Van Gogh a fait de nombreuses séries et ses toiles ont en général des formats standards. Ce n’est donc pas parce qu’elles ont le même sujet, la même taille et la même date qu’on peut les considérer comme des pendants [1].
Je n’ai retenu ici que les cas avérés où Van Gogh a, dans ses lettres, déclaré explicitement qu’il s’agissait de pendants, ou les a décrits ensemble. Il se trouve qu’ils datent tous de la période mouvementée de son séjour en Provence : ce qui va nous donner l’occasion d’un parcours différent dans cette histoire tellement racontée.
Autoportrait au chapeau en feutre gris (F 296) |
Autoportrait (ou portrait supposé de Théo) au chapeau de paille (F 294) |
Van Gogh, été 1887, Van Gogh Museum (19.0 cm x 14.1 cm)
En 2011, l Van Gogh Museum a émis l’hypothèse retentissante que ces deux petites huiles ne seraient pas deux autoportraits de Vincent, mais un double portrait de lui avec son frère. Cette hypothèse a pour principal argument la criante absence de tout portrait de ce frère bien-aimé, ainsi que de menues différences morphologiques.
Invérifiable, l’hypothèse se heurte à trois arguments convaincants :
- la veuve de Théo, qui possédait les deux huiles, les a toujours considérées comme deux autoportraits de Vincent, et son fils Vincent Willem a toujours repoussé avec véhémence l’hypothèse chaque fois que quelqu’un l’a avancée [2] ;
- il est étrange que le peintre ait revêtu le chapeau de bourgeois et le marchand de tableaux celui du peintre en extérieur (le Van Gogh Museum invoque une ironie) ;
- l’orientation identique des deux portraits (trois quart gauche) supprime toute idée d’interaction entre les deux frères, et va à l’encontre de la longue tradition des pendants de couple (voir par exemple le double portrait des frères Giamberti da Sangallo, Les pendants de Piero di Cosimo).
Il aurait fallu une intention bien étrange pour que Van Gogh représente son frère comme un alter-ego superposable, tout en inter-changeant les habits.
Verger bordé par des cyprès, Yale University Art Gallery (F 513) |
Verger avec des pêchers en fleur, collection privée (F 551) |
Van Gogh, Mai 1888
Trois lettres montrent que Van Gogh considérait ces toiles comme des pendants.
« Une grande étude sans chassis et une autre sur chassis où il y a beaucoup de pointillé sont inachevées, ce que je regrette car la composition donnait l’ensemble des grands vergers entourés de cyprès d’ici. L’etude de verger dont tu parles – où il y a beaucoup de pointillé – est la moitié du motif principal de la decoration. L’autre moitié est l’etude de même format sans chassis. »
Lettre 608, A Théo van Gogh. Arles, 10 Mai 1888
« Et à eux deux elles donneraient une idée de l’agencement des vergers d’ici. Seulement moi je considerais une etude trop molle, l’autre trop brutale, toutes les deux manquées. Le temps changeant y était certes aussi pour quelque chôse et puis j’étais comme le russe qui voulait gober trop de terrain dans une journee de marche. »
Lettre 615, A Théo van Gogh. Arles, 28 Mai 1888
« Je suis presque reconcilié avec le verger qui n’était pas sur chassis et son pendant au pointillé. »
Lettre 631, A Théo van Gogh. Arles, 25 Juin 1888.
Une phrase de la seconde lettre suggère une intention panoramique : « car la composition donnait l’ensemble des grands vergers entourés de cyprès d’ici. » Et effectivement la palissade et la planche sur la rigole prouvent bien l’intention de peindre le même lieu avec des cadrages différents.
Mais l’intention principale reste purement graphique et expérimentale : à une composition centrée sur la rigole et à une touche rapide mais classique, s’opposent une composition décentrée. et une touche pointilliste, qui épouse la floraison blanche et envahit tout le paysage.
La série des « Jardins du poète »
Le pendant de Septembre
Le Jardin du poète, Art Institute of Chicago (F468) |
Jardin du poète II, perdu, reconstitué d’après le dessin F1465, inclus dans la lettre du 17 septembre 1888 |
Van Gogh, Septembre 1888
Je me suis risqué à reconstituer le pendant d’après les croquis qui figurent dans deux lettres à Théo, et qui donnent une bonne description des couleurs. Ce tableau perdu était particulièrement important pour Van Gogh, puisqu’il l’encadra et l’accrocha dans la chambre destinée à Gauguin.
« A partir de 7 heures du matin j’etais assis devant pourtant bien pas grand chôse – un buisson de cèdre ou de cyprès en boule – planté dans l’herbe… Le buisson est vert un peu bronzé et varié, l’herbe est très très verte, du veronèse citronné, le ciel est très très bleu.
La rangée de buissons dans le fond sont tous des laurier roses fous furieux. Ces sacrés plantes fleurissent d’une façon que certes elles pourraient attrapper une ataxie locomotrice. Elles sont chargées de fleurs fraiches et puis de tas de fleurs fanées, leur verdure également se renouvelle par de vigoureux jets nouveaux, inépuisable en apparence.
Un funébre cyprès tout noir se dresse là-dessus et quelques figurines colorées se baladent sur un sentier rose.
Cela fait pendant à une autre toile de 30 du même endroit seulement d’un tout autre point de vue, où tout le jardin est coloré de verts très différents sous un ciel jaune citron pâle. Mais n’est ce pas vrai que ce jardin a un drole de style qui fait qu’on peut fort bien se representer les poetes de la renaissance, le Dante, Pétrarque, Boccace, se baladant dans ces buissons sur l’herbe fleurie. Il est maintenant vrai que j’ai retranché des arbres mais ce que j’ai gardé dans la composition se trouve reellement tel quel. Seulement on l’a surchargé de certains buissons pas dans le caractère, d’ailleurs pour trouver ce caractere plus vrai et plus fondamental voilà la troisième fois que je peins le même endroit.
Or voilà pourtant le jardin qui est tout juste devant ma maison.
Mais ce coin de jardin est un bon exemple de ce que je te disais, que pour trouver le caractère réel des choses d’ici il faut les regarder et les peindre très longtemps.
Car peut être verras tu rien que par le croquis que la ligne est simple maintenant.
Ce tableau ci encore est fort empâté comme son pendant à ciel jaune. » Lettre à Théo du 26 Septembre 1888.
« 3 vues du jardin public devant ma maison. En voici une de ces vues. Un buisson de cyprès ou de Cèdre en boule. d’un vert bouteille. Dans le gazon vert citronné.Derriere une rangée de lauriers roses et 2 figurines. Un ciel bleu de cobalt cru. » Lettre à Théo du 2 octobre 1888
Un prélude en Juillet
Pelouse ensoleillée: Jardin public de la Place Lamartine, début juillet 1888 , collection privée (F428) |
Le Jardin du poète, septembre 1888, Art Institute of Chicago (F468) |
Ces deux vues du même couple arbuste rond / saule pleureur montrent qu’il y avait en fait deux arbustes ronds, le second n’étant plus évoqué que par son ombre au premier plan à gauche. La comparaison illustre bien les quelques libertés que se permet Van Gogh :
« Il est maintenant vrai que j’ai retranché des arbres mais ce que j’ai gardé dans la composition se trouve reellement tel quel. »
Jardins Lamartine, Plan A.Véran, 1875
Les vues sont prises en direction du Sud, en direction du clocher de Saint Trophime qu’on voit à gauche du deuxième tableau. Pour autant que les allées des jardins Lamartine aient été réalisés comme prévu par A.Véran, il est possible de situer le parterre aux deux arbres, et l’endroit où Van Gogh se plaçait.
Du pendant à la série
Le Jardin du poète, Art Institute of Chicago (F468) |
Jardin du poète II, perdu, reconstitué d’après le dessin F1465, inclus dans la lettre du 17 septembre 1888 |
Il est possible que les bâtiments à l’arrière-plan du second tableau soient les tours de la porte de la Cavalerie qui feraient ainsi écho, dans ce jardin pétrarquien, à l’autre élément médiéval que constitue le clocher.
Les vues sont prises à des moments consécutifs : tôt le matin (ombres longues et ciel jaune) et dans la matinée (les premiers promeneurs saluent les premières promeneuses). Le buisson en boule sert de motif de jonction. De part et d’autre des lauriers roses, la composition apparie cette forme ronde :
- horizontalement avec le saule pleureur ;
- verticalement avec le cyprès funèbre.
Couple dans un parc à Arles (Jardin du Poète III), collection privée (F479) |
Rangée de cyprès avec un couple se promenant, Nationalgalerie, Berlin, détruit en 1937 (F485) |
Van Gogh, octobre 1888
« Suppose maintenant un sapin bleu vert immense etendant des branches horizontales sur une pelouse tres verte et du sable tacheté de lumiere et d’ombre. Ce coin de jardin fort simple est egayé par des parterres de geraniums mine orange dans les fonds sous les branches noires. Deux figures d’amoureux se trouvent à l’ombre du grand arbre. »
Lettre à Théo du 13 octobre 1888
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Voici croquis bien vague de ma derniere toile. Une rangée de cyprès verts contre un ciel rose avec un croissant citron pâle. Avant plan de terrain vague et du sable et quelques chardons. Deux amoureux, l’homme bleu pâle à chapeau jaune, la femme a un corsage rose et une jupe noire. Cela fait la quatrieme toile du “jardin du poete” qui est la décoration de la chambre à Gauguin.
Lettre à Théo du 21 octobre 1888
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Le pendant initial se complète ici :
- en une progression temporelle selon les quatre parties du jour,
- en une progression narrative : le jardin vide, les premiers promeneurs, les amoureux se rencontrant, les amoureux rentrant chez eux,
- et probablement en une progression symbolique illustrée par les différents arbres :
- le saule pleureur (solitude) à côté de la boule (le monde),
- le cyprès (funèbre) surplombant la boule,
- le sapin (protecteur des amoureux),
- la haie de cyprès (frontière entre le jardin public et le terrain vague avec des chardons (paradis perdu).
Une géographie amoureuse
Plan du quartier de la Cavalerie, carte de 1907
La connotation érotique des Jardins de la Cavalerie, pour Van Gogh, n’est pas douteuse, puisqu’il les traversait chaque fois qu’il sortait de chez lui pour se rendre aux maisons de tolérance, rue de la Glacière et rue d’Arles.
« C’est un jardin public où je suis, tout près de la rue des bonnes petites femmes, et Mouries par exemple n’y entrait guere lorsque pourtant presque journellement nous nous promenions dans ces jardins mais de l’autre côté (il y en a 3). Mais tu comprends que juste cela donne un je ne sais quoi de Boccace à l’endroit. Ce côté-là du jardin est d’ailleurs pour la meme raison de chastete ou de morale, degarni d’arbustes en fleur tel que le laurier rose. C’est des platanes communs, des sapins en buissons raides, un arbre pleureur et de l’herbe verte. Mais c’est d’une intimité. Il y a des jardins de Monet comme cela. » Lettre à Théo, 18 septembre 1888
Ce passage suggère que le premier pendant (aux lauriers roses) est pris dans le jardin bienséant, côté Rhône ; et le second pendant dans le jardin dangereux, côté bordels Il est malheureusement impossible de s’en assurer, aucune photographie de ces jardins n’ayant été conservée.
La sublimation esthétique
L’idée d’en faire une décoration pour la chambre du compagnon tant attendu sublime la série en un hommage poétique aux poètes amoureux du passé :
« Pour la chambre où vous logerez j’ai bien exprès fait une décoration, le jardin d’un poète… Le banal jardin public renferme des plantes et buissons qui font rever aux paysages où l’on se représente volontiers Botticelli, Giotto, Petrarque, le Dante et Boccace. Dans la décoration j’ai cherché à démêler l’essentiel de ce qui constitue le caractere immuable du pays. Et j’eusse voulu peindre ce jardin de telle façon que l’on penserait à la fois au vieux poete d’ici (ou plutôt d’Avignon), Petrarque, et au nouveau poète d’ici – Paul Gauguin ». Lettre à Gauguin du 3 octobre 1888
Ainsi sur le mur de sa chambre Gauguin pourrait voir « l’essentiel » du jardin, et le comparer, par la fenêtre, avec la réalité
La répétition comme acte créatif
Ce cas est emblématique pour cerner la notion de répétition chez Van Gogh :
- début juillet, l’arbuste en boule attire son attention pour le premier tableau ;
- début septembre, il s’en sert comme motif de jonction dans un premier pendant célébrant la floraison des lauriers roses, à visée essentiellement plastique et chromatique ;
- en octobre, il le prolonge par un second pendant dont le motif de jonction est maintenant le conifère (l’opposé symbolique de la boule, introduit dans le deuxième tableau).
Ainsi se constitue progressivement, sans projet préétabli, une série de quatre dont la finalité est maintenant décorative et démonstrative, motivée par l’arrivée de Gauguin :
« …j’ai tout de même poussé aussi avant que j’ai pu ce que j’avais en train dans le grand désir de pouvoir lui montrer du neuf. et de ne pas subir son influence (car certes il aura j’espère de l’influence sur moi) avant de pouvoir lui montrer indubitablement mon originalité propre. Quand même celle là il la verra dans la décoration telle qu’elle est maintenant. » Lettre à Théo, 21 octobre 1888
Cette absence d’intention préalable empêche la série d’acquérir une signification univoque, comme le note David J.Getsy [2a] :
« ‘il n’y a pas de thème unifié ni unique de l’amour qui organise la série. Elle semble plutôt rejouer un problème récurrent dans la pratique de Van Gogh : comment équilibrer le désir de complexité symbolique et la foi en une peinture basée sur l’observation et non sur l’invention. »
Dans la même période, Van Gogh a peint, toujours dans le même format 30, trois autres vues du même jardin (les entrées) , mais qui ne se constituent pas en série (F470, F471, F472) [2b])
A l’automne de la même année, Van Gogh va peindre deux pendants très connus, non plus sur les arbres fleuris , mais sur les feuilles qui tombent. Entre les 28 et 31 octobre (juste avant qu’une période de fortes pluie les confinent à l’atelier), Van Gogh et Gauguin se rendent au cimetière antique d’Arles peindre « l’allée des amoureux » (les Arlésiennes étaient célèbres pour leur beauté).
Les toiles qui en résultent (quatre pour Vincent, deux pour Paul) sont les premières qu’ils peignent ensemble. D. Druick and P. Zegersont pu reconstituer avec précision le déplacement des deux peintre durant ces journées [3].: nous allons les suivre pas à pas.
(vers Saint Honorat) (F568) Basil and Elise Goulandris Foundation, Athens, Greece |
(vers la sortie) (F569) Collection privée |
Allée des Alyscamps
Van Gogh, 1888
Pour peindre la première toile, Van Gogh s’est placé à l’entrée de l’allée : le regard s’enfonce jusqu’à l’église Saint Honorat, croisant au passage une femme et un militaire qui ont terminé la visite et se dirigent vers la sortie en se rapprochant l’un de l’autre.
L’autre vue en prend l’exact contre-pied ; elle est prise dans l’autre sens, en direction de la sortie, et le regard croise deux passants qui se dirigent séparément vers l’église.
Remarquer à gauche de l’une et à droite de l’autre le talus qui sépare l’allée du canal de Craponne des ateliers du chemin de fer situées derrière.
Les Alyscamps, Musée d’Orsay |
Allée des Alyscamps, Museum of Art, Tokyo |
Gauguin, 1888
Pendant que Van Gogh peignait à l’entrée de l’allée, c’est sur ce talus que Gauguin s’était placé pour peindre lui-aussi une vue vers l’église, ne mentionnant la présence des ateliers que par une discrète fumée. Quand Van Gogh Quand celui-ci vint le rejoindre pour son deuxième tableau, il se plaça dos à dos avec lui pour peindre son second tableau, le porche d’entrée de Saint Honorat. On peut constater que contrairement aux vues opposées de Van Gogh, les deux toiles de Gauguin n’ont rien pour faire des pendants : vues dans le même sens, format vertical et horizontal.
Plus tard, Gauguin remonta sur le talus pour continuer son premier tableau, et Van Gogh vint le rejoindre pour peindre deux vues plongeantes, qui suivent la même logique que pour le premier pendant : l’une en direction de l’église, l’autre en direction de la sortie.
Ce schéma récapitule les positions des peintres pour les six toiles.
Feuilles mortes aux Alyscamps (vers Saint Honorat), Rijksmuseum Kröller-Müller, Otterlo (F486) |
Feuilles mortes aux Alyscamps (vers la sortie) Collection Niarchos, en prêt au Kunsthaus, Zürich (F487) |
Van Gogh, 1888
« Moi j’ai fait deux études d’une chûte des feuilles dans une allée de peupliers et une troisieme étude de l’ensemble de cette allee, entièrement jaune. Je déclare ne pas comprendre pourquoi je ne fais pas d’études de figure alors que théoriquement il m’est parfois si difficile de concevoir la peinture de l’avenir comme autre chose qu’une nouvelle serie de puissants portraitistes simples et comprehensibles à tout le grand public…. Je laisse une page pour Gauguin qui probablement va t’ecrire aussi et te serre bien la main en pensee.
« Vincent a fait deux études de feuilles tombantes dans une allée qui sont dans ma chambre et que vous aimeriez bien. sur toile à sac très grosse mais très bonne »
Lettre 716, Vincent van Gogh et Paul Gauguin à Emile Bernard. Arles, 1 ou 2 Novembre 1888.
« Moi j’ai fait deux toiles d’une chûte des feuilles que Gauguin aimait je crois… Je crois que tu aimerais la chute des feuilles que j’ai faite. C’est des troncs de peupliers lilas coupés par le cadre là où commencent les feuilles. Ces troncs d’arbres comme des piliers bordent une allée où sont à droite & à gauche alignés de vieux tombeaux romains d’un lilas bleu.– Or le sol est couvert comme d’un tapis par une couche epaisse de feuilles orangées et jaunes – tombées. Comme des flocons de neige il en tombe toujours encore.Et dans l’allée des figurines d’amoureux noirs. Le haut du tableau est une prairie très verte et pas de ciel ou presque pas.
La deuxieme toile est la même allée mais avec un vieux bonhomme et une femme grosse et ronde comme une boule »
Lettre 717, à Théo Van Gogh, Arles, 6 novembre 1888
Van Gogh révèle entre les lignes l’arrière plan symbolique de ces deux études : le cadrage étroit permet la métaphore entre les troncs et des colonnes. Ainsi, cette allée antique où l’on défile entre les tombes est elle-même un long tombeau, dans lequel une mort jaune tombe comme une neige.
La lettre n’emploie pas explicitement le mot « pendant », mais souligne une opposition entre les personnages : d’un côté un couple d’amoureux, de l’autre un vieillard et une femme ayant perdu ses charmes.
La logique du pendant (SCOOP !)
La symétrie entre les deux compositions (le talus, huit troncs, deux sarcophages, un couple de passants) souligne leur caractère construit et symbolique : le couple d’amoureux se dirigeant vers l’église (le mariage) s’oppose au couple de vieillards se dirigeant vers la sortie (le cimetière) : les amoureux passent entre deux bancs (où l’on s’allonge pour se conter fleurette), les vieux entre deux sarcophages (où l’on se couche définitivement).
Cette belle femme qui les suit, dans une robe dont la couleur rouge semble émaner du tapis de feuilles mortes, pourrait bien une image discrète, élégante et citadine de la Mort.
L’intense charge symbolique portée par ces personnages schématiques est sans doute une des réponses à la question que Vincent lui-même se pose : « comprendre pourquoi je ne fais pas d’études de figure ».
La chaise de Vincent avec sa pipe, National Gallery (F 498) |
Le fauteuil de Paul Gauguin, Museum Amsterdam (F 499) |
Van Gogh, novembre 1888 à janvier 1889
Vincent a entrepris ce pendant durant sa cohabitation avec Gauguin (arrivé à Arles le 23 octobre) :
« En attendant je peux toujours te dire que les deux dernieres etudes sont assez drôle. Toiles de 30, une chaise en bois et en paille toute jaune sur des carreaux rouges contre un mur (le jour). Ensuite le fauteuil de Gauguin rouge et vert, effet de nuit, mur et plancher rouge et vert aussi, sur le siege deux romans et une chandelle. »
Lettre 721, A Théo van Gogh. Arles, 19 November 1888
La lettre indique clairement le sens d’accrochage : les deux sièges ne se tournent pas le dos, comme certains l’ont spéculé, compte-tenu des relations conflictuelles entre les deux artistes.
La logique première du pendant, du moins celle que Vincent affiche, est purement plastique : effet de jour pour Vincent, effet de nuit pour Paul.
On ne peut manquer d’en voir d’autres, qui ont chacune leur part de vérité (sauf la dernière) :
- déférence de l’hôte (chaise de paille et carrelage) envers l’invité (fauteuil et tapis) ;
- critique implicite de l’artiste proche des petites gens (la caisse d’oignons avec la signature) envers un bourgeois, même bohême ;
- caractère hollandais (tabac et pipe) contre caractère français (romans et chandelle) ;
- inspiration par la nature (bulbes au soleil) ou par la culture (livres sous le bec de gaz) ;
- désir homosexuel latent de Van Gogh pour un Gauguin bisexuel (bougie phallique et fauteuil utérin) [4]
Le thème des chaises vides comme symbolisant la Mort est présent depuis longtemps dans les écrits de Van Gogh [4a], mais l’idée initiale du pendant est sans doute l’inverse : exorciser cette inquiétude par une présence symbolique massive. C’est ainsi que le bec de gaz au mur, avec sa commande mise en évidence (c’est Vincent qui avait fait installer en octobre cette nouveauté onéreuse, dans l’atelier et dans la cuisine) , peut être vu comme l’antidote à la consumation inexorable de la bougie.
Lorsque Vincent reparle du pendant, c’est depuis l’autre côté du drame : Gauguin a quitté Arles à Noël, Vincent vient de sortir de l’hôpital après l’épisode de l’oreille coupée, et est en train d’achever sa propre chaise, qu’il appelle maintenant « le pendant » :
« Je voudrais bien que de Haan voie une étude de moi d’une chandelle allumée et deux romans (l’un jaune, l’autre rose) posees sur un fauteuil vide (justement le fauteuil de Gauguin), toile de 30 en rouge et vert. Je viens de travailler encore aujourd’hui au pendant, ma chaise vide à moi, une chaise de bois blanc avec une pipe et un cornet de tabac. Dans ces deux etudes comme dans d’autres j’ai moi cherché un effet de lumière avec de la couleur claire – de Haan comprendrait probablement ce que je cherche si tu lui lis ce que je t’écris à ce sujet. »
Lettre 736 A Théo van Gogh. Arles, 17 Janvier 1889.
L’adverbe « justement » souligne que que le fauteuil a inversé sa signification : il ne célèbre plus la présence symbolique de Gauguin, mais traduit son manque physique. Et on peut se demander si l’expression « ma chaise vide à moi » ne signifie pas une autre forme d’absence, celle de Vincent à lui-même.
Un auto-portrait symbolique
Nature morte avec planche a dessin et oignons
Van Gogh, janvier 1889; musée Kröller-Müller, Otterlo (F 604) [4b]
Dans les jours qui suivent sa sortie de l’hôpital d’Arles (le 7 janvier), il dispose sur une planche à dessin, comme des offrandes sur un autel :
- au centre les objets provenant de sa propre chaise (oignons, blague à tabac et pipe) ;
- à gauche les symboles de ses excès (la bouteille d’absinthe vide, la cruche pleine de café) :
- à droite ceux de ses espoirs :
- le soutien fraternel (un bâton de cire à cacheter, une lettre de Théo -probablement celle du 23 décembre 1888, qui contenait un billet de 100 francs),
- la santé (le Manuel de la Santé de Raspail, qui préconise l’oignon comme remède à tous les maux),
- le retour à la vie (la boîte d’allumettes, la bougie et l’allumette qui a servi à la rallumer désignant la lettre de Théo).
Une sorte d’exorcisme (SCOOP !)
D’après les oblitérations, il s’agit probablement de celle reçue au matin du 23 décembre 1888 qui lui annonçait les fiançailles de son frère : un événement inquiétant pour Vincent, et capital pour le déclenchement de sa crise de folie le soir même ([5], p 227). Mais elle contenait également un élément consolant, un billet de 100 francs (lettre à Théo du 17 janvier 1889). Placer la lettre fatidique du côté ouvert sur l’avenir serait ainsi une manière de tourner la page sur cette histoire.
Il est tout aussi significatif que les deux objets symboliques de la chaise de Gauguin (le livre, la bougie allumée) soient ici placés dans le camp de Théo :
l’amour fraternel remplace l’amitié déçue.
Nature morte a la Bible ouverte
Van Gogh, 1885, Musée Van Gogh, Amsterdam
La place de cette lettre ambivalente en bas à droite évoque celle de la « Joie de Vivre » de Zola, dans cet autre tableau-bilan où la bougie, cette fois éteinte, renvoyait à la mort récente de son père. Le petit livre jaune au pied du livre d’Isaïe peut à la fois être interprété comme un rejet de la religion et le manifeste d’une liberté retrouvée, que comme le symbole d’une foi personnelle et renouvelée.
Sa place vide
Moins d’un mois plus tard, Vincent est à l’asile à Saint-Rémy-de-Provence et, pour le critique Albert Aurier, il reconstruit l’histoire a posteriori :
« Quelques jours avant de nous séparer, alors que la maladie m’a forcée d’entrer dans une maison de Santé, j’ai essayé de peindre “sa place vide”. C’est une étude de son fauteuil en bois brun rouge sombre, le siège en paille verdâtre et à la place de l’absent un flambeau allumé et des romans modernes. Veuillez à l’occasion, en souvenir de lui, un peu revoir cette étude laquelle est toute entière dans des tons rompus verts et rouges. »
Lettre 853, A Albert Aurier, Saint-Rémy-de-Provence, 9 ou 10 février 1890.
Dortoir a l’hôpital d’Arles (F646) |
Jardin de l’hôpital d’Arles (F519) |
Van Gogh, Avril 1889, Sammlung Oskar Reinhart, Winterthur
Ces deux toiles sont attestées comme pendants dans la lettre à Théo du 28 avril et 2 mai 1888 :
Je travaille cependant et viens de faire deux tableaux de l’hospice. l’un une salle, une très longue salle avec les rangées de lits à rideaux blancs où se meuvent quelques figures de malades. Les murs, le plafond aux grandes poutres, tout est blanc d’un blanc lilas ou d’un blanc vert. Ca et là une fenêtre à rideau rose ou vert clair.Le carreau en briques rouges. Au fond une porte surmonté d’un crucifix. c’est très très simple.
Et alors comme pendant, la cour intérieure.– C’est une galerie à arcades comme dans des batiments arabes, blanchie à la chaux. Devant ces galeries un jardin antique avec un étang au milieu et 8 parterres de fleurs, du myosotys, des roses de noël, des anémones, des renoncules, de la giroflée, des marguérites. Et sous la galerie des orangers et des lauriers roses. C’est donc un tableau tout plein de fleurs et de verdure printanière. Trois troncs d’arbres noirs et tristes cependant le traversent comme des serpents et sur le premier plan quatre grands buissons tristes de buis sombres. »
La composition oppose une vue en perspective frontale, scandée par les lits et les poutres, et une vue latérale en plongée, scandée par les arcades. La seconde montre ce qu’on verrait depuis la première, si on sortait sur le balcon : les malades en étoile autour du poêle se métamorphosant en parterres de fleurs autour du bassin, et le tuyau branché sur le poêle en tronc jouxtant le bassin.
Bien que Vincent ne le mentionne pas, il s’est probablement représenté dans le malade en chapeau de paille qui lit son journal à côté du poële. Et le bac à charbon anodin est celui dans lequel il avait tenté de sa laver lors de sa seconde crise, en décembre ([5], p 258)
L’autre tableau est également peuplé de souvenirs personnels : soeur Marie-Coeur de Jésus sortant du dispensaire, le jardinier Louis Auran portant une pelle et, au premier étage, les malades prenant le soleil devant la Salle des Hommes ([5], p 270).
Entrée du Jardin public, Octobre 1888, Philipps collection Washington (F566) |
Allée de marronniers en fleurs, Mai 1889, collection privée (F517) |
Un pendant est mentionné dans la lettre à Théo du 2 Mai 1889 :
« Cependant la santé va fort bien et je travaille un peu. j’ai en train une allée de maronniers à fleurs roses avec un petit cérisier en fleur et une plante de glycine et le sentier du parc tâcheté de soleil et d’ombre. Cela fera pendant au jardin qui est dans le cadre en noyer. »
L’identification du « jardin qui est dans le cadre en noyer » est discutée : on sait que deux des tableaux de la série du Jardin du poète avaient un cadre en noyer, mais ils formaient déjà des pendants, comme nous l’avons vu. Il y a toute les chance que l’Entrée du Jardin d’été ait eu aussi un tel cadre, et que Van Gogh ait voulu apparier ces deux compositions optimistes, dans un contraste automne / printemps mettant entre parenthèse la période sombre de son internement.
La chambre à coucher, 1888, Van Gogh Museum (F482) |
Champ de ble après l’orage, juin 1889, Ny Carlsberg Glyptotek Copenhague (F611) |
« Que te dirai-je de neuf, pas grand chôse. J’ai en train deux paysages (toiles de 30) de vues prises dans les collines. l’un est la campagne que j’aperçois de la fenêtre de ma chambre à coucher. Sur l’avant plan un champ de blé ravagé et flanqué par terre après un orage. Un mur de cloture et au dela, de la verdure grise de quelques oliviers, des cabanes et des collines. Enfin dans le haut de la toile un grand nuage blanc & gris noyé dans l’azur. C’est un paysage d’une simplicité extrême – aussi de coloration. Cela irait comme pendant à cette étude de chambre à coucher qui est endommagée« . Lettre à Théo du 9 juin 1889
Il est clair que l’idée d’appariement est ici ironique et mélancolique : La chambre à coucher avait été endommagée par l’humidité dans l’atelier délaissé pendant la maladie de Vincent ; le champ de blé ravagé par l’orage fournit une triple association pessimiste :
- avec la chambre à coucher de la Maison Jaune remplacée par celle de l’asile,
- avec la toile endommagée ;
- avec la santé dévastée.
La nuit étoilée, MOMA, New York (73,7 x 92,1 cm) (F 612) |
Oliviers avec les Alpilles dans le fond, Saint-Rémy, collection privée (72 x 92 cm) (F 712)s |
Van Gogh, juin 1889
Van Gogh ne mentionne pas explicitement ces toiles comme étant des pendants, mais les cite ensemble dans sa lettre à Théo du 18 juin 1889. En l’absence de toute autre indication de sa part, la célébrissime Nuit étoilée a fait l’objet d’un déluge d’interprétations [5a], tandis que l’autre est en général passé sous silence.
M.Shapiro interprète La Nuit étoilée comme une référence au « thème apocalyptique de la femme dans les douleurs de l’accoucheement, ceinte du soleil et de la lune et couronnée d’étoiles, dont le nouveau-né est menacé par le dragon » ; et voit, en contrepartie, dans le nuage de l’autre toile, une mère avec son enfant.
Sans aller aussi loin, Pickwance ([5b], p 101) note que les deux toiles, qui s’opposent par la méthode de composition (La nuit étoilée est un patchwork d’oeuvres antérieures, l’autre toile est peinte sur le motif) est aussi une opposition Nuit et Jour. Il note également que le clocher exagérément pointu en fait moins une vue de Saint Rémy qu’une réminiscence des villages néerlandais.
F1540, Shchusev State Museum of Architecture, Moscou |
F 1544, MOMA, New York |
Les deux dessins que Vincent a réalisés pour Théo en juin ont l’avantage de souligner les points-clés des deux compositions, moins sensibles dans les peintures :
- dans la vue de nuit, Vincent à rajouté les fumées des cheminées, qui montent vers le ciel en escalier depuis le clocher ;
- dans la vue de jour, les deux oliviers font écho aux deux rochers.
La logique du pendant (SCOOP !)
Les contrastes entre les deux toiles en font des pendants très probables :
- abstraction en atelier, réalisme sur le motif ;
- nuit d’hiver « à la hollandaise », jour d’été provençal ;
- trois quart de ciel sans nuages, un quart de ciel nuageux ;
- un unique arbre des mort, un couple d’arbres de la paix ;
- élévation solitaire vers le ciel, double ancrage dans la terre.
On ne peut non plus exclure une interprétation religieuse :
- l’olivier évoque pour Van Gogh le Christ au Jardin de Gethsémani, un tableau qu’il avait détruit en octobre 1888 : donc l’échec et la douleur ;
- le cyprès (arbre funèbre, mais toujours vert), le clocher et les étoiles sont quant à eux des symboles de permanence et de consolation.
Le faucheur, Kroller-Muller Museum, Otterlo, Netherlands (F 617)
Van Gogh, , juin 1889 (73 x 92 cm)
« J’ai un champ de blé tres jaune et très clair, peut etre la toile la plus claire que j’aie faite. Les cyprès me preoccupent toujours, je voudrais en faire une chose comme les toiles des tournesols parce que cela m’étonne qu’on ne les aie pas encore fait comme je les vois. C’est beau comme lignes et comme proportions, comme une obelisque egyptienne. Et le vert est d’une qualité si distinguée. C’est la tache noire (sombre) dans un paysage ensoleillé mais elle est une des notes noires les plus interessantes, les plus difficiles à taper juste que je puisse imaginer. Or il faut les voir ici contre le bleu, dans le bleu pour mieux dire. Pour faire la nature ici comme partout il faut bien y être longtemps. »
Lettre 783, A Théo van Gogh. Saint-Rémy-de-Provence, 25 Juin 1889
Dans une autre lettre, il précise que la toile « représente l’extrême chaleur« (Lettre 784, A Theo van Gogh,. Saint-Rémy-de-Provence, 2 juillet 1889.
« Le travail va assez bien – je lutte avec une toile commencée quelques jours avant mon indisposition. Un faucheur, l’étude est toute jaune, terriblement empâtée mais le motif était beau et simple. J’y vis alors dans ce faucheur – vague figure qui lutte comme un diable en pleine chaleur pour venir à bout de sa besogne – j’y vis alors l’image de la mort, dans ce sens que l’humanité serait le blé qu’on fauche. C’est donc si tu veux l’opposition (l’opposé) de ce semeur que j’avais essayé auparavant. Mais dans cette mort rien de triste, cela se passe en pleine lumière avec un soleil qui inonde tout d’une lumière d’or fin. Bon m’y revoila, je ne lâche pourtant pas prise et sur une nouvelle toile je cherche de nouveau. Ah, je croirais presque que j’ai une nouvelle periode de clair devant moi. »
Lettre 800, A Theo van Gogh. Saint-Rémy-de-Provence, 5 et 6 Septembre 1889.
Vincent associe clairement la clarté de la toile aux périodes de rémission dans sa maladie.
« à Présent pour ce faucheur – d’abord je croyais que la repetition (copie) en grand format que je t’envoie était pas mal – mais ensuite lorsque les jours de mistral et de pluie sont venues j’ai préféré la toile faite sur nature qui me paraissait un peu drôle. Mais non, quand il fait un temps froid et triste c’est precisement celle là qui me fait ressouvenir de cette fournaise d’été sur les blés chauffés à blanc et donc l’exagération n’y est pas tant que ça. »
Lettre 806, A Theo van Gogh. Saint-Rémy-de-Provence, 28 Septembre 1889.
La « répetition » est la copie du Faucheur, faite en atelier, qui se trouve au Van Gogh Museum (F 618)
« As tu vu une étude de moi avec un petit faucheur. Un champ de blé jaune et un soleil jaune.– Ca n’y est pas – et pourtant là-dedans j’ai encore attaqué cette diable de question du jaune.–Je parle de celle qui est empatée et fait sur place, non de la repetition à hachures où l’effet est plus faible. Je voulais faire cela en plein souffre.«
Lettre 822, A Emile Bernard. Saint-Rémy-de-Provence, 26 Novembre 1889.
Début Octobre 1889, Vincent revient au même champ du Faucheur pour entreprendre une autre toile.
Paysage à Saint-Remy (Champ labouré avec un homme portant une gerbe de paille), Indianapolis Museum of Art
Van Gogh, 1889 (73 x 92 cm) (F 641)
Il en parle tout de suite à Emile Bernard :
« Ainsi il y a aussi une toile de 30 avec des terrains labourés lilas rompu et fond de montagnes qui montent tout en haut de la toile, donc rien que des terrains rudes et rochers avec un chardon et herbes sèches dans un coin et un petit homme violet et jaune. Cela te prouvera j’espère que je ne suis pas ramolli encore ».
Lettre 809, A Emile Bernard, Saint-Rémy, 8 Octobre 1889.
Et le même jour, à son frère qui a déjà le Faucheur à Paris;, il indique sa motivation profonde :
« Je viens de rentrer une toile à laquelle je travaille depuis quelque temps representant encore le même champ du faucheur. À present c’est des mottes de terre et le fonds les terrains arides puis les rochers des Alpines. Un bout de ciel bleu vert avec petit nuage blanc & violet. Sur l’avant plan: Un chardon et des herbes sèches. Un paysan trainant une botte de paille au milieu. C’est encore une etude rude et au lieu d’être jaune presqu’entierement cela fait une toile violette presque tout à fait. Des violets rompus et neutres.Mais je t’ecris cela parce que je crois que cela complètera le faucheur et fera mieux voir ce que c’est. Car le faucheur parait fait au hasard et ceci avec le mettra d’aplomb. Aussitôt seche je te l’envoie avec la repetition de la chambre à coucher. Je te prie beaucoup de les montrer, si l’un ou l’autre verra les etudes, ensemble à cause de l’opposition des complémentaires. »
Lettre 810, A Théo Van Gogh , Saint-Rémy, 8 octobre 1889
« Champ labouré avec fond de montagnes – c’est le même champ du faucheur de cet été et peut y faire pendant; je crois que l’un fera valoir l’autre. »
Lettre 834, A Théo van Gogh. Saint-Rémy-de-Provence, 3 Janvier 1890
Au final, Vincent n’a pas utilisé l’opposition facile entre les symboles du faucheur et du semeur qu’il évoque dans sa lettre à Théo du 5 et 6 Septembre 1889. Le paysan qui ramène dans le champ labouré une brassée prise parcimonieusement dans la meule ressemble au peintre lui-même, retrouvant une touche de jaune rescapée des impressions de l’été, lorsqu’il taillait en pleine pâte dans la masse soufrée des blés.
Verger en fleurs avec une vue d’Arles, avril 1889, Neue Pinakothek, Münich (F516) |
Champ de blé au soleil levant, novembre 1889, collection privée (F 737) |
« Je crois que les 6 tableaux pour les Vingtistes feront comme cela un ensemble, le champ de blé fera fort bien pendant au verger. » Lettre à Théo, 19 novembre 1889
C’est sans doute la composition en éventail ascendant, et l’opposition des lumières, et des saisons, qui justifie cet appariement a posteriori.Mais Vincent change d’avis quelques jours après, en proposant un appariement avec une nouvelle toile :
Le jardin de l’asile, Van Gogh Museum Amsterdam |
Champ de blé au soleil levant (71 x 90,5 cm) (F 737), collection privée |
Van Gogh, novembre 1889
Théo les décrit comme des pendants dans sa lettre à Emile Bertrand du 26 Novembre 1889 :
Une sensation d’angoisse
« Une vue du parc de la maison de santé où je suis, à droite une terrasse grise, un pan de maison, quelques buissons de roses déflories, à gauche le terrain du parc – ocre rouge – terrain brulé par le soleil couvert de brindilles de pin tombées. Cette lisière de parc est plantée de grands pins aux troncs & branches ocre rouge, au feuillage vert attristé par un mélange de noir. Ces hauts arbres se détachent sur un ciel du soir strié de violet sur fond jaune. le jaune tourne dans le haut au rose, tourne au vert. Une muraille – ocre rouge encore – barre la vue et n’est dépassé que par une colline violette et ocre jaune.– Or le premier arbre est un tronc énorme mais ,Une branche laterale cependant s’élance très haute et retombe en avalanche de brindilles vert sombre.
Ce géant sombre – comme un orgueuilleux défait – contraste en tant que consideré comme caractère d’être vivant, avec le sourire pâle d’une dernière rose sur le buisson qui se fâne en face de lui. Sous les arbres des bancs de pierre vide, du buis sombre. le ciel se reflète jaune après la pluie dans une flaque. Un rayon de soleil – le dernier reflet – exalte jusqu’à l’orangé l’ocre sombre – des figurines noires rodent cà et là entre les troncs. Tu comprendras que cette combinaison d’ocre rouge, de vert attristé de gris, des traits noirs qui cernent les contours, cela produit un peu la sensation d’angoisse, dont souffrent souvent certains de mes compagnons d’infortune, qu’on appelle “voir rouge”. »
Une impression de paix
« Une autre toile représente un soleil levant sur un champ de jeune blé.– Des lignes fuyantes de sillons montent haut dans la toile vers une muraille et une rangée de collines lilas. Le champ est violet et jaune vert. Le soleil blanc est entouré d’une grande auréole jaune. Là-dedans j’ai par contraste à l’autre toile cherché à exprimer du calme, une grande paix. »
La logique du pendant
Dans sa lettre, Van Gogh ne s’appesantit pas les « trucs de cuisine » qu’il emploie (« Savoir diviser une toile ainsi en grands plans enchevêtrés, trouver des lignes, des formes faisant contraste ») mais ils sont assez évidents :
- soleil couchant / soleil levant ;
- ombre partout / ombre à la limite du mur ;
- pins inutiles bouchant le ciel / blés féconds couvant la terre ;
- silhouettes errantes / vide d’hommes ;
- achèvement (« ciel du soir », « roses déflories », « terrain brulé « , « frappé par la foudre et scié »), renouvellement (« soleil levant sur un champ de jeune blé »)
- enfermement (« Une muraille barre la vue ») / ouverture (« Des lignes fuyantes de sillons montent haut dans la toile ») .
A la terrasse étroite mitée par les flaques, coincée entre le parc désert et le long bâtiment opaque, s’oppose le champ immense uniformément vert, s’élargissant en éventail jusqu’à la petite maison.
Femmes cueillant des olives, NGA, Washington (F656) |
Oliveraie, Minneapolis Institute of Arts (F710) |
Van Gogh, avril 1890
« Le reste des toiles c’est maigre, n’ayant pas pu travailler depuis deux mois je suis bien en retard. Tu trouveras que les oliviers à ciel rose sont le meilleur, avec les montagnes, je m’imagine; les premiers vont bien comme pendant à ceux au ciel jaune. » Lettre à Théo, 29 avril 1890
Le pendant se justifie chromatiquement par le contraste entre ciel rose et ciel jaune, et symboliquement par celui entre l’échelle et la montagne. Mais il reprend aussi d’une manière purement graphique la thématique enfermement/ouverture amorcée en novembre avec pendant Le jardin de l’asile / Champ de blé au soleil levant :
- d’un côté une vue frontale au centre bloqué par les trois femmes sur l’échelle,
- de l’autre une échappée vers le lointain et le haut : les montagnes et le soleil.
Van Gogh va retravailler cette idée dans ses deux derniers pendants.
Sous-bois avec couple, Cincinnati Art Museum (F773) |
La plaine d’Auvers, Kunsthistorisches Museum Vienne (F775) |
Van Gogh, juin 1890
Dans sa lettre du 24 juin 1890 a Théo, Vincent désigne ces deux toiles comme pendants :
« Puis j’ai une toile longue d’un mètre sur 50 centimetres seulement de hauteur, de champs de blé et une qui fait pendant d’un sous bois, des troncs lilas de peupliers et là-dessous de l’herbe fleurie rose, jaune, blanche et verts divers. »
Le contraste graphique est puissant, entre les couleurs froides et chaudes, le cloisonnement vertical et horizontal. Symboliquement, ce pendant ne recoupe cependant pas l’opposition clôture/ouverture du pendant précédent,en tout cas pas aussi simplement : les deux paysages sont humanisés (tronc bien alignés, champs bien délimités), les deux sont féconds, les deux respectent la même proportion de ciel et de terre ; et celui qui pourrait exprimer la tristesse (le sous-bois) est lumineux, fleuri, et habité par le couple.
La logique est plutôt à rechercher dans les lignes de composition : tandis que La plaine d’Auvers nous propulse vers l’horizon par un réseau de fuyantes, Sous-bois avec couple obéit à une très originale perspective inversée, qui fait converger l’horizon vers le spectateur : en ce sens, on pourrait dire que le second tableau exprime l‘ouverture au monde, tandis que le premier manifeste l’enfermement dans la subjectivité, qui culmine dans le couple, On peut voir aussi dans le second l’aspiration à l’unité, tandis que le premier se perd dans la segmentation.
Lettre à Théo, 24 juin 1890
Pour des raisons purement plastiques, Van Gogh envisagera de remplacer le tableau avec couple par celui, en format vertical, de la fille du Docteur Gachet
« Hier et avant hier j’ai peint le portrait de Mlle Gachet que tu verras j’espère bientôt. la robe est rose, le mur dans le fond vert avec un point orangé, le tapis rouge avec un point vert, le piano violet foncé. Cela a 1 metre de haut sur 50 de large….j’ai remarqué que cette toile fait très bien avec une autre en largeur de blés, ainsi – l’une toile étant en hauteur et rose, l’autre d’un vert pâle et jaune vert complémentaire du rose. » Lettre à Théo, 24 juin 1890
Le croquis montre bien que Van Gogh considérait La plaine d’Auvers comme le second tableau, la résolution du pendant. Voici ce que cela aurait donné :
Marguerite Gachet au piano, Kunstmuseum, Bâle (F772) |
La plaine d’Auvers, Kunsthistorisches Museum Vienne (F775) |
Van Gogh, juin 1890
Le papier peint vert à points orangés se déploie, dans le dos de la pianiste, en un clavier de notes colorées.
Champ de blé aux corbeaux, Musée Van Gogh, Amstrdam (F779) |
Champ sous un ciel orageux, Musée Van Gogh, Amstrdam (F778) |
Van Gogh, juillet 1890,
« Ce sont d’immenses étendues de blés sous des ciels troublés et je ne me suis pas gêné pour chercher à exprimer de la tristesse, de la solitude extrême. Vous verrez cela j’espère sous peu – car j’espère vous les apporter à Paris le plus tôt possible puisque je croirais presque que ces toiles vous diront ce que je ne sais dire en paroles, ce que je vois de sain et de fortifiant dans la campagne. » Lettre à Théo et Jo, 10 juillet 1890
R.Pickwance ([5b], p 276) s’élève avec raison contre l’interprétation rétroactive de Champ de blé aux corbeaux [5c], qui voit dans cette oeuvre la dernière de Van Gogh avant son suicide (ce qui est loin d’être prouvé) et l’expression d’une menace imminente. En négligeant le fait que cette oeuvre n’est que la moitié d’un pendant.
Mises côté à côte, les deux toiles expriment à peu près le même contraste que le pendant précédent :
- perspective inversée (les trois chemins convergent vers le spectateur) / appel de l’horizon ;
- multiplicité (des corbeaux, des épis) / unité.
Le passage du ciel sombre et de l’horizon bouché, au ciel clair et à l’horizon dégagé, plutôt qu’une désespérance, traduit au contraire l‘optimisme de Van Gogh envers le côté « sain et fortifiant » de la campagne, qu’exprime la touffe de coquelicots au premier plan .
Article suivant : Les pendants de Van Gogh : les Tournesols (2/2)
Références :
[1] Un exemple de faux-pendants :
La vigne verte, octobre 1888, Kröller-Muller Museum Otterlo, (F 475) (73,5 x 92,5 cm) |
La vigne rouge, novembre 1888, Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou, (F 495) (75 x 90 cm) |
Van Gogh a peint deux fois la vigne de Montmajour, à environ un mois de distance. Mais dans aucune de ses lettres il ne parle en même temps de ces deux tableaux.
[4] Albert Lubin, « Stranger on the Earth: A Psychological Biography of Vincent van Gogh »
[5] Bernadette Murphy, L’Oreille de Van Gogh, rapport d’enquête, 2017