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Monthly Archives: juillet 2025

4-3 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux sacrés

18 juillet 2025
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Cet article étudie les mouche dans un contexte sacré : en présence de l’Enfant Jésus, ou du Christ [0].

Article précédent : 4.1 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits

La mouche et l’Enfant Jésus

Ce thème n’est attesté qu’en Italie.

L’école de Padoue : de Squarciaone à Schiavone

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Une Madone triste (SCOOP !)

Schiavone 1455-60 galleria sabauda turin photo Jean Louis MazièresVierge à l’Enfant
Giorgio di Tomaso Schiavone, 1455-60, Galleria Sabauda, Turin (photo Jean Louis Mazières)

Cette composition truffée d’éléments antiquisants (amours ailés, guirlandes, marbres) est une oeuvre de jeunesse de Schiavone, alors qu’il travaillait à Padoue dans l’atelier de Squarcione. Les fruits relèvent de l’autre grand apport de Squarcione, l’illusionnisme des objets placés au premier plan, parmi lesquels il faut compter les deux autres inventions probables de l’atelier, le cartellino portant la signature et la mouche en trompe-l’oeil.

Ici tous les détails se cumulent de manière scolaire, sans cohérence d’ensemble et de manière bizarre :

  • la Vierge repousse le livre fermé d’une main dédaigneuse,
  • le Christ semble vouloir écraser le chardonneret,
  • les deux amours de premier plan tiennent à plat dans la main droite un petit disque métallique, l’un affublé d’une mouche dans le dos et l’autre tenant une cerise.

Tous ces détails s’éclairent si on suppose que Schiavone a voulu illustrer, d’une manière nouvelle et trop ambitieuse pour ses moyens, le thème de la Madone triste :

  • voilà pourquoi elle repousse le livre, qui annonce ce qui va arriver ;
  • pourquoi l’enfant malmène le chardonneret, prédestiné par sa tâche rouge à venir se poser entre les épines de la couronne ;
  • quant aux amours du premier plan, je crois qu’ils tiennent de petits miroirs divinatoires dans lequel ils voient, au delà de l’Enfant, son futur tragique [15a].

Enfin, de part et d’autre de la composition, la mouche et la cerise forment un pas de deux maléfique, sur le thème de la Tentation, comme nous l’avons vu dans le portrait de couple du Maître de Francfort.

Tout ce passe comme si, dans ce premier opus, Schiavone mettait en place, à l’emporte-pièce et sous forme de brouhaha, un vocabulaire symbolique qu’il utilisera par la suite de manière plus parcimonieuse.


Un détail antiquisant


Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_-_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery 1456-61 Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_-_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery 1456-61 detail bulle

Vierge à l’Enfant avec deux anges, Giorgio di Tomaso Schiavone, 1456-61, National Gallery

Sur le cartellino maintenant très visible, Schiavone se réclame fièrement comme disciple de Squarcione, à côté d’une mouche aux ailes partiellement effacées (si c’était un perce-oreille, les pinces serait à l’arrière).

Kandice Rawlings [16] a pointé une source possible de la muscomania italienne : l’humaniste Guarino da Verona avait publié en 1440 une traduction d’un texte grec de Lucien de Samosate, faisant un panégyrique (ironique) de la Mouche :

« Lucien démontre son esprit rhétorique en décrivant d’abord la beauté de la mouche, ses ailes délicates et la façon dont elle mange avec ses pattes avant, comme une personne. Il énumère ensuite les bonnes qualités de la créature irritante si souvent associée à la mort, transformant ces défauts en attributs louables. Il cite le courage comme une vertu des mouches, idée que Lucien attribue à Homère, qui les compare aux héros. Lucien affirme également que les mouches, nées de chair morte, ont une âme immortelle, puisqu’on peut asperger de cendres une mouche morte et qu’elle a une « seconde naissance et une nouvelle vie » : ce qui leur confère une autre couche de sens, en tant que symbole chrétien. »

Emballé par l’ironie de Lucien, Alberti avait écrit, en 1442, un panégyrique tout aussi sarcastique de la Mouche : dans son ouvrage séminal ([3], p 24), Chastel explique bien qu’il ne faut pas prendre ces « éloges » au premier degré.

Cependant, sachant l’importance de Lucien pour la Renaissance italienne – ses ekphrasis décrivent en détail les oeuvres antiques – il devient très vraisemblable qu’un artiste théoricien tel que Squarcione ait introduit ce détail à titre de clin d’oeil antiquisant, dans une Madone aujourd’hui perdue, mais que reflètent celles de son disciple.


Un argument publicitaire

Philarète raconte à son maitre Francesco Sforza, dans son Traité de la peinture (1461-64), une anecdote souvent citée, mais rarement jusqu’au bout :

« Je me suis trouvé une fois à Venise chez un peintre bolognais qui m’a invité à déjeuner et m’a assis devant des fruits peints. J’étais vraiment tenté d’en prendre un, mais je me suis retenu à temps, car ce n’étaient pas de vrais fruits et pourtant ils avaient l’air si réels que s’il y avait eu de vrais fruits mélangés avec eux, n’importe qui aurait été dupe. On lit également que Giotto, dans sa jeunesse, peignait des mouches qui trompaient son maître Cimabue. Il pensait qu’elles étaient vivantes et tentait de les chasser avec un chiffon. Ces choses merveilleuses, dérivées de la connaissance de la force de la couleur et de la manière de la placer, ne se voient pas en sculpture. »[16a]

Cette remarque inscrit la question de la mouche feinte, dès le début, dans le débat sur le paragone, à savoir la comparaison entre la sculpture et la peinture (voir Comme une sculpture (le paragone). Le peintre bolonais dont parle Philarète est très probablement Zoppo, le fils adoptif de Schiavone (Anna Eörsi, [1] p 16).

On pressent chez les peintres de cette mouvance, avec cette référence prestigieuse à Giotto (et au delà à Apelle et Zeuxis) un sens aigu de la publicité. [16b]


Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_-_Madonna_and_Child_with_Angels_-_Walters_museum 1459Vierge à l’Enfant avec deux anges
Giorgio di Tomaso Schiavone, 1459, Walters museum, Baltimore

Dans cette autre Madone de Schiavione, on retrouve une mouche (ailes refermées) associée au même cartellino : ce qui rend d’autant plus plausible sa signification de « marque de qualité », inscrivant « l’école de Squarcione » dans la lignée des peintres antiques [17]. Tandis que l’oeillet et la cerise, fleur et fruit symboliques de la Passion, sont sous le regard triste de l’Enfant, la mouche et le cartellino, accrochés sur la face sombre, ne sont plus que des trompe-l’oeil, destinés au seul spectateur.


Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_1456-60_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery

Vierge à l’Enfant avec deux anges
Giorgio di Tomaso Schiavone, 1456-60, National Gallery

Ici, ni cartellino, ni mouche : le diptère s’est transformé et déplacé à l’intérieur de l’historia…
Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_1456-60_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery detail
…sous la forme d’un papillon translucide posé sur une cerise, que l’Enfant regarde avec circonspection.


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En aparté : la bulle et la mouche
Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_-_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery 1456-61 detail bulle

Dans la Vierge de la National Gallery, un détail iconographique unique est la bulle coincée sous le pied gauche de l’enfant, qui semble attachée au fil rouge. On a supposé qu’il s’agissait d’une allusion à l’orbe de cristal qui figure dans certaines représentations de Dieu en Majesté.


Invention et développement de l’orbe de cristal

Très_Belles_Heures_Notre-Dame_-_Dieu_le_père_-_Louvre-1395-1407Dieu le Père, Louvre Très_Belles_Heures_Notre-Dame_-_Dieu_le_père_1395-1407 Turin., fol. 39v (détruit)Le Christ en Majesté, Turin, fol. 39v (détruit)

Très Belles Heures de Notre-Dame, 1395-1407

Dans ce manuscrit légendaire, on trouve dans les mains de Dieu ce qui est sans doute un des tous premiers orbes de cristal, rajouté à une date inconnue par un artiste eyckien ; tandis que la figure du Christ tient un orbe plus traditionnel, contenant un monde en miniature. C’est sans doute la capacité optique du cristal à produire un univers sphérique qui a conduit à cette équivalence, dès lors que la technique des peintres leur a permis de donner l’illusion de la transparence.


Vierge au chancelier Rolin Van Eyck 1435 ca louvre detail globeVierge au chancelier Rolin (détail), Van Eyck, vers 1435, Louvre Arenberg Hours, 1460-65 Willem Vrelant Ms. Ludwig IX 8 (83.ML.104) fol 13 Getty MuseumSalvator Mundi, Arenberg Hours, 1460-65, Willem Vrelant, Getty Museum Ms. Ludwig IX 8 (83.ML.104) fol 13

Van Eyck place un petit globe, techniquement parfait, dans la main de l’Enfant Jésus ; le reflet de la fenêtre est à la fois une préfiguration de la Crucifixion, et une ellipse graphique qui évite de détailler le reflet.

Il faudra attendre Vrelant, trente ans plus tard, pour trouver un tel globe de cristal dans la main du Salvator Mundi – cette figure du Christ debout et bénissant qui s’est progressivement constituée (voir 7 Le Christ debout sur le globe.).

Toutes ces inventions sont flamandes, et le globe y est toujours crucifère, cerclé par du métal doré. La sphère totalement libre inventée par Schiavone, avec ses deux reflets de fenêtre, est un ovni complet en Italie (vingt ans plus tard, le Salvator Mundi de Crivelli tiendra encore un orbe crucifère opaque, entièrement doré). L’absence de reflets en forme de croix, et l’emplacement sous le talon sont autant de désacralisations : faut-il comprendre cette sphère comme un jouet pour enfant, qu’il aurait lâché de la main pour la retenir du pied ? On sait que les verriers vénitiens réalisaient des objets de cristal traversés par un fil rouge (voir le polyèdre du Portrait de Lucas Pacioli, plus haut). S’agirait-il d’un cadeau ou amulette offerte à l’enfant, au même titre que le collier de corail ?



Une Vanité qui n’en est pas une (SCOOP !)

anonyme bolonais vierge_enfant 1450-1500 GettyVierge à l’enfant
Anonyme bolonais, 1450-1500, Getty Museum

La question est d’autant plus irritante que ce tableau, dont on ne sait rien, présente lui aussi une mouche et une boule de cristal et les met pour ainsi dire en balance, l’une sur le mollet droit et l’autre sur la cuisse gauche du nourrisson.

Accoutumés à l’association entre l’enfant et la bulle, dans le thème de l’Homo bulla, et à l’omniprésence de la mouche dans les Vanités hollandaises, un regard rétrospectif conduirait à voir dans ces deux accidents réunis des symboles de la Fugacité. Mais il faudrait reconnaître que cet artiste italien inconnu avait un siècle et demi d’avance. Ce pourquoi les commentateurs évitent soigneusement ce tableau.

La métaphore de l’Homo bulla se trouve dans Varron et surtout dans le Charon de Lucien de Samosate, ce dernier étant très populaire chez les humanistes italiens du XVème siècle [17a]. Mais l’association des deux métaphores n’apparaît, dans l’Antiquité, que dans le Satyricon de Pétrone :

« Hélas ! Nous allons comme des vessies soufflées. Nous valons moins que les mouches ; elles, au moins, elles ont une certaine force, mais nous ne sommes pas plus qu’une bulle d’air » [17b]

Malheureusement, cette phrase se trouve dans une partie du Festin de Trimalcion découverte seulement en 1645, elle n’a donc pas pu être connue par notre anonyme [17c].

On en conclut que sa sphère transparente ne peut en aucun cas être un symbole de l’éphémère, mais qu’elle véhicule au contraire les valeurs de pureté et de permanence du cristal. La mise en balance de la mouche et de la sphère est probablement à comprendre comme une image totalement originale de la double nature de l’Enfant, à la fois sous le signe infime de la mouche et sous celui, magnifique, du Cosmos.


Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_-_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery 1456-61
Cette interprétation s’applique également à la composition de Schiavone où l’oeil, en prolongeant le fil rouge, est conduit de la sphère de cristal immortelle à la pèche, dont le caractère périssable est souligné par la mouche.



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De Schiavone à Crivelli

Crivelli était un ami de Schiavone a Padoue, et l’a accompagné à Zadar lorsqu’il a dû fuir la ville suite à une affaire de moeurs. De cette période dalmate, on n’a aucun trace. Et les premières oeuvres où Crivelli pousse encore plus loin l’esprit squarcionesque n’apparaissent qu’après son retour dans les Marches.

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crivelli_madone_1472 MET 1470 ca Crivelli_Madonna_and_Child_Enthroned_with_a_DonorNGA

1472, MET

vers 1470, NGA

Vierge à l’Enfant, Crivelli, 

La présence de la mouche est ici justifiée par les fruits. A proximité du soulier de Marie, elle occupe la place de l’ennemi à fouler, du coté négatif (à main gauche de Marie). A noter que Crivelli place dans la même disproportion de taille, mais du côté positif, ses donateurs miniaturisés (voir 4-2 …seul, à gauche ).


crivelli_madone_1472 MET detail

La fissure dans le marbre est une autre allusion aux maux qui affligent la terre. Mais elle sert surtout à magnifier la signature, intacte sur ce soubassement antique, d’un peintre qui se veut l’émule de Zeuxis.


crivelli madonna_and_child_1473 METVierge à l’Enfant
Crivelli, 1473, MET

Ce tableau, typique des procédés illusionnistes de Crivelli, a été analysé par Norman E Land [18], dont je prolonge ici les conclusions.

Le cartellino – collé avec des points de cire, mais sur du tissu – et la mouche – qui semble posée sur la marche, mais de taille exagérée – sont deux objets-limite, que l’on croit dans l’image mais qui en fait habitent sur sa surface. En ce sens, le chardonneret, coloré et captif dans les mains de l’enfant est l’antithèse interne de la mouche, noire et en liberté sur le marbre.

L’effet d’étrangeté est causé par les regards croisés de la mère sur l’insecte géant et de l’enfant sur l’oiseau miniaturisé, regards qui traversent la couche picturale et rejoignent l’espace du spectateur.

Un autre effet, purement symbolique, est la mise en pendant de deux « accidents » : la mouche et la fissure. L’insecte prend ainsi une valeur péjorative, celle de l’envoyé de Belzébuth, espionnant la mère et le fils depuis l’extérieur du tableau.

Un troisième objet, que l’on pourrait dire à la limite de la limite, est la guirlande de fruits – eux aussi trop gros pour faire partie de l’image. Pourtant ils passent derrière l’auréole de la Vierge, affirmant ainsi qu’ils se trouvent bien à l’intérieur.


Carlo Crivelli, La Vision du Bienheureux Gabriele , c. 1489 National GalleryLa Vision du Bienheureux Gabriele, Crivelli, vers 1489, National Gallery

Crivelli n’assumera qu’une seule fois le statut extra-iconique de ces fruits, non pas en exagérant leur taille, mais en leur faisant projeter une ombre sur le ciel. Peut-être parce que le sujet, une Vision, se prêtait particulièrement à cette mise en abyme.

crivelli 1480 ca madonna_and_child_VandA detail

Vierge à l’Enfant
Crivelli, vers 1480, Victoria and Albert Museum

Cette autre Madone reprend les principes que celle de 1473, mais à l’envers . De taille normale, tous les objets du premier plan sont bien, maintenant, à l’intérieur de l’image :

  • le procédé du cartellino est remplacé par son contraire, le procédé épigraphique (l’inscription gravée dans le marbre) ;
  • le point de cire sert à coller l’oeillet, qui projette son ombre cassée sur l’arête.

Au couple fissure-mouche s’ajoute un autre couple symbolique [19] :

  • l’oeillet de la Passion, côté Enfant, verticalisé comme la Croix ;
  • la violette de l’Humilité, côté Marie.



crivelli 1480 ca madonna_and_child_VandA detail
Un autre jeu de niveaux, tout à fait original, confronte les deux coqs qui triomphent dans l’or de l’impasto (en avant du premier plan) aux oiseaux qui, à l’arrière-plan, nichent dans l’arbre sec du Pardis perdu.

Le paradoxe crivellien tient à la puissance de son artillerie graphique, au service d’idées finalement assez banales.


crivelli-Sainte-Catherine-1491-94-National-GallerySainte Catherine d’Alexandrie
Crivelli, 1491-94, National Gallery

Cette dernière mouche, par sa taille démesurée et sa situation sur une surface verticale, lève toute ambiguïté : elle n’est pas incluse dans l’historia, mais posée sur le tableau, rentrant en conflit ontologique avec les deux autres dispositifs tridimensionnels que sont la cothurne qui dépasse et la roue dentée vue de biais.


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La mouche infinitésimale

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1472 Nicola di Maestro Antonio di Ancona, san Leonardo,Girolamo,Giovanni Battista, Francesco d'Assisi e donatrice Carnegie Museum of Art
Saint Léonard, Saint Jérôme, Saint Jean Baptiste, Saint François d’Assise et une donatrice
Nicola di Maestro Antonio di Ancona, 1472 ,Carnegie Museum of Art

Dans la proximité (et peut être la rivalité avec Crivelli), ce peintre des Marches choisit le camp de la mouche interne au tableau, et la fait tendre vers l’infinitésimal.



1472 Nicola di Maestro Antonio di Ancona, san Leonardo,Girolamo,Giovanni Battista, Francesco d'Assisi Carnegie Museum detail
Seul son emplacement stratégique permet de la détecter, et de lui donner son triple sens :

  • petit diable attiré par le fruit ;
  • signature déportée (ANCONA) ;
  • témoin de l’éphémère (MCCCCLXXXII).


nicola_di_maestro_antonio_madone_enfant_tronant 1490 ca Mineapolis, Institute of ArtVierge à l’Enfant
Nicola di Maestro Antonio di Ancona, vers 1490 ,Mineapolis, Institute of Art

Cette Vierge triste (elle tient le pied de l’Enfant) porte sa ceinture virginale de manière très éloquente : elle lui barre le sexe. Ce qui montre bien la surenchère entre peintres quant au maniement de symboles que tout un chacun comprenait (ou se faisait expliquer).

Si la mouche est montée sur le socle, c’est pour signifier son insignifiance par rapport à l’immense Madone.



nicola_di_maestro_antonio_madone_enfant_tronant 1490 ca Mineapolis, Institute of Art detail
On notera le détail antiquisant des joints de métal qui lient les pierres, et la frise de coquillages. Un seul est placé à l’envers : justement celui qui se trouve à l’aplomb de la mouche. Manière de faire comprendre que l’accident minuscule ne perturbe pas l’harmonie de l’ensemble.

Ce procédé de l’intrus dans la frise avait déjà été utilisé par Crivelli (voir Plus que nu), de manière plus ostensible :

Crivelli, 1482, Tryptique de Saint Dominique, Brera, Milan detail volet droitTriptyque de Saint Dominique (détail volet droit)
Crivelli, 1482, Brera, Milan


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Benaglio, ou la mouche diabolique (SCOOP !)

On doit à ce peintre véronais trois mouches, dont une n’a pas été vue jusqu’ici.

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benaglio 1465-70 madonna_and_child NGAVierge à l’enfant
Benaglio, 1465-70, NGA

Les commentateurs hésitent ici entre la mouche trompe-l’oeil et la mouche « vanitas », symbole de la corruption qui menace les choses terrestres ([3], p 20) qui fera ensuite florès dans les écoles du Nord.

La présence appuyée de la cerise, pendue juste sous l’insecte, invite à une interprétation théologique, plus conforme à l’esprit du temps :

  • au fruit sacré du coussin s’opposent les fruits terrestres dans le bol de terre ;
  • la cerise fait contrepoids aux billes de corail du collier,
  • le triangle noir de la mouche nargue le triangle rouge de la branche.

Malgré la protection du corail, la Passion et la Mort menacent déjà l’Enfant.


Francesco_benaglio,_madonna_del_ventaglio,_1450-80 Museo di Castelvecchio veroneMadone de l’éventail (Madonna del ventaglio)
Francesco Benaglio, 1450-80, Museo di Castelvecchio, Vérone

L’objet que tient l’ange de gauche est un modèle d’éventail en osier de type « drapeau », qui précède nos modernes éventails repliables.


Daphni 11eme siecle Naissance de la ViergeMosaïque de Daphni, 11ème siècle Nativity-of-the-virgin-1342 pietro_lorenzetti_siena_museo_dell'Opera_del_duomoPietro Lorenzetti, 1342, Museo dell’Opera del duomo, Sienne

Nativité de la Vierge

Ce motif très rare apparaît dans ces deux Nativités de la Vierge, où il n’est pas utilisé contre la chaleur – nous sommes en intérieur – mais pour chasser les mouches : le but est rehausser la majesté de Sainte Anne, avec probablement le sous-thème d’éloigner de Marie toute tâche. Comme le note Saint Jérôme :

« Ces petits éventails que vous offrez aux matrones, et qui servent à chasser les mouches, disent gracieusement qu’il faut étouffer, dès leur naissance, les désirs de la chair, parce que les mouches qui meurent dans le parfum en gâtent la bonne odeur. Voilà des instructions pour les Vierges, des enseignements pour les matrones. » Saint Jérôme, Lettre XLVI (A Marcella)



Francesco_benaglio,_madonna_del_ventaglio,_1450-80 Museo di Castelvecchio verone detail
Benaglio a transposé à l’Enfant Jésus cet, sans doute par analogie avec le flabellum, l’éventail liturgique qui éloigne les mouches au moment où le prêtre découvre les Saintes Espèces. Ne pouvant représenter une mouche, il lui a substitué le chardonneret qui s’enfuit, manière d’éloigner de l’Enfant le moment de la Passion.

Cette iconographie unique constitue une nouvelle variation sur le thème de la Madone triste, omniprésent chez les squarcionesques.


Francesco benaglio saint_jerome 1470 -75 NGA detail

Saint Jérôme, Francesco Benaglio, 1470 -75, NGA

Sans prétendre que Benaglio avait lu les lettres de Saint Jérôme, on peut supposer que la mouche qu’il a posée sur son épaule symbolise ici la Tentation, toujours prête à tourmenter les ermites. Nous verrons plus loin d’autres cas de mouche ayant cette signification.



Francesco benaglio saint_jerome 1470 -75 NGA detail
A l’inverse de la mouche virtuose de Petrus Christus, qui rivalisait de finesse avec les poils de barbe, celle-ci est une mouche honteuse, qui fait corps avec la bure. Elle fonctionne donc à l’inverse d’un trompe-l’oeil : on ne la voit que si on vous la montre.


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Une mouche-vampire

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Marco_Marziale_-_The_Circumcision_1500_National GalleryLa Circoncision
Marco Marziale, 1500, National Gallery

Attirée par le sang de l’Enfant, la mouche diabolique s’est posée sur la marche.



Marco_Marziale_-_The_Circumcision_1500_National Gallery detail
Heureusement, le chien fidèle veille.


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La mouche piégée (SCOOP !)

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Ferrarese School, 1480 ca The Virgin and Child with Angels (in trompe l'oeil torn parchment frame), Edinburgh, National Gallery
Vierge à l’enfant avec des anges,
Ecole de Ferrare, 1470-80, National Gallery of Scotland, Edimbourg

Ce trompe-l’oeil est particulièrement trompeur pour nos yeux modernes, car il ne s’agit pas d’une toile à peindre crevée (celle-ci serait tendue et clouée par derrière). Ce système de clouage par devant, au travers d’une bande évitant l’arrachage, évoque plutôt un de ces châssis portant une toile cirée ou vernie qui occultait les fenêtres dépourvues de vitraux. Cette nature morte n’est pas une Vanité de la Peinture : tout au plus de l’Ameublement [20].  Klaus Krüger [21] a souligné la valeur théorique de ce percement : comme s’il s’agissait de surclasser la fenêtre albertienne.

En aparté : le cartiglio strappato

Ordo breviarii secundum consuetudinem Romane curie venise 1478-80. Harvard University, MS Typ 219, fol. 484rOrdo breviarii secundum consuetudinem Romane curie, Venise ou Padoue, 1478-80, Harvard University, MS Typ 219, fol. 484r

Longhi a pensé que le peintre anonyme pouvait être un miniaturiste, en rapprochant ce dispositif d’un type virtuose de décoration des manuscrits de luxe, où un morceau de parchemin déchiré (cartiglio strappato) est posé par dessus l’image. La mouche ajoute ici un troisième niveau de profondeur.



Ordo breviarii secundum consuetudinem Romane curie venise 1478-80. Harvard University, MS Typ 219, fol. 484r detail
Vue de près, elle se trouve placée près de l’oeil d’un visage grotesque, renouant ainsi avec le rôle d’espion, de superviseur de l’image, qu’elle avait pu jouer un siècle plus tôt dans les enluminures des Heures Visconti.


Girolamo da Cremona and assistants, Frontispiece to Aristotle’s Works, Venice, ca. 1483 New York, The Pierpont Morgan Library, PML 21194 fol 2rGirolamo da Cremona and assistants, Frontispiece to Aristotle’s Works, Venice, ca. 1483 New York, The Pierpont Morgan Library, PML 21194 fol 2r

Dans de rares pages, le dispositif s’inverse : le parchemin occupe les bords et laisse voir l’image par ses crevés [22].

Cette pratique du jeu avec la fenêtre albertienne (qui sépare strictement le cadre et ce qu’on voit au travers) a peut être donné l’idée de transposer, en peinture, la page de vélin en châssis de fenêtre.



Ferrarese School, 1480 ca The Virgin and Child with Angels (in trompe l'oeil torn parchment frame), Edinburgh, National Gallery
Klaus Krüger a également relevé deux détails théologiquement raffinés :

  • l’enfant est endormi, en préfiguration de sa mort ;
  • il tient de sa main droite la Ceinture, symbole habituel de la Virginité de Marie.

On peut ajouter que celle-ci tient de sa main droite la Pomme, symbole du Péché d’Eve ; et que cette pomme attire une intruse, bien incapable de l’atteindre.




Posée sur un revers retourné, la mouche se retrouve coincée dans un niveau intermédiaire de réalité, entre l’image sacrée et le spectateur, à côté du clou arraché qui dénonce sa culpabilité dans la Crucifixion : cette mouche est bien le Diable, responsable de la Mort du Christ mais en définitive piégé par celle-ci, qui marquera sa défaite finale.

Comparé à ces deux accidents minuscules que sont le trou dans le bois et le trou dans la toile, et dégradé au statut de tâche informe, l’ennemi ratatiné magnifie d’autant la taille de la Vierge, cette géante assise sur un pont.


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 Jésus et Saint Jean-Baptiste enfants

Ce sujet, imaginé par Léonard de Vinci, a été traité par plusieurs suiveurs italiens (Marco d’Oggiono, Bernardino de Conti, Bernardino Luini), avant de parvenir aux Pays-Bas via une variante possédée par Marguerite d’Autriche [22a]. Le thème y connait une fortune certaine, puisqu’on en dénombre une douzaine de variantes attribuée à Joos van Cleve et à son atelier.

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Une mouche hollandaise

L’Enfant Jésus embrassé par Saint Jean-Baptiste
Joos van Cleve et atelier, 1525-30, collection particulière

Jean Baptiste est le bébé de droite, qui embrasse son cousin, plus jeune de six mois. Le motif peut être compris, symboliquement, comme l’Ancien Testament rendant hommage au Nouveau.

Ces deux variantes très proches, dans une arcade antiquisante, montrent toutes deux un chardonneret juvénile (sans sa tâche rouge) perché sur le rocher au dessus de Jésus, en anticipation de la Crucifixion.

Dans la variante de gauche, la mouche tenue en respect par les deux mésanges pourrait être comprise comme la Fatalité, stoppée pour l’instant à la limite de l’image. Mais elle fonctionne avant tout comme un trompe-l’oeil à la Zeuxis, visant à donner au parapet une réalité tangible.

C’est dans la même intention que, dans la variante de droite, la mouche est remplacée par un papillon, posé cette fois devant Jean Baptiste, sans aucune valeur symbolique.



L’Enfant Jésus embrassé par Saint Jean-Baptiste
Joos van Cleve (atelier), collection particulière

Dans cette autre variante sur fond de château hollandais, l’absence de seuil fait perdre aux objets du premier-plan leur statut de trompe-l’oeil : la pomme du Péché originel sert d’attribut à Jésus, tandis que Jean Baptiste bénéficie d’un jouet, une sorte de claquette, qui le désigne sans doute comme l’Annonciateur.

Dans cette composition, autant l’arrière-plan que les objets-limite étaient donc largement personnalisables, selon les goûts plus ou moins symboliques du commanditaire.


Une mouche espagnole

Luís de Morales Vierge à l'enfant avec St Jean Baptiste 1550 PradoVers 1550 Luís de Morales Vierge à l'enfant avec St Jean Baptiste 1570 PradoVers 1570

Vierge à l’enfant avec St Jean Baptiste, Luís de Morales, Prado

Avec Luís de Morales, le motif des deux enfants s’embrassant arrive en Espagne vers 1550. Pour plus de clarté, un agneau a été rajouté dans la main de Saint Jean Baptiste. L’idée de la Vierge triste, anticipant la Passion, est traduite comme souvent par le geste de tenir le pied de l’Enfant (voir 1 Toucher le pied du Christ : la Vierge à l’Enfant).

La version de 1570 est repensée de manière très originale. Saint Jean Baptiste demande au spectateur de faire silence pour ne pas réveiller l’Enfant qui dort, à l’abri du voile transparent qui anticipe à la fois le voile de Véronique et le linceul. Ce sommeil sacré est pris comme symbole de la Mort qui progresse, telle la mouche arrêtée momentanément dans son vol vers le bol de cerises, rouges comme le sang de la Passion.


En conclusion, la mouche dans les Vierges à l’Enfant a un alibi théologique et médiéval (le Diable qui menace, voir Benaglio) mais son intérêt est esthétique : les peintres de l’école de Squarcione s’en servent au départ comme clin d’oeil antiquisant, presque un marqueur d’atelier (voir Schiavone) ; puis cet exercice de style s’autonomise en un trompe-l’oeil apprécié des commanditaires (voir Crivelli) : tout un chacun veut s’essayer au truc de la mouche, y compris, au siècle suivant, Joos van Cleve en Hollande puis Luís de Morales en Espagne.

Mais comme tous les trucs, celui-ci s’épuise vite, et la mouche feinte ira chercher une nouvelle raison d’être sous d’autres climats : dans les Vanités des écoles du Nord. Mais ceci est une autre histoire.


La mouche et le Christ

Tandis que la mouche près de l’Enfant Jésus constitue dans l’art italien une formule stable et presque une tradition, les rares exemples où la mouche apparaît dans une autre scène de la vie du Christ sont des inventions isolées : d’abord italiennes, puis germaniques.

Une mouche juive (SCOOP !)

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Mystical-crucifixion-1450 ca matteo_di_giovanni art museum Princeton university fourmilièreCrucifixion mystique, Matteo di Giovanni (attr), vers 1450, Art museum, Princeton university

Au milieu de quatre pères de l’Eglise [23], Saint Paul montre du doigt le Christ en exhibant une paraphrase de son épître aux Colossiens (2,3) :

« en celui-ci sont cachés les trésors de la sagesse et de la connaissance ».

Et le Christ répond par une formule tout à fait originale :

Je suis la patrie et la voie (Ego sum patria et via)

qui imite la célèbre formule de l’Evangile de Jean :

« Je suis la voie, la vérité et la vie ».



Mystical-crucifixion-1450 ca matteo_di_giovanni art museum Princeton university detail VIA
Sur la boue du sentier, des chevaux marchant de gauche à droite on laissé leur trace, et certains ont maculé le banc rocheux à l’arrière-plan. On remarque à droite de la croix quelques traces dans l’autre sens, signe que des cavaliers ont stationné là : c’est l’emplacement habituel de la troupe, dans les Crucifixions.

Autrement dit, pour illustrer par antithèse le mot VIA, l’artiste a choisi le chemin du Golgotha, piétiné et ponctué d’ossements. Il n’est pas compliqué de trouver ce qui illustre par antithèse le mot PATRIA : il s’agit du crâne d’Adam, le PERE de l’humanité. Et la mouche qui piétine ce crâne est tout simplement l’analogue de ces Juifs impies qui ont piétiné le Mont du Crâne.



Mystical-crucifixion-1450 ca matteo_di_giovanni art museum Princeton university fourmilière
En contraste, à l’écart du sentier battu par les païens, du côté honorable de la Croix, et du Livre que montre Saint Paul, d’autres insectes ont élevé leur propre mont, leur propre PATRIA : par des VIA invisibles et sans se perdre jamais, les fourmis amassent dans leur fourmilière « les trésors de la sagesse et de la connaissance ».

Dans son analyse de cette composition unique, Chastel ([3], p 28) voit dans la mouche un symbole de la corruption, et dans les fourmis « le zèle des clercs, appelés au service de l’Eglise », sans noter que les deux animaux symbolisent l’opposition Chrétiens/Juifs, très marquée dans ce que le Physiologus (grec ou latin) dit de la Fourmi [24] :

« Voici la seconde nature de la fourmi : Lorsque la fourmi met à l’abri son blé dans la terre, elle fend chaque grain en deux moitiés pour éviter que les grains, au cours de l’hiver, soient mouillés et se mettent à germer, et que du coup elles-mêmes ne meurent de faim. Toi aussi, éloigne de ton esprit les paroles de l’Ancien Testament. afin que la lettre ne te tue pas…

Voici la troisième nature de la fourmi: Souvent, elle se rend dans les champs, à l’époque de la moisson, et elle grimpe sur les épis et flaire la tige; et à son odeur elle reconnaît si c’est de l’orge ou du blé… Toi aussi, fuis la nourriture du bétail, et prends du blé, qui a été mis de côté dans le greniers. Car l’orge fait référence à la doctrine des hérétiques, tandis que le blé fait référence à la juste foi dans le Christ. »

Le Physiologus n’a fait que christianiser la vieille opposition entre la mouche orgueilleuse et la fourmi laborieuse qu’exprime une Fable de Phèdre [25] :

« (La mouche) : je me pose sur la tête des rois. Je ravis de doux baisers aux lèvres chastes des dames…
(La fourmi) : Tu me parles de rois, de baisers ravis aux dames ! insensée , tu te vantes avec orgueil de ce que , par pudeur, tu devrais cacher. »


Maître de Francfort Triptyque de la crucifixion de la famille Humbracht 1504-08 Staedelmuseum Francfort Crucifixion avec des saints et une donatrice Hans Baldung Grien 1512 Kunstmuseum Bâle

Triptyque de la Crucifixion de la famille Humbracht
Maître de Francfort, 1504-08, Staedelmuseum, Francfort

Crucifixion avec des saints et une donatrice (détail)
Hans Baldung Grien, 1512, Kunstmuseum, Bâle

C’est seulement au siècle suivant que quelques artistes germaniques auront à leur tour l’idée de placer une mouche sur ce support à la fois logique et attractif visuellement : le crâne d’Adam au pied de la croix.


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Une mouche-légiste (SCOOP !)

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Giovanni_Santi_-_Christ_supported_by_two_angels 1480 Musee national BudapestLe Christ soutenu par deux anges
Giovanni Santi, vers 1480, Musée national, Budapest

Chastel ([3], p 30) classe cet exemple parmi les mouches macabres d’un goût douteux, le peintre « explicitant ainsi la misère du cadavre, la mortalité, la fatalité de la décomposition qui attire les mouches à la vermine« . Mais ce qui vaut pour n’importe quel transi serait totalement sacrilège s’agissant du Christ ressuscité.

En 1480, le truc de la mouche est devenu suffisamment connu pour pouvoir fonctionner au second degré :

  • posée en trompe-l’oeil sur le tableau, on sait bien qu’elle sert à décevoir le spectateur ;
  • posée sur la peau à l’intérieur du tableau, elle sert à décevoir celui qui l’envoie, le Maître des Mouches : elle témoigne que le Christ, son ennemi, est réellement ressuscité.


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La mouche et Judas

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Judas au Jardin des Oliviers

Le Christ au jardin des Oliviers (1485-88) Maître de l'autel des Augustins Nuremberg, Musées de la villeLe Christ au jardin des Oliviers, Meister des Augustiner-Altars, 1485-88, Stadtmuseum, Nuremberg

La mouche est ici dissimulée, à la limite de l’invisibilité, en compagnie d’autres bestioles naturalistes qui peuplent le sol (libellule, escargots). La mouche pose la patte sur la terre au moment même où Judas, la bourse autour du cou, pose le pieds sur la planche qui donne accès au Jardin, et désigne le Christ aux soldats.

La mouche, qui se faufile partout, est ici prise comme paradigme de l’espion et du traître.


Judas lors de la Cène

1457 La Cene British Museum 1856,1011.3La Cène, Anonyme allemand, 1457, British Museum

La mouche qui entre dans la bouche de Judas est une illustration du récit de Saint Jean :

 » Et, ayant trempé le morceau, il le donna à Judas, fils de Simon, l’Iscariot. Dès que le morceau fut donné, Satan entra dans Judas. » Jean 13:26-27


1517 Jörg Ratgeb Cène panneau G Retable de Herrenberg Staatsgalerie StuttgartLa Cène (panneau gauche du retable de Herrenberg)
Jörg Ratgeb, 1517, Staatsgalerie, Stuttgart

Dans cette autre figuration plus tardive, l’absorption de la mouche coïncide avec celle du morceau de pain tendu par le Christ…


1517 Jörg Ratgeb Cène panneau G Retable de Herrenberg Staatsgalerie Stuttgart detail Judas

…ainsi qu’avec une manifestation physiologique vigoureuse qui traduit la bestialité de Judas [26]. Son caractère vicieux est illustré est illustrée par un jeu de cartes frappé d’un chien et par les trois dés qui s’échappent de sa poche, anticipant ceux de la Crucifixion (dans le retable d’Herrensberg, les dés sont absents dans la Crucifixion mais on retrouve le même jeu de  Karnöffel près des soldats de la Résurrection).



1517 Jörg Ratgeb Cène panneau G Retable de Herrenberg Staatsgalerie Stuttgart detail vin
Le bas du tableau montre une extraordinaire séquence symbolique et cinématographique : le pied de Judas renverse un tabouret qui fait tomber un pichet de vin – le sang bientôt répandu – que viennent observer  le chardonneret de la Passion ainsi qu’une mésange bleue…



1517 Jörg Ratgeb Cène panneau G Retable de Herrenberg Staatsgalerie Stuttgart detail mesange
…qui volera d’un panneau à l’autre jusqu’à celui de la Crucifixion.


La mouche du Maître du Livre de Raison

Master_Of_The_Housebook_-_The_Last_Supper_1475-80 Staatliche Museen, Berlin schemaLe dernier souper
Maître du Livre de Raison, 1475-80, Staatliche Museen, Berlin

Entre les deux oeuvres se place ce panneau, en pleine période des mouches feintes.

Sans auréole, roux, vêtu de jaune et le nez busqué : autant de signes d’indignité qui  rendent la figure du traitre Judas  facilement reconnaissable, au moment où un des apôtres se penche vers lui pour le scruter.


Master_Of_The_Housebook_-_The_Last_Supper_1475-80 Staatliche Museen, Berlin detail2
De plus le spectateur voit ce que l’apôtre ne voit pas : le poignard, qui dit la violence, et la bourse, qui dit la cupidité.

Mais pourquoi Judas se frotte-t-il la main gauche avec l’index droit ?

Voir la réponse...
Master_Of_The_Housebook_-_The_Last_Supper_1475-80 Staatliche Museen, Berlin detail1

Il vient d’être piqué par un taon ce petit diable posé au premier plan.

Master_Of_The_Housebook_-_The_Last_Supper_1475-80 Staatliche Museen, Berlin schema

Une ligne tragique relie l’auréole trifoliée au panier trinitaire, en passant par le plateau où le Christ trempe son pain dans le sang de l’Agneau et par l’os sur la tartine du traître.

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Les Noces de Cana

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anonyme 1500 ca noces cana Colmar, musée UnterlindenLes noces de Cana
Anonyme, vers 1500, musée Unterlinden, Colmar

Le sujet principal est celui des Noces de Cana, où le Christ change l’eau en vin. Mais on voit aussi, en miniature à l’arrière plan, un épisode postérieur où il est encore question d’eau : la Rencontre du Christ et de la Samaritaine au puits.

Tout comme on régale les invités dans la salle de droite, on a jeté aux singes, animal réputé gourmand et luxurieux, des fruits rouges (fraises, cerises) et une poire coupée en deux. Le couple simiesque enchaîné renvoie malicieusement aux mariés, et les fruits délicieux aux plaisirs charnels qui les attendent.

Les fruits juteux répandus sur le sol s’opposent aux urnes  contenant le nectar miraculeux offert par le Christ. La mouche au milieu est plus qu’un détail pittoresque : elle rappelle qu’au banquet des seules nourritures terrestres, toujours s’invite un corrupteur.

Cette idée fera florès au siècle suivant, où la mouche deviendra un poncif des natures mortes aux fruits.


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La mouche infamante

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Une mouche obstinée (SCOOP !)

Maitre-de-la-passion-Karlsruhe-1450-55-Karlsruhe-Staatliche-Kunsthalle-flagellation_christFlagellation Maitre-de-la-passion-Karlsruhe-1450-55-Karlsruhe-Staatliche-Kunsthalle_moque_christDérision

Maître de la passion de Karlsruhe, 1450-55, Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle

Dans ces deux panneaux consécutifs, cet artiste fait preuve d’une remarquable continuité graphique, au service de l’originalité narrative. Les commentateurs qui ont remarqué la mouche oscillent entre deux extrêmes :

  • ceux qui y voient le symbole de la Mort en général, ou de la décomposition morale du bourreau au faciès négroïde ;
  • ceux qui, malgré l’évidence, s’obstinent à soutenir qu’il s’agit d’un trompe-l’oeil, alors qu’elle est on ne peut plus plongée dans l’action.

Il faut lire la scène en deux temps :

  • dans le premier, le bourreau demande à quitter la salle, parce qu’une mouche vient sucer les plaies de son crâne atteint de pelade (une scène équivalente, plus courante, est celle où un bourreau s’arrête parce qu’il a cassé son fouet) ;
  • dans le second, la mouche obstinée suit le même bourreau à l’extérieur, en continuant de le sucer.

Cette histoire sans équivalent est probablement inspirée par la fable germanique « La mouche et le chauve (Fliege und Kahlkopf) » où la mouche (représentant le Pauvre) assaille sans relâche le crâne d’un homme (le Riche), jusqu’à ce que celui-ci finisse par l’écraser. Ici la Moralité est retournée au préjudice du bourreau, capable de frapper le Christ, mais pas la mouche.


La mouche du bourreau

La mouche vient en somme surinfecter un accident de la peau ou du vêtement qui, en particulier dans la peinture germanique, est un trait couramment utilisé pour signifier la décrépitude morale d’un personnage [25a].


1515 Straßburger_Meister_Preparation de la Croix Francfort Staedel Museum
Préparation de la Croix
Maître strasbourgeois, 1515, Staedel Museum, Francfort

Dans cette composition très originale, le Christ est représenté sur les trois Croix, tandis que les larrons arrivent en haut à gauche, poussés par un groupe de soldats. Ce peintre anonyme traite encore les personnages du premier plan dans l’esprit de la Passion de Karlsruhe, en accablant les méchants de maux qui révèlent leur nature viciée :

1515_Straßburger_Meister_Preparation de la Croix Francfort Staedel Museum detail 2 1515_Straßburger_Meister_Kreuzigung_Christi Francfort Staedel Museum detail
  • chancre à la tête et myopie pour le duo chargé du panonceau ;
  • vêtements troués et plaie au mollet sucée par une mouche, pour un des joueurs de dés.

Sur le détail du crâne de cheval, voir – Le crâne de cheval 3 : en terre chrétienne.


Couronnement d'épine volet droit 1520-35 École de Jérôme Bosch Museo Provincial de Bellas Artes ValenceCouronnement d’épine (volet droit)
École de Jérôme Bosch, 1520-35, Museo Provincial de Bellas Artes, Valence

Tandis que dans les grisailles des écoinçons, quatre anges combattent un démon, le Christ au centre fait face aux outrages de quatre bourreaux. Celui qui manie les verges porte sur sa propre peau, visible par une déchirure de la chausse, la marque infamante de la mouche.


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Une vraie mouche mortuaire

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Meister der Kempterer Kreuzigung GNM Nuremberg 1470

Calvaire (détail)
Meister der Kempterer Kreuzigung, vers 1470, GNM, Nüremberg

Chastel ([3], p 32) voit dans la « mouche énorme posée sur la tête d’une vielle femme hideuse » un emblème macabre générique, qui évoque « le monde de la mort, en attente de la rédemption et de la résurrection ».

Ce qui l’empêche d’être plus précis est que cette scène du mort sortant de terre est rarement représentée dans les Crucifixions [3a], bien que relatée comme un des événements qui accompagnent la mort du Christ :

« Les sépulcres s’ouvrirent, et plusieurs corps des saints qui étaient morts ressuscitèrent. » Mathieu 27, 52

Pour exprimer que ce corps est celui d’une sainte, le peintre lui a fait lever son regard vers le Christ, tout comme Marie-Madeleine au pied de la croix.



Diözesanmuseum PaderbornCalvaire peuplé (Volkreichen Kalvarienberg)
Gert van Lon, 1465, Diözesanmuseum Paderborn (photo Ansgar Hoffmann)

Dans la formule du « Volkreichen Kalvarienberg », typique du gothique tardif germanique, le but est de caser sur le Golgotha le maximum de personnages, quitte à sacrifier l’unité de temps : ici le peintre a casé sur le bord droit l’épisode du Christ qui ouvre la porte des limbes, dans une ellipse qui fait l’impasse sur la Mise au tombeau et la Résurrection.


vTriptyque avec les miracles du Christ, Maître de la Légende de Sainte Catherine (atelier), 1491-95, National Gallery of Victoria

Le panneau central de ce triptyque montre que, sauf le cas très particulier que nous venons de voir, le motif de la mouche sur une femme était loin d’être systématiquement compris comme macabre (certains ont prétendu que la personne ainsi désignée était morte), ni a contrario comme une sorte de talisman protégeant les femmes contre la mort : ici l’artiste a peuplé son panneau central de tout un zoo, et a placé la mouche là où elle attirerait le mieux l’oeil : sur la robe blanche d’une jolie dame.


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La mouche de la Tentation

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Sano_di_Pietro 1444 La penitence de Saint_jerome LouvreLa pénitence de Saint Jérôme
Sano di Pietro, 1444, Louvre

Il faut noter en Italie une certaine affinité de la mouche avec Saint Jérôme, lorsqu’il est figuré en ermite. Les insectes et serpents qui rampent autour de lui, et qu’il écrase métaphoriquement avec la pierre dont il se frappe la poitrine, représentent les mauvaises pensées (voir la miniature de l’Apocalypse de Lambeth, dans 4 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits). Mais la mouche à l’avant-plan droit, de taille disproportionnée par rapport à l’arbre, n’est manifestement pas à l’intérieur de l’image : elle symbolise Celui qui, depuis l’extérieur, observe le saint homme et manipule les sales bêtes.


Michael Lancz von Kitzingen Saint Jérôme 1507, Musée de l'archevêché PoznańSaint Jérôme
Michael Lancz von Kitzingen, 1507, Musée de l’archevêché, Poznań

Cette composition pittoresque comporte pas moins de trois mouches :

  • dans le bec de la mésange ;
  • sur la cuisse du saint qui se frappe la poitrine, insensible à sa chatouille ;
  • sur le socle de la croix, dans la mauvaise compagnie d’un lézard et d’un serpent, tous trois tenus à l’oeil par le lion.

La mouche est ici présentée comme un ennemi du pénitent, mais négligeable, devant l’intensité de sa piété.


Aertgen Claesz van Leyden (attr) La tentation de saint Antoine 1530 ca Musées Royaux des Beaux-Arts de BelgiqueLa tentation de saint Antoine
Aertgen Claesz van Leyden (attr), vers 1530, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

Le petit papillon noir posé sur l’aine du saint apparaît comme l’avant-garde des Tentations qui arrivent par derrière. Un donateur en prières, dont il ne reste que le bout des doigts, figurait autrefois de l’autre côté du crucifix. Ce fragment a probablement été découpé dans le volet droit d’un retable consacré à Saint Antoine, dont le volet gauche, conservé presque en totalité, partage la même thématique :

Aertgen Claesz van Leyden (attr) La vocation de saint Antoine 1530 ca RijksmuseumLa vocation de saint Antoine
Aertgen Claesz van Leyden (attr), vers 1530, Rijksmuseum

La mouche sur la coiffe blanche est un argument, noté par Friedländer, pour rapprocher les deux oeuvres. La signification négative et diabolique de l’insecte est similaire [25b] : plutôt que la Tentation proprement dite, la mouche évoque ici la Distraction qui menace les auditeurs du sermon : apparemment, cette mère ne lui succombe pas, puisqu’elle continue de fixer le prêtre, malgré son fils qui s’agite en jetant un oeillet sur le sol. De la même manière, la chouette posée sur la tête de la femme de droite symbolise l’Ignorance que le sermon a pour but de combattre.

Antoine est représenté deux fois, sous les traits du jeune noble au manteau bleu qui écoute lui-aussi le sermon, puis le met en pratique à l’arrière-plan, en distribuant du pain aux pauvres et aux infirmes. Les dix espèces de fleurs identifiées dans le tableau ont pour certaines une valeur médicinale, d’autant plus justifiée que le retable était probablement destiné à l’hôpital de Leyde. Mais on peut tout aussi bien y voir les fleurs de l’éloquence du prêche, répandant ses bienfaits sur la foule.


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La mouche et la peste

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Madone et l’Enfant avec St Sébastien et St Lazare (1481-84) Piero di Cosimo Église SS Michele Arcangelo and Lorenzo Martire MontevettoliniMadone et l’Enfant avec St Lazare et St Sébastien, Piero di Cosimo, 1481-84, Église San Michele Arcangelo and Lorenzo Martire, Montevettolini

Face à Saint Sébastien percé de trous – le spécialiste de la protection contre la Peste, Saint Lazare au corps couvert de tâches – le patron des lépreux – est présenté lui aussi en jeune homme. Le chien qui lui lèche le pied et la claquette sont deux attributs de mendiant :

François MAITRE 1475 le Riche et le pauvre Lazare La cité de Dieu Den Haag, MMW, 10 A 11 fol 16vLa parobole du Riche et du pauvre Lazare
François Maître, 1475, La cité de Dieu, Den Haag, MMW, 10 A 11 fol 16v

On distingue aujourd’hui Lazare le  mendiant, qui apparaît dans la parabole du Riche et du pauvre Lazare (voir Le Soleil et la Lune à la chapelle de Perse) et Lazare de Béthanie, ressuscité par Jésus. Mais à l’époque médiévale, ils étaient souvent assimilés [25c].


En représentant Lazare jeune et en posant une mouche sur son pied, Piero di Cosimo ajoute aux attributs du mendiant ceux du ressuscité. Nous sommes ici devant un cas particulier de mouche macabre, qui évoque la mort par la Peste, tenue en respect par les deux saints qui lui ont survécu.


Le Martyre de Saint Sébastien
Hans Baldung Grien, 1507, Germanisches Nationalmuseum Nuremberg

Ce retable est célèbre pour l’autoportrait caché de Grien, sous les traits du jeune homme en vert (assonance entre Grien et grün) qui escorte Saint Sébastien. On a identifié récemment un autre portrait dans le gentilhomme aux chausses à rayures, tout à droite : il s’agit du commanditaire du tableau, l’archevêque Ernst von Magdeburg. La composition répond à la fois à l’épidémie de peste qui sévissait alors dans l’archevêché de Magdebourg, et à la maladie particulière de l’archevêque, la syphilis, dont il se sentit guéri en 1505 [25d].

La mouche est à la fois une marque infamante sur la cuisse du bourreau en jaune, mais aussi une référence aux maladies qui marquent la peau.



Saint Roch est reçu par le pape
Hendrick van Wueluwe, 1517, église Saint-Jacques Anvers

Saint Roch est un autre saint spécialiste des contagions. Il se prosterne humblement aux pieds du Pape, mais son bourdon de pèlerin, pointé vers les mouches qui infestent la terre, fait jeu égal avec la férule pontificale pointée vers le ciel. Aux deux chiens familiers du pape fait écho l’humble bâtard, compagnon ordinaire du Saint, qui chasse les mouches des os, tout comme son maître écarte la peste des humains.


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La mouche esthétisée

En réaction à ces lourdes symboliques, la mouche devient chez quelques très grands artistes du début du XVIème siècle non plus une démonstration de leur virtuosité technique – qui n’est plus à prouver – mais de leur agilité créatrice, de leur capacité à détourner et provoquer.

Cette mouche esthétisée, débarrassée de ses symboliques habituelles, est mise à la mode par Dürer puis citée par quelques confrères.

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Une mouche facétieuse

Piero_di_Cosimo_-_Venus
Mars et Vénus, Piero di Cosimo, 1500-05

Dans cette composition, qui parodie ouvertement le Mars de Vénus de Botticelli, Piero pose un papillon sur la cuisse de Vénus et, en balance, une mouche sur l’oereiller de Mars. Pour une analyse de cette fantaisie mythologique, voir Le lapin et les volatiles 1.


La mouche de Dürer à Venise

Dürer 1506 La Vierge de la fête du rosaire (copie) Kunsthistorisches Museum VienneLa Vierge de la fête du rosaire (copie)
Dürer, 1506, Kunsthistorisches Museum Vienne

C’est sans doute après avoir observé quelque Madone à la mouche lors de son second voyage à Venise que Dürer a posé la sienne à un emplacement stratégique, sur le genou de la Vierge. Il fallait une solide irrévérence pour oser déplacer l’insecte vil de la périphérie au centre, et maculer du même coup l’Immaculée : ce pourquoi Dürer a pris la précaution de lui faire souiller un tissu corruptible (lange ou linceul), et non directement la robe.



Dürer 1506 La Vierge de la fête du rosaire (copie) Kunsthistorisches Museum Vienne detail
Reste que le pape Jules II et l’empereur Maximilien semblent plus interloqués par l’insecte que par l’Enfant : seul un artiste au sommet de sa gloire pouvait se permettre ce genre de plaisanterie, en plein centre d’un tableau officiel de la communauté allemande, commandé par le banquier Jacob Fugger pour l’église San Bartolomeo de Venise.


Deux citations vénitiennes

Sebastiano-del-Piombo-Cardinal-Bandinello-Sauli-sun-secretaire-et-deux-geographes-1516-NGALe Cardinal Bandinello Sauli, un secrétaire et deux géographes
Sebastiano del Piombo, 1516, NGA

C’est sans doute par réminiscence dürerienne que ce peintre vénitien, une fois arrivé à Rome, a eu l’idée de placer sa mouche au même endroit, sur le genou blanc du cardinal. La justification est possiblement un commentaire sur l’infinitésimal : la mouche sur l’immensité de la robe est comme l’homme sur l’immensité de la Terre : mais le livre de géographie lui permet de la maîtriser.


Sebastiano del Piombo Cardinal Bandinello Sauli, sun secrétaire et deux géographes 1516 NGA detail
C’est ainsi que la prise de décision (la clochette) se trouve gouvernée par la raison (l’index levé).


Lorenzo Lotto, Giovanni Agostino della Torre et son fils Niccolò 1513-16 National GalleryLe médecin Giovanni Agostino della Torre et son fils Niccolò
Lorenzo Lotto, 1513-16, National Gallery

On peut voir une citation de Dürer dans cette mouche posée sur un mouchoir blanc par Lotto, autre peintre vénitien de tout premier plan.


Lorenzo Lotto, Giovanni Agostino della Torre et son fils Niccolò 1513-16 National Gallery detail mouche Lorenzo Lotto, Giovanni Agostino della Torre et son fils Niccolò 1513-16 National Gallery detail encrier

Ou bien une allusion aux maladies que combat celui que l’ordonnance, qu’il tient dans la même main, désigne flatteusement comme « L’Esculape des médecins de Bergame ».

Chez un peintre aussi féru de symboles que Lotto, on peut aussi suspecter une intention plus profonde, celle d’opposer l’éphémère de la mouche à la pérennité de l’encre, que ce soit en écritures ou en éclaboussures : ainsi le médecin combat les maladies actuelles avec le savoir séculaire qu’il puise dans son gros Galien.

Une mouche suspecte

Vierge à la mouche
Cercle de Gérard David (attr), 1518-25 collégiale de Santa María la Mayor, Toro (Zamora).

Concluons par un panneau très problématique en terme d’attribution, mais aussi d’iconographie :

  • la sainte de gauche est Marie-Madeleine, à cause de sa boîte ouverte, mais elle n’a pas les cheveux longs ;
  • celle de droite est Catherine d’Alexandrie, à cause de sa couronne et de son épée [27], mais sa roue manque ;
  • le vieil homme est Saint Joseph, dans une représentation rare : tenant un livre et des lunettes.

Maître aux Madones Joufflues 1500-25 Saint Famille avec Ste Catherine et Ste Barbe, coll partSainte Famille avec Sainte Catherine et Sainte Barbe
Maître aux Madones Joufflues, 1500-25, collection particulière

La situation est rendue encore plus complexe par le fait qu’on connaît toute une famille de Conversations sacrées similaires, peintes par différents anonymes, qui se plaisent à déplacer les personnages et les attributs jusqu’à les rendre énigmatiques : on ne connaît pas l’oeuvre initiale d’où dérivent ces compositions [28].




Celle de Toro est la seule (avec la copie plus tardive de la collection Methuen) où la Vierge porte sur son genou une mouche à la Dürer. C’est aussi la seule à être représenté en extérieur, avec un parterre où se joue la scène répugnante, de part et d’autre de la robe rouge, d’une chenille menacée par une grenouille prête à bondir. Plus haut, les bas reliefs latéraux arborent une chouette, emblème de l’ignorance. Et plus haut encore, les lunettes du vieux Joseph ajoutent une note péjorative. Comme d’habitude, ces symboles du mal qui rôde se trouvent à la périphérie du tableau, repoussés par les personnages sacrés (l’épée de Catherine joue ici ce rôle de barrière).

La mouche posée directement sur la robe mariale se trouve en discordance complète avec cette intention symbolique. De plus, elle ne marque pas exactement le croisement des diagonales, ce que l’artiste n’aurait pas manqué de prévoir si l’insecte avait constitué le point focal de sa composition.

On a découvert que la mouche avait été rajoutée ultérieurement, en même temps que la fausse signature Gallego : sans doute par un admirateur de Dürer.


Article suivant : 5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves

Références :
[0] Merci à LaMusée, à qui je dois bon nombre de ces mouches https://lamusee.fr/tags/mouche
[1] Anna Eörsi « Puer, abige muscas! Remarks on Renaissance Flyology. » 2001, Acta Historiae Artium https://www.academia.edu/44744444/Puer_abige_muscas_Remarks_on_Renaissance_Flyology
[3] André Chastel, Musca depicta, 1984
[3a] Ce détail rare se voit dans des ivoires carolingiennes. Véronèse (2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie) puis Poussin (Les pendants de Poussin 2 (1645-1653)) l’ont également employé.
[15a] A cause de la mouche, Mirella Levi D’Ancona [4a] interprète ce tableau comme une Madone de la Peste. Les putti tiendraient des « coupes lustrales », remplies par les amphores juste derrière, qui serviraient à une cérémonie de purification. La mouche dans le dos du putti serait une citation de Cicéron : « Enfant, chasse les mouches (puer, abige muscas) ». Le problème est que les objets tenus par les enfants sont plats, que les amphores sont fermées, que la mouche est unique, et qu’elle fait clairement pendant avec la cerise.
[16] Kandice Rawlings « Painted Paradoxes: The Trompe-L’Oeil Fly in the Renaissance » Athanor. 26 (2008): https://journals.flvc.org/athanor/article/view/126656/126156
[16a] L’anecdote conclut un paragraphe entièrement consacré aux avantages de la peinture sur la sculpture : plus facile à corriger, à travailler, et à mettre en couleur, de manière à tromper même les animaux : à Athènes, des corbeaux se posaient sur un toit peint, des oiseaux picoraient des grappes peintes, des chevaux hennissaient à des chevaux peints. Filarete, Trattato di architettura, Livre XXIII, fol 181r
manuscrit original :
https://archive.org/details/treatiseonarchit0002fila/page/n377
transcription :
https://books.google.fr/books?id=qrQDAAAAYAAJ&pg=PA628
[16b] L’anecdote flatteuse, probablement fabriquée par Philarète, sera ensuite reprise par Vasari, puis utilisée comme argument publicitaire en faveur de Mantegna, puis de Dürer. Voir Anna Eörsi ([1] , p 16 et ss).
[17] On a dit que le S à la fin de l’inscription signifie SCHOLARIS (ce qui redonderait le mot DISCIPULUS), ou bien SUCCESSOR (mais en 1459, Squarcione n’était pas mort). Anna Eörsi ([1], note 25) est la seule à s’être interrogée sur cette abréviation terminale, à l’emplacement habituel du P (Pinxit) ou du F (Fecit), et qu’on ne trouve chez aucun autre peintre. En l’occurence ce n’est pas un verbe, puisque dans le cartellino de la Walters Art Gallery, l’inscription commence par HOC PINXIT et se termine néanmoins par S. Il pourrait s’agir de la ville de naissance de Schiavone, Scardona. Mais si l’on remarque que dans les trois cartouches où elle apparaît ([1], note 23), elle vient toujours après SQUARCIONI, le plus logique est de penser à un double génitif : SQUARTIONI STUDII, « de l’Ecole de Squarcione » : celui-ci était en effet le tout premier en Italie a avoir créé une institution ultramoderne, passée en 1455 du statut de « bottega » (boutique) à studium, qui a formé jusqu’à 137 élèves ([1], p 11).
[17a] Pascale Hemeryck, « Les traductions latines du Charon de Lucien au quinzième siècle », Mélanges de l’école française de Rome Année 1972 84-1 pp. 129-200. https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5110_1972_num_84_1_2264#mefr_0223-5110_1972_num_84_1_T1_0141_0000
[17b] NASSICHUK (John), « “Homo bulla est” :. La métaphore de la bulle dans la littérature humaniste latine et française », in BONNIER (Xavier) (dir.), Le Parcours du comparant. Pour une histoire littéraire des métaphores, p. 449-467
[17c] Elle est imprimée en italique (signalant les ajouts) dans l’édition d’Amsterdam de 1669 https://books.google.fr/books?id=q7YFEE1lVWUC&printsec=frontcover&dq=ambulamuf#v=onepage&q=ambulamuf&f=false
Sur Le fragment de Traù : https://satyricon17.hypotheses.org/1483#more-1483
[18] Norman E Land « Giotto’s Fly, Cimabue’s Gesture and a Madonna and Child by Carlo Crivelli » Art History,
Literature and Visual Arts , 1996.15.4 https://www.academia.edu/11644615/Giottos_Fly_Cimabues_Gesture_and_a_Madonna_and_Child_by_Carlo_Crivelli
[19] https://collections.vam.ac.uk/item/O14935/virgin-and-child-oil-painting-crivelli-carlo/
[20] Andor Pigler voyait dans ce tableau la preuve de sa théorie, selon laquelle la mouche peinte fonctionnait comme un talisman, permettant d’exorciser cet insecte destructeur. Pour lui, le chassis couvert d’un parchemin serait une « pellicule protectrice » devenue superflue, puisque la mouche peinte suffit à éloigner du tableau les mouches réelles.
Andor Pigler « La mouche peinte: un talisman » A Szépművészeti Múzeum közleményei 24. (Budapest,1964) https://library.hungaricana.hu/en/view/ORSZ_SZEP_Kozl_024/?pg=65&layout=s
[21] Klaus Krüger « Andrea Mantegna : Painting’s Mediality » dans Andrea Mantegna: Making Art (History) publié par Stephen J. Campbell, Jérémie Koering p 24 et ss
https://books.google.fr/books?id=OyRcCwAAQBAJ&pg=PA24
[22] Nicholas Herman « Excavating the page: virtuosity and illusionism in Italian book illumination, 1460-1520 » 2011, Word & Image https://www.academia.edu/1224254/Excavating_the_page_virtuosity_and_illusionism_in_Italian_book_illumination_1460_1520
[22a] John Oliver Hand, « Joos van Cleve : the complete paintings », p 96 https://archive.org/details/joosvanclevecomp0000hand/page/96/mode/1up
[23] Keith Christiansen, Laurence B. Kanter, Carl Brandon Strehlke « Painting in Renaissance Siena, 1420–1500 » p 270 https://books.google.fr/books?id=0CO8PwDxQmMC&pg=PA270
[24] Physiologus grec :
Arnaud Zucker « Physiologos: le bestiaire des bestiaires »
https://books.google.fr/books?redir_esc=y&hl=fr&id=Z8hwbgnpr-kC&q=fourmi#v=snippet&q=fourmi&f=false
Physiologus latin (version de Théobald) :
Abbé Auber, « Histoire et théorie du symbolisme religieux avant et depuis le christianisme », Tome 3 p 439 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65104588/f503.item.r=fourmi
[25] Livre IV, Fable XIX, Formica et musca http://latinjuxtalineaire.over-blog.com/article-25471943.html
[25a] Jean Wirth, Le corps dans l’art du Moyen-Age, p 55
[25b] J. Bruyn (1960) « Twee St. Antonius-panelen en andere werken van Aertgen van Leyden », Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek, vol. 11, p 61, 66 et 68, https://www.jstor.org/stable/24705611
[25c] Louis Réau « Iconographie de l’art chrétien (3): Iconographie des saints : G-O » p 793 https://books.google.fr/books?id=gcX_EAAAQBAJ&pg=PA793
[25d] Markus LeoMock, Kunst unter Erzbischof Ernst von Magdeburg, Berlin 2007 p 249 https://books.google.fr/books?id=G-_511DhUUQC&printsec=copyright&redir_esc=y#v=onepage&q=sebastian&f=false
[26] Des dés et les cartes à jouer s’échappent de la poche de Judas, ajoutant à ce portrait à charge. Pour une analyse détaillée du retable, voir
Genevieve D. Milliken « Pushing the Bounds of Typology: Jewish Carnality and the Eucharist in Jörg Ratgeb’s Herrenberg Altarpiece » https://scholarworks.gsu.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1227&context=art_design_theses
[27] Elle porte l’inscription indéchiffrable : NOVIV(f)IMIRNOV(?)E(?).T(?)NIRII. La copie de la collection Methuen porte NOVIVIMIRNCV. Voir Egbert Haverkamp Begemann, Enige Brugse werken in Spanje uit de omgeving van G. David en A. Benson, Oud Holland, Vol. 67, No. 4 (1952), pp. 237-241 https://www.jstor.org/stable/42712100
[28] Didier Martens, « Le Maître aux Madones joufflues: essai de monographie sur un anonyme Brugeois du XVIème siècle » dans Wallraf-Richartz-Jahrbuch vol. 61 (2000) p. 109-144 https://www.jstor.org/stable/24664396

Les trois autoportraits situés de Goltzius

4 juillet 2025
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1590-92 Hendrik_Goltzius_-_Self-portrait Nationalmuseum, Stockholm1590-92 1605 Hendrik_Goltzius_-_Self-portrait dessin British museum1605 1615 Hendrick Goltzius Self portrait, dessin a la pointe de metal Kupferstichkabinett Berlin photo rkd1615

Artiste célèbre et grand égotiste, Goltzius a réalisé de nombreux autoportraits tout au long de son existence.


Goltzius autoportrait cache 15941594 Goltzius autoportrait cache 16061606 Goltzius autoportrait cache 16111611

Mais à trois reprises seulement, il a intégré son visage, aussi reconnaissable que celui de Salvador Dali, à l’intérieur d’une large composition, selon le procédé de l’autoportrait situé (in assistanza, embedded).

Il se trouve que ces trois oeuvres correspondent à des moments-clés de sa carrière et aux trois techniques dans lesquelles il a excellé : la gravure, le dessin et la peinture.

Cet article ajoute quelques points de détails aux études récentes qui ont permis de déchiffrer ces oeuvres particulièrement complexes. Son objectif est de comprendre pourquoi Goltzius a choisi de s’incarner en personne dans ces trois scènes, et dans ces trois scènes seulement.



1594 : une gravure « à la manière de »

1590-92 Hendrik_Goltzius_-_Self-portrait Nationalmuseum, Stockholm
Autoportrait à 36 ans
Hendrik Goltzius, 1590-92, Nationalmuseum, Stockholm

Dans les six gravures de la série de la Vie de la Vierge [1] , Goltzius affiche sa suprématie de graveur en se confrontant ouvertement à quatre célèbres artistes italiens (Raphaël, Parmesan, Bassan, Barroche) et à deux du Nord : Lucas de Leyde et Albrecht Dürer.

C’est dans la gravure la plus risquée, « à la manière de Dürer« , que Goltzius descend en personne dans le ring.

Albrecht_Dürer,_The_Circumcision,_c._1504-1505,_NGA_INVERSE 1594 GOLTZIUS La Circoncision

Dürer, 1504-1505, NGA (gravure inversée)

Goltzius, 1594

La Circoncision

La compétition est quelque peu faussée par le fait que la gravure de Dürer était sur bois, tandis que Goltzius a choisi le burin, qui permet une plus grande précision.

Le panonceau avec le monogramme HG démarque ouvertement celui de Dürer.

La disposition des principaux personnages et accessoires est identique :

  • le groupe de Marie en prières et de Joseph tenant son chapeau,
  • la boîte de chirurgie tri ou quadrilobée (Goltzius surenchérit en montrant les instruments encore en place) ;
  • le chirurgien assis sur sa chaise curule ;
  • le grand prêtre qui maintient l’enfant ;
  • le porteur de candélabre (Goltzius le représente avec les mêmes accessoires – bottes, bonnet, bourse et porte-cierge tressé – mais vu de dos, dans une démonstration de force tridimensionnelle).


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude_vitrauxDürer 1594 GOLTZIUS 1594 La Circoncision detail vitrailGoltzius

Il égale le maître en empruntant, au Saint Jérôme dans son étude, le détail des vitraux se projetant sur l’embrasure de la fenêtre  (voir 4 Dans l’intimité de la cellule).


1666 Job_Berckeyde-Interior_BavokerkIntérieur de Saint Bavon, Haarlem
Job Berckeyde, 1666

Comme dans ce tableau, la vue est prise depuis une chapelle de la grande église de Haarlem, vers la nef et à travers le bas-côté. C’est dans cette même église que Goltzius sera enterré, près du transept sud (sa tombe, probablement une simple inscription, a disparu [2] ).



1594 GOLTZIUS La Circoncision detail Goltzius
C’est donc en paroissien que Goltzius est venu assister à la scène sacrée. Selon la convention des autoportraits situés, il se fait reconnaître en étant le seul à nous fixer des yeux : mis à part, dans une sorte de coquetterie graphique, le personnage anonyme dont on ne voit que l’oeil droit, de l’autre côté du capuchon et du regard attentif du grand prêtre.


Albrecht_Dürer,_The_Circumcision,_c._1504-1505,_NGA_INVERSE detail bebe 1594 GOLTZIUS La Circoncision detail gotzius jesus

Dans la gravure de Dürer, cet emplacement correspond à celui du bébé encore emmaillotté, qui attend son tour dans les bras de son père, et renvoie le regard vers Jésus dans les bras du grand prêtre.

La version Goltzius fonctionne de la même manière, projetant en quelque sorte le témoin vers l’action…
1594 GOLTZIUS La Circoncision detail Jesus…très précisément celle de la lame entaillant la chair vierge, métaphore transparente du burin et du cuivre [3].


Mellan burin

Le plat évoque quand à lui le mouvement  de la plaque, pivotant sur un coussin circulaire.


Une supercherie réussie

Selon une anecdote rapportée par Van Mander, Goltzius aurait imprimé une version anonymisée de la gravure, en supprimant le monogramme HD et l’autoportrait :

 » Il a fait imprimer des exemplaires d’après la plaque retouchée, les a vieillis artificiellement, et les a fait circuler dans les principales foires aux livres, où collectionneurs et graveurs sont tombés d’accord pour y reconnaître des œuvres de Dürer récemment redécouvertes. Quand ces collectionneurs ont déclaré les planches de Goltzius inférieures à celles de son prédécesseur en prenant pour preuve la Circoncision, ajoute malicieusement Van Mander, ils plaçaient en somme Goltzius au-dessus de lui-même, comme ils devaient l’apprendre plus tard pour leur plus grand dépit. «  [4].



1606 : l’apogée de la super-gravure

1605 Hendrik_Goltzius_-_Self-portrait dessin British museumAutoportrait à 48 ans, dédié à Johan Engelbrecht (dessin)
Hendrik Goltzius, 1605, British museum

Goltzius a traité pas moins de dix fois un thème particulièrement en vogue à la période maniériste, illustrant un passage de Térence, dans l’Eunuque :

Sans Cérès et Bacchus, Vénus a froid

Sine Cerere et Libero friget Venus

Autrement dit : « Sans bonne chère et sans vin, le sentiment amoureux ne s’échauffe pas ».

Je résume ici l’article récent de Alexey Larionov et Catherine Phillips [5], qui étudie ces dix versions et montre combien la dernière, celle de l’Ermitage, est à la fois la plus aboutie et la plus révélatrice.


Goltzius-Hendrick-Bacchus-Venus-and-CeresSans Cérès et sans Bacchus, Vénus a froid
Dessin sur toile préparée, 219 × 163 cm
Goltzius, 1606, Musée de l’Ermitage

Du trio au quatuor

Au centre, Cérès se présente vue de dos, avec comme attributs la corne d’abondance dont seules les extrémités dépassent, et les épis de blé fichés dans son chignon.

A gauche, Vénus a pour attributs son collier de perles, sa ceinture, la conque au centre de son diadème, et les deux colombes qui planent au dessus d’elle. Elle est accompagnée par Cupidon, qui a posé à ses pieds un carquois cylindrique (avec son couvercle rattaché par un ruban) et présente au feu, avec des pincettes, une pointe de flèche qu’il plongera ensuite dans la coupelle d’eau pour la tremper.

A droite, Bacchus, dans son manteau en peau de léopard, élève une grappe. Il est accompagné par un petit faune, qui porte une grappe à ses lèvres.

Goltzius apparaît à l’arrière-plan, entre Cupidon et Vénus, dans les fumées du brasier.



1606 Hendrick Goltzius, Without Ceres and Bacchus, Venus would freeze, ermitage PhBousquet schema
Il tient dans chaque main deux tiges métalliques sur lesquelles nous reviendrons, outils mécaniques assortis à la pincette et à la coupelle de Cupidon.

Ses épaules sont caressées par un pan du grand rideau qui couronne toute la scène. Ce rideau en guise de dais, soutenu par quatre amours ailés, est courant chez Goltzius. Mais il a l’avantage ici de souligner que le trio habituel est devenu un quatuor, et qu’un humain s’est inséré parmi les divinités.

Le brasier constitue une sorte de synthèse du quatuor, puisqu’on y voit brûler un pampre de vigne (Bacchus) et  un épi de blé (Cérès), pour chauffer la flèche de Cupidon au bout des pincettes de Goltzius.


Des allusions alchimiques ?

1606 Hendrick Goltzius, Without Ceres and Bacchus, Venus would freeze, ermitage quatuor

Développant la démonstration du pouvoir de Vénus, Goltzius ajoute des niveaux symboliques supplémentaires. Non seulement la composition de l’Ermitage illustre l’aphorisme de Térence, mais elle fait également référence aux Saisons et aux quatre Eléments. Selon la tradition iconographique établie, Vénus personnifiait le Printemps, Cérès l’Été et Bacchus l’Automne. Ici, le rôle de l’Hiver est joué par Goltzius lui-même, son autoportrait représentant un vieil homme se réchauffant au coin d’un feu, préfiguration classique de l’Hiver dans les allégories des XVIe et XVIIe siècles. Pendant ce temps, les fruits de la Terre, brûlés dans le Feu sur l’autel, se transforment en fumée et flottent dans l’Air ; l’Eau (dans la coupe de Cupidon) rafraîchit la chaleur des flammes. Ces références au cycle éternel de la vie confèrent une résonance philosophique au sujet central… ([5], p 31)



1606 Hendrick Goltzius, Without Ceres and Bacchus, Venus would freeze, ermitage detail brasier
Un détail insolite ajoute à ces connotations alchimiques : il y aurait au centre du brasier une racine de mandragore ([5], p 37), cette plante magique en forme d’homoncule.

Notant que l’arbre est un laurier, Larionov et Phillips évoquent une référence possible au mythe de Daphné :

La clé de ce mythe ne réside-t-elle pas, selon Ovide, dans le pouvoir des flèches de Cupidon ? Ovide nous fournit la raison de l’amour non partagé du dieu : Cupidon, dit-il, avait deux types de flèches : l’or qui allume la flamme de l’amour, et le plomb qui la repousse. Cupidon, toujours aussi malicieux, frappa Apollon avec la première et Daphné avec la seconde ([5], p 35).

Cette allusion implicite au plomb et à l’or et ouvre la voie à une interprétation alchimique un peu facile :

La pointe de flèche dans les flammes se trouve ainsi à l’épicentre d’une scène de transmutation élémentaire, où Goltzius représente symboliquement le processus de transformation d’un élément naturel en un autre. Goltzius compare l’acte de création artistique, et en particulier ses propres actes de création, au mystère de la transformation alchimique d’une matière brute en quelque chose de pur et de sublime. ([5], p 37).


L’acier plutôt que l’or (SCOOP !)

Il se trouve que l’intérêt bien connu de Goltzius pour l’alchimie s’était singulièrement refroidi l’année précédente, suite à une mésaventure explosive :

L’alchimiste Léonard Engelbrecht avait exigé la moitié de la maison de l’artiste en échange de la révélation du secret de la pierre philosophale. À l’été 1605, une explosion, résultat d’une expérience infructueuse de création d’or, détruisit partiellement la maison de Goltzius et blessa grièvement Frans Badens et lui-même.([5], p 36).

La référence aux flèches d’Ovide est implicite, mais il faut probablement l’interpréter à l’envers : Cupidon a abandonné le plomb et l’or et se contente maintenant de l’acier trempé.


En aparté : la main droite de Goltzius

Alors que Goltzius n’avait qu’un an, selon son ami et premier biographe Karel van Mander, il tomba la tête la première dans la cheminée et se brûla les deux mains sur les braises incandescentes. Sa mère tenta de soigner ses mains avec des attelles et des onguents, mais il souffrait constamment ; une voisine zélée, prétendant pouvoir faire mieux, retira les attelles et banda la main droite de l’enfant avec un tissu. En conséquence, les tendons de cette main fusionnèrent et, pour le reste de sa vie, Goltzius fut incapable de l’ouvrir correctement [6].


1589 Goltzius-Hendrik-Self-portrait--drawing-vellum-British museum
Autoportrait (dessin à la pointe de métal)
Goltzius, 1589, British museum

Comme le remarque Philippe Lanthony [7], ce dessin, comme tous les autoportraits de peintre, a été réalisé dans un miroir : la main droite qui tient le burin est donc en fait la main gauche, et la vraie main droite, mutilée, est dissimulée par la plaque de cuivre.

D’après le sens des hachures dans ses dessins, on suppose que Goltzius était droitier, et que la rigidité de ses doigts lui procurait une prise ferme lors de la gravure au burin, tout en l’obligeant à dessiner avec son bras et ses épaules. Walter Melion suggère qu’il gravait de la main droite et dessinait de la main gauche.


Goltzius's Right Hand, 1588 Teylers Museum, HaarlemLa main droite de Goltzius (dessin à la plume)
Goltzius, 1588 Teylers Museum, Haarlem

Ce célèbre dessin représente donc une aporie : une main droite infirme se représentant elle-même, dans une position que le dessinateur lui-même ne peut pas voir.



Goltzius's Right Hand, 1588 Teylers Museum, Haarlem RETOURNE
Goltzius a dû mettre en place les grandes lignes en regardant sa main gauche dans un miroir, puis effectuer les corrections nécessaires en plaçant sa main droite verticalement devant lui (l’angle du poignet correspond à cette situation).


Goltzius's_right_Hand detail Teylers Museum, Haarlem
Teylers Museum
Goltzius's_right_Hand detail coll part
Collection privée (Christies [8])

On connaît deux versions de ce dessin, sans qu’on puisse déterminer laquelle est la copie de l’autre. La mise en ombre et le rendu tridimensionnel sont traités, zone par zone, par le même système de hachures et de points, sans que les deux versions soient strictement identiques. Dans ce tour de force graphique, on voit que l’essentiel du travail est une activité purement manuelle, qui ne nécessite pas d’avoir en permanence le modèle devant les yeux : un croquis détaillé suffit.

Selon une anecdote racontée par Van Mander, cette main mutilée était devenue un signe d’identification aussi connu que son monogramme :

En avril 1591, alors qu’il effectuait son « grand tour » d’Italie, Goltzius voyageait incognito en se présentant comme un marchand de fromages hollandais. Habillé minablement pour dissuader les voleurs, il se rendit de Rome à Naples en compagnie de l’orfèvre de Haarlem, Jan Matthijsz Ban, et d’un jeune antiquaire, Philips van Winghe. Ce dernier, ignorant l’identité de son célèbre compagnon de voyage, avait appris que l’artiste se trouvait en Italie et désirait ardemment le rencontrer. Lorsque Matthijsz Ban lui révéla l’identité de leur compagnon, il ne put croire que le célèbre artiste voyagerait si mal vêtu, jusqu’à ce que Goltzius lui montre sa main desséchée et un mouchoir portant le célèbre monogramme « HG » [9]

« La popularité du motif témoigne de l’importance de la main de Goltzius dans son mythe personnel. Son accident avec le feu et la déformation de sa main qui s’ensuivit sont devenus célèbres parce que les historiens d’art de l’époque célébraient la main de l’artiste comme le véhicule par lequel des œuvres merveilleuses étaient créées, que ce soit à la plume et au burin. » [8]



La flamme de Cupidon

1600-03 Goltzius Sine Cerere et Libero friget Venus, Philadelphia Museum of ArtSine Cerere et Libero friget Venus, encre et huile sur toile (105.1 × 80 cm)
Goltzius, 1600-03, Philadelphia Museum of Art

Dans cette version antérieure du sujet, Goltzius utilisait le flambeau de Cupidon, placé latéralement, à la fois d’un point de vue narratif – pour illustrer le réchauffement de Vénus – et d’un point de vue plastique – il constitue la source de lumière qui unifie l’ensemble de la composition.



1606 Hendrick Goltzius, Without Ceres and Bacchus, Venus would freeze, ermitage detail brasier

Dans la version de 1606, le brasier placé de l’autre côté joue lui aussi un double rôle, narratif et biographique, en faisant allusion à l’accident de Goltzius enfant.


L’intention biographique

1606 Hendrick Goltzius, Without Ceres and Bacchus, Venus would freeze, ermitage détail burins
Il s’avère que les mains de Goltzius adulte ne tiennent pas des compas, comme on l’a longtemps cru, mais quatre burins : on voit bien le manche arrondi, au bout de l’index de la main droite.

Néanmoins, W.S. Melion [4] a fondé une partie de son interprétation sur ces pseudo-compas, en les considérant comme l’emblème de la sûreté de main de l’artiste, capable de tracer des cercles parfaits. L’interprétation biographique développée par Larionov et Phillips est nettement plus convaincante :

Que Goltzius se présente comme un graveur professionnel est d’autant plus remarquable qu’au moment où il commença à travailler sur la toile de l’Ermitage, il n’avait plus gravé depuis environ trois ans. Se tournant vers la peinture, il cessa sa carrière de graveur vers 1600, un tournant dans sa vie qui scinde sa carrière en deux. ([5], p 33).


Pour expliquer cette reconversion abrupte, Larionov et Phillips remettent en selle l’hypothèse selon laquelle l’abandon sans retour de la gravure n’était pas volontaire, mais dû à une incapacité physique :

Après de nombreuses années de dur labeur à inciser au burin des plaques de cuivre , sa main finit peut-être par l’abandonner. À l’aube du nouveau siècle, de graves problèmes de santé l’empêchant de travailler sont mentionnés dans des poèmes de l’année 1600 écrits par ses amis proches, Karel van Mander et Cornelis Ketel (1548-1616). Tous deux expriment leur tristesse face à la maladie qui l’a frappé et lui souhaitent un prompt retour au travail pour la nouvelle année, Van Mander déplorant avec éloquence que « sa main audacieuse soit toujours oisive ». ([5], p 34).


Pour Larionov et Phillips, la dixième et dernière version de « Sine Cerere et Libero friget Venus » consacre cette transition définitive :

Lorsque Goltzius s’attaqua à la toile de l’Ermitage, au plus tard à l’automne 1603, il était déjà reconnu comme peintre. On a l’impression que ce chef-d’œuvre d’une complexité technique et d’une intensité de travail sans précédent, incluant l’autoportrait où il brandit ses burins, visait (entre autres) à mettre un point final à la brillante carrière de graveur de Goltzius et à rendre hommage à ses réalisations inégalées, et désormais révolues, dans l’art de l’estampe. ([5], p 34).


Une technique unique : le « penwerck »

Il est clair que la technique totalement originale utilisée pour les versions de Philadelphie et de l’Ermitage, celle de personnages dessinés quasiment en taille réelle, est une sorte de démonstration de force :

Presque une peinture par sa taille et sa technique — une toile préparée avec une couche d’huile et recouverte de vernis —, l’œuvre est réalisée selon une technique de dessin. Il s’agit d’un travail à la plume, mais qui imite une gravure. Elle s’apparente à une sorte de super-gravure idéale, qui n’a rien à envier à la peinture, que ce soit en termes de dimensions, d’illusion crédible ou de puissance émotionnelle. ([5], p 34).

Dans cette phase de transition, cette technique synthétique, que Goltzius seul était capable de maîtriser, valait probablement réaffirmation de son art :

Il semble vouloir démontrer, à une échelle inconcevable dans une estampe, sa capacité à capturer n’importe quel motif et à obtenir les effets visuels les plus convaincants en utilisant uniquement la ligne. ([5], p 34)


Le sacrifice des burins (SCOOP !)

1606 Hendrick Goltzius, Without Ceres and Bacchus, Venus would freeze, ermitage detail brasier
La mise en écho des burins et de la pointe de flèche, de part et d’autre du brasier, est patente. De manière quelque peu paradoxale, tout en reconnaissant que l’oeuvre entérine l’abandon définitif de la gravure, Larionov et Phillips y voient une sorte de glorification du burin :

De la main gauche, il tend ses burins vers Cupidon, qui trempe ses pointes de flèches dans les flammes, une comparaison peut-être poétique entre le tranchant des burins de Goltzius et celui des flèches de Cupidon. L’artiste semble vouloir dire que ses outils, comme les flèches de Cupidon, ne ratent jamais leur cible ; il n’y a pas de cible qu’ils ne puissent atteindre, pas de but qu’ils ne puissent accomplir. ([5], p 35).

Il serait plus logique, dans ces burins présentés au dessus du feu, de voir une forme de sacrifice. La flèche d’acier trempé remplace les pointes devenues inutiles et la beauté de Cupidon, jouant impunément avec les flammes, venge les brûlures de Goltzius enfant.



1611 : une peinture allégorique coriace

1615 Hendrick Goltzius Self portrait, dessin a la pointe de metal Kupferstichkabinett Berlin photo rkd
Autoportrait à 57 ans, dédié à Cornelis Ploos van Amstel (dessin à la pointe de métal)
Hendrik Goltzius, 1615, Kupferstichkabinett Berlin (photo rdk)

Le sujet précis de cette allégorie n’a été découvert qu’en 2015 . Je résume ici l’article de référence de Christine Göttler [10], en le modulant par quelques considérations de mon cru.

Hendrick Goltzius; Hermes präsentiert Pandora dem König Epimetheus; 1611Hermès présente Pandore au roi Epiméthée
Hendrick Goltzius, 1611 , Kunstmuseum, Bâle

La découverte du sujet

En Histoire de l’Art, les véritables découvertes sont rares. Et il est encore plus rare qu’elles soient annoncées incidemment, à l’occasion de la recension d’un catalogue raisonné. Il vaut la peine de citer in extenso la solution laconique de Peter Hecht à une énigme iconographique que les commentateurs précédents avaient camouflée sous de vagues explications : allégorie des Arts, allégorie de la Fugacité …

Depuis Hésiode, l’histoire est que Pandore constituait la vengeance de Jupiter contre Prométhée, qui avait volé le feu aux dieux ; elle fut envoyée à Épiméthée, le frère de Prométhée, que celui-ci avait averti de se méfier de tout présent venant des dieux. Épiméthée, cependant, ne put résister à Pandore lorsque Mercure lui apporta la belle poupée vivante que Vulcain avait fabriquée, et qui avait été dotée de tous les dons que les dieux pouvaient rassembler. Il semble que le tableau de Bâle représente l’arrivée de cette femme dangereuse (et en effet quelque peu artificielle), avec Mercure plaidant en faveur de l’acceptation et Minerve, associée de Prométhée, le mettant en garde contre cela. L’artiste a manifestement développé le thème original, ajoutant des références à la vanité et à la folie autour de Pandore et la montrant apportant la fausse promesse de l’alchimie avec une fournaise fumante d’où un caducée s’échappe, dans un monde qui avait découvert la vraie science grâce au don du feu de Prométhée. Cela rappelle en effet l’expérience personnelle de Goltzius. Peter Hecht [11].


Epiméthée entre Mercure et Minerve

Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel detail Mercure-Minerve
Mercure, le messager des Dieux, montre au roi Epiméthée un parchemin, probablement mensonger. Il est ici coiffé d’un attribut inhabituel, une couronne de lauriers, sans doute pour rappeler qu’il est le prince des rhétoriciens.

Selon Hésiode, c’est lui qui baptise Pandore, lui donne la parole et l’art de mentir :

Et, dans son sein, le Messager, tueur d’Argos, crée mensonges, mots trompeurs, cœur artificieux, ainsi que le veut Zeus aux lourds grondements. Puis, héraut des dieux, il met en elle la parole et à cette femme il donne le nom de « Pandore », parce que ce sont tous (pan en grec) les habitants de l’Olympe qui, avec ce présent (dôron en grec), font présent du malheur aux hommes qui mangent le pain.  Hésiode, Les Travaux et les Jours, trad. Paul Mazon



Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel detail Minerve oeil
En face de Mercure, la sagace Minerve porte un corsage orné d’un soleil, d’une lune et d’étoiles. Dans le dos d’Epiméthée, elle tente de le mettre en garde contre les discours de Mercure en lui montrant sa paume, dans laquelle se trouve un oeil ouvert. Ce symbole, d’après Van Mander, fait référence à « la prudence ou la prévoyance ou le fait de considérer à l’avance ce que l’on fait » ([10], p 422).


Goltzius contre Mercure (SCOOP !)

Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel detaile Mercure

Mercure cache dans son dos le caducée tourné vers le bas, signifiant par là qu’il ne joue pas ici son rôle de messager fidèle.

Goltzius en revanche montre à Epiméthée, du bout du bras droit, une sphère armillaire, qui fait écho aux symboles cosmiques portés par Minerve.

Le Ciel tente en somme de secourir Epiméthée, entraîné vers la Terre et ses mensonges (les serpents).


Gabriel Rollenhagen, Nucleus emblematum selectissimorum, 1611, Cologne, Emblème 1, p 55Emblème 1, p 55
Gabriel Rollenhagen, Nucleus emblematum selectissimorum, 1611, Cologne

Nous sommes très proche ici de cet emblème, paru la même année, où la sphère armillaire tenue par le Philosophe apparaît comme l’antithèse du sceptre tenu par la Mort, symbole des Vanités terrestres :

Apprenez les arts bons et méprisez les richesses éphémères.

On vit par l’esprit, tout le reste appartiendra à la mort.

Disce bonas artes, et opes comtemne caducas.

Vivitur ingenio, caetera mortis erunt


Christine Göttler, qui cite cet emblème sans insister, soutient que la sphère armillaire est l’attribut d’Hermès Trismégiste, montrant que Goltzius s’identifie au premier des alchimistes :

Goltzius exprima ses identités protéiformes et changeantes ainsi que ses ambitions prométhéennes, se présentant comme le nouvel Hermès Trismégiste, un « second créateur » de Pandore qui, avec sa palette, donna vie à l’œuvre du forgeron Vulcain. ([10], p 445).


tractatus-posthumus-jani_boissard-jean-jacques-_1616_136_0171Hermès Trismégiste
Gravure de Jean-Héodore de Bry, pour le Tractatus posthumus de divinatione et magicis praestigiis, Jean-Jacques Boissard, édition de 1615

En fait, la sphère armillaire ne s’est installée comme attribut spécifique d’Hermès Trismégiste qu’en Allemagne, après cette gravure de 1611 dont il est peu probable que Goltzius ait eu connaissance dès sa parution [12].


Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel detail sphere armillaire Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel detail scetre

Il vaut donc mieux la considérer ici, à la manière de l’emblème de Rollenhagen, comme une sorte de « sceptre de l’esprit » : non seulement elle contrarie le caducée mensonger, mais elle s’oppose, par sa forme, à la couronne emmanchée sur un sceptre que Pandore a déposé sur les marches du trône, au milieu des roses éphémères.


Epiméthée et Prométhée

Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel detail Epimethee-Promethee

Epiméthée (littéralement : celui qui réfléchit après coup) est le frère de Prométhée (littéralement : celui qui réfléchit avant).

Christine Göttler ([10], p 432) identifie de manière convaincante l’homme couché au pied du trône comme étant Prométhée, bien que le marteau et le casque, à sa droite, puissent faire penser à Vulcain. Il est logique que Prométhée soit présent : c’est parce qu’il a donné aux hommes le feu, source de tous les arts, que Jupiter suscite Pandore, source de tous les maux.


Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel detail Oceanus

Prométhée n’ayant pas d’attribut distinctif, Goltzius lui en a inventé un : le globe terrestre sur lequel on lit le mot Oceanus, lequel était un ami fidèle de Prométhée :

Ce qu’ils disent qu’il [Ocean] fut si bon amy de Promethee, c’est pour ce que ceux qui ont un voyage a faire sur mer, on besoing d’estre munis de singuliere sagesse et experience, non seulement pour parvenir ou ils pretendent par la guide des Astres; mais principalement aussi pour remarquer et fuyr les escueils, a prevoir les orages et tempestes et les signes des vents; en somme pour eviter tout ce qui peult mettre en danger les navigeans” Natale Conti, Mythologie Livre huictiesme,
chapitre I, “De l’Ocean” ([10], note 63)

J’ajoute que le compas, que Prométhée tient dans la main, s’inscrit parfaitement dans le thème de la navigation, et plus généralement, de la prévoyance, qui est le fil conducteur de ce passage.


Les compagnes de Pandore (SCOOP !)

Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel detail melpomène Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel detail thalie

Les deux tiennent une poupée, nue à gauche et  habillée à droite.

Costumée en bohémienne, celle de gauche se perce le bras avec une pointe, en regardant la poupée :

« la femme âgée, qui semble utiliser sa poupée pour pratiquer la magie noire, évoque la malice » ([10], p 429).

Celle de droite tient d’une main un hochet fleuri, de l’autre une marotte de fou à laquelle est attachée une saucisse. Christine Göttler y voit l’image générique de « la moquerie et l’ignorance », tout en mentionnant, en note, une gravure de Goltzius de 1592 présentant les mêmes attributs.


Hendrik_Goltzius 1592 Neuf muses Melpomène

Melpomène

Thalie

Hendrik Goltzius, 1592, série des Neuf muses

Il suffisait de s’y reporter pour découvrir que, si la marotte est l’attribut de Thalie, muse de la Comédie, le poignard est celui de Melpomène, muse de la Tragédie.

Avec ces deux figures bouffonnes, qui prennent Pandore en sandwich pour exprimer qu’elle n’est pas plus qu’une poupée, Goltzius se parodie lui-même, mais parodie aussi le texte d’Hésiode, où toutes les divinités féminines concourent pour costumer leur jouet :

La déesse aux yeux pers, Athéné, la pare et lui noue sa ceinture. Autour de son cou, les Grâces divines (et) l’auguste Persuasion mettent des colliers d’or ; tout autour d’elle les Heures aux beaux cheveux disposent en guirlandes des fleurs printanières. Pallas Athéné ajuste sur son corps toute sa parure. Hésiode, Les Travaux et les Jours, trad. Paul Mazon


Trismégiste

Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel detail trismegiste
Christine Göttler ne s’étend pas sur les « deux philosophes discutant » : l’un tient un morceau de papier, l’autre un livre et une spatule. Il ne fait guère de doute qu’il regarde d’un air inquiet, de l’autre côté du banquet des Dieux, le petit fourneau allumé que brandit Pandore, avec son creuset émettant un jet explosif. Son costume oriental l’identifie clairement : il s’agit d’Hermès Trismégiste.



Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel detail bulles
Les bulles qui s’échappent de la coquille sont comparées au caducée d’or qui s’échappe du creuset : il est clair que ce minuscule résultat est ici à prendre comme une chose vaine. Toute à son identification entre Goltzius et Hermès Trismégiste, Christine Göttler voit dans le tableau un éloge de l’alchimie, à rebours de l’intuition de Hecht qui voit dans Pandore celle qui « apporte la fausse promesse de l’alchimie » et dans l’explosion une allusion à la mésaventure de Goltzius en 1605.


En aparté : Goltzius et le caducée

1582 hendrick_goltzius travail et diligenceLe Travail et la Diligence
Goltzius, 1582

La gravure montre l’accouplement entre le Travail – avec son fléau – et la Diligence – avec son fouet et son éperon :

Quand le Travail et la Diligence unissent leur mains alliées,
l’art aussi médite en son coeur la tâche de Pallas

Cum Labor & socias iungunt Industria palmas
Ars quoque Palladium meditatur pectore curam

Là où on n’épargne ni Travail ni Diligence,
On voit l’Art engendrer des inventions diverse

Là où on n’épargne ni Travail ni Diligence,
On voit l’Art engendrer des inventions diverse


1612 hendrick_goltzius_art_drawing travail et diligence) Fogg Art museum Fogg Art Museum, Cambridge, MassachusettsLe Travail et la Diligence (dessin)
Goltzius, 1612, Fogg Art Museum, Cambridge, Massachusetts

Dans le dessin, les mêmes attributs désignent la femme de droite comme la Diligence, tandis que celle qui la dessine, avec le compas et l’équerre à ses pieds, évoque ici le Travail. Les objets précieux posés sur la table, avec la bourse et les pièces d’or, représentent les fruits de cette association. Mais ils ont, chez Goltzius, un sens bien particulier (voir 1 Phalloscopiques par construction) :

1609 ca Goltzius album amicorum van Ernst Brinck, National Library of the Netherlands.jpgL’honneur au dessus de l’or – Err hoven golt((zius)
Goltzius, vers 1609, Album amicorum de Ernst Brinck, fol 245, National Library of the Netherlands

Dans son emblème personnel, le caducée assure la jonction entre  la Richesse, en bas, et l’Honneur, représenté en haut par l’angelot rayonnant.



La signification d’ensemble (SCOOP !)

Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel ph Bousquet Schema 1
Ce schéma récapitule tous les éléments que nous avons analysés jusqu’ici, les personnages suivent les identifications proposées par Christine Göttler, sauf pour Hermès Trismégiste (en vert) et le couple tragi-comique de Melpomène et Thalie (en violet).

La partie gauche est centrée sur le duo Epiméthée / Prométhée (en bleu). De part et d’autre, Mercure s’affronte à Minerve (en orange).

Mais une autre opposition, inédite, apparait (en vert) :

  • à gauche, Goltzius en pleine lumière, sa sphère armillaire à la main, consulte du regard un personnage barbu que Christine Göttler identifie à Vulcain, le créateur de Pandore [13] ;
  • à droite, Hermès Trismégiste dans l’ombre, sa spatule à la main, regarde avec désespoir la transmutation ridicule.

Car il est clair que le rayonnement céleste et les angelots (en jaune) sont comme l’emblème éclaté de Goltzius, que le minuscule caducée (en jaune) ne permet plus d’associer aux richesses étalées autour de Pandore (en rouge) : l’explosion de 1605 a non seulement failli ruiner Goltzius, mais elle a surtout dissocié l’Honneur et la Richesse.


Loin d’être une apologie de l’Alchimie créatrice, selon l’interprétation de Christine Göttler, l’allégorie de Bâle en est au contraire la dérision, selon l’intuition de Hecht : l’Alchimie n’est, comme Pandore, qu’une poupée artificieuse, pleine de maux et de mensonges.


Les quatre coupes (SCOOP !)

Les quatre objets d’orfèvrerie posés devant Pandore évoquent subtilement des présences divines.



Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel detail coupe Venus
Le nautile, avec son pied en forme de crabe et ses perles, évoque la mer, et donc Vénus et sa conque. La scène sommitale est facétieuse : portée par une tortue, Cupidon essaie de décocher sa flèche sur un Neptune impassible, qui chevauche un rapide dauphin.


 

Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel detail coupe Bacchus 1515 Bacchus_by_Jacopo_Sansovino bargelloBacchus, Jacopo Sansovino, 1515, Bargello, Florence

Très logiquement, la coupe à boire, un peu plus loin, porte à son sommet Bacchus élevant une grappe, copié sur la statue de Sansovino.



Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel detail coupe Fortune
La coupe suivante montre la Fortune gonflant sa voile, les pieds sur sa boule instable.



Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel detail coupe Ceres
La dernière coupe, où l’on distingue une corne d’abondance, fait probablement référence à Cérès.


Ainsi, dans une autocitation allusive, Goltzius nous propose une onzième variation sur l’adage de Térence, en ajoutant cette fois au trio Vénus / Bacchus / Cérès une nouvelle intruse : la Fortune changeante.


Le don de Minerve (SCOOP !)

Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel detail tapisserie ancienne-petite-navette-de-metier-a-tisser-en-boisNavette de métier à tisser en bois

Dans l’objet oblong en bois, Christine Göttler a reconnu une navette.

Associée aux ciseaux (pour couper le fil) et aux forces (pour tondre les moutons), elle fait allusion au don que Minerve, juste au dessus, a fait à Pandore :

« Athéné lui apprendra ses travaux, le métier qui tisse mille couleurs » . Hésiode, Les Travaux et les Jours, trad. Paul Mazon


Les dons de Pandore (SCOOP !)

Dans toute nature morte de Vanité règne un désordre savamment organisé, dans lequel chaque spectateur est invité à associer les objets comme il lui chante.



Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel ph Bousquet Schema 2
Mis à part les quatre coupes dorées mythologiques (en jaune) et les outils de tissandière (en rose), les autres association sont moins certaines.

Pour ma part je vois dans les trois couvre-chefs posés sur des tiges – la couronne sur le sceptre, le casque sur l’épée, la tiare papale sur les clés (en bleu sombre) – trois antithèses de la sphère armillaire, illustrant la vanité des pouvoirs terrestres en regard de la connaissance céleste. L’une des deux mitres épiscopales qui flanquent les insignes du pouvoir papal (en bleu clair) est renversée, soulignant que même l’Eglise est soumise à la Fortune.

Le marteau va avec la truelle, signalant possiblement la vanité de tout Travail (en violet).

Peut être faut-il associer le porte-document en cuir et le livre fermé, aux coins ornés d’angelots, comme emblèmes de la Vanité de l’Etude (en orange).

On peut imaginer que les deux contenants (en rouge) évoquent la boîte fatidique que Pandore fera ouvrir par Epiméthée, déclenchant le déferlement des malheurs sur l’Humanité :

  • l’humble panier indien est fermé (selon Christine Göttler, c’était un objet de collection à l’époque) ;
  • le coffret à bijoux est ouvert, dégueulant ses perles sur les pièces.

La dernière Vanité est un message personnel de Goltzius (en vert) : à sa palette colorée fait écho l’alambic de verre, dont la base fracturée laisse échapper un résidu de cendre grise.


Hendrick_Goltzius_Hermes_presenting_Pandora_to_King_Epimetheus,_1611 kunstmuseum basel ph Bousquet Schema 3
Ainsi, tout en bas de l’emblème éclaté de Goltzius, la Vanité de l’Alchimie côtoie celle de la Peinture.

Un dernier détail remarquable est le diadème de Pandore, composé de deux manucodiata, ces oiseaux du Paradis naturalisés que l’on rencontre ça et là dans les tableaux hollandais (voir L’oiseleur).

Sans doute cette flamme factice, qui monte de la femme artificielle vers le Ciel, est-elle à comprendre comme l’antithèse du rayon de lumière qui frappe le casque de Minerve, tel la Divine inspiration.


Références :
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Vie_de_la_Vierge_(Goltzius)
[2] Goltzius-studies, Nederlands kunsthistorisch jaarboek, 1993, p 250
[3] Le fait que le couteau n’ait pas de compartiment dans la boîte est peut être une erreur de Goltzius. Ou un moyen de suggérer que ce couteau est plus qu’un instrument de chirurgie.
[4] W.S. Melion, “Love and artisanship in Hendrick Goltzius’s Venus, Bacchus and Ceres of 1606”. Art History 16 (1993), pp. 60–94
[5] Alexey Larionov and Catherine Phillips « Hendrick Goltzius, Rudolf II, and a new proposal regarding the iconography and patronage of the Hermitage Penwerck » Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, 2021, Vol. 43, No. 1/2(2021), pp. 26-39 https://www.jstor.org/stable/10.2307/48685169
[6] K. van Mander, The Lives of the Illustrious Netherlandish and German Painters… with an introduction and translation, éd. H. Miedema, Doornspijk, 1994-1999, I, p. 386).
[7] Philippe Lanthony « Les peintres gauchers » p 126 https://books.google.fr/books?id=MoZmS4b7vVcC&pg=PA126
[8] https://www.christies.com/en/lot/lot-5812676
[9] James L. Franklin « Hendrick Goltzius (1558–1617): The artist’s hand » Hektoen International, A Journal of Medical Humanities https://hekint.org/2024/03/28/hendrick-goltzius-1558-1617-the-artists-hand/
[10] Christine Göttler “Tales of Transformation: Hendrick Goltzius’s Allegory of the (Alchemical) Art in the Kunstmuseum Basel.” dans Epistemic Images in Early Modern Europe, ed. Christopher Heuer and Alexander Marr, 21: Inquiries into Art, History, and the Visual, 2020 https://www.academia.edu/44592219/_Tales_of_Transformation_Hendrick_Goltzius_s_Allegory_of_the_Alchemical_Art_in_the_Kunstmuseum_Basel_
[11] Peter Hecht, « Reviewed Work: The paintings of Hendrick Goltzius 1558–1617: a monograph and catalogue raisonné by Lawrence W. Nichols » The Burlington Magazine, Vol. 157, No. 1343, Northern European art (February 2015), pp. 105-106 (2 pages) https://www.jstor.org/stable/24242351
[12] L’édition la plus courante est la seconde, imprimée en 1615 à Oppenheim. Mais la première conservée est celle de 1611 à Hanau. Voir Mémoires de la Société d’émulation du Doubs, Volume 1874 p 87 https://books.google.fr/books?id=GP8DAAAAMAAJ&pg=PA87=onepage&q&f=false
[13] L’objet indistinct qu’il tient dans son dos pourrait être un porte document (contenant des plans), analogue à celui qui est posé par terre à côté du marteau et de la truelle.
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