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Monthly Archives: mai 2020

1-2-6 La Vierge dans une église : résurrection du panneau perdu (2 / 2)

12 mai 2020
Comments (2)

Nous entrons ici dans le domaine des hypothèses : peut-on retrouver le panneau perdu de Van Eyck uniquement par déduction ?

Il est nécessaire d’avoir lu auparavant 1-2-6 La Vierge dans une église (1438-40) : ce que l’on voit (1 / 2)



Le diptyque de Marguerite d’Autriche

Master_of_1499 1500-10 Diptyque de Marguerite d'Autriche Museum voor Schone Kunsten, Ghent

Diptyque de Marguerite d’Autriche
Maître de 1499, 1501-07 , Museum voor Schone Kunsten, Gand

On reconnait dans le panneau droit une copie, en version féminine, du panneau avec l’abbé Christiaan de Hondt.

Accompagnée ses animaux familiers (deux chiens et un singe enchaîné), Marguerite d’Autriche prie face à une Madone qui n’a plus rien à voir avec celle de Van Eyck : Marie est assise sur un trône tandis que l’Enfant fait un signe de main encourageant à la dévote.

La date du diptyque a été controversée : les armes sur la cheminée font référence au mariage de Margaret avec Philibert, célébré en 1501. Comme elle n’est pas en deuil (contrairement à ce que sa coiffe noire a pu laisser croire), le tableau date peut être d’avant 1504, année de la mort de son mari ; mais sûrement d’avant 1507, date son accession à la Régence des Pays-Bas, après laquelle elle est représentée systématiquement en habit de veuve. ([21a], note 85)

Quoiqu’il en soit, il est certain que Marguerite a commandé ce diptyque au Maître de 1499 après avoir vu celui réalisé pour l’abbé de Hondt.


Une grande collectionneuse

Marguerite était une grande amatrice de tableaux, et en particulier de diptyques (on en compte douze dans ses inventaires, sur des supports divers). De van Eyck, elle possédait de manière certaine deux tableaux .


Van Eyck 1439 Vierge a la fontaine Musee royal des beaux-arts, Anvers

Vierge à la fontaine
Van Eyck, 1439, Musée royal des beaux-arts, Anvers

Le tableau est décrit succinctement dans l’inventaire de 1516 [21b] sans la mention du peintre.

« Une petite Nostre-Dame, faite de bonne main, estant en un jardin où il y a une fontaine »

L’inventaire de 1523 ([21c], N° 144) permet de l’identifier sans problème :

« Item ung aultre tableau de Nostre Dame tenant son enfant, lequel tient une petite patenostre de coral en sa main, fort anticque, ayant une fontaine empres d’elle et deux anges tenant ung drap d’or figuré derrière elle »


Le second tableau est les Epoux Arnofini :

wiki_arnolfini

Les Epoux Arnolfini
Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres

« Ung grant tableau qu’on appelle Hernoul-le-Fin avec sa femme dedens une chambre, qui fut donné à Madame par don Diégo, les armes duquel sont en la couverte dudit tableau. Faict du peintre Johannes »

L’inventaire de 1516, le seul qui donne les prénoms des peintres, cite deux autres tableaux d’un peintre « Johannes » :

  • un portrait sur toile dont on ne sait rien (il ne s’agit sans doute pas du portrait perdu d’Isabelle du Portugal, par Van Eyck [21d] ) :

« Ung moien tableau de la face d’une Portugaloise que Madame a eu de don Diégo. Fait de la main de Johannes, et est fait sans huelle et sur toille sans couverte »

  • et un dernier, qui est toute la question !


Marguerite possédait-elle La vierge dans une église ?

Tout le problème vient de la description, dans l’inventaire de 1516, du troisième tableau avec la mention  « Johannes » :

Ung autre tableaul de Nostre-Dame du duc Philippe, qui est venu de Maillardet, couvert de satin brouché gris, et ayant fermaulx d’argent doré et bordé de velours vert. Fait de la main de Johannes.

J.Duverger [21d] précise qu’il existe une autre transcription de l’inventaire, par J.Finot, qui change tout par un seul petit mot : « de Nostre-Dame et du duc Philippe » [21e] . Si l’on ajoute les « fermaux d’argent », il s’agirait bien d’un diptyque et nous aurions définitivement l’identité de notre donateur : le duc Philippe le Bon !

Cependant, Duverger ne s’arrête pas là, et démonte implacablement l’idée que ce Johannes serait Van Eyck. En effet Maillardet (qui n’est pas un nom de lieu, mais probablement le nom d’un marchand de tableau), apparaît une seconde fois dans l’inventaire :

« ung demy tableaul où est Madame paincte en une chambre, fait de telle main que celluy de Maillardet ».

« Madame » est toujours Marguerite, qui était présente lors de l’établissement de l’inventaire. Et s’il est peint « de la même main » que le diptyque de Notre Dame acheté à Maillardet, alors ce Johannes ne peut pas être Van Eyck, mais un autre peintre contemporain de Marguerite, qui portait ce prénom courant. Et le « duc Philippe » n’est pas son arrière-grand père Philippe le Bon, mais son propre frère Philippe le Beau.

Ceci démontre clairement que le diptyque mentionné dans l’inventaire de 1516  n’est pas La vierge dans une église.


Marguerite fan de Van Eyck ?

Une autre conclusion à tirer de l’analyse de ces inventaires est que Marguerite ne surévaluait pas particulièrement Van Eyck parmi les autres peintres : si elle précise que les Arnolfini sont du peintre Johannes, c’est parce que la signature figure en plein milieu. En revanche, elle ne sait pas que « la Vierge à la Fontaine » est de lui, et fait mentionner seulement « faite de bonne main » : alors que « JOHES DE EYCK ME FECIT » est inscrit sur le cadre.


Une amatrice de diptyques

Après ce diptyque à l’ancienne, elle commanda quelques années plus tard un autre en style moderne :

Van Orley (copie), apres 1518, Diptyque avec Marguerite d'Autriche localisation inconnue

Diptyque avec Marguerite d’Autriche
Van Orley (copie), après 1518, localisation inconnue

L‘interaction que le premier diptyque se contentait d’esquisser se développe ici en une scène flatteuse (Jésus lâche le sein de la Vierge pour se précipiter vers la Régente), accompagnée d’un dialogue laconique que le latin rend savoureusement ambigu [22] :

  • « VENI« , dit Jésus : « Je suis là » (constatation objective) , ou « Viens à moi ! » (invitation personnelle) ;
  • « PLACET », répond Marguerite : « OK » ‘(version administrative) ou « Cela me plaît » (version empathique) .


Un diptyque conventionnel

Autant le diptyque de Van Orley innove, autant celui du Maître de 1499 apparaît conventionnel (il est vrai que féminiser une formule quasi exclusivement masculine était déjà une belle audace) : en effet, le panneau secondaire possède des fuyantes qui ramènent le regard vers la vue frontale du panneau principal.

Master_of_1499 1500-10 Diptyque de Marguerite d'Autriche Museum voor Schone Kunsten, Ghent trace

Illustration tirée de [23], p 178

Cette convention régit nombre de diptyques néerlandais.


Un dyptique atypique

Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp trace

Illustration tirée de [23], p 179

En comparaison, le diptyque de l’abbé Christiaan de Hondt est atypique :

  • tailles des personnages disproportionnées et inversées (l’abbé debout serait plus grand que la Vierge) ;
  • fuyantes des deux côtés, brouillant la distinction entre panneau principal et panneau secondaire.
  • format très haut, qui laisse le plafond occuper un quart du tableau [23a].

Le diptyque de Catherine corrige ces trois problèmes :

  • la Madone est assise et de taille assortie ;
  • le panneau principal est une vue de face ;
  • le format est moins haut.



Master_of_1499 1500-10 Diptyque de Marguerite d'Autriche Museum voor Schone Kunsten, Ghent comparaison
La panneau de droite recopie, dans un cadrage plus étroit, les mêmes éléments que celui de l’abbé de Hondt : un des chiens est même identique, et un « diptyque dans le diptyque » est accroché au même emplacement. Malgré leur taille minuscule, on peut en deviner le sujet :

Master_of_1499 1500-10 Diptyque de Marguerite d'Autriche Museum voor Schone Kunsten, Ghent comparaison diptyques

  • côté Marguerite, une Vierge à L’Enfant et une Crucifixion ;
  • côté Christiaan, une Crucifixion et ce qui semble pourrait être une figure agenouillée.

Dans les deux cas, ce détail auto-référent est propre à flatter le collectionneur, prouvant que celui-ci a déjà en sa possession un autre objet aussi précieux.


Que conclure de tout ceci ?

Les deux diptyques s’inscrivent dans le renouveau du style eyckien au tournant du siècle. Comme le panneau de droite est pratiquement un pastiche du mobilier des Epoux Arnolfini, il est très probable que Catherine possédait déjà le tableau en 1499, et que Christian de Hondt l’avait vu chez elle : les liens de celle-ci avec l’abbaye de Ter Duinen étaient étroits, puisque Robert de Clercq, futur successeur de de Hondt, était son confesseur.

Le fait que Catherine ait accepté de se faire représenter dans la même chambre que l’abbé prouve qu’il ne s’agit pas d’une pièce réelle, mais d’un décor historisant, satisfaisant leur goût commun pour le bon vieux temps.

Le fait que Marguerite n’ait pas souhaité pour le volet gauche une copie du Van Eyck, mais une Madone totalement différente, suggère que la solution adoptée par l’abbé lui semblait par trop bizarre.

L’abbé était amateur d’art, comme le suggère le « diptyque dans le diptyque » qu’il a fait peindre en bonne place.

Le diptyque de Christian de Hondt n’est pas seulement un objet de piété pour ecclésiastique, mais aussi un objet de délectation esthétique : d’où les aspects atypiques du diptyque, étonnant s’il s’agissait seulement de se montrer en train de prier la Madone, mais compréhensible pour s’immortaliser en train de contempler un chef d’oeuvre, comme si on le possédait en propre.

Mais avant de conclure, il est nécessaire de faire un détour par deux autres oeuvres de Van Eyck.


L’autre Vierge dans une église de Van Eyck

Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA

Annonciation
Van Eyck, 1434-36, NGA, Washington

Sans entrer dans toutes les finesses iconographiques de ce très riche panneau [24], il est clair que certains aspects permettent de la considérer comme le prototype de la Vierge dans une église :

  • format haut et trois points de fuite décentrés (il s’agit du volet gauche d’un triptyque dont on ne sait rien) ;
  • taille surhumaine des personnages qui arrivent presque à la hauteur des chapiteaux (moindre néanmoins que la Vierge de Berlin, qui dépasse le haut des arcades) ;
  • lumière tombant selon la diagonale descendante.


Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA detail vitrail
Voire même le traitement de la transparence des verrières.

Nous allons nous intéresser ici uniquement à la partie haute du mur du fond, qui pose de très intéressants problèmes iconographiques : digression un peu longue, indispensable pour la conclusion de notre enquête.


Moise dans l’Annonciation

Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA scenes haut
Les fresques de part et d’autre de la fenêtre centrale représentent deux épisodes de l’Histoire de Moïse.

A gauche, sa découverte par la fille de Pharaon (j’ai indiqué en gras les textes qui sont repris dans les trois phylactères) :

La fille de Pharaon descendit au fleuve pour se baigner, et ses compagnes se promenaient le long du fleuve. Ayant aperçu la caisse au milieu des roseaux, elle envoya sa servante pour la prendre. Elle l’ouvrit et vit l’enfant: c’était un petit garçon qui pleurait; elle en eut pitié, et elle dit: « C’est un enfant des Hébreux. »

Exode 2, 5-6

Ecce autem descendebat filia Pharaonis ut lavaretur in flumine et puellae eius gradiebantur per crepidinem alvei quae cum vidisset fiscellam in papyrione misit unam e famulis suis et adlatam 6 aperiens cernensque in ea parvulum vagientem miserta eius ait de infantibus Hebraeorum est


A droite, Dieu donne à Moïse un extrait  du Deuxième commandement :

Tu ne t’appropriera point le nom de Yahweh, ton Dieu, en vain

Exode 20, 7

Non adsumes nomen Domini Dei tui in vanum


Porter l’Enfant d’un autre

La question qui préoccupe les iconologues est celle du rapport entre ces deux scènes et l’Annonciation. Ward, auteur de l’étude iconographique la plus poussée sur l’oeuvre [25], a complètement expliqué la scène de gauche :

  • visuellement, la servante demandant quoi faire à la fille de Pharaon est dans le même situation que l’Ange posant sa question à Marie ;
  • symboliquement, la fille de Pharaon acceptant d’élever l’enfant des Hébreux est dans la même situation que Marie acceptant de porter le fils de Dieu.


Pourquoi le deuxième commandement (SCOOP !)

La seconde scène est structurellement très semblable : Moïse, en position de subordination, s’incline devant l’Autorité, ici Dieu en personne. Mais Ward se perd dans des références théologiques compliquées, alors que l’explication est simple et très proche de celle de la première scène.

La voyez-vous ?

  • visuellement, Moïse recevant la banderole est dans le même situation que l’Ange recevant la réponse de Marie ;
  • symboliquement, le second commandement traite lui aussi d’une filiation illégitime : il impose à tout homme de ne pas porter le nom de Dieu (autrement dit de ne pas se prétendre le Fils de Dieu).

Un des points cruciaux de l’Annonciation est celui de la nomination du bébé : dans le texte de l’Evangile (Luc 1:26-38), l’Ange précise par trois fois à Marie qu’elle a le droit d’enfreindre le second commandement :

« Voici que tu vas concevoir et enfanter un fils ; tu lui donneras le nom de Jésus. Il sera grand, il sera appelé Fils du Très-Haut… »
« …c’est pourquoi celui qui va naître sera saint, il sera appelé Fils de Dieu. »


Le Dieu du vitrail

Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA vitrail seul
Ici encore les iconologues se disputent, et y voient :

  • le Fils (de Tolnay) ;
  • le Père : Jéhovah (site du musée), Lord Sabaoth, le Seigneur des Armées (Panofsky)
  • ou bien encore un mixte des deux (Ward).

Il faut dire que l’image inventée par Van Eyck tire dans les deux sens :

  • en haut, les deux chérubins avec leurs roues sont ceux de la vision d’Ezéchiel, qui ne concerne que le Père ;

  • l’auréole parle en faveur du Père (celle du Christ est cruciforme) ;

  • la main droite qui tient le sceptre du Roi des Cieux milite aussi en faveur du Père (en Occident, le Christ en gloire est représenté bénissant) ;

Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA detail livre Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA detail livre dechiffreProposition de déchiffrage
  • le Livre tenu dans la main gauche, le Logos, va aux deux, selon  ma proposition de déchiffrage « Moi je suis la Voie, la Vérité et la Vie (EGO SUM VIA, VERITAS  VITA) » (Jean 14, 1-6)

  • le geste des pieds posés sur le globe va également aux deux :
    • au Père à cause d’Isaïe 66,1 : « Ainsi parle Yahweh: Le ciel est mon trône, et la terre est l’escabeau de mes pieds » ;
    • au Fils car c’est ainsi qu’il est représenté dans d’innombrables Jugements derniers du XVème siècle (voir 6 Le globe dans le Jugement dernier)
      .


Gossuin de Metz, L'Image du monde Copie du XIIIe siecle BNF Manuscrits Fr 1607 fol 43

Gossuin de Metz, L’Image du monde. Copie du XIIIe siecle. BNF, Manuscrits (Fr. 1607 fol 43

Le globe tripartite est tout à fait conforme à la représentation médiévale dite du T dans l’O, qui a la forme de la Croix : entourée entièrement par l’Océan, elle montre les trois continents :en haut l’Asie, séparée de l’Europe à gauche par le Don, de l’Afrique à droite par le Nil, tandis que la séparation verticale représente la Méditerranée.

 Il n’y a rien à tirer de ce que Van Eyck n’ait mentionné que le mot ASIA, ni qu’il l’ait placé à l’envers de la représentation habituelle : simple question de lisibilité.

Autant la représentation du globe est standard, autant la position de la Divinité debout dans une mandorle, et non assise sur un trône (conformément au verset d’Isaïe), ne rappelle rien de connu (voir 5 L’âge d’or des Majestas).

L’impression générale est néanmoins en faveur du Père. Mais un détail inattendu va compliquer la situation… puis l’éclaircir définitivement.


Dans l’ombre et dans la lumière (SCOOP !)

Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA detail

Tous les commentateurs s’accordent sur le rôle des trous dans la charpente et des fresques grossières à peine visibles dans l’ombre : évoquer l’ancienneté et l’obscurité de l’Ancien Testament.

Mais ils n’en tirent pas la réciproque : en contraste, le vitrail aux couleurs vives évoque nécessairement le Nouveau.


Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA vitrail seul Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA detail Dieu

C’est alors que nous distinguons dans l’ombre, désigné par l’abréviation DMS (Dominus), l’image de Dieu le Père, mais debout, avec un visage de jeune homme et portant un nimbe crucifère.

Ward fait remarquer que, dans le scène des Commandements donnés à Moïse , les artistes médiévaux donnent fréquemment à Dieu, lorsqu’il ne ne le représentent pas comme une simple main sortant des nuages, l’apparence du Christ. Mais il n’en tire pas la conclusion qui s’impose :

  • le Seigneur du mur est le Père descendu sur Terre du temps de Moïse, prenant l’apparence du Fils ;
  • le Seigneur du vitrail, debout sur la Terre,  est le Fils remonté au ciel du temps de Marie, prenant l’apparence du Père et tenant dans sa main les Ecritures enfin lumineuses : celle du Nouveau Testament.

Une théologie graphique (SCOOP !)

Ainsi Van Eyck profite de la partie haute de son Annonciation pour traiter graphiquement deux épineux problèmes théologiques :

  • la question de la nomination de Jésus, par exception au Deuxième commandement ;
  • la question de sa représentation, là encore par exception au Deuxième commandement qui stipule, dans la suite du texte : « Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. »

Encore une fois, c’est la partie manquante du texte qui nous donne accès à la pensée profonde de Van Eyck : de même que Marie a enfreint le deuxième commandement quant au Nom du Seigneur, de même l’artiste a droit à la même exception quant à son Image.



sb-line

Au dessous des scènes de Moïse (SCOOP !)

Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA emplacemet chapiteaux

Avant de quitter cette oeuvre très complexe, je ne résiste pas au plaisir de proposer une solution à une question qui à ma connaissance n’a jamais été posée [25a] : que représentent les deux seuls chapiteaux historiés :

  •  l’un à un emplacement stratégique (l’angle du mur entre l’Ange et Marie) ;
  • et l’autre qui passe totalement inaperçu (coupé par le bord droit du panneau) ?


Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA detail chapiteaux

Une comparaison avec les chapiteaux de la Vierge au chanoine Van der Paele (en inversant ces derniers) montre que deux des motifs sont identiques (en bleu) : on reconnaît bien David et Goliath, et le Sacrifice d’Isaac est très plausible. Reste le sujet avec les cavaliers , celui qui a été si difficile à identifier dans la Vierge au chanoine Van der Paele (voir 1-2-2 La Vierge au Chanoine Van der Paele (1434-36)), mais qui ne peut être ici le même : il s’agit bien d’un combat, mais il manque la fille de Jephté. La comparaison avec le Triptyque de Dresde ne nous aide pas, puisque ce chapiteau, isolé au dessus de la tête de Saint Michel et d’un donateur inconnu, n’y a pas trouvé d’explication (voir 1-2-4 Le Triptyque de Dresde (1437)).



Van Eyck Annonciation 1434-36 NGAmur sol schema

Mon hypothèse prend appui à la fois sur les fresques du dessus, et sur les deux scènes tout en bas du pavement, qui représentent deux meurtres perpétrés par David :

  • celui de Goliath (qui redonde donc la partie du chapiteau située sur le mur gauche) ;
  • plus tard, celui de son fils Absalom (identifié par Ward grâce à ses cheveux accrochés dans l’arbre).

Reliés par la scène commune de Goliath (flèche blanche), il semblerait logique que les deux chapiteaux du mur du fond montrent deux scènes équivalentes, mais dans le contexte des fresques de ce mur, qui réfèrent à des épisodes bibliques plus anciens.

Le héros pourrait cette fois être Abraham, avec :

  • son combat contre les quatre Rois ;
  • plus tard, le sacrifice de son fils Isaac.

De là l’oeil monte au médaillon montrant à nouveau Isaac (flèche blanche), apparié avec son propre fils Jacob : Ward ([25], p 208) explique leur présence par le fait que la bénédiction de Jacob par Isaac est un parallèle de celle de Marie par l’Ange.

Abraham, Isaac et Jacob sont les trois patriarches du Livre de la Genèse qui ont conclu une alliance avec Dieu. En montant encore, l’oeil passe, selon la distinction de Saint Paul, de l’ère AVANT la Loi à l’ère SOUS la Loi, qui s’ouvre avec Moïse et les Dix Commandements (Livre de l’Exode). C’est celle de toutes les autres scènes du tableau, y compris l’Annonciation : événement-charnière à partir duquel l’Humanité va entrer dans une nouvelle étape, l’Ere SOUS La Grâce.



Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA detail chapiteau transition

L’angle entre les deux scènes de victoire (Abraham contre les Quatre Rois, David contre Goliath), ainsi que les cavaliers s’éloignant dans deux directions opposées, matérialise splendidement cette charnière entre deux Eres : David, ancêtre de Marie, étant mis en exergue en tant que précurseur de la nouvelle Ere qui s’ouvre.



L’autre diptyque de Van Eyck

Jan_van_Eyck 1430 ca Diptyque de la Crucifixion et du Jugement dernier MET

Diptyque de la Crucifixion et du Jugement dernier
Jan van Eyck, vers 1430, MET, New York

Ce seul autre diptyque connu de Van Eyck (mis à part L’Annonciation en deux panneaux du Musée Thyssen-Bornemisza) apparie deux scènes religieuses. Aux dernières nouvelles, après la redécouverte spectaculaire d’un texte en néerlandais moyen doublant le texte en latin, il semblerait que les deux panneaux aient constitué successivement un diptyque, puis les volets d’un tabernacle, et enfin les volets d’un triptyque avec l’Adoration des Mages au milieu. Affaire à suivre [26] .

On notera que ce diptyque apparie, sans aucun souci de symétrie entre les deux :

  • une scène terrestre et réaliste (voir le célèbre paysage des Alpes à l’arrière-plan) :
  • une scène théorique, dans laquelle la taille des personnages est réglée par leur importance théologique et dont la composition relève du diagramme :
    • en haut le Ciel, ordonné autour du Christ en gloire rayonnant de toutes ses blessures ;
    • en bas la Terre, elle même subdivisée en trois zones : la terre ferme, la mer et en dessous les Elus.

Pour une étude détaillée de du panneau du Jugement dernier, voir 8 Van Eyck et la Majesté de Dieu.


Un donateur insaisissable

Obnubilés par les deux exemples largement postérieurs (60 ans) du diptyque de Hondt et du diptyque Doria Pamphili, tous les commentateurs qui ont parlé du panneau perdu de Van Eyck ont fait l’hypothèse qu’il représentait un donateur.

Or vers 1437, le diptyque dévotionnel n’était guère encore sorti des Livres d’Heures (voir 6-1 …les origines). C’est seulement vers 1445 que Van Der Weyden, das l’entourage du Duc de Bourgogne, popularise le portrait dévotionnel en demi-figure (voir X6-7 …dans les Pays du Nord).

Avant 1437, aucun diptyque dévotionnel néerlandais sur panneau n’a été conservé, et deux seulement sont cités dans des inventaires (voir [21a] p 97 et note 33). A cette date précoce, une telle commande n’aurait pu concerner que le duc Philippe le Bon lui-même et serait certainement restée dans la famille, or nous avons vu que rien de tel n’apparaît dans les inventaires de son arrière-petite fille.

Enfin, Van Eyck aurait été doublement précurseur en choisissant pour le volet gauche non pas une Madone traditionnelle, mais un sujet aussi peu conventionnel et hautement théologique que la Vierge dans une église.

Sans parler des problèmes de raccordement spatial : pour que la Vierge le regarde, le donateur aurait dû être minuscule.

Le plus probable est que le panneau apparié à la Madone n’était pas un donateur, mais une scène religieuse.

Une Crucifixion, comme dans le « diptyque dans le diptyque » ? Peu probable, car la Croix est déjà un sujet majeur du volet gauche. Il nous faudrait un sujet qui vienne après la Crucifixion, un peu comme le Jugement Dernier dans le diptyque du MET.



Hypothèse pour une Résurrection (SCOOP !)

Après tous ces préliminaires, faisons confiance à l’abbé Christiaan et à son goût pour Van Eyck :

supposons qu’il ait eu envie de posséder, non pas seulement le volet gauche, mais l’ensemble du diptyque. Une solution élégante aurait été de faire reproduire aussi le panneau de droite, mais pas à droite…


 

Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left

Hypothèse de reconstitution

Le Salvator Mundi, caché au revers de la copie de la Vierge dans une église, n’a guère retenu l’attention. C’est pourtant un excellent candidat (je conserve cette appellation inscrite en bas du cadre, bien que le Salvator Mundi désigne aujourd’hui la figure du Christ bénissant et tenant le globe dans sa main gauche).
:

  • un sujet théorique, s’appariant au sujet éminemment terrestre et réaliste de la cathédrale ;

  • une composition diagrammatique qui oppose de part et d’autre du Livre (le Logos), les deux domaines où règne la Loi de Dieu, symbolisés par des disques  dorés :
    • en haut le Ciel (l’auréole),
    • en bas le globe terrestre subdivisé en trois zones : l’Asie, surplombant l’Europe et l’Afrique ;

  • une vue frontale, à laquelle les fuyantes de l’autre panneau confèrent mécaniquement le statut de panneau principal.


Un encadrement textuel (SCOOP !)

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin. diptyque reconstitue 1
Les mots ou lettres qui encadrent la figure de manière parfaitement symétrique développent de haut en bas un unique oxymore :

  • sur l’arcade, PRIMUS et NOVISSIMUS : le Premier et le Plus récent ;
  • au niveau de l’Auréole, les lettres Alpha et Omega : autrement dit le Début et la Fin dans l’alphabet grec (celui des Saints, et des origines) ;
  • au niveau du Livre, les lettres P et F, initiales de Principium et Finis : le Début et la Fin dans l’alphabet latin (celui des hommes d’aujourd’hui).

L’ensemble provient d’un passage de l’Apocalypse, dont le caractère paradoxal s’accorde parfaitement avec le climat du panneau de gauche :

“Ego sum Alpha et Omega, Primus et Novissimus, Principium et Finis”, Apocalypse 22:13

Et comme dans le panneau de gauche, la phrase qui forme le titre, en bas, au plus près du spectateur, provient d’une source différente :

« Salvator mundi, salva nos« 

Il s’agit d’une antienne de l’office de l’Exaltation. Elle propose elle-aussi une sorte de fusion des contraires, en identifiant dans une même supplique le plus grand au plus petit : Sauveur du Monde, sauve-nous.

Cette prière, dont la suite immédiate est : « toi qui par ta Croix et son sang nous a rachetés ». s’adresse clairement au Christ.


La Sainte Face perdue

van eyck (copie) salvator mundi Gemaldegalerie BerlinVersion 1, 31 janvier 1438,

Gemäldegalerie, Berlin

van eyck (copie) salvator mundi Groeningemuseum BrugesVersion 2, 30 janvier 1440

Groeningemuseum, Bruges

Copies d’après deux originaux perdus de Van Eyck

Il semble, d’après les copies qui nous restent, que Van Eyck a réalisé deux versions de la Sainte Face [26a] :

  • la première éclairée depuis la droite, et avec une inscription sur le col ;
  • la seconde éclairée depuis la gauche, et avec des pierreries sur le col.

Datées de 1438 et 1440, soit exactement la plage de réalisation de notre Salvator Mundi, ces deux Saintes faces révèlent dans leurs inscriptions des préoccupations identiques :

  • en haut des deux cadres, même inscription que sur le livre du vitrail : VIA VERITAS VITA ;
  • dans la version de Berlin on retrouve le PRIMUS et NOVISSIMUS de l’Apocalypse, tandis que la version de Bruges porte un passage du Graduel :

Speciosus forma prae filiis hominum

Splendide de beauté, vous surpassez les enfants des hommes

Les deux versions comportent les lettres grecques Alpha et Omega. Mais les initiale latines, ici I et F, renvoient à un autre passage de l’Apocalypse :

“Ego sum Alpha et Omega, Initium et Finis«  , Apocalypse  21:6,


De manière quelque peu aventuresue on pourrait presque proposer que la Sainte face, reproduisant l’image imprimée sur le voile de Sainte Véronique, constitue une version réduite du Salvator Mundi, debout devant son rideau.


Une dernière ambiguïté (SCOOP !)

Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA vitrail seul Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left

Nous avons vu que le Seigneur du vitrail était ambigu, cumulant des caractères divins et des caractères christiques, et nous l’avons interprété comme le Fils remonté au ciel.

Ici, les chérubins d’Ezéchiel ont disparu, et l’index bénissant remplace le sceptre, accentuant les caractères propres au Christ Rédempteur.

Le fait que le globe soit maintenant dans sa position normale et que la figure pose les pieds sur ASIA ne fait nullement allusion à la naissance de Jésus à l’Orient : dans cette représentation conventionnelle, Jérusalem se situe non pas en Asie, mais au croisement des branches de la croix et au centre du globe. Van Eyck a remis le globe à l’endroit simplement parce qu’il avait la place d’écrire en entier le nom des trois continents.

En revanche,  le choix de la variante Principium/Finis plutôt que l‘Initium/Finis qui figure dans l’image du Salvator Mundi est significatif : il permet de donner un second sens aux initiales P et F :

celui que nous voyons n’est pas seulement le Salvator Mundi, mais la figure unifiée du Père et du Fils que Van Eyck avait déjà recherchée quelques années plus tôt dans le Seigneur du vitrail.

Pour une étude d’ensemble des quatre figurations de Dieu en majesté, y compris ces deux dernières, voir 8 Van Eyck et la Majesté de Dieu.


La logique du diptyque (SCOOP !)

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin. diptyque reconstitue 2
L’idée du diptyque peut se résumer en une double métaphore :

  • VIERGE = EGLISE
  • CHRIST = PORTE

En suivant le regard de l’Enfant (flèche bleu) , l’oeil monte jusqu’à l’image matérielle du Christ en croix. Quittant le panneau secondaire en traversant le seuil de la cloison absente et la charnière du diptyque (flèche blanche) , il est admis à contempler une image purement spirituelle : celle de l’Unité entre le Père et le Fils.

Le jeu sur les initiales P / F renvoie au jeu de mot Florum / Filiorum qui, dans le panneau matériel, nous suggérait l’unité de substance entre la Vierge et le Fils.

Le panneau matériel illustre un premier gigantisme : celui de Marie debout à l’intérieur d’une cathédrale terrestre dont le moindre détail nous est visible – l’Eglise.

Le panneau spirituel nous fait accéder à un gigantisme encore plus extrême : celui du Père/Fils à l’extérieur d’un édifice mystique dont la porte est voilée, debout sur un MUNDUS minuscule qui rend encore plus minuscule le NOS : nous spectateurs, qui contemplons depuis l’infime ces paradoxes rendus visibles (flèche rouge).

A l’inverse, le regard de la Vierge (flèche violette) descend jusqu’au globe, puis au NOS, où sa compassion rejoint notre contemplation.



Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left detail nos
C’est là aussi, juste au dessus du « NOS », que se trouvent les seuls détails que le Maître de 1499 a rajoutés, selon moi, à l’image originale de Van Eyck : sa propre marque distinctive, la chandelle qui fume : et les armes de l’abbé de Hondt [27], lui dont la piété et la convoitise ont permis de conserver, et de ressusciter ce chef d’oeuvre.



Références :
[21a] Ingrid Falque « Ung petit tableau fermant a deux fuilletz ». Notes sur l’évolution formelle et les voies de diffusion du diptyque dévotionnel dans les anciens Pays-Bas (XVe–XVIe siècles), Le Moyen Age, Revue d’Histoire et de philologie, 1/2012 tome CXVIII
https://www.academia.edu/1787610/_Ung_petit_tableau_fermant_a_deux_fuilletz_._Notes_sur_l_%C3%A9volution_formelle_et_les_voies_de_diffusion_du_diptyque_d%C3%A9votionnel_dans_les_anciens_Pays-Bas_XVe_XVIe_si%C3%A8cles_?email_work_card=title
[21b] Correspondance de l’empereur Maximilien Ier et de Marguerite d’Autriche, sa fille, gouvernante des Pays-Bas, de 1507 à 1519. T. 2 / publiée… par M. Le Glay, 1839, p 479 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k111240p/f484.item
[21c] « Inventaire des tableaux, livres, joyaux et meubles de Marguerite d’Autriche », Laborde
https://books.google.fr/books?hl=fr&id=cEJfAAAAcAAJ&pg=PA26
[21d] J. DUVERGER, « De Werken van „Johannes” in de Verzamelingen van Margareta van Oostenrijk », Oud Holland, Vol. 45 (1928), pp. 210-220 https://www.jstor.org/stable/42722341
[21e] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61556844/f262.item.r=Johannes
[22] Andrea G. Pearson « Margaret of Austria’s Devotional Portrait Diptychs », Woman’s Art Journal, Vol. 22, No. 2 (Autumn, 2001 – Winter, 2002), pp. 2+19-25 https://www.jstor.org/stable/1358898
[23] « Frames and supports in 15th and 16th-century Southern Netherlandish painting »  http://org.kikirpa.be/frames/files/assets/basic-html/page201.html

[23a] Pour être complet, voici les rares arguments formels d’un spécialiste qui considère au contraire que les deux volets se complètent harmonieusement :

  • la cheminée du mur droit de la chambre correspond au mur gauche de la nef ;
  • l’ouverture de la cheminée suit le dos du donateur comme l’arcade suit l’inclinaison de la tête de la Vierge ;
  • la traîne de la robe frôle d’un côté la cheminée, de l’autre l’arcade ;
  • les horizontales des poutres et du tapis coincent le donateur vers le sol, en contraste avec les verticales qui augmentent la taille de la Madone.

A noter que ce dernier argument plaide plutôt en faveur de la discordance entre les deux panneaux.
Erich Herzog « Zur Kirchenmadonna van Eycks » Berliner Museen 6. Jahrg., H. 1., Aug., 1956 https://www.jstor.org/stable/4238134

[24] https://en.wikipedia.org/wiki/Annunciation_(van_Eyck,_Washington)
[25] John L. Ward, « Hidden Symbolism in Jan van Eyck’s Annunciations », The Art Bulletin, Vol. 57, No. 2 (Jun., 1975), pp. 196-220 https://www.jstor.org/stable/3049370
[25a] Ward ([25] p 198) se contente de rapprocher le chapiteau de celui de Triptyque de Dresde, sans lui donner de signification particulière.
[26] https://www.metmuseum.org/blogs/collection-insights/2019/jan-van-eyck-frames-mysteries-unraveled
[26a] Miyako Sugiyama « Replicating the sanctity of the holy face : Jan van Eyck’s head of Christ » (2017) SIMIOLUS – NETHERLANDS QUARTERLY FOR THE HISTORY OF ART. 39(1-2). p.5-14
[27] Les armoiries de gauche étaient celles de l’abbaye de Ter Duinen, surchargées ensuite par les armes de Robert de Clercq lorsqu’il a pris possession du diptyque.

1-2-6 La Vierge dans une église (1438-40) : ce que l’on voit (1 / 2)

11 mai 2020
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Où l’on ressuscite un Van Eyck disparu, et qui était pourtant sous nos yeux.

Cette enquête comporte deux parties : ce que l’on aurait dû voir, et ce qu’on peut en déduire.

Qui a entendu de telles choses ?

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin

La Vierge dans une église
Van Eyck, 1438–40, Staatliche Museen, Berlin

Ce panneau minuscule (31 × 14 cm) a été scruté dans tous ses détails par tous les spécialistes de Van Eyck, qui en ont donné des interprétations captivantes [14]. Je ne reprends ici que quelque points, surtout ceux que l’on n’a pas vus :

car cette oeuvre paradoxale s’explique avant tout par ce qui lui manque.


Le cadre volé

L’encadrement original, disparu depuis 1877, portait sur la droite des traces d’accrochage : c’est un des arguments qui font penser qu’il s’agissait du panneau gauche d’un petit diptyque.


Le panneau manquant

Un autre argument est le format : accolés, les deux volets auraient formé un carré. Troisième argument : le point de fuite décentré, qui décale le spectateur vers la droite. Dernier argument : le mur droit de la nef n’est pas montré, laissant ouverte toutes les possibilités de communication avec le second panneau.

L’essentiel de cet article va bien sûr être de rassembler tout ce que l’on peut dire sur ce panneau disparu…


Le texte manquant

On sait, d’après les transcriptions faites avant le vol du cadre, qu’il portait un texte sur tout le pourtour. En bas, le texte aurait été « FLOS FLORIOLORUM APPELLARIS », du moins d’après les commentateurs qui depuis un siècle et demi recopient ce texte sans sourciller . Or il s’agit d’un barbarisme (FLORIOLORUM n’existe pas). Il faut revenir au livre du baron de Laborde, qui a vu le tableau en 1855 et a lu « FLOS FILIORU APPELLARIS » [15] : expression énigmatique : « On t’appelle la Fleur des Fils » qui n’est la citation d’aucun texte connu.


La Fleur et le Fils (SCOOP !)

Je pense pour ma part qu’il s’agit (sauf erreur de transcription peu probable) d’un jeu de mot délibéré de Van Eyck entre FILIORUM er FLORUM, Fils et Fleur : une manière d’affirmer l’unité de substance entre Marie, la Rose, et Jésus, le Fils.

Car l’expression sous-entendue, FLOS FLORUM, renvoie à une autre citation que tous les lettrés connaissaient ;

Ut rosa flos florum, sic est domus ista domorum

« Comme la rose est la fleur des fleurs , de même cette maison est la maison des maisons »


398px-York_Minster_Chapter_House_inscription

Chapître de la Cathédrale d’York

On trouvait cette inscription au dessus de portes : de salles capitulaires (York), de cathédrales (Ely et Salisbury) [16] ; ou mieux ,en 1443 en Bourgogne, au dessus de la porte de l’hôpital de Dijon [17].


La fleur invisible (SCOOP !)

En la plaçant au seuil de son panneau (qui ne comporte de manière flagrante aucune fleur), Van Eyck invite le lecteur à compléter lui-même la métaphore textuelle ROSE = EGLISE et à la prolonger par une seconde métaphore, visuelle cette fois : EGLISE = MARIE.

Une première explication du gigantisme de la Vierge, bien comprise par tous les commentateurs est que celle-ci ne doit pas être vue comme étant dans l’église, mais comme étant l’Eglise.


Le texte tronqué (SCOOP !)

Sur les autres côtés, le cadre portait le début de la deuxième strophe de l’hymne « Dies est lætitiæ » :

MATER HAEC EST FILIA,
PATER HIC EST NATUS
QUIS AUDIVIT TALIA ?
DEUS HOMO FACTUS ETCET

Cette mère est une fille
Ce père est un nouveau-né
Qui a entendu de telles choses ?
Dieu fait homme etc

Là encore, le lien avec l’image n’a rien d’évident. Mais l’abréviation ETCET invite le lecteur à se remémorer la suite de la strophe (jamais citée, et pourtant cruciale pour la compréhension du panneau) :

Servus est et dominus;
Qui ubique cominus
Nescit apprehendi,
Præsens est et eminus.
Stupor iste geminus
Nequit comprehendi. [18]

Il est esclave et maître.
Celui qui est partout proche
On ne peut le saisir.
A la fois présent et lointain,
Cette double merveille
On ne peut la comprendre.

L’apogée de ce chapelet de paradoxes est bien sûr l’expression « stupor geminus » (double merveille, ou double étonnement), qui s’applique aux oxymores de l’hymne (mère et fille, père et nouveau-né, homme et Dieu, esclave et maître, proche et lointain).

Ce sont ces oxymores que Van Eyck a traduit visuellement dans le panneau.


ETCET (SCOOP !)

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin detail jube bas
Les deux tympans du jubé montrent à gauche l’Annonciation, à droite le Couronnement de la Vierge :

autrement dit une scène où elle est la servante du Seigneur, une où elle est la Reine des Cieux (serva et domina).

La comparaison entre le Jésus de chair, porté par la Vierge géante, et celui de pierre, porté par la Vierge de la niche, nous démontre visuellement qu’il est à la fois immense et minuscule, lointain et proche (eminus et cominus).

Ainsi le bas du jubé illustre comme par magie les oxymores manquants, ceux que Van Etck a sous-entendu dans son cryptique ETCET.


Le haut du jubé (SCOOP !)

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin detail jube haut
Le dessus du jubé est orné de quatre statues dorées :

  • Jésus en croix entre Marie (à sa droite) et Saint Jean ;
  • un oiseau, dont personne à ma connaissance n’a parlé.



Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin schema4b
Perché juste au dessus mais en dehors du triangle de l’Annonciation (la figure à l’intérieur de la pointe est un ange qui joue de la trompette), l’oiseau représente manifestement l’Esprit Saint, comme monté hors du bas-relief de pierre pour se faire statue de métal (flèche blanche).

De le même manière, la couronne de pierre sculptée en haut du tympan du Couronnement est montée à la verticale, explosant dans les quatre fleurs de lys dorées aux extrémités de la Croix.

Il apparaît alors, de part et d’autre du pivot que  marque l’oiseau, un équilibre entre les figures de chair et celles de métal doré :

  • en bas le nouveau-né, dans le bras droit de Marie couronnée ;
  • en haut Marie, à la droite du Christ-Roi.

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin detail Lys

Car sont absents de cette Crucifixion et la couronne d’épines, et l’écriteau de dérision « Roi des Juifs »:

ce Christ à quatre fleurons est véritablement Roi des Cieux


MATER ET FILIA (SCOOP !)

Il faut maintenant évoquer un autre hymne très important dans la théologie mariale, qui se chantait à l’Offertoire :

Filiae regum in honore tuo, astitit regina a dextris tuis in vestitu deaurato,circumdata varietate… Omnis gloria eius filiae regis ab intus in fimbriis aureis

Psaume 45, 10 et 14

Les filles des rois vous font honneur ; la reine a pris place à votre droite dans un vêtement tissu d’or, environnée de diaprure…Toute resplendissante est la fille du roi dans l’intérieur

Ce texte est à la source de l’assimilation de Marie avec la Fille du Roi dont parle le psaume, et que van Eyck nous montre justement enveloppée d’or, à la droite du Christ-Roi.


QUIS AUDIT TALIA ? (SCOOP !)

Ainsi le haut du jubé illustre quasi littéralement deux hymnes :

  • le « Dies est lætitiæ » (sa partie inscrite sur le cadre) : « Cette mère est une fille, Ce père est un nouveau-né » :
  • Le psaume 45, celui qu’il faut entendre sur les lèvres muettes de l’ange qui chante, tandis qu’un ecclésiastique lui tient ouvert le psautier :

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin detail anges

Image aussi frappante que passée inaperçue de la coopération entre Ciel et Terre : mais surtout de l’Inouï rendu audible.



Récapitulatif : un édifice peuplé de présences

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin schema1
Ce schéma récapitule toutes les figures vivantes de l’édifice :

  • les quatre occurrences du couple Marie-Jésus, dont nous venons de parler (en rose et bleu clair) ;
  • les autres personnages identifiables : oiseau de l’Esprit-Saint, Saint Jean, deux anges (en blanc) ;
  • le seul personnage humain : le prêtre (en rouge) ;
  • les statues non identifiables (en vert), qui jouent un rôle purement décoratif ;
  • enfin les tâches de lumière, dont nous allons maintenant parler.



La lumière du Nord

Les grandes interprétations du tableau s’accordent sur le rôle essentiel de la lumière :

  • Panofsky montre que, vu l’orientation vers l’Est du choeur des cathédrales, la lumière qui tombe en diagonale vient du Nord : non pas naturelle, mais divine ;
  • Meiss explique que « la lumière du jour remplit l’église tout comme la Lumière divine a rempli l’utérus de Marie » ;
  • Harbison note le contraste symbolique entre les deux tâches de lumière des cierges autour de la statue dans la niche, et les deux tâches de lumière sur le sol aux pieds de Marie [19].

Cet intérêt pour le reflet sur la pierre se retrouve dans d’autres oeuvres de van Eyck (voir Lumières sur la pierre). Ce qui est véritablement spécifique à ce panneau est un thème connexe à celui de la lumière : celui de la vision, du regard.


Des regards divergents

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin detail regards
Marie couronnée regarde d’en haut ce qui se trouve dans le second panneau, avec une expression de bienveillance.

L’Enfant s’accroche de la main gauche à son encolure, la main droite agrippant son propre poignet : demande-t-il nourriture ou protection ? Son expression n’est pas craintive, mais attentive : que fixe-t-il du regard ?


Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin schema4a

Il regarde sa future image sur la croix, et sa future image le regarde.

Mais le thème traité ici est plus ambitieux que celui de la prémonition de la croix. Car ce dialogue muet entre le Christ Enfant et le Christ-Roi suit la diagonale que nous avons déjà utilisée, et qui passe par l’oiseau, à savoir l’Esprit Saint.

Et que regarde celui-ci ? La source de lumière divine.


Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin schema7
Il est facile de compléter le tableau par deux autres regards : celui que Dieu porte d’en haut sur Jésus et sur Marie, matérialisé par les deux tâches.

Et celui que le possible donateur du panneau droit aurait porté, comme il est d’usage, sur Marie intercetrice.

Ainsi un étagement de regards conduit de la Terre à Dieu, en passant par la Mère, le Fils et le Saint Esprit.



Une cathédrale idéale

Au départ, le tableau a été daté des débuts de la carrière de Van Eyck , à cause du supposé archaïsme de sa Vierge géante. Les historiens d’art s’accordent maintenant à le considérer comme une de ses toutes dernières oeuvres, à cause notamment du rendu extraordinaire des effets lumineux.


Les parties hautes

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin. fenetre nef Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin. fenetre choeur

Les verrières de la nef, à figures humaines alternant sur fond rouge et bleu, laissent voir au travers les arc-boutants ensoleillés. A noter le détail des toiles d’araignée le long des moulures.

Les vitraux du choeur sont translucides, sauf celui juste celui au-dessus de la Croix, avec des motifs de fleurs rouges et bleues. John L. Ward, qui a relié ce détail à d’autres collisions signifiantes observées chez Van Eyck, estime à juste titre que le placement de ce vitrail est intentionnel : il s’agit de donner l’illusion qu’il « s’avance dans l’espace, comme si <les fleurs> poussaient soudainement à partir du haut de la croix placée en face » ([19a], p 17).

A noter le détail des deux câbles qui soutiennent la branche horizontale de la croix.

Autre différence légère entre la nef et le choeur :

  • les arcades du triforium sont simples, puis géminées ;
  • les ouvertures du couloir de circulation supérieur sont rectangulaires, puis trilobées.


Une vue technique

Une autre raison de la datation tardive du panneau est la complexité de la perspective : dans tous les intérieurs réalisés jusque là, Van Eyck s’était placé en vue centrée, et avait évité d’affronter la complexité polygonale d’un choeur gothique :


1437 Jan_van_Eyck Triptyque de Dresde 1445 Maelbeke_Madonna_Triptych_After_van_Eyck
  • dans le Triptyque de Dresde (voir 1-2-4 Le Triptyque de Dresde (1437)), il est masqué par une tenture ;
  • dans la Madone de Nicolas de Maelbeke (voir 1-2-5 La Madone de Nicolas de Maelbeke (1439-41)), les deux pans latéraux sont escamotés.


Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin schema3
La perspective n’est pas unifiée, mais construite selon trois points de fuite :

  • un pour le sol de la nef (en jaune) ;
  • un pour la paroi gauche de la nef (en rouge) ;
  • un pour la paroi gauche du choeur (en orange).

De manière très intelligente, la continuité géométrique est assurée par le fait que les fuyantes des deux bords de la section médiane passent par les deux autres points de fuite.


Atelier de Van Eyck 1420-30 Messe de requiem fol 116 Tres_Belles_Heures_de_Notre_Dame_de_Jean_de_Berry Turin City Museum of Ancient Art

Messe de requiem, fol 116 des Très Belles Heures de Notre Dame de Jean de Berry
Atelier de Van Eyck, 1420-30, City Museum of Ancient Art, Turin

Ceci pourrait être fortuit, si on ne retrouvait exactement la même construction dans cette enluminure. Le fait que le cercueil, bien que très peu en hauteur par rapport du sol, obéisse non pas au point de fuite de celui-ci mais au point de fuite médian, prouve l’application méthodique d’un procédé d’atelier.

La vue en coupe montrant le mur de brique au dessus de l’arc triomphal souligne la volonté de réalisme et de précision technique. Elle sert aussi à expliquer ce que nous voyons : non pas la nef, mais un choeur long composé de trois travées (avec triforium) et d’une abside pentagonale entièrement vitrée.

A noter le panonceau affichant des prières sur deux colonnes : un élément de mobilier courant dans les cathédrales, utile pour donner l’échelle et prouver la virtuosité du miniaturiste.


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Un article récent [19b], qui utilise une méthode automatique pout déterminer les points de fuite, a montré que les différents points de fuite sont alignés, et que le choeur pentagonal obéit à une construction rigoureuse. Mais l’auteur a malheureusement oublié les fuyantes de la nef, qui ne rentrent pas dans son schéma.


Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA schma perspective

Annonciation
Van Eyck, 1434-36, NGA, Washington

Même construction dans cet autre intérieur d’église, oeuvre majeure sur laquelle nous reviendrons : ici il s’agit soit d’un chevet plat, soit du mur du fond d’un transept (mais il devrait avoir une porte : les historiens d’art n’ont pas de consensus sur l’origine de cette architecture [19c]).



Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin schema2

Dans notre cathédrale, l’élévation est tout à fait correcte : le portail Nord, vu à travers les arcades du bas-côté tombe à peu près au milieu de la largeur du transept. Seule anomalie : le choeur est légèrement plus large que la nef.

En revanche, une particularité unique de cette cathédrale n’a à ma connaissance jamais été commentée…



Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin schema6

Le fort décalage vers le haut du triforium du choeur (et du transept) par rapport à celui de la nef est bien supérieur à la surélévation du sol du choeur (6 marches à l’entrée du jubé, une à la sortie).

Il a probablement une raison purement graphique : pour représenter les détails du jubé, il était nécessaire de l’agrandir, et donc de surélever le trimforium (qu’il aurait sinon totalement masqué).

Mais il revêt aussi un sens symbolique :

  • empêcher, grâce à la discontinuité des triforiums, le passage par en haut de la nef au choeur (le passage par en bas étant barré par l’ange chanteur) ;

  • élever le choeur, lieu de transcendance empli de pure lumière ;

  • le diviser verticalement en deux registres :
    • celle au niveau du triforium, qu’habite la statue de la Vierge ;
    • celle au niveau des verrières, qu’occupe le Christ seul, divinité en ostension dans une chasse de cristal.


Van_der_Stockt 1450 ca Triptych_of_the_Redemption_-_The_Crucifixion Prado

La Crucifixion (panneau central du Triptyque de la Rédemption)
Van der Stockt, vers 1450, Prado, Madrid

Je n’ai trouvé que cet autre exemple de décalage vertical, mais qui correspond ici à une nef sans triforium.


La cathédrale de Van der Weyden

Van der Weyden 1445-50 Seven_Sacraments Altarpiece Royal Museum of Fine Arts Antwerp

Retable des Sept Sacrements
Van der Weyden, 1445-50, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers

Très peu d’années après Van Eyck, Van Der Weyden reprend l’idée des personnages sacrés de grande taille dans une cathédrale, en atténuant leur gigantisme. Il construit le panneau central selon la même logique (décentrage et absence d’un des murs latéraux), mais il homogénéise la nef et le choeur, qui perd tout caractère transcendant. Il utilise de manière très novatrice le format triptyque pour élargir la vue aux bas-côtés.



Van der Weyden 1445-50 Seven_Sacraments Altarpiece Royal Museum of Fine Arts Antwerp percpective

La perspective est en voie d’unification, même si les parties basses et hautes gardent des points de fuite légèrement différents, et si ceux des bas-côtés ne coïncident pas avec ceux de la nef (noter également que l’alignement des colonnes entre la nef et le bas côté droit est légèrement oblique).



Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin schema8

Rétrospectivement, on peut se demander si le volet manquant, chez Van Eyck, n’aurait pas également montré le bas côté : mais dans un diptyque à panneaux égaux, la hauteur nécessairement moindre du bas-côté par rapport à la nef aurait posé un problème insoluble de remplissage de la partie haute ; de plus, le ou les personnages auraient paru lilliputiens sous le regard de la Vierge, créant un effet de grand spectacle plutôt qu’une interaction de nature spirituelle.

Il y a donc fort à parier que Van Eyck avait mis en place tout autre chose qu’une continuité purement architecturale.



Le diptyque de l’abbé Christiaan de Hondt

Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp right

Maître de 1499, 1499, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers

Réalisé plus d’un demi-siècle après Van Eyck, ce diptyque est un hommage appuyé au maître disparu.

Le panneau de droite contient de nombreuses citations de la chambre des Epoux Arnolfini.

Le panneau de gauche est une copie de la Vierge dans une église, avec quelques différences mineures :

  • les couleurs des vêtements de la Vierge sont différentes ;
  • les carrelages sont ornementés ;
  • les deux tâches au sol ont disparu, ce qui permet d’insérer un vase empli de fleurs en pendant à la mitre de l’abbé ;
  • le cadrage s’élargit légèrement pour englober la colonne de gauche, ce qui permet d’avancer le panonceau de prières, qui chez Van Eyck était sur la deuxième colonne :

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin comparaison pannonceau


Une copie rationalisée

Il est possible que le maître de 1499 ait recopié non pas le tableau lui-même, mais un dessin à la même échelle (aujourd’hui perdu) ce qui expliquerait les différences dans les couleurs et le traitement de la lumière ([20], p 140).



Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin comparison choeur

Effectivement, comme dans le dessin, la voûte du bas-côté et le crucifix sont un peu plus bas. Cependant dans ce dessin il y dans le choeur une fenêtre supplémentaire, alors que le Maître de 1499 a recentré le crucifix sur la fenêtre centrale (mais sans le vitrail floral) : en un demi-siècle, d’autres dessins ont donc dû circuler.

L’important est que, sur plusieurs points, le Maître de 1499 ne comprend plus les intentions symboliques de Van Eyck, et tente de les rationaliser :
Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin comparaison rationalisation

  • ne comprenant pas que l’Enfant se cramponne au cou de sa mère pour regarder au-delà d’elle le Christ-Roi sur la Croix, il invente un collier avec lequel joue l’Enfant ;
  • ne comprenant pas la valeur glorieuse du Crucifix, il rajoute l’écriteau infamant, et un câble de suspension central que Van Eyck avait omis pour donner au vitrail floral toute sa visibilité ;
  • ne comprenant pas que l’oiseau de métal est relié à l’Annonciation et symbolise l’Esprit-Saint regardant la lumière divine, il rajoute un Dieu le Père en haut du tympan, retourne l’oiseau et, en le perchant sur une barre, l’interprète comme l’Aigle de Saint Jean.



Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp schema

Dans le panneau de gauche, la perspective est donc restée celle de Van Eyck (sauf pour le voûte au dessus du choeur) et le peintre, dans son parti-pris d’archaïsme, n’a pas tenté de l’unifier d’un panneau à l’autre.


Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondtabbot Robrecht de Clercq , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left

Revers du diptyque

Le revers du panneau de Marie porte un Salvator Mundi. L’autre panneau avait initialement au revers une imitation de porphyre.

Lorsque Le successeur de Christiaan de Hondt, l’abbé Robrecht de Clercq, a pris possession du diptyque (après 1519), il a fait faire quelques modifications sur les armoiries de l’avers, mais surtout a fait rajouter sur le fond en porphyre son propre portrait en prières devant le Christ ([20], p 145) .

Le fait que le Salvator Mundi faisait bien partie de la commande initiale est attesté par sa date, 1499 : c’est d’ailleurs ce tableau qui a valu au peintre son nom provisoire  :  Maître de 1499.



Le diptyque Doria Pamphili

David 1508 Siziliano diptych DoriaLa Vierge dans une église, attribué à Gérard David ou Jan Gossaert Gossaert 1508 Siziliano diptych St_Anthony_with_Donor Palazzo Doria RomeAntonio Siciliano avec Saint Antoine, attribué à Jan Gossaert et/ou Simon Beining

Vers 1508 ou 1514-15, Galerie Doria Pamphili, Rome

Mis à part leur taille identique, on n’a aucune certitude, ni sur le ou les auteurs, si sur le fait que les deux panneaux  aient été montés en diptyque, dont la logique semble aberrante :.
Gossaert 1508 Siziliano diptych Palazzo Doria Rome

  • le regard de la Vierge, modifié par rapport au tableau de Van Eyck, ne sort pas du panneau de gauche ;
  • ni le regard du donateur si celui de son saint patron ne fixent un élément significatif du panneau de gauche.



bisDavid 1508 Siziliano diptych Palazzo Doria detail

Outre le regard de la Vierge, l’autre grande modification de cette copie est le rajout d’une troisième porte dans le jubé, avec au tympan la scène de la Nativité et au dessous la statue d’un Saint Evêque (ce qui décale mécaniquement la Croix vers la gauche lui faisant perdre sa superposition avec le vitrail floral, qui a néanmoins été conservé). Accompagnant ce parti-pris de symétrie, les deux cierges allumés flanquent désormais le portail central.



David1508 Siziliano diptych Palazzo Doria schema

Au passage la perspective a été dégradée, puisque les fuyantes de la galerie supérieure ne convergent plus..

La symétrisation, l’abaissement du regard de Marie et surtout l’ajout d’un mur du côté droit de la nef concourent vers la même conclusion : cette copie est une adaptation autosuffisante du panneau de Van Eyck, et c’est probablement dans un second temps que Siciliano a commandé à un autre peintre un panneau de même taille, non pas pour en faire un diptyque, mais pour l’accrocher en pendant [21].



Pour le dénouement de cette enquête, voir 1-2-6 La Vierge dans une église : résurrection du panneau perdu (2 / 2).

Pour ceux qui veulent trouver par eux-même : la solution se trouve déjà dans cet article..

Références :
[14] https://en.wikipedia.org/wiki/Madonna_in_the_Church
https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Vierge_dans_une_%C3%A9glise
[15] Léon, marquis de Laborde, « La Renaissance des arts à la cour de France: études sur le seizième siècle. Additions au tome premier; peinture », 1855, p 606 https://books.google.fr/books?id=O-pBAAAAYAAJ&pg=PA606
[16] John Mason Neale, Guillaume Durand, Benjamin Webb « Du symbolisme dans les églises du moyen age », p 174 https://books.google.fr/books?id=DXZIAAAAYAAJ&pg=PA174
[17] « Mémoires de la Commission des antiquités du départment de la Côte-d’Or », 1841, p 7
https://books.google.fr/books?id=SrBCAQAAMAAJ&pg=PA7
[18] Mone, « Hymni latini medii aevi e codd. mss. edidit et adnotationibus », Volume 1, p 62
https://books.google.fr/books?id=d6HPafI_1c4C&pg=PA62
[19] Harbison s’élève vigoureusement par ailleurs sur l’interprétation de la lumière comme étant surnaturelle, en citant quelques églises néerlandaises orientées Nord-Sud dans lesquelles elle peut à certaines périodes venir du Nord. Il explique en outre que cette direction de la lumière était forcée par la position du donateur occupant le panneau droit. Mais cet argument tombe si ce panneau, justement, ne montrait pas un donateur.
Craig Harbison, « Jan van Eyck: The Play of Realism, Second Updated and Expanded Edition », p 193 et ss https://books.google.fr/books?id=n3wQgsBHqgYC&pg=PA193&lpg=PA193#v=onepage&q&f=false
[19a] John L. Ward « Disguised Symbolism as Enactive Symbolism in Van Eyck’s Paintings » Artibus et Historiae Vol. 15, No. 29 (1994), pp. 9-53 https://www.jstor.org/stable/1483484
[19b] Simon Gilles, « Ce génie de l’art a transformé la peinture en une science de l’espace » https://www.futura-sciences.com/tech/actualites/realite-augmentee-ce-genie-art-transforme-peinture-science-espace-106003/
[19c] Pour Panofsky, cette architecture est archéologiquement impossible puisque les arcades romanes, en haut, viennent au dessus d’arcades gothiques (même si les arcs brisés sont peu marqués) : il s’agirait donc d’une construction symbolique. Thomas W.Lyman, qui a reconstitué l’état des églises de Tournai à l’époque de Van Eyck, a montré que cet arrangement a bien existé à une époque de transition, et estime que le tableau aurait pu être inspiré par l’église Saint Quentin de Tournai.Saint Quentin (Sint-Kwintenskerk) de Tournai vers le portail
Saint Quentin (Sint-Kwintenskerk) de Tournai, vers le portail Sud Est
Cette église possède une superposition d’arcades romanes au dessus des arcs brisés, un plafond plat, un faux triforium à architrave dans son transept et deux triplets de fenêtres au dessus du portail d’entrée, qui possède la particularité d’être orienté au Sud Est au lieu de l’Ouest (à cause de la contrainte de s’ouvrir sur la Grand Place). Si le chevet antérieur avait été plat (ce qu’on ne sait pas), la lumière y serait donc tombée naturellement depuis la gauche, comme dans le tableau.
Thomas W. Lyman « Architectural Portraiture and Jan van Eyck’s Washington Annunciation » Gesta, Vol. 20, No. 1, Essays in Honor of Harry Bober (1981), pp. 263-271 https://www-jstor-org.ezproxy.inha.fr:2443/stable/766850
[20] « Prayers and portraits: unfolding the Netherlandish diptych », Yale University Press, 2006, p 140 https://books.google.fr/books?id=xT9w9uHtyWwC&pg=PA140#v=onepage&q&f=false
Téléchargement complet : https://www.nga.gov/research/publications/pdf-library/prayers-and-portraits.html
[21] Jan Gossaert, Stijn Alsteens, Nadine Orenstein, « Man, Myth, and Sensual Pleasures: Jan Gossart’s Renaissance : the Complete Works » , p 140 https://books.google.ie/books?id=3aikaSu3tokC&pg=PA140#v=onepage&q&f=false

Le pendant de Lotto

3 mai 2020
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Le seul pendant de Lotto cumule les originalités : dont la plus notable est celle de n’avoir pratiquement jamais été étudié en tant que tel.

Cas d’étude rêvé pour mettre en pratique les notions  sur les donateurs, que j’ai détaillées par ailleurs…

Lotto 1525-29, Nativite avec Domenico Tassi, (copie), Galerie de l'Academie, Venise (132 x 104)Nativité avec Domenico Tassi, copie du XVIIème siècle, Galerie de l’Academie, Venise (132 x 104 cm) Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, BerlinAdieux de Jésus à Marie avec Elisabetta Rota, Lotto, Gemäldegalerie, Berlin (126 x 99 cm) [0]

Autant le tableau de droite a été abondamment commenté, autant celui de gauche est resté dans l’ombre : alors que l’un est indissociable de l’autre . Je considère ici comme acquis le fait que la copie de Berlin est bien celle du pendant perdu de Lotto : les preuves historiques ont été apportées par Norberto Massi [1], le seul à avoir étudié les deux tableaux comme un tout. Ainsi le pendant respecte :

  • l’ordre chronologique : Jésus nouveau né puis Jésus adulte ;
  • l’opposition des sujets : première et dernière rencontre (avant la Passion) de Jésus avec sa mère ;
  • le contraste des décors :
    • scène de nuit dans une ruine formant un fond fermé,
    • scène de jour dans une demeure somptueuse avec un fond ouvert.


Un couple de donateurs

Je prolonge ici les analyses de Massi , en développant un aspect qu’il a simplement effleuré :

Lotto 1525-29, Nativite avec Domenico Tassi, (copie), Galerie de l'Academie, Venise (132 x 104) detail mari Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detail epouse

Le pendant avec les époux Tassi s’inscrit dans la longue tradition des tableaux dévotionnels avec un couple de donateurs :

  • le mari tient un chapeau noir dans sa main gauche,
  • l’épouse tient à deux mains un livre ouvert, son petit chien à ses pieds.

Lotto a respecté le principe fondamental des tableaux dévotionnels avec couple : l’ordre héraldique (sur les rares exceptions à cette règle, voir 1-3 Couples irréguliers).

En revanche, la gestuelle qu’il a retenue est rare, quoique non unique : mais avant d’aller plus loin, un rapide récapitulatif s’impose.


Les donateurs en Italie au temps de Lotto

Des donateurs acteurs

L’insertion des donateurs dans un tableau de dévotion (autrement dit l’intrusion du profane dans le sacré) est l’histoire d’une longue acclimatation au scandale, avec des particularités nationales. En 1521 en Italie, les donateurs à taille humaine ne choquent plus depuis longtemps (voir 6-1 …les origines) et il arrive même que des commanditaires s’introduisent discrètement en tant qu’acteurs au sein des scènes sacrées (voir 1-5 Donateurs incognito).


Des gestes normalisés

Destinés à un usage public à l’intérieur des églises, les tableaux avec un ou plusieurs donateurs, le plus souvent représentés en prière devant la Madone et accompagnés par leur saint patron, poursuivent un double objectif :

  • spirituel : assurer le bénéfice d’une sorte de prière perpétuelle (celle des donateurs attirant celle des spectateurs),
  • temporel : immortaliser la générosité du commanditaire.

Dans ce contexte, les gestes sont extrêmement codifiés : les donateurs ont le regard levé vers la Vierge, mains jointes, tenant parfois un chapelet.


Tenir un couvre-chef

On rencontre de temps à autre un donateur tenant entre ses mains jointes un couvre-chef, surtout lorsqu’il est l’emblème de sa position sociale.


1516 Girolamo_giovenone Dominique Laurent Trittico Raspa Trino Vercelli
L’Immaculée Conception allaitant, entre Saint Dominique et Saint Laurent, avec le couple Raspa (Triptyque Raspa)
Girolamo Giovenone, 1516, église San Bartolomeo, Trino Vercellese (provient de l’église dominicaine San Paolo de Vercelli)

Ici Ludovico Raspa tient à la main son béret rouge de jurisconsulte, tout en consultant le livre de prière que lui présente Saint Dominique (voir 1-4-1 Tryptiques italiens).

Cependant je n’ai trouvé aucun exemple d’un donateur faisant le geste étrange de Domenico Tassi : se découvrant de la main gauche et tenant semble-t-il un rosaire dans la main droite (sous réserve de la mauvaise qualité de la photographie).


Dans l’intimité de Joseph

Dans certains cas, le donateur est présenté à la Sainte Famille au complet (voir 6-5 …en Italie, avec la Sainte Famille) : dans ce cas, Joseph sert très souvent de patron de substitution, étendant sa paternité à l’arrivant.

1529 ca Giulio Campi St Antoine Padoue beato Alberto da Bergamo et donateur inconnu Brera
Sainte Famille avec un donateur, St Antoine de Padoue et le bienheureux Alberto da Bergamo
Giulio Campi, vers 1529, Brera, Milan

C’est ainsi que le jeune homme avec son bréviaire se trouve ici carrément propulsé en position de frère humain du divin enfant.


Tenir un livre

Ce geste est rare, car la plupart du temps, en Italie, les livres sont réservés aux Saints Patrons.

1485 ca Bermejo Bartolome Madonna di Montserrat e Gesu Bambino cattedrale di Santa Maria Assunta, Acqui Terme

Vierge de Montserrat et le donateur Francesco della Chiesa
Bartolomè Bermejo, vers 1485, cathédrale de Santa Maria Assunta, Acqui Terme

Dans ce retable très exceptionnel, le fait que la scène se passe en extérieur justifie que le marchand ait gardé sur sa tête son chapeau de voyage. Sur son bréviaire on peut lire la prière Salve Regina ; la lettre tombée au sol porte le nom et la signature du peintre (voir 6-7 …dans les Pays du Nord).

Voici un exemple, avec une donatrice cette fois, exactement contemporain du tableau de Lotto :

1525 ca Pietro Grammorseo et Gandolfino sant'Orsola; sant'Eulalia; san Giovanni Battista; san Giulio polyptique de la cathédrale de Asti Palazzo Madama Turin ensemble
Vierge à l’Enfant entre Sainte Ursule avec la donatrice Maria Balbi et Sainte Eulalie (polittico Balbi)
Pietro Grammorseo, vers 1521, Palazzo Madama, Turin (provient de l’autel de saint Jules et de Sainte Ursule, cathédrale d’Asti)

Ici le petit bréviaire qui marque la piété de Maria Balbi n’entre pas en concurrence avec le livre fermé de Sainte Eulalie, ni avec le livre ouvert de Saint Jules au registre supérieur (voir 1-4-1 Tryptiques italiens).


Deux jeunes artistes à Bergame

Lotto, vénitien passé par Rome et par les Marches, s’est installé durant douze ans à Bergame à partir de 1513, à l’âge de trente trois ans. Il y a partagé la même clientèle de marchands que l’artiste local, Andrea Previtali, exactement du même âge. Concurrents mais semble-t-il amis, les deux jeunes artistes ont fait assaut d’innovations pour épater ces riches clients, dans des tableau à usage privé (voir 2-7 Le donateur en retrait).


1523 ca Andrea Previtali Madonna col Bambino e i santi Paolo e Agnese con i donatori Paolo e Agnese Cassotti Accademioa Carrara Bergamo

Madone Cassotti, avec saint Paul, sainte Agnès et les donateurs Paolo et Agnese Cassotti
Andrea Previtali, vers 1523, Accademia Carrara, Bergame

Dans cette Conversation Sacrée, Prévitali échange audacieusement les places des donateurs avec les places de leurs saints patrons.


1523, Lorenzo Lotto, Le mariage mystique de sainte Catherine Accademia Carrara, Bergame

Le mariage mystique de sainte Catherine
Lorenzo Lotto, 1523, Accademia Carrara, Bergame

Dans ce tableau peint pour payer son loyer, Lotto case son propriétaire juste derrière la chaise de la Vierge.

Ces expérimentations et détournements des formules traditionnelles avec les donateurs éclairent la conception d’une oeuvre aussi originale que le pendant pour les époux Tassi.


La Nativité avec Domenico Tassi

Lotto 1525-29, Nativite avec Domenico Tassi, (copie), Galerie de l'Academie, Venise (132 x 104)

Une formule flamande

On sait par ses carnets et par différents témoignages [1] que Lotto a peint plusieurs Nativités en nocturne, dans la tradition flamande où la source de lumière est le corps rayonnant du bébé.

La Nativité avec Domenico Tassi se rapproche énormément d’une Nativité dans la même tradition, réalisée quelques années plus tôt par un artiste de Cologne.


1516 BARTHEL BRUYN l'Ancien Geburt Christi mit den Stiftern Peter von Clapis (1480–1551) und Bela Bonenberg (-1528) Staedel

Nativité avec les donateurs Peter von Clapis et son épouse Bela Bonenberg
Barthel Bruyn l’Ancien, 1516, Staedel Museum, Francfort

Dans les mêmes conditions de production (oeuvre de dévotion à usage privé pour un couple de patriciens cultivés (voir 1-4-2 Tryptiques flamands), Barthel Bruyn est parvenu à une solution finalement assez proche de celle de Lotto, notamment quant au mimétisme, grâce aux bougies superposées, entre Saint Joseph et le donateur,

C’est un mimétisme plus subtil, dans le cas de Lotto, que nous sommes maintenant à même de mieux percevoir.


Ce que montre Saint Joseph (SCOOP !)

Lotto 1525-29, Nativite avec Domenico Tassi, (copie), Galerie de l'Academie, Venise (132 x 104) schema triangle
Dans une double composition triangulaire, tout à fait typique de Lotto, le geste de la Vierge montrant aux anges l’enfant lumineux fait écho au geste de Saint Joseph montrant au donateur un objet sombre au premier plan, que la mauvaise qualité de la copie ne permet pas facilement d’interpréter. Or il est clair que ce que montre Joseph est un élément-clé de l’interprétation du tableau.


Lotto 1527-28 Nativita Pinacoteca Nazionale Sienne

Nativité
Lotto, 1527-28, Pinacoteca Nazionale, Sienne

L’autre Nativité nocturne conservée de Lotto est aujourd’hui datée de 1527-28, bien que des inventaires anciens affirment qu’elle portait autrefois la date de 1521 [2], ce qui la resituerait dans le période Bergame de l’artiste. Quoiqu’il en soit, l’important est qu’elle développe un thème d’origine byzantine mais devenu rare à la Renaissance, celui du Bain de l’Enfant (voir un autre exemple dans L’énigme des panneaux Barberini).

Avec sa perspicacité habituelle, Jean-Yves Cordier [2a] a identifié la femme de droite, qui tend vers l’enfant des mains sans doigts, la figure rarissime de Saint Anastasie, une infirme dont les mains coupées repoussèrent au contact de l’enfant :

« Et adonc respond la glorieuse Vierge Marie Ne vous chaille, Anastasie ; approchez-vous tant seulement de moy et recevez l’enfant qui vient ».


Lotto 1527-28 Nativita Pinacoteca Nazionale Sienne detail lange Lotto 1527-28 Nativita Pinacoteca Nazionale Sienne detail pelle

On voit à l’arrière-plan une servante mettant à sécher au feu le lange lavé de l’Enfant, et au premier plan un lange propre qui attend, à côté d’un pot gardé au chaud sur une pelle contenant des braises. Or toute une tradition iconographique médiévale attribue ces tâches liées à la chaleur (faire sécher le lange, réchauffer la soupe) à Joseph (voir – La chaleur de Joseph –).


Lotto 1525-29, Nativite avec Domenico Tassi, (copie), Galerie de l'Academie, Venise (132 x 104) detail foyer

Mon hypothèse concernant la zone sombre que Joseph nous montre d’un air désespéré est qu’il s’agit des restes d’un feu, avec un bout de planche taillée en queue d’aronde et un balai pour rassembler les cendres : comme si Joseph montrait, au riche Domenico Tassi dans ces vêtements bien fourrés, le spectacle de sa pauvreté : avoir dû brûler, pour réchauffer le nouveau-né, un meuble qu’il avait lui-même confectionné. Peut-être le berceau-même de Jésus, ce qui expliquerait pourquoi le bébé est posé sur le sol, en attendant de trouver place dans le vulgaire panier d’osier.

Cette invention très originale et d’une grande richesse symbolique oppose les cendres du foyer éteint au rayonnement surnaturel de l’enfant. Elle ne se conçoit que dans le cadre d’un tableau de dévotion privé : le commanditaire accepte le rôle du Riche qui ne peut, depuis le futur, que compatir, en la saluant, avec la détresse du Père nourricier.


La logique du pendant (SCOOP !)

Lotto 1525-29, Nativite avec Domenico Tassi, (copie), Galerie de l'Academie, Venise (132 x 104) detail compassion Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detail compassion

Tandis que Domenico compatit avec la détresse du Père et promet de la compenser par sa Richesse, Elisabetta compatit avec celle de la Mère :

en tenant fermement entre ses mains son bréviaire, elle compense, par sa Piété, les mains vides de Marie qui n’a pu retenir son fils.

Ayant compris la logique d’ensemble, nous pouvons maintenant revenir au second tableau sur lequel beaucoup a été écrit : mais  l’essentiel n’a pas été vu.



Les Adieux de Jésus à Marie avec Elisabetta Rota

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin

Le livre : un faux problème

La plupart des commentateurs, n’étudiant que le second tableau [3] , ce sont concentré sur le livre , allant même jusqu’à l’identifier : il s’agirait du « Zardino de oractione fructuoso », qui décrit l’épisode, non mentionné dans les Evangiles, des Adieux de Jésus à sa mère, et associe cet épisode à une technique d’oraison mentale reposant sur la visualisation. Comme la présence d’une donatrice dans une scène religieuse est rare, et que la scène choisie par Lotto est encore plus rare, il est tentant de supposer que le tableau montre justement Elisabetta en train de pratiquer cette technique.

Très réductrice, cette interprétation passe sous silence le fait que tenir un livre est un geste de piété assez courant chez les donateurs (notamment chez Van Eyck, voir 1-2-5 Les Madones de Nicolas de Maelbeke (1439-41) et de Jan Jos (1441)) et que surtout, dans le premier tableau, Domenico, lui aussi immergé dans une scène du passé, se contente de tenir son chapeau.


Les personnages

Si Lotto illustre un texte précis, personne n’en a trouvé un qui cite l’ensemble des sept personnages :

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin personnages

Je ne choisirai pas entre les différentes hypothèses proposées : l’important est que le groupe central (Marie soutenue par Saint Jean et deux Saintes femmes) évoque clairement l’iconographie de la Passion. Mais que d’autre part Lotto n’ pas jugé bon de creuser le filon de l’anticipation de la Croix (rien d’autre ne l’évoque dans le tableau, sauf peut-être, en cherchant bien, les charmilles du jardin vu en plan [4]).


Les lapins, le chat et le chien

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detail lapins

Là encore je pense qu’il ne faut pas en faire toute une histoire ; les lapins blanc soulignent la paix du jardin clos…


Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detail chat Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detail chien

…le chat noir reste dans la maison, sous le bureau : il suffit de l’associer au chien qui accompagne sa maîtresse pour qu’il perde toute connotation diabolique. Les deux ont la signification positive de petit compagnon, d’étude ou de méditation


Une Annonciation déguisée ?

Lotto 1528 ou 1533 Annonciation Museo Civico Recanati

Annonciation
Lotto, 1528 ou 1533, Museo Civico, Recanati

Il ne faut pas non plus surévaluer les « ressemblances » avec cette Annonciation largement postérieure, avec un jardin clos et un chat manifestement mis en fuite, pour rétro-interpréter Les Adieux de Jésus à Marie.

Le chat en particulier est un joker iconographique qu’on peut exhiber à loisir comme symbole négatif (le démon), positif (la félicité), symbolisant l’Incarnation tout autant que la Résurrection [4].

L’enjeu des Adieux de Jésus à Marie était plus ambitieux et complexe qu’un clin d’oeil à une iconographie connue : il s’agissait inventer une iconographie nouvelle, qui plus est dans le contexte unique d’un pendant de dévotion marital.


Le cartellino et les fruits

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detail lettre

Une interprétation récente [5] s’est basée sur le fait que le papier portant la mention « A Maître Laurenzo Lotto, peintre » pourrait être une sorte de retour à l’envoyeur, la lettre peinte reproduisant la lettre de commande envoyée par Elisabetta à Lotto.

Je pense qu’il ne faut pas surestimer ce type de détail : insérer un objet-limite en trompe-l’oeil au ras du cadre (papier, bougie, fleur, fruit) est fréquent à la Renaissance italienne (notamment chez Crivelli, voir 2-8 Le donateur in abisso).

Quant à l’idée de signer sur un bout de papier, elle est également assez courante (nous avons vu l’exemple de Bermejo au siècle précédent).



Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detail fruits

Evidemment, les cerises et l’orange ont attiré l’oeil (ils sont là pour cela) et les exégèses. Si on les interprète dans le cadre strict du second tableau, ils devraient renvoyer respectivement à Jésus et à Marie : mais si l’orange est bien un symbole marial (par antithèse avec Eve et le fruit du péché originel, les cerises ne sont que très lointainement un symbole christique (à cause du rouge, couleur de la Passion). D’autant qu’en tant que fruit succulent, elles sont aussi associées au Paradis. D’où cette autre interprétation, inventive mais hors contexte :

« l’ orange – symbole du péché à racheter – et le rameau de cerises – gaudia Paradisi – au nombre de huit car au huitième âge du monde la résurrection réintègre l’homme à l’état de perfection et de félicité » [6]


Une signature visuelle (SCOOP !)

Mon hypothèse personnelle, qui vaut ce qu’elle vaut, est qu’un pendant n’est en général signé que d’un seul côté. Lotto aurait pu avoir l’idée d’une triple identification : la sienne sur le cartellino, et celle des commanditaires sous la forme de fruits, placés au premier plan du second tableau par cohérence avec le jardin de l’arrière-plan (qui comme tous les jardins clos est une évocation du Paradis) :

  • l’orange renverrait au tableau de droite, à Marie, et donc à celle qui compatit avec elle, Elisabetta ;
  • les cerises renverraient au tableau de gauche, à Joseph, et à celui qui compatit avec lui, Domenico.



Fruit de l'If

On pourrait pour cela invoquer l’homologie visuelle entre les cerises et l’arille, le fruit de l’if : bois réputé pour l’ébénisterie (Joseph) et dont le nom, au pluriel, est Tassi (Domenico). Anciennement, les armes des Tassi comportaient d’ailleurs en haut une branche d’if, en en bas un blaireau (qui se dit aussi tasso en italien).[7]


La construction perspective

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin schema1

En contraste voulu avec le fond fermé du premier tableau, la perspective ouverte n’a guère retenu l’attention.

Le spectateur est sensé se situer à genoux, entre Elisabetta, son relais à l’intérieur du tableau, et Marie.

Une première étrangeté est la position du tunnel de verdure, au fond : il se trouve dans l’alignement du pan de mur sombre, à gauche de la loggia (le mur du jardin) et non dans celui de l’arcade centrale. Cette dissymétrie a une raison simple : centré, le tunnel de verdure aurait été masquée par la deuxième colonne de la loggia (en comptant depuis la gauche).


Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detailcolonnes
L’anomalie qui saute aux yeux , en revanche, est le fait que du côté droit de la nef en berceau, il manque deux colonnes sur trois , remplacées par un étrange système de chapiteaux suspendus.

Seul Massi a remarqué cette étrangeté, qu’il attribue à la nécessité de montrer la chambre du fond et la pièce latérale : mais l’explication est un peu courte.


Une structure ternaire (SCOOP !)

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin schema2
Prolongées selon la perspective, les trois arcades de la loggia délimitent trois couloirs qui hébergent symétriquement trois groupes de figures :

  • les deux saints attendant le départ ;
  • le Fils, séparé de sa mère que soutiennent (retiennent ?) Saint Jean et une sainte ;
  • la seconde sainte et la donatrice.

Cette dernière apparaît ainsi comme totalement intégrée à la scène qui se joue.


L’oculus et sa projection (SCOOP !)

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detail spot
Le détail de l’oculus se projetant sur la voûte a été interprété comme rappelant que la scène se passe au lever du soleil.

Je vois quant à moi, en haut de la section centrale, dans cette image splendide d’une lumière projetée qui va s’éloigner inexorablement de sa source à mesure que le soleil se lève, la traduction visuelle de ce qui se passe en dessous : le Fils s’éloignant de la mère pour obéir à la volonté divine.


Une image inversible (SCOOP !)

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin schema3

Si on fait abstraction de la perspective, la vue à plat révèle une structure ternaire très robuste, amorcée justement par le vitrail de l’oculus.

La section de droite contient :

  • la chambre au fond dans la maison attenante,
  • la pièce latérale avec un bureau portant un livre, et le chat sur le sol ;
  • Elisabetta, tenant son livre, avec le chien sur le sol.

Dans cette nouvelle lecture, la section de droite apparaît comme le domaine d’Elisabetta, qui apparaît maintenant en marge des personnages sacrés.

Comme ces images inversibles que l’oeil peut voir aussi bien en creux qu’en relief, la construction mise au point par Lotto permet de voir Elisabetta aussi bien actrice que spectatrice, selon qu’on lit l’image dans la  profondeur ou à plat.


Une esthétique théâtrale (SCOOP !)

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin schema4
Le décor conçu par Lotto répond parfaitement aux besoins de la scénographie :

  • les quatre arcades du côté gauche correspondent aux quatre personnages masculins, en partance vers Jérusalem ;
  • les trois arcades du fond, qui donnent sur le jardin paradisiaque, sont celles des trois Saintes Femmes ;
  • enfin la petite porte du fond est celle par laquelle Elisabeth, en traversant son étude, est venue depuis sa maison.

Les colonnes manquantes symbolisent le seuil impossible par lequel l’espace profane s’accole avec l’espace sacré.


Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin schema5

Sans doute faut-il voir une correspondance entre la descente surnaturelle des anges, et cette envolée de chapiteaux.


Références :
[0] https://it.wikipedia.org/wiki/Commiato_di_Cristo_dalla_madre_(Lotto)
[1] Norberto Massi « Lorenzo Lotto’s « Nativity » and « Christ Taking Leave of His Mother »: Pendant Devotional Paintings » Artibus et Historiae Vol. 12, No. 23 (1991), pp. 103-119 https://www.jstor.org/stable/1483370
[2] Anna Maria Ciaranfi,  » La Natività  » di Lorenzo Lotto nella R. Pinacoteca di Siena », in Bollettino d’Arte, 1935-36, p. 319.
http://www.bollettinodarte.beniculturali.it/opencms/multimedia/BollettinoArteIt/documents/1438766618610_05_-_Ciaranfi_319.pdf
[2a] https://www.lavieb-aile.com/article-vierges-couchees-et-livres-d-heures-de-rennes-suite-113133129.html
[3] On trouvera un bon exemple des constructions intellectuelles échafaudées sur la seule base du livre dans Alessandro Rossi, « Pour un emboîtement médiatique et méthodologique : Deux tableaux théoriques de Lorenzo Lotto » (IMAGES RE-VUES 2013)
https://journals.openedition.org/imagesrevues/3108?lang=en#tocto1n2
[4]. Pour les amateurs de ces dissections iconographiques qui débitent le tableau en pièces détachées, voir Elizabeth Nightlinger, « AN ICONOGRAPHICAL STUDY OF LORENZO LOTTO’S « CHRIST TAKING LEAVE OF HIS MOTHER », Notes in the History of Art, Vol. 14, No. 1 (Fall 1994), pp. 10-17
[5] Augusto Gentili,  » Una lettera a Lorenzo Lotto (e altri dettagli) nel Congedo di Cristo dalla madre », 2010 – Bulzoni dans Venezia Cinquecento : studi di storia dell’arte e della cultura : 39, 1, 2010
[6] Mina Gregori, Maria Grazia Albertini Ottolenghi, « Pittura a Bergamo », 1991, Cassa di risparmio delle provincie lombarde, p 235
[7] Edward Williamson, « Bernardo Tasso », p 2 note 7
https://books.google.fr/books?id=BxPgttoJ2OAC&pg=PA2
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