 1749 La_Toilette_de_Venus Louvre,La Toilette de Vénus

Boucher, 1749, Louvre, Paris

Ce pendant réitère le thème de la querelle et de la réconciliation : Vénus, accompagnée cette fois de deux nymphes, d’un côté confisque la flèche du garnement turbulent, de l’autre flatte la croupe de l’enfant soumis qui lui présente un collier de perles.


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Boucher 1751 Venus consolant l'Amour NGALe bain de Vénus (Vénus consolant l’Amour), NGA, Washington [3] Boucher 1751 La toilette de Venus METLa toilette de Vénus, MET, New York [4]

Boucher, 1751

Les deux tableaux ont été réalisés en 1751 pour le cabinet de toilette de Madame de Pompadour dans son château de Bellevue, à Meudon.

« Les deux tableaux auraient été visibles depuis la salle de bain principale , avec « Le bain de Vénus » placé au-dessus de la porte menant à la pièce des bains à gauche et « La toilette de Vénus » accrochée au-dessus de la porte du cabinet de commodité à droite. Le point de vue légèrement bas de chaque composition convient à leur emplacement d’origine. » [3]

On a désormais abandonné l’idée que Vénus serait un portrait de la Pompadour, mais les aspects biographiques ne sont pas à exclure : car en 1750, la marquise avait tenu à Versailles le rôle principal d’une pièce intitulée La Toilette de Vénus.


Le bain de Vénus

Deux lectures ont été proposées :

  • «Vénus tient son fils dans ses bras, qui semble effrayé par l’eau dans laquelle elle semble vouloir le baigner «  [5]
  • Vénus tente d’enlever le carquois de Cupidon : A partir de 1750 environ, lorsque les relations entre Louis XV et sa maîtresse en titre sont passées de charnelles à purement platoniques, celle-ci « a opéré une transformation subtile mais brillante des pouvoirs amoureux de cette déesse, en commandant des statues publiques dans lesquelles Vénus représentait l‘Amitié plutôt que l’Amour. Soulager Cupidon d’un carquois plein de flèches pourrait être considéré comme une métaphore appropriée pour la fin de la passion du roi pour sa maîtresse. » [3]

Un soulagement ambigu (SCOOP !)

Boucher 1751 Venus consolant l'Amour NGA detail
On remarquera que le geste de Vénus est peut être tout aussi ambigu que les intentions de Madame de Pompadour à l’époque : le carquois est ostensiblement détaché (on voit pendre le ruban bleu) mais la main de Vénus peut aussi bien chercher à le retirer (option « platonique ») qu’à l’empêcher de tomber dans l’eau (option « réveil des Sens »). Dans un cadre aussi intime et propice que la salle de bains de la marquise, la deuxième option semble de loin la plus crédible (à quoi bon mettre en scène la métaphore de sa propre déchéance ?).



Boucher 1751 Venus consolant l'Amour NGA detail amours
Les deux autres amours semblent commenter, par leurs gestes, la situation des deux protagonistes :

  • celui qui regarde Cupidon (Louis XV) fait, de son index droit sur les lèvres, le geste de l’hésitation ; et de son index gauche qui se lève celui de la décision : attitude partagée qui renvoie à la question du carquois ;
  • celui qui regarde Vénus (La Pompadour) la désigne de l’index droit, à côté d’un bouquet de fleurs : c’est bien toi qui restes l’Elue.

La toilette de Vénus (SCOOP !)

La subtilité des gestes n’a pas été bien comprise.



Boucher 1751 La toilette de Venus MET detail 1

  • L‘amour du haut coiffe maladroitement Vénus en se concentrant sur un miroir (vu de dos, derrière le tissu) ;

Boucher 1751 La toilette de Venus MET detail 2 Boucher 1751 La toilette de Venus MET detail 2bis
  • l’Amour du bas est en train d’attraper un collier de perles ; mais Vénus, qui le regarde en tapotant son lobe nu, se serait contentée du pendant d’oreille ;



Boucher 1751 La toilette de Venus MET detail3

  • enfin, l’Amour du centre va passer un ruban bleu à la colombe dont la déesse lui présente la patte : il s’agit d’orner l’oiseau de Vénus (tout comme sa maîtresse se pare), mais aussi de l’empêcher d’aller voir ailleurs : en ce sens le fil à la patte redonde, dans l’autre tableau, le carquois rattrapé in extremis.


La logique du pendant

Le pendant obéit à la chronologie naturelle : le Bain précède la Toilette, comme dans d’innombrables paires de gravures galantes du XVIIIeme siècle exploitant le même thème.

L’opposition extérieur / intérieur est habilement déclinée :

« La toile de fond végétale du « Bain de Vénus » est remplacée dans « La Toilette » par les plis épais des rideaux bleu-vert, et la surface miroitante et réfléchissante de l’étang forestier est échangée contre un miroir, des aiguières argentées et dorées, des bols et une cassolette. » [3]


La logique intime du pendant (SCOOP !)

Boucher 1751 Venus consolant l'Amour NGA Boucher 1751 La toilette de Venus MET

On notera que le Cupidon individualisé du premier tableau (celui qui rechignait devant le bain) est maintenant dans l’ombre, rentré comme les autres dans le rang des serviteurs de Vénus. En revanche c’est une des deux colombes qui est maintenant individualisée, montée dans le sein de Vénus.

Si l’on prolonge l’interprétation biographique, le second tableau peut être vu comme une résolution flatteuse de la question que pose le premier : le carquois se détachera-t-il ? Non, et le bel oiseau sera lié.


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Boucher 1754a Amour offrant une pomme a Venus Wallace CollectionAmour offrant une pomme à Vénus Boucher 1754a Venus etendue pres de deux amours Wallace CollectionVénus étendue près de deux amours

Boucher, 1754, Wallace Collection

Ces deux pendants plaisantent avec la Théorie des Eléments :

  • à gauche, sur une couche de nuages, la Terre (la pomme pesante) s’oppose à l’Air (la rose odorante) ;
  • à droite, sur une couche de vague, l’Eau (le dauphin vorace) s’oppose au Feu (la Torche dévorante).


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Boucher 1756a La muse Polymnie (ou Clio) Wallace CollectionLa muse Polymnie (ou Clio), Wallace Collection Boucher 1756a La muse Terpsychore (ou Erato) col privLa muse Terpsychore (ou Erato), collection privée

Boucher, 1756

Ces deux dessus de porte appartenaient à Mme de Pompadour. Les titres divergents correspondent l’un à l’inventaire après décès de Mme de Pompadour, l’autre aux gravures de J.Daullé de 1756.

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Boucher 1765 Allegory_of_Painting NGA_32679Allégorie de la Peinture Boucher 1765 Allegory_of Music NGAAllégorie de la Musique

Boucher, 1765, NGA, Washington [6]

Très proche du pendant précédent mais réalisé dix ans plus tard, ce couple allégorique multiplie les amours et complexifie les symétries.

  • L’amour du haut décerne une couronne de laurier :  à la Peinture (il pose une main sur la toile) ou à la Musique (il tient une flûte).
  • L’amour du bas interagit avec la jeune artiste : il se fait portraiturer tenant une torche, ou joue de la harpe avec elle. Le carquois aux pieds de l’un fait écho au casque et au glaive aux pieds de l’autre.
  • L’amour intermédiaire sert de bouche-trou ; dans le second pendant, il est remplacé par une colombe.
  • Au triplet d’attributs du coin en bas à gauche (rouleau de papier, palette avec ses couleurs, gland doré) correspond dans le coin en bas à droite un triple équivalent (partition, colombes blanches, trompette dorée).


Mythologie : pendants de couple

Boucher 1732 Aurore et Cephale Musee de NancyAurore et Céphale, Musée de Nancy Boucher 1732 Venus_Demanding_Arms_from_Vulcan_for_Aeneas_-_WGA2900 LouvreVénus demande à Vulcain des armes pour Énée, Louvre, Paris

Boucher 1732

Ces deux tableaux du tout début de la carrière de Boucher décoraient très probablement , la salle de billard de l’hôtel parisien de François Derbais, avocat au Parlement ([7], p 133)

Le thème est l’opposition entre deux types de relations amoureuses :

  • désir qu »Aurore inspire à Céphale (par ailleurs marié avec Procris) ,
  • désir marital de Vulcain envers Vénus (par ailleurs amante de Mars).

La femme trône en position dominante, aux deux pointes du pendant en V. Les autres éléments se répondent symétriquement :

  • char tiré par des chevaux, conque escortée par des cygnes ;
  • amours tenant les rênes et une torche, nymphes cajolant deux colombes ;
  • chiens en contrebas, titans dans la forge ;
  • arc et flèches du chasseur Céphale, armes forgées par Vulcain.

Les allusions discrètes (SCOOP !)

Chaque tableau cache un détail amusant et original, clin d’oeil aux amateurs avertis.

 

Boucher 1732 Aurore et Cephale Musee de Nancy detail

Dans le premier, un Amour déverse la pluie artificielle d’un arrosoir sur un autre qui se cache sous le nuage : officiellement il s’agir d’évoquer la rosée et la brume, attributs de l’Aurore ; mais c’est aussi d’une métaphore plaisante du désir de Céphale pour la belle allumeuse (la torche).

 

Boucher 1732 Venus_Demanding_Arms_from_Vulcan_for_Aeneas_-_WGA2900 Louvre detail

Dans le second, un Amour tient un casque doré, probablement le casque de Mars que Vénus présente comme modèle à Vulcain. Or Mars est l’amant et Vulcain le mari malheureux, qui tâte tristement de l’index la pointe de son épée en réponse à l’index impérieux de son épouse.


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Boucher 1748a Water Arion_on_the_Dolphin musee d'Art de l'universite de PrincetonArion sur le dauphin, Musée d’Art de l’Universite de Princeton Boucher 1748a Earth-_Vertumnus_and_Pomona Columbus Museum of ArtVertumne et Pomone (la Terre), Columbus Museum of Art

Boucher, 1748

Ces deux dessus de portes sont les seuls réalisés d’une série consacrée aux Quatre Eléments, qui devaient décorer la salle de jeux du château de la Muette [8].
Ils ne fonctionnent donc pas en pendants. Mais on peut noter que chacun d’eux comporte des motifs de jonction avec le reste de la série :

  • ainsi, dans le tableau de l’Eau, le bateau touché par l’éclair fait le lien avec le tableau du Feu, qui devait se trouver à sa gauche ;
  • dans le tableau de la Terre, le dauphin sur la fontaine fait le lien avec le tableau de l’Eau, tandis qu’à droite le vase de fleurs devait sans doute préluder au tableau de l’Air.


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Boucher 1760b Jupiter et Callisto coll privJupiter et Callisto Boucher 1760b Bacchantes et satyre coll privBacchantes et satyre

Boucher, 1760, collection privée

La dissymétrie du pendant pose une devinette mythologique : pourquoi n’y-a-t-il pas d’homme pour équilibrer le satyre de droite ?

Voir la réponse...

Il faut savoir que, pour séduire la belle nymphe Callisto, Jupiter avait pris la forme de sa maîtresse Diane : celle-ci vaut donc ici pour deux, une femme et un homme..


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Boucher 1761 Pan et SyrinxPan et Syrinx Boucher 1761 ca Alphee et ArethuseAlphée et Aréthuse

Boucher, vers 1761, Collection privée

Plastiquement, le pendant oppose le ciel et la terre, un trio avec deux femmes à un trio avec deux hommes, un nu féminin de dos et de face. Dans chacun, un fleuve s’échappe d’une urne renversée.

Mythologiquement,

« ces tableaux illustrent deux épisodes des Métamorphoses d’Ovide et racontent les assauts malheureux de deux dieux sur d’innocentes nymphes dont ils étaient épris. » Le tableau de gauche « décrit les mésaventures du dieu Pan… né moitié homme, moitié bouc. Les nymphes se moquaient de lui pour son aspect ridicule et disgracieux. Il s’éprit de la nymphe Syrinx, l’une des compagnes de Diane, et la poursuivit. Au moment où celle-ci allait succomber, le Dieu fleuve Ladon la prit sous sa protection (Boucher le représente menaçant Pan de son doigt rageur) et la transforma en roseaux afin qu’elle échappe à Pan. Dans un épisode suivant Pan lia des roseaux en souvenir de la nymphe, créant un instrument qui porte son nom. » [9]

Le tableau de droite montre la légende du fleuve Alphée. Celui-ci

 » tomba amoureux de la nymphe des bois Aréthuse qui se baignait dans ses eaux. Souhaitant échapper aux pressantes avances d’Alphée, la jeune nymphe appela Diane à son secours. La déesse intervint et transforma la nymphe en nuage au moment où le dieu allait la saisir. »[9]

 

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Boucher 1762 Les amours endormis coll Bemberg ToulouseLes amours endormis Boucher 1762 Les amours eveilles coll partLes amours éveillés

Boucher, 1762, collection Bemberg, Toulouse

Ce pendant plus malin qu’il n’y parait est intéressant par ses symétries :

  • le carquois est présent des deux côtés ;
  • les deux amours accolés par la tête sont séparés, unis seulement par la couronne de fleurs ;
  • celle-ci remplace la couche de quatre roses ;
  • la torche et sa fumée opaque se sont « réveillée et séparées » elles-aussi, sous forme d’un couple de pages de musique et d’un couple de colombes blanches.

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Boucher 1765 Jupiter transforme en Diane pour surprendre Callisto METJupiter transformé en Diane pour surprendre Callisto Boucher 1765 Angelique et Medor METAngélique et Médor

Boucher, 1763, Metropolitan Museum of Arts, New York

Mis à part la complémentarité désormais classique entre le nu de dos et le nu de face, et la présence dans les deux tableaux d’un lourd manteau de fourrure tâchetée, complété d’un carquois rouge, quel peut être le thème commun qui justifie ces deux pendants ?

A gauche, l’aigle indique aux connaisseurs que la jeune femme en fourrure, au front marqué d’un minuscule croissant de Lune, n’est pas vraiment Diane chasseresse, mais Jupiter ayant pris les traits de Diane pour câliner la nymphe Callisto (une chasseresse elle-aussi comme l’indique son carquois). On sait en effet que les nymphes farouches ne l’étaient pas pour cette très jalouse déesse.

A droite c’est d’un autre chasseur qu’il s’agit : Médor, amoureux d’Angélique.

« Le parallélisme des deux toiles renforce l’hypothèse selon laquelle dans « Angélique et Médor » Boucher n’a pas représenté le moment traditionnel, lorsque Médor, après avoir obtenu les dernières faveurs d’Angélique, grave son triomphe sur le bois d’un arbre, mais le moment des préliminaires, lorsqu’il s’apprête à lui ôter sa fleur.… Le geste de Médor se comprend mieux par référence aux codes iconographiques de la peinture libertine roccoco : Médor détache une guirlande ou une couronne de roses, signifiant la défloration d’Angélique. » (analyse de S.Lojkine dans UtPictura [10])

Un fois décodé, le thème est donc celui des préliminaires amoureux et de la montée du désir, comme l’indique le putto agitant frénétiquement des torches enflammées en haut de chacun des pendants.


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Boucher 1764a Cephale_et_l'Aurore Louvre photo JL MazieresCéphale et l’Aurore Boucher 1764a Vertumne_et_Pomone Louvre photo JL MazieresVertumne et Pomone

Boucher, 1764, Louvre, Paris, photos JL Maziéres

Dans le premier tableau, Aurore s’est prise de passion pour le beau chasseur Céphale (d’où le chien et le carquois) ; l’amour qui tient la torche exprime le désir impérieux de la déesse, tandis que l’autre amour prend le parti de Céphale endormi, en le protégeant avec une guirlande de rose : toute l’histoire est que celui-ci n’est pas libre, étant marié à Procris.

Dans le second tableau, Vertumne, le dieu des vergers, s’est transformé en une vieille femme pour convaincre la nymphe Pomone des bienfaits de l’amour.


Boucher 1764a Vertumne_et_Pomone Louvre photo JL Mazieres detail 1 Boucher 1764a Vertumne_et_Pomone Louvre photo JL Mazieres detail 2

A la main crispée sur la poignée de la canne et à celle qui discrètement commence à relever la chemise, on voit que la persuasion opère.


 

 

Boucher 1764a Vertumne_et_Pomone Louvre photo JL Mazieres detail1 Boucher 1764a Vertumne_et_Pomone Louvre photo JL Mazieres detail

Le jet d’eau et l’arrosoir réitèrent d’une autre manière le message.


La logique du pendant

C’est à première vue le thème du désir, féminin et masculin, qui justifie l’association des deux sujets. Le fait que Boucher ait choisi de représenter Céphale endormi rattache le pendant à un thème déjà rencontré : le sommeil et l’éveil de l’amour.


Mythologie : pendants de groupe

 

Boucher 1732-34 The_Rape_of_Europa Wallace Collection WGA02897Le Rapt d’Europe (1732-33) Boucher 1732-34 Mercure confiant Bacchus enfant aux nymphes de Nysa Wallace Collection La naissance de Bacchus (Mercure confiant Bacchus enfant aux nymphes de Nysa) (1733-34)

Boucher, Wallace Collection

Ces deux toiles faisaient très probablement partie de la collection de François Derbais, qui comportait également une Naissance de Vénus et une série de quatre panneaux décoratifs avec Cupidons, évoquant les quatre saisons (L’Amour moissonneur, L’Amour oiseleur, L’Amour nageur, L’Amour vendangeur). ([7], p 159).

Les deux décrivent des amours de Jupiter à l’insu de sa femme Héra :

  • dans l’un, Mercure confie aux nymphes Bacchus, l’enfant que Jupiter a eu avec Sémélé et qu’il a porté dans sa cuisse ; il va être transformé en chevreau pour le dissimuler à Héra ;
  • dans l’autre, Jupiter (dénoncé au spectateur par son aigle) s’est transformé en vache pour séduire, à l’insu d’Héra, la nymphe Europe.

Le troupeau de chèvres et le troupeau de vaches font probablement allusion à ces métamorphoses prudentes. Néanmoins, le lien entre les deux sujets est très faible, et leur appariement semble purement décoratif : mis à part la composition en V du pendant et la composition pyramidale de chaque tableau, on ne distingue aucune symétrie évidente : le nombre des figures ne correspond pas et Boucher a été obligé d’individualiser assez gratuitement une des nymphes pour équilibrer, au centre, la figure d’Europe.


Boucher 1731 La Naissance de Venus Hotel de Behague

La Naissance de Vénus
Boucher, 1731, Hotel de Behague, Paris

Le troisième tableau, qui a refait surface en 1994, ne fonctionne visiblement pas en complément des deux pendants, et n’apporte pas d’éclaircissements supplémentaires.


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Boucher Nascimento de Adonis , 1733 Casa-Museu Medeiros e Almeida LisbonneNaissance d’Adonis
Boucher Mort d Adonis , 1733 Casa-Museu Medeiros e Almeida Lisbonne Mort d’Adonis

Boucher, 1733, Casa-Museu Medeiros e Almeida, Lisbonne.

Dans ce pendant de jeunesse, Boucher se contente de juxtaposer les deux scènes, sans effet de symétrie particulier. L’enjeu est d‘illustrer avec précision le texte d’Ovide (Métamorphoses, livre X)


La Naissance d’Adonis

Adonis est le fils de la nymphe Myrrha avec son père Cinyras. Pour la punir de cet inceste, elle fut transformée en un arbuste de myhrre tandis qu’elle était enceinte.

« Lucine, dans sa bonté, s’arrêta près des branches souffrantes, approcha ses mains et prononça les mots de la délivrance. L’arbre se fend et livre à travers l’écorce éclatée son fardeau vivant : un bébé se met à vagir. Sur un lit d’herbes tendres, les Naïades le déposent et le parfument avec les larmes de sa mère. »

La belle femme couronnée de perles est donc Lucine, identifiée ici à Junon (d’où la présence du paon sur le rocher). De cet accouchement extraordinaire, Boucher ne retient avec bienséance que la fente du tronc.


La Mort d’Adonis

« Un jour, les chiens d’Adonis avaient suivi les traces claires d’un sanglier et l’avaient débusqué… Le sanglier farouche le poursuivit, lui plongea complètement ses défenses dans l’aine et le terrassa mourant sur le sable fauve. Cythérée, sur son char léger tiré par des cygnes ailés, traversait les airs et n’était pas encore arrivée à Chypre. De loin, elle reconnut les gémissements du mourant et inclina ses oiseaux blancs dans cette direction ;dès que, du haut du ciel, elle le vit sans vie et agitant son corps dans son propre sang, elle sauta à terre, déchira son corsage, s’arracha les cheveux, se frappa la poitrine de ses mains qui n’étaient pas faites pour ce rôle, et s’en prenant aux destins, elle dit : «…des témoignages de ma douleur subsisteront toujours, Adonis… ton sang sera métamorphosé en fleur. « 

Là encore Boucher édulcore la scène de tous ses aspects malséants : le sanglier est évoqué par le seul épieu ; la plaie se limite à une entaille minuscule et la douleur de Vénus à une caresse mélancolique. Une colombe morte attire l’oeil sur la touffe de fleurs rouge.


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Boucher 1742 L'amour enchaine par les graces coll privL’Amour enchaîné par les Grâces Boucher 1742 Le temps donne des armes a l 'amour coll privLe Temps donne des armes à l ‘Amour

Boucher, 1742, collection privée


Boucher 1743a Le jugement de Paris copie par Jacques Charlier coll privLe jugement de Pâris Boucher 1743a Amour offrant une pomme a Venus copie par Jacques Charlier coll privAmour offrant une pomme a Vénus

Boucher, 1743, copies à la gouache par Jacques Charlier, collection privée


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Boucher_1753_The_Rising_of_the_Sun_-_Wallace CollectionLe lever du Soleil
Boucher_1753_Le coucher du Soleil-_Wallace CollectionLe coucher du Soleil

Boucher, 1753, Wallace Collection

Le phénomène atmosphérique est agréablement transposé en une question d’habillage.

Le lever : se dressant vêtu de sa robe rouge au dessus du royaume marin des Tritons et des Naïades dénudées, Apollon est équipé de sa lyre par l’une d’entre elles, tandis qu’une autre lui lace  sa sandale. Plus haut, une divinité elle-aussi habillée lui amène son char tandis que, plus haut encore, l’« Aurore aux doigts de roses » lui montre le chemin.

Le coucher  : tandis que la lune se lève et que la nuit envahit le ciel, Apollon revient à sa demeure maritime, quittant sa robe rouge pour rejoindre Vénus dans sa coquille, qui lui ouvre les bras et découvre sa gorge.


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Boucher 1754 Venus et Marc (anct Venus chez Vulcain) Wallace collectionVénus chez Vulcain Boucher 1754 Mars Et Venus Wallace collectionVénus et Mars surpris par Vulcain Boucher 1754 l'amour prisonnier Wallace collectionL’amour prisonnier des Grâces Boucher 1754 The_Judgment_of_Paris Wallace CollectionLe jugement de Pâris

Boucher, 1754, Wallace collection

On ne connait pas avec certitude la disposition de ces quatre tableaux, tous liés à l’histoire de Vénus ; ils étaient probablement montés en paravent, peut-être dans un boudoir de Mme de Pompadour.


La logique de la série (SCOOP !)

On distingue une progression d’ensemble :

  • au travers des quatre Eléments : Feu, Terre, Eau et Air ;
  • dans le nombre croissant de personnages : un couple légitime, un trio adultère, trois femmes et un enfant, trois déesses et un berger.

Mais la série peut être également lue comme deux histoires sur le thème de la revanche et de l’emprisonnement :

  • Vénus fait du charme à son mari pour lui faire forger des armes, mais le forgeron prend sa revanche en capturant dans un filet la femme infidèle et son amant ;
  • Cupidon est subjugué par les trois Grâces, mais Pâris soumet à son arbitrage les trois Déesses.


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Réalisées en 1769 pour l’hôtel Bergeret de Frouville, ces quatre toiles s’organisent en revanche très clairement en deux pendants en V :

Boucher 1769a Juno Asking Aeolus to Release the Winds Kimbell Art MuseumJunon demandant à Eole de relâcher les vents Boucher 1769a Boreas Abducting Oreithyia Kimbell Art MuseumBorée enlevant Oreithyia

Boucher, 1759, Kimbell Art Museum

Deux toiles sur le thème du vent, centrées sur un couple homme-femme, opposant une scène de libération et une scène de capture.

Boucher 1769a Mercury Confiding the Infant Bacchus to the Nymphs of Nysa Kimbell Art MuseumMercure confiant Bacchus enfant aux nymphes de Nysa Boucher 1769a Venus_at_Vulcan's_Forge Kimbell Art MuseumVénus aux forges de Vulcain

Deux compositions à trois étages, jouant sur l‘opposition des sexes. De haut en bas :

  • Mercure s’oppose à Vénus ;
  • la nymphe qui reçoit Bacchus enfant s’oppose à Vulcain qui soutient Cupidon ;
  • les autres nymphes s’opposent aux forgerons.


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BOUCHER 1761 Les genies des Arts Musee des BA AngersLes génies des Arts, Boucher HALLE Noel 1761 Les Genies de la poesie , de l'histoire, de la physique et de l'astronomie Musee des BA AngersLes Génies de la poésie , de l’histoire, de la physique et de l’astronomie, Noël Hallé,

1761, Musée des Beaux Arts, Angers

Ces deux commandes de La direction des Bâtiments à Boucher et à Hallé étaient destinées à servir de cartons pour des tapisseries des Gobelins

Boucher choisit une composition circulaire où l’Architecture, le Dessin, La Sculpture et la Musique entourent l’Art principal, la Peinture ;

Hallé préfère une composition ascensionnelle, avec des Arts de plus en plus éthérés : Physique (pompe à vide, camera obscura), Histoire (livre, médailles, buste d’Athéna), Poésie (lyre, cheval Pégase) et tout en haut l’Astronomie (globe et compas).

 

Références :
[1] Volume I: 1720-1747 https://view.publitas.com/wildenstein-plattner-institute-ol46yv9z6qv6/c-r_francois_boucher_tome_i_wildenstein_institute/
Volume II: 1747[-1770 https://view.publitas.com/wildenstein-plattner-institute-ol46yv9z6qv6/c-r_francois_boucher_tome_ii_wildenstein_institute/page/1
[2] https://commons.wikimedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Boucher_catalog_raisonn%C3%A9,_1976
[3] https://www.nga.gov/collection/art-object-page.12200.html#entry
[4] https://www.metmuseum.org/art/collection/search/435739
[5] F. Basan and F. Ch. Joullain, Catalogue des différens objets de curiosité dans les sciences et les arts qui composoient le cabinet de feu M. le Marquis de Ménars (Paris, 1782), lot 21.
[6] https://www.nga.gov/collection/art-object-page.32680.html
https://www.nga.gov/collection/art-object-page.32679.html
[7] Alastair Laing, Pierre Rosenberg « François Boucher, 1703-1770 »
https://books.google.fr/books?id=tUu8LFM25v0C&printsec=frontcover&hl=fr#v=snippet&q=derbais&f=false
[8] https://artmuseum.princeton.edu/collections/objects/32343
[9] Notice de Christies : http://www.christies.com/lotfinder/lot/francois-boucher-alphee-et-arethuse-et-pan-4121181-details.aspx?from=salesummery&intobjectid=4121181&sid=9c7cdc20-9d17-4178-a974-9abf14f62115
[10] http://utpictura18.univ-montp3.fr/GenerateurNotice.php?numnotice=A1612

Les pendants de Fragonard

15 octobre 2019
Comments (1)

Contrairement à son maître Boucher, Fragonard a très peu pratiqué les pendants. Je n’en ai repérés que douze, mais l’un d’entre eux est certainement le plus non-conventionnel de la période, et le plus mal compris. [0]

Pendants d’Histoire

fragonard Les blanchisseuses (L'etendage) 1756-61 Musee des Beaux Arts RouenLes blanchisseuses (L’étendage)
Fragonard, 1756-61, Musée des Beaux Arts, Rouen
fragonard Les blanchisseuses (La lessive) 1756-61 Saint Louis Art MuseumLes blanchisseuses (La lessive)
Fragonard, 1756-61, Saint Louis Art Museum

Réalisées lors de son séjour à Rome, ces deux études sont typiques du thème de la vitalité dans les ruines qui intéresse alors Fragonard. Les deux décors sont similaires : une scène surélevée fermée à droite par une colonne, et éclairée par un jet de lumière venant, de la gauche ou du haut, frapper le sujet principal : le drap qui sèche ou la lessive qui bout.

Côté séchage, il fait froid : un homme se penche vers un feu d’appoint. Côté lessive, c’est au contraire le royaume des flammes et de la vapeur.

En contrebas de la zone lumineuse, l’oeil découvre progressivement une série de scènes pleines de fantaisie : à gauche, un chien noir blotti contre un âne couché sur lequel un gamin en rouge veut monter. A droite, un homme allongé, le dos nu à cause de la chaleur, un jeune enfant en chemise qui se blottit contre lui et un autre chien noir, qu’un enfant essaie d’agacer avec un bâton depuis l’étage. Une grande fille à côté de lui, au visage rosi par les flammes, s’intéresse plutôt au dos musclé. De l’autre côté, la femme qui descend l’escalier en portant une corbeille pleine de linge mouillé assure la communication entre les deux pendants.


Fragonard Les Blanchisseuses a la fontaine 1773-76 Coll Particuliere NY

Les Blanchisseuses à la fontaine
Fragonard, 1773-76, Collection particulière, New York

Bien plus tard, Fragonard remontera les deux thèmes en plein air autour d’une fontaine antique, et les regroupera de manière plus rationnelle, en perdant au passage le brio et l’expressivité. Un chien triste et une bouteille de chianti regrettent, au premier plan, la belle exubérance romaine.

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Fragonard 1759 ca L'enjeu perdu ou Le baiser vole Ermitage Saint PetersbourgL’enjeu perdu ou Le baiser volé
Fragonard, vers 1759, Musée Pouchkine, Moscou
Fragonard 1759 ca L'enjeu perdu ou Le baiser vole Ermitage Saint PetersbourgLes apprêts du repas
Fragonard, vers 1759, Musée Pouchkine, Moscou

Voici un pendant probablement ironique, qui fonctionne sur une analogie formelle.

A gauche, la fille qui vient de perdre aux cartes ne veut pas se laisser embrasser, et sa compagne lui attrape les mains par dessus la table : un gage est un gage.

A droite, la même fille au profil bien reconnaissable est devenue mère. Un nourrisson dans un bras, elle fait le même geste par dessus le fourneau pour ôter le couvercle de la soupière, sur laquelle trois marmots se précipitent. La table à jouer a été remplacée par l’ustensile de cuisine, le tas de cartes par un tas de légumes, le jeu par le labeur, l’amourette par l’alimentaire, et les deux filles tournant autour d’un beau jeune homme par une femme seule assaillie par cinq garnements.

La finesse tient à ce que la jeune mère affublée de sa famille nombreuse, est non pas la fille qui ne voulait pas se laisser embrasser, mais celle qui voulait la forcer : ainsi vont les jeux de coquins.



Fragonard Le jour 1767-1773 Coll priveeLe jour Fragonard La nuit 1767-1773 Coll priveeLa nuit

Fragonard, 1767-1773, collection privée

Dans cette allégorie, Fragonard limite à leur strict minimum les effets atmosphériques (voir Pendants paysagers matin soir) : des putti, qui symbolisent la sensualité et la vitalité à l’état brut, sont représentés le jour en vol groupé – mimant avec les bras les ailes des colombes, la nuit assoupis en tas sur un drap rose.

Quant au paysage, il est réduit à un ciel nuageux : bleu et rose violemment éclairé par la gauche, gris et illuminé par une pleine lune à droite. Ainsi les deux vieux astres bibliques du Jour et de la Nuit encadrent discrètement ce grouillement païen de bras dodus et de fesses joufflues, évocateur de voluptés charnelles.


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Fragonard 1771-72 The_Progress_of_Love Reconst 1

Série des Progrès de l’Amour
Fragonard, 1771-72, Frick Collection, New York

Commandées par Madame du Barry pour décorer un selon du Pavillon de Louveciennes, les quatre toiles furent décrochées et renvoyées à l’artiste pour cause d’incompatibilité avec le nouveau goût néoclassique. Accrochée de part et d’autre d’une fenêtre et de la porte d’en face, elles ne se divisent pas en deux pendants, mais constituent une série dont la clé est donnée par les quatre groupes sculptés [1].


Fragonard 1771-72 The_Progress_of_Love 1 The_Pursuit Frick Collection Fragonard 1771-72 The_Progress_of_Love 2 The_Meeting Frick Collection
  • 1, La Poursuite : déclaration d’amour sous la statue d’un dauphin, complice de Jupiter dans ses 2, affaires d’amour ; la jeune fille fait mine de s’enfir, sous l’eoil de se duex chaperons ;
  • 2, La Rencontre : première rencontre en tête à tête, sous la statue de Vénus portant un carquois plein de flèches que lui réclame Cupidon ; la jeune fille regarde si quelqu’un vient ;

Fragonard 1771-72 The_Progress_of_Love 3 The_Lover_Crowned Frick Collection Fragonard 1771-72 The_Progress_of_Love 4 Love_Letters Frick Collection
  • 3, L’Amant couronné : les fleurs explosent de toute part ; les deux amants en habit de théâtre devant un jeune artiste qui les immortalise : le carquois de Cupidon est vide ;
  • 4, La Lettre d’amour : le couple, attendri, relit ses lettres d’amour en compagnie d’un chien fidèle ; les deux arbres fusionnent leur feuillage en forme de coeur, contemplés par une statue de l’Amitié qui tient un coeur sur sa poitrine.


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Fragonard 1761 ca Le jeu de la paletteLe jeu de la palette Fragonard 1761 ca Le jeu de la basculeLe jeu de la bascule 

Fragonard, vers 1761, collection privée

Redécouvert en 2016 dans un château normand, ce pendant situe dans un magnifique paysage de parc à l’italienne, ponctué de trouées de lumière, deux jeux de plein air prétextes au badinage :

Fragonard 1761 ca Le jeu de la palette detail

  •  dans le jeu de la palette, un jeune homme frappe, avec une sorte de cuillère en bois prévue à cet effet, la main de la personne désirée.

Fragonard 1761 ca Le jeu de la bascule detail

  • dans le jeu de la bascule, un couple, alourdi d’un musicien, l’emporte sur un autre couple encombré d’un enfant.

La logique du pendant (SCOOP !)

D’un côté, par temps clair, le choix, point de départ de la vie de couple ; de l’autre, sous un ciel d’orage, la compétition, qui en est le piment.

Mais l’harmonie mystérieuse du pendant tient sans doute au dialogue entre les deux obliques : celle de la rampe montante d’où, de l’autre côté, le regard redescend le long de la planche qui penche.


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Fragonard le jeu du Cheval fonduLe jeu du Cheval Fondu Fragonard le jeu de la Main ChaudeLe jeu de la Main Chaude

Fragonard , 1775-80, National Gallery of Arts, Washington

Ces deux pendants décoratifs étaient intégrées dans des boiseries. Les deux montrent un jeu d’extérieur, l’un en pleine nature, l’autre dans un parc aménagé ; l’un masculin et l’autre mixte.

Le jeu du Cheval Fondu oppose deux équipes de quatre à cinq garçons : les uns, en s’agrippant les uns derrière les autres, forment une sorte de cheval qui prend appui au devant sur un arbre ; les autres sautent dessus à califourchon, l’un après l’autre, dans le but de faire s’effondrer le cheval : jeu de force pour les chevaux, jeu d’agilité pour les cavaliers qui doivent sauter assez loin pour trouver tous place sur le dos du cheval. Si le cheval tient, on échange les rôles.

Le jeu de la Main Chaude est mixte : un joueur tiré au sort, le pénitent, se cache la tête dans les genoux du confesseur, en présentant sur son dos sa main ouverte. Les autres tapent sur cette main et il doit deviner qui. Le joueur démasqué devient à son tour pénitent.

Les deux pendants partagent la même composition :

  • sur la gauche un couple devise sans se toucher, sous de hautes frondaisons ou sous l’égide d’une noble vestale, donnant une image élevée de l’amour ;
  • sur la droite, un amas de corps s’étreignent ou se frôlent, contre un tronc mort qui signifie la Force, ou sous l’égide de l’« Amour menaçant » de Falconet : image charnelle de l’amour ;
  • au fond, une barque ou deux promeneurs ouvrent une échappée en hors jeu.


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 Fragonard 1775-1780 Blindman s-Buff ngaLe jeu de Colin-Maillard (Blindman’s-Buff) Fragonard 1775-1780 La balancoire NGALa balançoire (the swing)

Fragonard, 1775-1780, National Gallery of Arts, Washington

Dans le premier pendant, le jet d’eau de la vasque, supportée par de tristes statues, fait un contrepoint amusant à la jeune femme élancée qui tourne au milieu de ses amis. Plus loin, un couple isolé est allongé dans l’herbe. Plus loin encore, des femmes, des enfants et un homme préparent un pique-nique dans le bosquet.

Dans le second pendant, on distingue, de gauche à droite, plusieurs couples se livrant à des occupations indépendantes : tirer les cordons de la balançoire ; baigner un caniche dans la fontaine ; saluer la fille balancée, qui leur jette des fleurs ; et tout à droite, observer les oiseaux avec une longue vue. Plus un groupe de quatre filles qui attendent leur tour.

L’unité de l’ensemble est assurée par le paysage, dont la butte centrale se prolonge d’un pendant à l’autre (noter par exemple la claire-voie) : on pense qu’ils formaient à l’origine un seul grand panneau décoratif, qui a très tôt été scindé en deux.

En haut de la butte, la statue d’Athena en ombre chinoise joue le rôle d’une vieille gouvernante éloignée. La cascade qui jaillit entre les deux énormes cyprès rappelle, par raison de symétrie, la balançoire qui jaillit de l’autre côté entre les lions.

Ainsi la même métaphore visuelle identifie les deux joueuses, la fille qui tourne et la fille qui se balance, à un jeu d’eau en mouvement.


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Fragonard. 1765 Coresus et Callirhoe Louvre.
Corésus et Callirhoé,
Fragonard, 1765, Louvre, Paris

Ce très célèbre tableau, avec son sujet rare tiré de Pausanias, est le morceau de bravoure qui valut à Fragonard sa réception à l’Académie et un triomphe au Salon de 1765 : le grand prêtre Corésus, chargé de sacrifier Callirhoé pour arrêter une épidémie de peste à Athènes, se transperce la poitrine à sa place : sa bien-aimée s’évanouit tandis que les figures allégoriques du Désespoir et de l’Amour survolent le théâtre du drame.

Le 3 avril 1765, Marigny, qui venait d’acheter le tableau pour le Roi, commanda à Fragonard un pendant, sans en préciser le sujet.


Fragonard.-1765-70-ca-Le-Sacrifice-du-Minotaure-coll-priv
Le Sacrifice du Minotaure,
Fragonard, lavis, 1765-70, collection privée (3,6 x 44,2 cm)

Il y a de fortes chances pour que ce lavis (dont il existe également une esquisse peinte à l’huile) soit un projet pour ce pendant [1a].

Minos, roi de Crète, avait imposé aux Athéniens de fournir chaque année des jeunes gens pour être livrés au Minotaure : une jeune fille défaille en tirant au sort un mauvais bulletin, tandis qu’au premier plan sa mère tombe à la renverse de désespoir.

La présence de Poséidon dans les nuées est une allusion à un autre sacrifice, origine lointaine de de ces cruautés : Minos était devenu roi grâce à Poséidon, en échange du sacrifice d’un superbe taureau blanc. Minos ayant gardé le taureau, Poséidon se vengea en le faisant s’accoupler avec la femme de Minos, Pasiphaë, union d’où naquit le Minotaure.


La logique du pendant (SCOOP !)

Fragonard. 1765 Coresus et Callirhoe lavis 34,6 x 46,5.Corésus et Callirhoe,  lavis (34,6 x 46,5 cm) Fragonard.-1765-70-ca-Le-Sacrifice-du-Minotaure-coll-privLe Sacrifice du Minotaure, collection privée (3,6 x 44,2 cm)

Fragonard, lavis, vers 1765

La comparaison des deux lavis met en évidence les fortes symétries de ce pendant intérieur – extérieur :

  • à Corésus correspondent les deux prêtres ;
  • à Callirhoé qui s’évanouit correspond la fille qui défaille ;
  • les mères occupent la marche du premier plan ;
  • au Désespoir en vol correspond Poséidon, qui plane dans l’autre sens.

Les deux tableaux traitent le même thème, celui de la victime de substitution : de même que Corésus se sacrifie à la place de Callirhoé, la jeune Athénienne va mourir à la place du taureau de Poséidon.


Fragonard. 1765 Coresus et Callirhoe Louvre. Menageot 1777 Le Sacrifice de Polyxene, les adieux de Polyxene à Hecube. Musee dese BA ChartresLe Sacrifice de Polyxène, les adieux de Polyxène à Hécube
Ménageot, 1777, Musée des Beaux Arts, Chartres

En définitive, Fragonard ne réalisa pas le pendant. Mais en 1777, d’Angivillier,le successeur de Marigny , écrivit que ce tableau de Ménageot ferait un excellent pendant au Coresus et Callirhoe, les deux fournissant un nouveau sujet pour la Manufacture des Gobelins [1a].



Un cas très particulier dans l’oeuvre de Fragonard, mais aussi dans l’histoire des pendants en général, est celui du Verrou : icône très célèbre, mais dont on sait moins qu’elle fut incluse dans quatre pendants différents !

Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre 73 × 93 cmAdoration des bergers, 1775 Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cmLe verrou, 1777

Fragonard, Louvre, 73 × 93 cm

Les circonstances de la réalisation de ce pendant extrêmement original nous sont connues par le biographe de Fragonard, Alexandre Lenoir :

« Il peignit pour le marquis de Verri un tableau dans la manière de Rembrandt, représentant l’Adoration des bergers ; comme l’amateur lui en demandait un second pour servir de pendant au premier, l’artiste, croyant faire preuve de génie, par un contraste bizarre, lui fit un tableau libre et rempli de passion, connu sous le nom du Verrou»

Ce composé instable allait bientôt donner lieu à des pendants plus conventionnels, dont l’histoire est maintenant assez bien comprise [2].


Fragonard et Marguerite Gerard 1785-88 Le baiser a la derobee 45,1 × 54,8 cm Gravure de Regnault 1788Le baiser à la dérobée, Gravure de Regnault, 1788 Fragonard 1784 Le Verrou Gravure de BlotLe verrou, gravure de Blot, 1784

En 1788, Regnault grava Le baiser à la dérobée, à partir d’un tableau de Fragonard et Marguerite Gérard (aujourd’hui à l’Ermitage) et le vendit en pendant avec la gravure de Blot. Il est très possible qu’en peignant ce tableau une dizaine d’années après Le Verrou, Fragonard ait eu dans l’idée d’en faire, non pas un pendant peint (car le second est nettement plus petit (45,1 × 54,8 cm), mais du moins un pendant gravé. car les deux compositions fonctionnent très bien ensemble :

  • à gauche, porte entrouverte sur les gêneurs et porte barricadée ;
  • diagonales opposées composant un V inversé ;

De plus, l’autre porte entrouverte, à droite de la première image, suggère un passage entre les deux et une continuité narrative : après le baiser à la dérobée, l’étreinte en toute tranquillité.

Mais l’histoire compliquée du Verrou ne s’arrête pas là.


Fragonard 1778 L'Armoire Gravure de Fragonard

L’armoire, Fragonard, gravure de 1778

En 1778, Fragonard grava lui-même ce sujet où deux amoureux sont découverts, dans un contexte plus rustique. Il exécuta aussi, en collaboration avec Marguerite Gérard un tableau, le Contrat (aujourd’hui disparu), qui fut gravé à partir de 1786 par Blot et vendu en pendant du Verrou :

Fragonard 1784 Le Verrou Gravure de BlotLe verrou, gravure de Blot, 1784 Fragonard 1778 Le contrat Gravure de Blot 1792Le contrat, gravure de Blot, gravure de 1785 parue en 1792

Là encore les deux images fonctionnent bien ensemble :

  • diagonales en V
  • le salon, avec son paravent, succède à la chambre encombrée de lourdes draperies,
  • le luxueux bureau, avec le contrat de mariage, remplace la table avec la pomme ;
  • au manteau du galant jeté sur le fauteuil renversé s’oppose celui de la future épouse, sagement posé sur le canapé.

L’idée est ici qu’après la faute vient le temps de la régularisation.


Fragonard 1778 Le contrat Gravure de Blot 179 detail Verrou Fragonard 1778 Le contrat Gravure de Blot 179 detail Armoire
Fragonard 1784 Le Verrou Gravure de BlotLe verrou, gravure de 1784 Fragonard 1778 L'Armoire Gravure de FragonardL’armoire, gravure de 1778

L’amusant est que figurent au mur du Contrat  deux gravures de Fragonard, qui suggèrent ce quatrième pendant : purement thématique, car ni les compositions ni les costumes ne concordent.

S’insinue ici l’idée d’une histoire en trois épisodes :

  • 1) la faute (Le Verrou),
  • 2) la découverte des amants (L’Armoire),
  • 3) la régularisation (Le Contrat).

Fragonard et Marguerite Gerard LA PROMESSE DE MARIAGE (Le contrat) collection privee

La promesse de mariage (Le contrat)
Fragonard et Marguerite Gerard, collection privée

Il se trouve que le tableau original, passé en vente en 2004, montre déjà au mur les deux mêmes gravures, L’Armoire précédant donc Le Verrou contrairement à la logique de l’histoire. Il est clair en tout cas que Le Verrou, relégué derrière le paravent, apparaît comme un clin d’oeil au passé libertin du couple, juste au dessus de leur sage poignée de main. L’hypothétique histoire en trois temps, qui n’est pertinente  que dans la gravure de 1785 n’est donc en rien l’explication du Verrou.

Mais elle est la résultante de l’exploration par Fragonard, sur une quinzaine d’années, du thème des amants en intérieur, ainsi que de la liberté (plus ou moins contrôlée par le peintre) laissée aux graveurs pour former des pendants.

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Revenons donc au seul véritable pendant : celui réalisé en  deux temps, en 1775 puis en 1777.

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Les contradictions du Verrou

Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm
La difficulté d’interprétation tient aux contradictions évidentes du sujet :

  • si le couple a déjà fait l’amour – comme tout dans le lit en bataille semble lourdement le souligner, à quoi bon tirer le verrou ?
  • si l’homme tente de violer la fille (lecture aujourd’hui la plus courante du tableau) : « comment aurait-il pu se déshabiller et poser ses vêtements sur le fauteuil sans le consentement de la jeune femme qui avait tout le loisir de s’enfuir puisque le verrou n’était pas encore fermé ?  » [2a]


Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail vase Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail rose

L’option intermédiaire est de considérer que la fille est consentante, mais pas à tout : des choses ont bien eu lieu sur le lit, entre la cruche renversée et la rose oubliée (exactement au point triple entre le rouge, le blanc et le doré qui sont les trois teintes du tableau). Mais cette fleur ne symbolise pas nécessairement la virginité perdue : dans La Poursuite, le premier tableau des Progrès de l’Amour (1772), où le galant tend une rose à une fille qui s’enfuit, elle est simplement associée aux préliminaires amoureux.

Et la cruche, non encore cassée comme celle de Greuze (voir 3 La cruche cassée) mais juste renversée (de manière à bien laisser montrer son ouverture), corrobore cette hypothèse. [2b].



Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail verrou
Maintenant, le garçon voudrait aller plus loin, et la fille tente de l’empêcher (exactement au point-clé du tableau, en haut de la diagonale ascendante).

Au final, les objets du tableau ne font pas une scène de crime, mais une collection de métaphores.


Fragonard 1784 Le Verrou Gravure de BlotLe verrou, gravure de Blot, 1784
La_Rose_mal_defendue___[...]Debucourt_Philibert-LouisLa Rose mal défendue
Philibert-Louis Debucourt, 1791

Sept ans après la gravure de Blot, Debucourt modifiera la composition pour la rendre plus explicite : l’enjeu n’est plus la fermeture du verrou, mais la sauvegarde de la rose.



Le catalogue fragonardien s’est alourdi de nouvelles métaphores :

  • – le chapeau et le gant béants ;
  • – le tiroir entre-baillé ;
  • – la clé dans la serrure ;
  • – la cuillère dans la tasse ;
  • – la pomme de pin à l’aplomb de la cible ;
  • – le losange qui la pénètre.

Compte-tenu que les stades du verrou et de la clé sont désormais ostensiblement dépassés, il est loisible de considérer la rose de Debucourt, où l’homme se presse dans le dos de sa compagne, comme une allusion au stade ultime des outrages consentis.


La_Rose_mal_defendue___[...]Debucourt_Philibert-LouisLa Rose mal défendue
Philibert-Louis Debucourt, 1791
Boilly 1791 La dispute de la rose gravure EymarLa dispute de la Rose
Boilly, 1791

La même année, Boilly opte en revanche pour une version édulcorée et allégée en symboles dans laquelle la rose, posée également sur le socle de Cupidon, reprend sa valeur générique de fragile virginité.

L’absence du lit montre bien, a contrario, combien Le verrou de Fragonard, même s’il puise dans le vocabulaire convenu des scènes galantes, excède largement leur facilité. Son ambition serait-elle, avec ce lit puissamment sexualisé qui occupe la moitié du tableau [3], de traduire par la matière picturale elle-même ce que le pinceau n’a pas le droit de montrer ? Sans doute.


Fragonard Le verrou dessin preparatoire
Trois dessins préparatoires de Fragonard seraient antérieurs à la période 1775-78 : ils montrent tous deux tableaux et un fauteuil supplémentaires, qui minimisent l’importance du lit. On notera également l’absence des objets symboliques : rose, cruche, « genou du lit ». Et à la place de la pomme incongrue est posé sur la table un  miroir à main.

Si ces dessins sont bien antérieurs à 1775, tout se passe comme si Fragonard avait recyclé, pour le pendant demandé par Mr De Véri, une composition antérieure, en y rajoutant simplement quelques éléments facilitant le fonctionnement en pendant.

C’est cette voie d’analyse, pratiquement pas explorée jusqu’ici, que nous allons maintenant développer.


L’éclairage

Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Verrou schema 1
L’analyse comparée des deux oeuvres s’arrête en général à la question  de l’éclairage :

  • dans le tableau sacré, seul Jésus est en pleine lumière, éclairé d’en haut par un spot central qui inonde aussi les deux anges du bas, la bouche et les bras de Marie, et le haut du crâne de Joseph : tout le reste est dans l’ombre ou à contre-jour ;
  • dans le tableau profane, la lumière provient d’une lampe en hors champ sur la gauche ; elle crée la diagonale intense de l’ombre du rideau, et met en relief les trois zones textiles que sont le satin de l’angle du lit, celui identique de la robe de la femme, et le coton des sous-vêtements de l’homme.

Certains voient dans cet angle de lit clairement mis en évidence la forme d’un genou (troisième personnage selon Cuzin, symbolique sexuelle du lit tout entier selon Arasse [4])


Les personnages (SCOOP !)

Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Verrou schema 2
S’il n’était pas certain que le second tableau a été conçu comme pendant au premier, l’hypothèse serait rejetée d’emblée, tant les compositions sont différentes :

  • d’un côté en tableau centré et peuplé de nombreux personnages espacés les uns des autres ;
  • de l’autre un tableau coupé par une diagonale très forte en deux espaces, le lit et la chambre et un seul groupe de deux personnages, compactés dans le coin en bas à droite.

Après un temps d’acclimatation, on se rend compte que Fragonard s’était certainement servi d’une diagonale identique pour structurer son premier tableau. La diagonale montante sépare une zone sacrée et une zone profane :

  • anges du ciel et anges descendus sur terre,
  • Marie et les bergers offrant un agneau

Joseph, tout comme l’Enfant Jésus, se situent à cheval sur cette frontière virtuelle.


La pomme

Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail pomme

C’est alors qu’un premier motif de jonction apparaît : la pomme n’a aucun sens dans un contexte galant, mais elle en prend un si le second tableau doit être compris comme la contrepartie du premier.

Dès lors, deux interprétations s’opposent sur le lien entre les deux pendants.


Deux modalités du désir

« L’Adoration des bergers et Le Verrou ne sont pas opposés comme la faute et la rédemption. Ils sont complémentaires, traversés tous deux par un mouvement équivalent, qui emporte et soulève le couple enlacé tout en jetant, prosterné, un berger aux pieds de l’Enfant. Dans les deux cas, le bouleversement construit de l’image manifeste la force, surnaturelle et naturelle, qui traverse et balaie les figures humaines. Plus encore que « l’objet du désir » que le peintre ne cesserait de « prendre pour objet « , c’est le désir qui est ici, en lui-même, l’objet du peintre, son objet de peintre». L’idée proprement géniale que Fragonard élabore dans Le Verrou consiste à figurer la force naturelle et surhumaine, sublime, de ce désir à travers l’emportement des figures, la syntaxe picturale de la peinture elle- même, et le détail d’une configuration déplacée ». D.Arasse », Le détail, p 377


La Nativité et la Tentation

« La longue diagonale qui soutient tout l’élan du tableau part d’un point précis : la pomme placée sur la table. La tentation d’Adam et d’Ève a souvent fait pendant à la Nativité, comme la faute à la rédemption. Fragonard fait-il autre chose qu’en donner une version moderne ? Le thème profane s’oppose au thème religieux, la passion amoureuse à l’innocence de l’enfant et à la dignité de la mère, autres sujets chers à Fragonard. Un dévot pouvait s’en scandaliser : et dans ce XVIIIe siècle il ne faut jamais exclure la possibilité d’un trait d’esprit ou d’une irrévérence. Mais sur l’essentiel de son art Fragonard ne plaisanta jamais. S’il donne ce Verrou comme pendant à L’Adoration des bergers, ce n’est certes pas par une méchante approximation sur le nom de M. de Véry, ni par une moquerie anticléricale à la d’Holbach : tenons qu’il savait dire avec ce tableau une chose d’égale importance, d’égale dignité. Le parallèle, loin de diminuer l’œuvre, pourrait bien en révéler le sens profond » J.Thuillier, « Pour le plaisir » (Éditions Faton)

Nous allons voir que l’interprétation binaire de J.Thuillier fonctionne mieux que l’interprétation unitaire (et quelque peu nébuleuse) de D.Arasse.


La logique du pendant (SCOOP !)

Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Verrou schema 3 Il suffit de mettre les tableaux dans le bon ordre et les bons noms sur les personnages :

  • expulsés du Paradis Perdu (le lit), Adam et Eve modernes se retrouvent bloqués devant une porte qu’ils ont eux-même fermée ;
  • derrière celle-ci, l’Adoration des Bergers apporte son message de rédemption.

Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail vase Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre 73 × 93 cm detail gourde

Au vase renversé s’oppose la gourde de la Sainte Famille .


Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm dteail genou Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre 73 × 93 cm genou

Peut être le « genou du lit » au dessous de la rose abandonnée évoque-t-il bien une tierce personne : mais n’est ce pas la Vierge elle-même qui, au lieu d’un vide au sein des draps, chérit sur l’Enfant Jésus sur sa poitrine sa poitrine ?


Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail pomme Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre 73 × 93 cm agneau

Le pomme du Péché Originel est compensée par le don de l’Agneau.


Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail verrou seul Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre 73 × 93 cm detail

Et le verrou métallique, intrusion du Dur dans le Dur, est remplacé par un autre « verrou » qui n’a guère été remarqué : le bois pénétrant la pierre, autrement dit la préfiguration de la Croix et de la victoire du Faible sur le Fort [5].


Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Verrou schema 4

Schéma récapitulatif


Fragonard 1780-85 Marguerite Gerard l enfant cheri The beloved child Harvard Art Museums, CambridgeL’enfant chéri (The beloved child) Fragonard 1780-85 Marguerite Gerard les premiers pas the first steps Harvard Art Museums, CambridgeLes premiers pas (The first steps)

Fragonard et Marguerite Gérard , 1780-85, Harvard Art Museums, Cambridge

Réalisés par l’élève assistée par le maître, on ne sait pas trop dans ces deux tableaux ce qui relève de Marguerite Gérard et ce qui relève de Fragonard.

Traîneau contre berceau, scène dynamique sur fond ouvert contre scène statique sur fond fermé,  le vieux formalisme de Watteau fonctionne encore. Mais dans une esthétique bien différente, où la Coquette rococo se trouve subsumée par la Mère, sans rien perdre de son élégance. Si Rousseau a mis à la mode le dévouement à ses enfants, il reste encore largement théorique et c’est toujours la gouvernante qui s’occupe de l’intendance.Dans chacun des tableaux, on la reconnait facilement : c’est celle qui porte la moins belle robe.

La mère se réserve le meilleur rôle : tirer la voiture sous le regard de bébé ou servir de but à ses premiers pas (sous lesquels un tapis rouge a été prudemment préparé).

Un grand frère et une grande soeur jouent les figurants à l’arrière-plan, tandis qu’au premier plan un chien fou et un chat doux donnent l’ambiance de chaque pendant.

La femme âgée dans le second tableau pose question : plutôt que la grand-mère, il faut  sans doute y voir la gouvernante qui, à la génération précédente, a accompagné elle aussi la mère dans ses premiers pas.


Pendants avec couple

Fragonard A Le colin-maillard, c.1750-52. Toledo (Ohio), Museum of ArtLe Colin-Maillard
Fragonard, vers 1750-52, Museum of Art, Toledo (Ohio)
Fragonard A La Bascule c.1750-52. Fondation Thyssen-Bornemisza, MadridLa Bascule
Fragonard, vers 1750-52, Fondation Thyssen-Bornemisza, Madrid.

Sous l’alibi du bandeau, le jeu de colin-maillard a pour but de favoriser les contacts impromptus. Y jouer à deux, c’est supprimer le hasard et garder le piquant. Car tout ici est falsifié. Le jeu de société est transformé en un jeu  de couple, la fille jette un oeil sous le bandeau et voit très bien la marche sous ses pieds : faux-pas il va y avoir, et il sera volontaire. Nous sommes ici dans le registre des préliminaires, du consentement au plaisir, comme le soulignent le seau béant, la porte défoncée, et le puits derrière la fille.

Dans la Bascule,  elle grimpe en l’air, facilitant la tâche du garçon grâce à l’élasticité de la branche. A noter le cube de pierre taillée sous la planche, clin d’oeil entre les deux pendants . [6]


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Fragonard 1755-56 Diane et Endymion NGA Washington 94,9 x 136,8 cmDiane et Endymion, NGA, Washington Fragonard 1755-56 L’Aurore triomphant de la Nuit Museum of Fine Arts Boston, 95,3 x 131,4 cmL’Aurore triomphant de la Nuit Museum of Fine Arts, Boston

Fragonard, 1755-56 (94,9 x 136,8 cm)

Ces deux décorations murales [6a], très influencées par les sujets mythologiques de Boucher (voir Mythologie et allégorie) sont basées sur une composition en diagonale, et opposent la Nuit et le Jour :

  • d’un côté, le berger Endymion sommeille, admiré par la déesse de la Lune, Sémélé ;
  • de l’autre, la Nuit s’endort, et l’Aurore se lève.


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Fragonard 1755 cephale_et_procris Musee des BA AngersCéphale et Procris (Photo Jean-Pierre Dalbéra) Fragonard 1755- Jupiter_seduisant_Callisto musee_des_beaux-arts,_Angers Photo Jean-Pierre DalberaJupiter séduisant Callisto

Fragonard, 1755, Musée des Beaux-Arts,Angers 

Dans cette autre décoration murale, Fragonard illustre le même contraste lumineux en exploitant deux sujets mythologiques d’un érotisme plaisant :

  • d’un côté, la belle Procris, victime par erreur d’un accident de chasse, laisse avec délices son époux Céphale touiller la plaie avec son dard ;
  • de l’autre, Jupiter a pris l’apparence de Diane pour coucher avec Callisto, nymphe favorite, de la déesse (et son aigle, dans son dos, nous fait avec une plume sur le bec le signe de garder le silence).

Pendants solo

Fragonard A_la_Chemise_enlevee LouvreLa chemise enlevée Fragonard A - Le feu aux poudres Avant 1778 LouvreLe feu aux poudres

Fragonard, avant 1778, Louvre, Paris

Il n’est pas certain que ces deux petits cadres érotiques aient été conçus comme des pendants ni peints à la même époque, mais une condition du legs Beistegui les a rendues indissociables.

Une fille nue vue de dos, un ruban bleu dans les cheveux ; une fille nue vue de face, avec une coiffe blanche : il ne s’agit donc pas de la même, en tous cas pas au même moment.

Les deux ont les yeux clos, et sont servies par des amours, factotums du spectateur-voyeur au sein de cette literie utérine.

A gauche il s’agit de retirer la chemise, peut être pour tirer la jeune fille de son sommeil. Il pourrait donc s’agir d’un Lever quelque peu musclé.
A droite, la scène est nocturne ; un amour apporte une poignée de torches, dont l’utilité n’est pas d’éclairer, à voir l’utilisation qu’en fait son confrère. Il pourrait donc s’agir d’un Coucher quelque peu explosif.


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Fragonard Jeune fille tenant dans ses bras une colombe 1775-80 coll partJeune fille tenant dans ses bras une colombe Fragonard Jeune fille tenant dans ses bras un chat et un chien 1775-80 coll partJeune fille tenant dans ses bras un chat et un chien

Fragonard, 1775-80, collection particulière

Dans les deux situations, la jeune fille s’amuse à perturber l’ordre naturel des choses : soit qu’elle divise un couple à la fidélité légendaire, soit qu’elle fasse s’embrasser deux ennemis héréditaires : quand on est jeune et belle on peut tout se permettre ! [7]


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Fragonard-1780-Jeune-garcon-a-la-boite-a-curiosite-Portland-Art-MuseumJeune garçon a la boîte à curiosité Fragonard-1780-Jeune-fille-a-la-marmotte-Portland-Art-MuseumJeune savoyarde à la marmotte

Fragonard, 1780, Portland Art Museum

Dans les deux cas il s’agit d’ouvrir une boîte moyennant finances. Le thème des petits savoyards, très populaire à l’époque, n’était pas dénué de sous-entendus grivois (voir Les pendants de Watteau)


Faux-pendants

Fragonard 1775 Une allee ombragee MET 29 × 24 cmUne allée ombragée Fragonard 1775 La Cascade MET 29 × 24 cmLa Cascade

Fragonard, 1775, MET (29 × 24 cm)

Contrairement aux apparences, ces deux toiles ne sont pas des pendants [8] .


FRagonard L_abreuvoir_1763-65 MBA LyonL’abreuvoir, 1763-65 Fragonard, 1790 Le_Rocher-Lyon,_MBALe Rocher, 1790

Fragonard, Musée des Beaux-Arts, Lyon

Ces deux tableaux très proches datent en fait de deux périodes différentes.

Références :
[0] https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_peintures_de_Jean-Honor%C3%A9_Fragonard
[1] Colin B. Bailey presents Fragonard’s ‘Progress of Love’ https://www.youtube.com/watch?v=404fQk9vckU
[1a] Pierre Rosenberg, « Fragonard », Metropolitan Museum of Art, 1988, p 219 et ss https://books.google.fr/books?id=PuXYe0KadNIC&printsec=frontcover&dq=Fragonard+Metropolitan+Museum+of+Art,catalog+ROSENBERG.&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjBl8CbmNboAhWGx4UKHcjGBRIQ6AEIKDAA#v=onepage&q=minotaure&f=false
[2] https://www.grandpalais.fr/fr/article/fragonard-et-lamour-moralise
[2a] https://eromakia.fr/index.php/le-verrou-de-fragonard-ou-lequilibre-asymetrique-des-desirs/
[2b] Libertin convaincu, le marquis de Veri avait d’ailleurs dans sa collection une copie de la Cruche cassée de Greuze. Cf Guillaume Faroult, « Le verrou » , p 33
[3] Voir la vidéo d’Arasse https://www.youtube.com/watch?v=jqLihKBasvo ou son texte dans Le détail, p 376 et ss.. On trouvera des infographies de ces détails sur le blog d’Alain Korkos http://laboiteaimages.alainkorkos.fr/post/2019/04/27/Fragonard%2C-laudateur-du-viol
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Verrou_(Fragonard)
[5] Bien sûr, la démarche de Fragonard a dû aller dans l’autre sens : avec la barrière comme préfiguration de la Croix, il retrouve  un procédé à la Rembrandt (qui recourt quant à lui à une poutre, voir Les pendants de Rembrandt et Là, je sèche…) ; c’est de là qu’a pu naître l’idée du verrou en contrepoint, symbole ouvertement sexuel.
Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre dessin
Esquisse de l’Adoration des Bergers
A noter que la barrière ne figure pas dans ce lavis préparatoire : il serait intéressant de vérifier scientifiquement si ce détail a été inclus par Fragonard dès 1775 ou rajouté en 1777, a l’occasion de la réalisation du pendant.
[6] Sur cette interprétation en deux temps de l’amour, on peut lire Games of Idealized Courtship and Seduction in the Paintings of Antoine Watteau andJean-Honoré Fragonard and in Laclos’Novel, Dangerous Liaisons, p69 et ss. Barbara C. Robinson, 2009, Florida State University Libraries
[6a] https://www.nga.gov/collection/art-object-page.46026.html
[7] Traditionnellement, on reconnait dans ces portraits les soeurs Colombe, et on en fait des amies de coeur de Fragonard : double hypothèse non étayée. Les tableaux ont néanmoins été retrouvés en 1906 dans une maison de Saint Brice-la-Forêt qui avait autrefois appartenu à Mlle Colombe : la fille au chat et au chien était accrochée au dessus de la cheminée, et son pendant encastré dans la boiserie d’en face  (cf « Fragonard », P.Rosenberg, p 495).
[8] https://www.metmuseum.org/art/collection/search/436324
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L'artiste se cache dans l'oeuvre
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