Grand virtuose et grand précurseur, Turner nous a laissé des pendants parmi les plus inventifs qui soient. On les connait mal: ils ont souvent été réalisés à plusieurs mois, voire plusieurs années de distance ; et certains, jamais exposés côte à côte, sont passés inaperçus. J’en ai recensé trente en croisant différents ouvrages (mais certains m’ont probablement échappé), et je les ai présentés par ordre chronologique : .
Souvent binaires, ils montrent deux états opposés du monde (Matin/Soir, Mouvement/Repos, Guerre/Paix, Construction/Destruction). Ils s’apparentent souvent à une méthode de déclinaison d’un même motif, plutôt qu’à un packaging commercial : il faut dire que les prix très élevés de Turner ont rapidement rendu ses pendants inabordables.
Commençons par la première époque, encore das la tradition des paysagistes précédents, mais avec la Poésie en plus !
Vue de Plumpton Rocks depuis le barrage (Vers le Nord) |
Vue de Plumpton Rocks vers le barrage (vers le Sud) |
Turner, 1797, Harewood House, Yorkshire
Ces deux huiles, probablement la toute première commande de Turner, ont été faites pour décorer deux portes condamnées dans la bibliothèque du Comte de Harewood, où elles se trouvent toujours. Elles montrent deux vues opposées des mêmes rochers, sur la rive Est d’un lac artificiel orienté Nord Sud.
Turner ne montre pas deux moments de la journée, mais deux moments de la traversée nord-sud, dans l’après-midi, lorsque les rochers sont pleinement éclairés : le départ (avec une seconde barque de promeneurs stationnant près des rochers), et l’arrivée à terre (la seconde barque, toujours arrêtée au même point, servant de pivot entre des deux vues).
Une tempête se lève (Ships on a Stormy Sea) , Willem van de Velde le Jeune, vers 1672, Toledo Museum of Arts (132 x 192 cm) |
Bateaux hollandais dans la tempête : pêcheurs remontant leurs filets à bord (The Bridgewater Sea Piece), Turner, 1801, en dépôt à la National Gallery, Londres (162.5 × 221 cm) |
Le tableau a été commandé à Turner par le Duc de Bridgewater pour compléter sa marine de van de Velde le Jeune. Toujours soucieux de marquer sa prééminence aussi bien sur ses contemporains que sur ses prédécesseurs, Turner a choisi un format nettement plus grand, de manière à imposer à son commanditaire de lui réserver un mur entier, plutôt que d’être exposé cote à côte avec le tableau hollandais. Quoiqu’il en soit, au Salon de 1801, le tableau fut considéré comme le meilleur, et fit beaucoup pour la réputation deTurner [1].
Le sujet imposé était donc : la tempête se lève, deux petits bateaux de pêche frôlent la collision tandis que plus loin de grands vaisseaux de ligne, ayant affalé leurs voiles et jeté l’ancre, restent parfaitement stables et à l’abri de l’échouage.
Pour la symétrie, Turner inverse le sens du vent et la direction du soleil. Et il accroît le caractère dramatique par une utilisation virtuose des effets de lumière :
- le nuage, plus noir, semble poursuivre la voile ;
- la plage lumineuse d’écume est plus large et le creux des vagues plus profond ;
- la profondeur est accentuée par le spot de lumière qui vient frapper le dernier bateau à l’horizon, promesse d’éclaircie et de calme.
Château de Saint Michel, Bonneville, Savoie, Yale Center for British Art, New Haven (91,5 x 122 cm) |
Vue de Bonneville, Savoie, avec le Mont Blanc, Dallas Museum of Arts (91,5 x 122 cm) |
Turner, 1803
Exposés ensemble en 1803 à la Royal Academy, ces deux tableaux montrent le village de Bonneville avec le Mont Blanc à l’arrière-plan.
Bonneville et la rivière Arve en regardant vers L’Est depuis la route de Genéve
Turner, 1802, Tate Gallery [2]
Les deux points de vue ont été réalisés d’après ce croquis dessiné par Turner lors de son voyage dans les Alpes en 1802, arrivant à Bonneville depuis Genève.
Dans cet essai précoce, il ne s’agit pas à proprement parler de pendants, mais de deux vues, éloignée et proche, d’un même paysage : Turner reconstitue ainsi, pour son usage personnel, l‘impression qu’il a dû recevoir lors de la première apparition du Mont Blanc à l’horizon. Pour renforcer cette impression de travelling, il a placé à l’arrière-plan du premier tableau le troupeau de moutons, près duquel nous nous trouvons dans le second : même procédé du point fixe que la barque à l’arrêt dans les deux vues de Plumpton Rocks.
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La villa de Pope à Twickenham durant sa démolition, 1808, collection privée (91.5 cm par 120 cm) [3] |
La harpe éolienne de Thomson,1809, Manchester Art Gallery (167 × 302 cm) |
Là encore, ces deux tableaux ne sont pas techniquement des pendants (vu leur taille différente) mais des sortes de frères, que leur apparentement étroit justifie de présenter ensemble.
La villa de Pope à Twickenham
Malgré le tollé général, Lady Howe, surnommée à cette occasion la Reine des Goths, avait fait démolir en novembre 1807 la maison du grand poète, se plaignant de son exiguïté et des visiteurs incessants([4], p 105). Turner, qui lui même avait acheté une maison à Twickenham, village près de la Tamise [5], exposa l’année d’après ce tableau vengeur dans sa propre galerie.
Un poème datant de 1808 dit bien son indignation face à cette destruction :
Chère Soeur Isis, c’est ta Tamise qui t’appelle
Vois la désolation qui plane sur ces murs.
Les bois dispersés sont couchés sur ma berge
Où s’attardent les rayons scintillants du soir.
Là-bas, Maro britannique chanté par la science, longtemps adoré,
Et par un pays admiratif autrefois révéré.
Maintenant ta grotte paisible a été condamnée à la destruction,
Oublié le saule de Pope vers la terre penché.
Cité par [6]
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« Dear Sister Isis tis thy Thames that calls
See desolation hovers o’er those walls.
The scatter’d timbers on my margin lays
Where glimmering evening’s ray yet lingering plays.
There British Maro sung by science long endear’d.
And to an admiring country once reverr’d.
Now to destruction doom’d thy peacefull grott
Popes willow bending to the earth forgot ».
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Turner a lui même expliqué que le tronc abattu, au premier plan à gauche, était justement ce fameux saule, mort de vieillesse en 1801. Un autre passage du poème – « les bois dispersés sont couchés sur ma berge » attire également l’attention sur ce tronc (le mot « margin » ayant le double sens de berge, pour le fleuve, et de marge, pour le tableau). Il fait aussi allusion aux madriers des échafaudages que l’on voit au loin, dans le bâtiment en démolition dont la charpente a disparu.
Les trois ouvriers qui marchandent un chapiteau et un fragment de corniche [5], sous l’oeil d’un couple mélancolique, illustrent la dilapidation de l’héritage de Pope.
« Tous ces détails contribuent au profond sens du decorum dans cette oeuvre : nous contemplons la maison morte d’un poète mort, au jour mourant et à la saison de la mort, avec au premier plan un arbre mort qui rappelle le saule mort de Pope. » ([4], p 105)
La harpe éolienne de Thomson
L’année suivante, Turner expose toujours dans sa propre galerie ce second tableau : il s’agit d’une vue idéalisée de la Tamise, avec des ruines et un tombeau imaginaire entouré de trois danseuses (Les Grâces) et de quatre autres femmes (les Saisons) [6] . L’inscription « Thomson » et la harpe sculptée identifient le tombeau comme celui du poète James Thomson, auteur des « Seasons » et de « An Ode on Aeolus’s Harp (1748) » ; monument imaginaire auquel le poète Morris avait lui-même dédié en 1749 « The Ode Occasioned by the Death of Mr. Thomson », où situe le tombeau dans les bois de Richmond.
Ainsi la rêverie du peintre donne une conclusion visuelle à une chaîne de rêveries de poètes.
Deux tableaux apparentés
Turner a accompagné l’exposition de 1809 par le plus long de ses poèmes [7], qui réunit les deux tableaux et les deux poètes dans une même nostalgie. En voici le début :
Sur la tombe de Thomson, les gouttes de rosée distillent
Des larmes de pitié versées pour le Temple perdu de Pope.
A leur valeur et à leurs vers s’attache encore un souvenir attristé,
Qui ne daigne pas se laisser prendre dans les chaînes de la mode.
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On Thomson’s tomb the dewy drops distil,
Soft tears of Pity shed for Pope’s lost fane.
To worth and verse adheres sad memory still,
Scorning to wear ensnaring fashion’s chain.
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Le poème précise plus loin que, depuis les hauteurs de Putney, Thomson pouvait contempler au loin la clairière de Twickenham. En fait, Turner a modifié la topographie de la Tamise pour pouvoir montrer, à l’arrière-plan du tombeau de Thomson, l’emplacement de la maison de Pope [7a].
Ainsi, développant pour les paysages élégiaques de la Tamise la même technique que pour les deux vues touristiques de Bonneville avec leur troupeau de moutons, Turner insère dans les deux tableaux des éléments visuels qui balisent, de l’un à l’autre, le voyage du souvenir.
Matin calme, Tate Gallery |
Jour venteux, Tabley House |
Tabley, Cheshire, the Seat of Sir J.F. Leicester, Bart., Turner, 1809 [8]
Le pendant est ici manifeste : les deux tableaux, commandés en même temps, représentent le même coin de campagne à des moments et dans des conditions atmosphériques différents. La vue est prise depuis le lac de Moat, sur lequel le baronnet Sir John Leicester organisait des partys nautiques. Par déférence, le château du commanditaire est représenté ; mais par élégance, sous forme d’une simple silhouette à l’arrière-plan.
L’idée – qui avait déjà fait le succès de Vernet (voir Pendants paysagers matin soir) – de confronter deux états d’un même paysage, était à la fois flatteuse pour le peintre (démonstration d’habileté) et pour le propriétaire des lieux. Turner y reviendra en 1827, toujours sur commande d’aristocrates fortunés (voir plus loin les pendants pour William Moffatt et John Nash)
Lowther Castle, The North Front, with the River Lowther: Mid-day, Lowther Castle |
Lowther Castle – Evening, Bowes Museum, Barnard Castle |
Turner, 1809
En attendant, dans la foulée du succès du pendant Tabley, Turner exécute pour Lord Lonsdale deux vues lointaines de Lowther Castle depuis le Nord, confrontant la lumière de midi et celle du soir. De même qu’entre les deux tableaux le temps s’est écoulé, de même la distance avec le château s’est accrue, le peintre reculant de la vallée sur la colline.
Les deux pendants de Lowther Castle nous convient à une promenade immobile.
Petworth, Sussex, the Seat of the Earl of Egremont: Dewy Morning (91,5 x 120,5 cm) |
Cockermouth Castle (60,5 x 90,0 ) |
Turner, 1810, Petworth House
L’année suivante le duc d’Egremont lui commande également deux vues de ses deux châteaux, mais de taille différente et ne formant pas pendant. [9]
High Street, Oxford 1810, Ashmolean Museum, Oxford |
Vue d’Oxford depuis Abington Road, gravure de John Pye, 1818 |
Le libraire et encadreur James Wyatt a commandé en 1810 et 1812 ces deux vues d’Oxford, dans l’intention des les éditer en gravures. La vue de l’intérieur de la cité est très célèbre pour ses multiples détails, et fait l’orgueil de l’Ashmolean Museum. La vue depuis la campagne existe toujours, ignorée de tous dans une collection privée. Elle est prise vers le Nord, depuis une colline au dessus du village de South Hinksey. [10]
La logique du pendant
Oxford Hifh Street en 1810 et en 2015
Bien qu’on ne connaisse pas ce qui revient aux exigences du commanditaire, ce pendant très réaliste obéit à quelques-uns des principes déjà rencontrés :
- vue de près et vue de loin,
- ville animée et campagne calme,
- matin et fin d’après-midi (d’après la direction des ombres).
Le Mont Blanc vu de Fort Rock, Val d’Aoste, Piemont, vers 1814 |
La bataille de Fort Rock en 1796, Val d’Aoste, Piemont, 1815, Tate gallery |
(Toutes les précisions qui suivent sont tirées de [4] , p 124)
Les deux aquarelles montrent pratiquement le même paysage, une route près du village de Levergogne, le long des gorges vertigineuses de la Doire. La vue sur le Mont Blanc a probablement été réalisée en premier, et la scène militaire conçue l’année d’après, dans l’intention de former un pendant Paix / Guerre relié à l’actualité la plus brûlante. Turner nous montre donc le passage, au même endroit, de l‘armée de Napoléon déferlant à la conquête de l’Italie.
Une « bataille » ironique (SCOOP !)
Il n’y a jamais eu de « bataille » à cet endroit. Le terme s’applique, par dérision, à l‘assassinat d’un civil, sous les yeux de sa femme tenant son enfant, au pied d’un arbre brisé.
Finalement, en 1815, Trner n’a exposé que le paysage de guerre, accompagné des vers suivants extraits de son grand poème inachevé, The Fallacies of Hope (Les Leurres de l’Espérance) :
La montagne couronnée de neige et d’immenses tours de glace,
Opposaient en vain leurs maigres barrières ;
Vers l’avant, le fourgon se frayait un chemin continuement,
Propulsé comme la Reuss sauvage alimentée par les glaciers natals,
Il roule impétueusement, gagne de la puissance à chaque choc,
s’élevant contre la contrainte ; jusqu’à ce que, tout ayant cédé à sa force de dispersion,
La dévastation élargisse, en bas de la passe,
son cours destructeur. Ainsi, la rapine a régné,
Triomphante ; et des hordes de pillards, exultantes, ont répandu,
Belle Italie, sur tes plaines le malheur.
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The snow-capt mountain, and huge towers of ice,
Thrust forth their dreary barriers in vain;
Onward the van progressive forced its way,
Propell’d as the wild Reuss, by native glaciers fed,
Rolls on impetuous, with ev’ry check gains force
By the constraint uprais’d ; till, to its gathering powers
All yielding, down the pass wide devastation pours
Her own destructive course. Thus rapine stalk’d
Triumphant ; and plundering hordes, exulting, strew’d,
Fair Italy, thy plains with woe.
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Le temple de Jupiter pannellenius restauré, collection privée (116.8 by 177.8 cm). |
Vue du temple de Jupiter pannellenius dans l’ile d’Egine, Alnwick Castle |
Turner, 1816
Le titre à rallonge du second tableau est :
Vue du temple de Panellenius, sur l’île d’Égine, avec la danse nationale grecque de la Romaika: l’Acropole d’Athènes au loin. Peint à partir d’un croquis pris par H. Gally Knight Esq. en 1810
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View of the Temple of Panellenius, in the Island of Aegina, with the Greek National Dance of the Romaika: the Acropolis of Athens in the Distance. Painted from a sketch taken by H. Gally Knight Esq. in 1810
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Ce pendant spectaculaire oppose :
- le Temple reconstitué tel qu’il se trouvait du temps des Anciens Grecs, à l’aube et animé par une joyeuse procession de mariage,
- le même Temple démoli, au crépuscule, avec des grecques d’aujourd’hui exécutant sous le regard de Turcs leur danse nationale (la Romaika, autre nom du sirtaki).
Le titre insiste sur l’Acropole à l’horizon pour des raisons d’actualité : durant l’exposition des pendants, le Comité de la Chambre des Communes se réunissait pour envisager l’achat par Lord Elgin des sculptures de Phidias. [11]
Dans la même veine, le bas-relief de gauche représente le char victorieux du Soleil, s’ajoutant à la thématique du lever du jour.
Un pendant militant (SCOOP !)
L’inscription ΑΝΝΙΚΕΡΙΣ ΑΡΜΗΛΑΤΗΣ , à côté du bas-relief, est une énigme érudite qui n’a pas inspiré les commentateurs. Il faut dire qu’elle est composée de deux mots grecs très rares :
- ANNIKERIS a laissé son nom pour avoir racheté Platon de l’esclavage, justement sur l’Ile d’Egine ;
- ARMELATES est le nom grec de la constellation du Cocher, et semble donc commenter le bas-relief voisin. Mais il se trouve que ce mot signifie aussi le marin.
Or Annikeris, selon une unique source (Claude Aelien, Histoire variée II, 27) aurait justement été marin.
L’inscription « ANNIKERIS le marin », jouxtant le bas-relief imité de la frise du Parthénon, est donc une invitation à la générosité pour racheter, non pas Platon, mais les marbres de Phidias.
La logique du pendant
Les vers suivants accompagnaient l’exposition :
C’était tôt le matin le plus ; bientôt le soleil,
S’élevant au-dessus d’Abardos, verserait sa lumière
Dans la forêt et avec ses rayons diagonaux
Entrant en profondeur, illuminerait les pins branchus,
Éclairerait leur écorce, teindrait en rouge plus vif
Ses tâches rouille, et jetterait sur le sol
De longues lignes d’ombre, où ils se dressaient
Comme les piliers du temple.
Poème de Robert Southey, Roderic le dernier des Goths (1814)
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Twas now the earliest morning; soon the Sun,
Rising above Abardos, pour’d his light
Amid the forest, and with ray aslant
Entering its depth, illumined the branking pines,
Brightened their bark, tinged with a redder hue
Its rusty stains, and cast along the ground
Long lines of shadow, where they rose erect
Like pillars of the temple
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Tirés d’une époque et d’un contexte objectivement très différent, ces vers tracent une sorte de parallèle visuel entre deux levers de soleil, dans un sorte de syncrétisme historique rapprochant l’Espagne, sous le joug des Maures, et la Grèce, sous celui des Turcs.
Avec ce pendant militant pour la cause philhellénique, Turner inaugure une conception très personnelle de la peinture de paysage, comme outil de restitution de l’Histoire et de réflexion sur l’essor et le déclin des civilisations. Thème qui allait inspirer plusieurs de ses pendants dans les vingt prochaines années.
Didon construisant Carthage, ou l’ascension de l’Empire carthaginois, 1815, National Gallery, |
Le déclin de l’Empire carthaginois, 1817, Tate Gallery |
Les deux tableaux ont été exposés séparément, à deux ans de distance, et la plupart des contemporains (sauf Ruskin) n’ont pas souligné qu’il s’agissait de pendants.
Didon construisant Carthage (soleil levant)
Turner a considéré longtemps le premier des deux tableaux comme le sommet de son oeuvre, souhaitant une fois mort être enterré roulé dans cette toile. Finalement, il la légua à la National Gallery, à la condition qu’elle soit accrochée à côté de l’Embarquement de la reine de Saba de Claude Lorrain, ce qui fut fait [12].
Les deux mâts qui dominent la rive gauche attirent l’oeil sur deux personnages principaux. D’après l’Énéide de Virgile, la reine Didon, fuyant Tyr avec les cendres de son époux Sychée, trouva refuge sur les côtes d’Afrique du Nord, où elle fonda la ville de Carthage. Le guerrier de dos en face d’elle est probablement Enée, dont elle était amoureuse et pour qui elle se suicidera plus tard.
La composition est trompeuse : la plupart des commentateurs disent que le bâtiment en cours de construction est le Mausolée de Sychée, alors que celui-ci se trouve sur l’autre rive (identifié par l’inscription presque illisible SICHAEO) : il est bâti au dessus du débouché d’un cloaque, signe pour les Anciens de la prospérité et de la perennité d’une cité. L’arbre neuf à côté du tronc mort symbolise l’essor de Carthage à partir de la mort de Sychée ([4], p 162)
Sous le regard de deux jeunes filles nubiles, des enfants jouent à faire voguer des bateaux, présage de la fertilité à venir de cette puissance maritime.
Le déclin de l’Empire carthaginois (soleil couchant)
Le pendant, de taille légèrement différente, a été réalisé deux ans plus tard. Voici son titre complet :
Le déclin de l’empire carthaginois – Rome étant déterminé à renverser sa rivale haïe, exigea d’elle des conditions qui soit pourraient la forcer à la guerre, soit la ruiner si elle s’y conformait : les Carthaginois amollis, dans leur désir excessif de paix, consentirent à donner jusqu’à leurs bras et leurs enfants.
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The Decline of the Carthaginian Empire – Rome being determined on the Overthrow of her Hated Rival, demanded from her such Terms as might either force her into War, or ruin her by Compliance: the Enervated Carthaginians, in their Anxiety for Peace, consented to give up even their Arms and their Children
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Voici les vers de Turner accompagnant ce tableau dans le catalogue, extrait des Fallacies of Hope :
Au sourire d’espoir illusoire :
La sécurité du chef et la fierté de la mère,
Allaient céder à l’emprise insidieuse du conquérant ;
Tandis qu’au dessus des vagues occidentales un soleil ensanglanté,
En rassemblant la brume formait un signe d’orage
Et de mauvais augure.
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At Hope’s delusive smile,
The chieftain’s safety and the mother’s pride,
Were to th’insidious conqu’ror’s grasp resign’d;
While o’er the western wave th’esanguin’d sun,
In gathering haze a stormy signal spread,
And set portentous.’
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Le moment historique choisi par Turner est celui, entre la Deuxième et la Troisième Guerre punique, où les Carthaginois, affaiblis par cinquante années de paix, acceptèrent de livrer en otage trois cent de leurs enfants. On voit à gauche les mères accompagnant leurs enfants à l’embarquement, tandis qu’au centre le sol est jonché de symboles de la richesse et des plaisirs qu’on leur a préférés. Sur la gauche, la statue de Mercure, Dieu du Commerce, domine le désastre.
Au centre, la couronne abandonnée à côté de la rame rappelle les amours funestes de la reine Didon et d’Enée le navigateur.
La logique du pendant (SCOOP !)
En plus des oppositions classiques entre l’aube paisible et le coucher de soleil orageux, Turner a construit une opposition plus subtile entre le bras de mer ouvert et le canal en cul de sac, sorte de Méditerranée symbolique : d’abord elle protège la liberté de Carthage puis, fermée par les richesses, donne accès à l’envahisseur.
L’approvisionnement d’un vaisseau de haut-bord (a first rate taking in stores) |
Perte d’un Indiaman (The Loss of an East Indiaman) |
Turner, 1818, Cecil Higgins Art Gallery Bedford ([4], p 143)
Un « first-rate » était un vaisseau de guerre armé de plus de 110 canons. Turner a réalisé cette aquarelle de mémoire et en une journée, à la demande de son patron et ami Walter Fawkes qui souhaitait avoir une idée de la taille d’un tel navire de guerre. L’idée de montrer son approvisionnement vient probablement de la nécessité de souligner le contraste de taille avec les bateaux ordinaires. L’un d’eux bat pavillon néerlandais, détail qui rappelle que le blocus de la période napoléonienne n’est plus qu’un souvenir.
Sur la réalisation de cette aquarelle, on dispose du témoignage extraordinaire de Hawkey Fawkes, le fils aîné de Walter, qui observa Turner durant toute la matinée :
Il commença par verser de la peinture humide jusqu’à ce que <le papier> soit saturé, il déchira, gratta, frotta dans une sorte de frénésie et le tout était un chaos – mais progressivement et comme par magie le ravissant navire, avec toute sa minutie exquise, est venu au monde, et au déjeuner le dessin a été porté en triomphe.
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He began by pouring wet paint till <the paper> was saturated, he tore, he scratched, he scrubbed at it in a kind of frenzy and the whole thing was chaos – but gradually and as if by magic the lovely ship, with all its exquisite minutia, came into being and by luncheon time the drawing was taken down in triumph.
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Réalisé dans la foulée pour le même commanditaire, la seconde aquarelle montre le catastrophe du Halsewell, un « indiaman » qui s’échoua en 1786 en faisant 166 victimes : naufrage célèbre dont Turner avait entendu parler dans son enfance. Le mat brisé et la vague qui recouvre à moitié le pont montrent qu’il s’agit des derniers instants de l’équipage.
La logique du pendant (SCOOP !)
Il oppose deux scènes paradoxales : le bateau de guerre en paix, le bateau de commerce en lutte contre l’océan. La forteresse flottante, verticale et immense, contraste avec le bateau en perdition, incliné et réduit aux dimensions d’un radeau : contraste qu’accentuent plastiquement la contre-plongée et la plongée.
Plus insidieusement, on peut ranger ce pendant dans la même catégorie « Construction – Destruction » que les pendants d’Egine et de Carthage, réalisés juste avant.
On a conservé quatre panneaux d’une série inachevée que Turner avait prévu de consacrer à la visite d’Etat du Roi George IV en Ecosse [13] . En appariant ces panneaux d’après leur taille (ils ont deux largeurs différentes) et d’après la date de la scène représentée, on obtient une série assez plausible, composée de deux « pendants » intérieur / extérieur et repos /mouvement.
George IV quittant le Royal George sur sa barge, le 15 août 1822 (75,2 x 92,1 cm) |
George IV au Banquet du Prévôt au Palais du Parlement, le 24 août 1822,.Edimbourg (68,6 x 91,8 cm) |
Turner, 1822, Tate Gallery
Accompagné de nombreux bateaux et se dirigeant vers la flottille qui l’attend à gauche, la barge royale avance, repérée seulement par l’étendard de commandement rouge de l’Admiral of the Red (le plus haut grade de la Royal Navy depuis Trafalgar).
Dans le second tableau, la scène est statique et c’est l’oeil qui parcourt le trajet inverse, depuis le fond de la table où siègent les trois cent convives, jusqu’au dais rouge du roi, au premier plan à droite.
George IV à Saint Gilles, Edimbourg, le 25 août 1822 (74,6 x 91,8 cm) |
Shipping c.1825-30? by Joseph Mallord William Turner 1775-1851
Navigation (Shipping) (67,9 x 918) |
Turner, 1822, Tate Gallery
Le lendeman matin, nouvelle scène statique où l’oeil repart dans l’autre sens, depuis la chaire au premier plan à gauche jusqu’à la tribune royale tout au fond.
Enfin, le roi va rejoindre le vaisseau-amiral au fond à droite, sur sa barge cette fois frappée de l’Union Jack.
Tôt un matin d’été, Frick Collection New York, 1826 (93 x 123.2 cm) |
Soir d’été, NGA, Washington, 1827 (92.1 x 122.2 cm) |
Mortlake Terrace : the seat of William Moffatt, Esquire
Ces deux pendants montrent la terrasse de tilleuls qui donnait son nom à la maison (« The Limes », 123 Mortlake High Street) de l’homme d’affaire William Moffatt, sur la rive Sud de la Tamise. Plusieurs croquis préliminaires ont été conservés [14] .
Tôt un matin d’été
Dans la vue vers l’Est, le matin, l’idée est de montrer la maison et la pelouse à contre-jour, seul le fleuve et le haut des arbres étant éclairés par le soleil levant. De ce fait le carré de lumière et les ombres des troncs projetées sur le muret sont totalement factices (le soleil à l’Est se trouvant derrière la maison) : elles ne se comprennent que dans le contexte du pendant, afin de créer une symétrie avec les obliques de l’autre tableau.
Un jardinier et son aide ont sorti leurs outils pour tondre (faux, balai et brouette). Deux badauds ont fait halte près du muret.
Soir d’été
La vue vers l’Ouest est en revanche géométriquement exacte, avec les ombres des troncs se déployant en éventail sur la pelouse.
Le jardinier a abandonné son escabeau contre un tronc, une enfant sa poupée sur une chaise une amatrice ses estampes qui sont tombées de la table : les deux se sont précipitées vers le fleuve pour voir passer le cortège du Lord Maire rentrant vers Londres, accompagné de bateaux de plaisance et de barge de travailleurs ([4], p 181) :
de même que la pelouse réunit maîtres et jardiniers, la Tamise transporte, en raccourci, toutes les classes de la société anglaise.
Deux jours avant l’exposition à la Royal Academy en 1827, Turner (ou un collègue, selon les sources) a rajouté le chien et l’ombrelle, découpés dans un morceau de papier brun et collé sur la toile : cette silhouette noire et bien délimitée attire l’oeil, par contraste, sur l’empâtement blanc qui mord le muret à l’aplomb du cercle solaire, imité symboliquement au sol par l’ombrelle et le cerceau.
Mortlake Terrace aujourd’hui
Le départ de la régate (The Regatta Starting for their Moorings), Victoria and Albert Museum (91.4 x 123.2 cm) |
La régate se battant face au vent (the Regatta Beating to Windward), Indianapolis Museum of Arts |
East Cowes Castle, The Seat of John Nash, Esq.
Turner, 1827-28
Les deux tableaux ont été peints pour l’architecte John Nash, qui s’était fait construire le château néo-gothique de East Cowes Castle sur l’Ile de Wright. Château dont la silhouette apparaît fictivement à l’arrière-plan des deux tableaux. On note également dans les deux la silhouette imposante du trois-mâts royal, sans drapeau puis drapeau hissé.
En 1827, Turner avait visité East Cowes Castle et avait observé les courses annuelles du Royal Yacht Club. Depuis la côte et un navire de guerre amarré dans la Manche, il avait réalisé soixante-dix dessins et huit croquis à l’huile de la régate, technique laborieuse qui a abouti à ces deux tableaux seulement.[15]
L’idée est de comparer
- le départ de la course, dans le calme du port au matin,
- l’arrivée à son but (la bouée), en pleine mer et en plein vent, dans la lumière de l’après-midi.
Suite de l’article : Les pendants de Turner : 1831-1843
Références :
[7]
To a gentleman in Putney, requesting him to place one on his grounds.
On Thomson’s tomb the dewy drops distil,
Soft tears of Pity shed for Pope’s lost fame [sic, for ‘fane’, i.e. temple],
To worth and verse adheres sad memory still,
Scorning to wear ensnaring fashion’s chain.
In silence go, fair Thames, for all is laid;
His pastoral reeds untied, and reeds unstrung,
Sunk in their harmony in Twickenham’s glade,
While flows thy stream, unheeded and unsung
Resplendent Seasons! chase oblivion’s shade,
Where liberal hands bid Thomson’s lyre arise;
From Putney’s height he nature’s hues survey’d,
And mark’d each beauty with enraptur’d eyes.
The kindly place amid thy upland groves
Th’ Æolian harp, attun’d to nature’s strains,
Melliferous greeting every air that roves
From Thames’ broad bosom or her verdant plains,
Inspiring Spring! with renovating fire,
Well pleas’d, rebind those reeds Alexis play’d,
And breathing balmy kisses to the Lyre.
Give one soft note to lost Alexis’ shade.
Let Summer shed her many blossoms fair,
To shield the trembling strings in noon-tide ray;
While ever and anon the dulcet air
Shall rapturous thrill, or sigh in sweets away.
Bind not the Poppy in the golden hair,
Autumn! kind giver of the full ear’d sheaf;
Those notes have often echo’d to thy care
Check not their sweetness with thy falling leaf.
Winter! thy sharp cold winds bespeak decay;
Thy snow-fraught robe with let pity ’zone entwine,
That gen’rous care shall memory repay,
Bending with her o’er Thomson’s hallow’d shrine