5.3 Le coq et la poule

20 octobre 2012

A ce stade de l’analyse, il nous faut revenir  au personnage principal que nous n’avons pas cessé d’appeler la « naïve ». Qui est véritablement la belle dame aux riches soieries ?

Un tableau de Vouet va nous donner la clé de son identification, et nous mener à un deuxième retournement de situation : la naïve est, elle-aussi, une voleuse !

La diseuse de bonne aventure

Vouet , 1618 à 1620, Musée des Beaux Arts du Canada, Ottawa

Vouet La diseuse de bonne aventure

 

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Vouet nous montre une gitane volée pendant qu’elle dit la bonne aventure.  Le larcin secondaire (sur la gitane) a complètement remplacé le larcin primaire (commis par la gitane).

Mais ce qui nous intéresse  surtout, c’est que pour la première fois, non seulement le client de la gitane n’est pas un naïf  (il ne se fait pas voler), mais en plus, comme dans le tableau de Régnier, le client est une cliente !


Le rapport de force

Ici encore, un quatuor alterné : femme, homme, gitane, homme.

L’homme de droite plonge sa main dans la poche dorsale de la gitane (on ne voit pas ce qu’il lui vole) tout en levant un index de connivence à l’intention de l’homme au chapeau à plume. Celui-ci, dans un geste très semblable à celui de la mère dans le tableau de Régnier, présente à la gitane une nouvelle cliente. Son côté « renard » est souligné par sa toque en fourrure, sa plume, et sa grimace entendue, qui s’adresse par dessus le visage suspicieux de la gitane, au comparse en train d’agir.


L’instant ironique

L’instant saisi est, comme La Tour le reprendra quinze ans plus tard, celui où la diseuse va poser la pièce dans la paume du sujet : mais ici, l’idée est exploitée à l’envers, c’est parce que la gitane se concentre sur la pièce qu’elle est vulnérable pour le pickpocket.


La dame en rose

C’est le quatrième personnage, la dame à gauche du tableau, qui nous intéresse particulièrement.  Ses pommettes roses, son sourire vulgaire, peut être un peu éméché, ainsi que la patte de son compagnon posée sur son épaule, indiquent clairement que, malgré son riche vêtement, ce n’est pas une dame de qualité  : d’ailleurs, que viendrait-elle faire dans le bouge ?

La dame en rose n’est autre qu’une courtisane, et l’homme à la plume est son souteneur.


L’admonitrice

La dame en rose joue un double rôle : côté scène, à l’intérieur du tableau, elle est la complice dans le piège tendu à la gitane. Côté parterre, vers l’extérieur du tableau, elle est le témoin parlant, l’admonitrice qui en aparté, en off,  explique la scène au spectateur : son sourire, le geste de sa main droite qui montre la plaisanterie, c’est à nous qu’elle les adresse

 

Vouet apporte une évolution au thème de la gitane volée inventé par Manfredi, en faisant  entrer une courtisane dans le rôle de la complice, premier quatuor où s’introduit   le thème de la prostitution.

Il ne restera plus à Régnier, pour boucler la boucle, qu’à attribuer à la courtisane  le rôle de la victime.

Le schéma complet

 

Armés de cette idée que la dame est une courtisane, revenons au tableau de Régnier


La femme vénale

Nous aurions pu y penser plus tôt : une femme qui se promène avec une bourse cachée sous sa robe n’est pas une dame de qualité : c’est bien une femme vénale.


La troisième tromperie

La main gauche de la dame relève le tulle doré qui couvre sa robe de velours. Geste incongru pour une naïve, mais qui trouve maintenant toute sa place dans l’économie du tableau : le geste machinal de séduction trahit la courtisane.

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Jupe_Relevee

Toujours en dehors du triangle d’intérêt, après la main de la mère et celle du voleur, nous venons de découvrir un troisième geste de tromperie : celui de la séductrice professionnelle.

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Triangle_Visible 3


Les deux voleuses volées

La courtisane est le  pendant exact de la gitane : car toutes les deux, à leur manière, sont des voleuses volées. Et les deux sont vulnérables au vol, justement parce que ce sont des voleuses :

  • la gitane a jeté son butin dans une poche dorsale, commode pour dissimuler, mais aussi facile à visiter par celui qui connaît le truc ;
  • quant à la courtisane, en relevant son voile d’un côté, de l’autre elle découvre sa robe, ouvrant ainsi le chemin vers sa bourse.

Bourse et poule

Les butins, poule et bourse, sont également symétriques  : ce que l’on dérobe aux  voleuses, dans les deux cas, c’est justement le fruit de leurs rapines. Les deux sont punies par où elles ont péché  :

  •  la gitane vole des poules,
  •  la courtisane vole des bourses, puisqu’elle remplit la sienne en vidant celles des hommes.

L’admonitrice

Ici, comme chez Vouet, la belle dame est un personnage-off, qui prend le spectateur à témoin :

  • au sens propre, en soulevant son voile, elle déclare le rôle qu’elle joue dans la scène, celui de la courtisane ;
  • au sens figuré, pour le spectateur, elle « lève le voile »  et l’invite à chercher plus loin, dans le double jeu de dupes du tableau.

La  plume du coq


L’homme est lui-aussi un admoniteur en ce sens qu’il délivre un message au spectateur. Mais ici, le message doit se lire au sens figuré, par une sorte de double calembour visuel :

  • par la plume de son couvre-chef, il nous précise son statut dominant : « c’est moi le coq« 
  • par son larcin, il nous explique très exactement en quoi consiste sa  profession de souteneur/renard : « voleur de poules »

 

 

Une fois admise la complicité entre la dame et le souteneur, la composition « tourne rond », et révèle une structure parfaitement symétrique, qui semble bien être l’invention de Régnier :

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 3

5.4 Fusion et juxtaposition

20 octobre 2012

Maintenant que nous avons remis en place tous les éléments de la composition, prenons un peu de recul afin de comprendre le cheminement qui a pu amener Régnier à cette combinaison brillante.

La fusion de deux thèmes


Comment combiner deux thèmes

Régnier aurait pu peindre deux scènes de genre, très proches de tableaux que nous avons rencontrés :

  • tableau 1 : « Le naïf attiré par une diseuse de bonne aventure et plumé par sa mère » (cf La diseuse de Bonne Aventure de Georges de la Tour, sinon que le vol est commis par les filles et non par la mère)
  • tableau 2 : « Le naïf attiré par une courtisane et plumé par le souteneur » (cf Réunion dans un cabaret de Valentin, sinon que le vol est commis par une gitane complice)

La combinaison  des deux thèmes conduit au schéma suivant (tableau 1 en rose, tableau 2 en bleu) :

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 4


Escamotage du naïf

L’idée géniale de Régnier est d’avoir escamoté le Naïf  en tant que personnage séparé, et de l’avoir fusionné avec l’un des personnages de l’autre tableau. Plus précisément, celui qui joue le rôle de la victime dans un tableau sert de complice dans l’autre, et réciproquement :

Ainsi :

  • la victime du tableau 1 est fusionnée avec la complice du tableau 2 (la courtisane)
  • la victime du tableau 2 est fusionné avec la complice du tableau 1 (la gitane)

On obtient le schéma suivant :

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 5


Attirance entre femmes

Conséquence de cette fusion : l’attirance de la victime pour la complice, qui dans les thèmes de base était renforcée par une attraction sexuelle implicite, devient ici par la force des choses une attirance entre femmes. D’où peut être l’impression de malaise que provoque d’emblée la composition.

Bien que pondérée par la présence des autres personnages, nous ressentons intensément l’étrangeté de la relation de séduction entre ces deux éclatantes beautés, égales par la splendeur de leur mise mais rivales par la couleur de leur peau et les armes de leur profession (robe de voleuse contre voiles d’entraîneuse) : deux gladiatrices affrontées.


Un quatuor de coquins

L’escamotage du naïf  a permis de faire  apparaître deux personnages  paradoxaux, à la fois victime et complice. Du coup au larcin primaire  « la courtisane victime, la gitane complice » se superpose un larcin secondaire : « la courtisane complice, la gitane victime ».

Dans ce quatuor de coquins, c’est un peu comme si l’alto et le violon (i.e. la courtisane et la gitane) jouaient alternativement,  l’une le thème (la victime) et l’autre le thème renversé (la complice). Tandis que le violoncelle et la contrebasse (i.e. la mère et le souteneur) entonnaient, successivement, le thème unique du voleur.

 

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Schema 6


La voleuse volée

Elément de complexité supplémentaire : chacune des victimes/complices est elle-même une voleuse notoire, mais dans un vol antérieur (celui de la poule et celui de la bourse) qui nous est suggéré, mais pas montré.

Le thème du « voleur volé », renversement du thème du voleur, est donc également présent dans le tableau, mais de manière allusive.

Pour reprendre la métaphore musicale, c’est comme si le violon et l’alto, de temps à autre, jouaient pianissimo le thème renversé du violoncelle et de la contrebasse.

Un contrepoint pictural

Comme dans toute construction basée sur des symétries rigoureuses, apparaissent  de manière quasi automatique de nouveaux types de relations :

  •  s’il y a complicité entre chaque voleur et la victime de l’autre larcin, il y a duplicité entre le voleur et la victime  de son propre larcin : c’est ce que nous avons appelé l' »empathie maligne », cette manière qu’à le prédateur de synchroniser ses gestes avec ceux de sa victime ;
  • s’il y a attirance entre la victime et le complice du larcin, il y a réciproquement répulsion entre les deux voleurs : en effet, le système ne peut fonctionner que si chacun des voleurs ignore ce que fait l’autre (sinon il préviendrait son complice/victime).

 

Complicité /Duplicité

 

Ces relations que la réflexion nous a livrées, nous pouvons les retrouver visuellement, inscrites dans la composition spatiale du tableau. Supposons que :

  • les deux relations de duplicité correspondent au regard de chaque voleur vers sa victime,
  • les deux relations de complicité lient la poitrine du voleur et celle de son complice

 

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Duplicite_Complicite

Alors se révèle la recette simple et géniale que Régnier a utilisée pour fusionner  les deux larcins : tout simplement il les a croisés, c’est-à-dire qu’il a représentés le premier larcin dans le plan du tableau, et l’autre dans la profondeur.


Attirance / Répulsion

Regnier_La diseuse de bonne aventure_Attirance_Repulsion

La relation d’attirance entre les deux victimes se prête également à une traduction visuelle : la gitane attire la main de la courtisane, tandis que celle-ci attire la gitane par son regard dominateur.

Enfin, la relation de répulsion entre les deux voleurs se traduit également de manière subtile et paradoxale :  la proximité spatiale entre leurs deux visages donne une impression factice de rapprochement,  car le mouvement de chacun obéit en fait à des logiques inverses :

  • la mère se penche en avant pour accéder à la bourse,
  • le voleur se penche en arrière pour extraire la poule de sa cachette.

La composition que Régnier a conçue est à la fois picturale et théorique. Le message moralisateur qui pouvait servir de prétexte dans les thèmes de base (« jeune homme, méfie-toi des maîtresses et des devineresses »), se trouve ici anihilé, au profit d’un exercice de virtuosité pure, choral plutôt que moral.

Le double larcin que nous voyons se commettre sous nos nos yeux n’est en rien une réparation, mais au contraire un accroissement du vol initial : la poule n’est pas retournée à son propriétaire, la bourse n’est pas restituée à l’amoureux dupé : les butins ne sont pas rendus, mais sur-volés. Au final, chacun des voleurs gagne et perd équitablement.

Le tableau de Régnier est donc parfaitement amoral, en ce sens qu’il ne cherche pas à se placer sur le terrain de la dénonciation édifiante,  mais seulement de la démonstration bluffante. A l’apogée du caravagisme, il termine un cycle d’enrichissement permanent  du sujet par la forme, et de la forme par le sujet. Chatoiement des étoffes, jeux d’ombres et de mains, postures théâtrales, vêtements typés, ambiguïtés sexuelles, sont ici exploités comme les ingrédients d’une combinatoire complexe, où les relations spatiales et formelles entre les personnages importent autant que le rendu d’une vérité psychologique.

La juxtaposition de thèmes

Regnier_diseuse de bonne aventure _budapest

Joueurs de carte et diseuse de bonne aventure
Nicolas Régnier  1620-23, Budapest

Un peu avant le tableau du Louvre, Régnier avait déjà testé les quatre personnages, mais sans penser encore au thème du double vol.

La brillante composition à neuf personnages du musée de Budapest constitue plutôt une juxtaposition qu’une fusion : on peut y distinguer deux tableaux quasiment disjoints :

  • le  tableau principal est consacré au thème du Jeu, avec un naïf à droite (le jeune homme au plumet jaune) confronté à quatre tricheurs : une courtisane qui nous montre son jeu, une autre qui essaie de lire dans celui du naïf, et deux soldats dont un tient dans sa main une carte supplémentaire.
  • sur les marges en haut et à droite s’introduit le thème secondaire de la gitane, de la mère et du naïf.

Regnier_diseuse de bonne aventure _budapest_composition

L’homme de l’ombre est déjà là, mais trop éloigné de la gitane pour pouvoir lui voler quoi que ce soit. Sa position, au-dessus des joueurs mais regardant vers la gitane, en fait l’un des pivots qui fait communiquer les deux scènes.
L’autre pivot est le jeune joueur qui se retourne en direction du naïf, ce qui donne à sa voisine la possibilité de regarder son jeu.

Regnier_diseuse de bonne aventure_Florence
Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure
Nicolas Régnier , 1627, Florence, Offices

Un peu après le tableau du Louvre, Régnier développe à nouveau une de ces compositions combinant plusieurs thèmes dont il est coutumier  (on en trouvera d’autres exemples dans le livre de Annick Lemoine, Nicolas Régnier, Arthena, 2007).

Dans la moitié gauche du tableau, il reprend à l’identique le quatuor du double vol, maintenant  parfaitement bouclé . Et dans la  moitié droite il lui juxtapose une scène de jeu  à quatre joueurs, un jeune homme et trois vieux renards.

Regnier_diseuse de bonne aventure_Florence_composition

Ici il n’y a plus qu’un seul pivot entre les deux scènes : la courtisane.  Tournée vers la gauche, elle fait presque entièrement partie de la scène du double vol : seule sa main, posée sur la table, prouve qu’elle participe également à la partie de dés.

Depuis le duo simple de Caravage, le thème de la Diseuse de Bonne Aventure, tout en s’étoffant et en se complexifiant, a connu un glissement complet du centre d’intérêt :  la méfiance envers la Bohémienne s’est peu à peu transformée en apologie de la vie de Bohème.

« Ce qui est visualisé dans ces scènes de taverne, ce n’est plus une Bohémienne que l’on conduit à l’auberge et que l’on fait poser de manière fictive, mais la représentation d’un mode de vie, l’autopromotion d’un entre-soi, un reflet mythifiant aussi  des aléas de la vie de tous les jours ». Après Caravage, O. Bonfait, 2012, p 133

5.5 Vol simple, vol en réunion

20 octobre 2012

Chez Régnier, le vol est ternaire, impliquant les rôles du voleur, de la victime, et du complice qui fait diversion : c’est ce qui permet, en combinant deux larcins et en fusionnant deux rôles, d’obtenir le quatuor de voleurs que nous venons d’analyser.

Mais que se passe-t-il  on simplifie le thème en supprimant le complice ?

L’effet Ripolin

 

Lorsqu’il s’agit de représenter deux larcins dans un seul tableau, la fusion des rôles ne peut plus s’opérer qu’entre voleur et victime. Au lieu d’un carré, on obtient  un enchaînement linéaire à la Ripolin : le voleur qui vole le voleur qui vole le voleur. Ou encore : la victime qui est la victime qui est la victime…

Combinaison purement théorique ? Elle a été réalisée au moins une fois par Valentin, peintre plus direct  et plus binaire que Régnier, sans doute peu de temps après le double larcin de Manfredi.

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo

La Diseuse de Bonne Aventure
Valentin de Boulogne, vers 1620, Toledo Museum of Art

 

Le voleur au béret rouge

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo BonnetOn trouve dans plusieurs tableaux de Valentin ce type de béret, particulièrement indiqué dans notre cas pour évoquer la crête du coq !






La fille de la gitane

tin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo détail panierAfin de renouveler le thème des gitanes en famille, Valentin a remplacé la vieille mère de Manfredi par une invention de son cru : une petite fille, qui porte dans un panier trop grand pour elle une grille et un trépied métalliques.


Les gitanes, peut-être  voleuses, sont aussi de redoutables ferrailleuses.



 

 L’effet Ripolin

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo double vol
Tandis que le voleur déleste la gitane de sa poule, la fille de celle-ci déleste le voleur de sa bourse. Les deux larcins simultanés se produisent sur la même horizontale, mais restent pourtant complètement déconnectés dans la logique de l’histoire :  la petite fille ne cherche pas à venger sa mère puisqu’elle ne voit pas que celle-ci est en train de se faire voler.

Valentin_Ripolin

C’est le principe même de la chaîne Ripolin (et du poisson d’Avril) : aucun peintre ne voit plus loin que le dos du suivant, et aucun ne voit son propre dos.


Le comique souligné

A l’extrême droite, à l’opposé de la scène du double vol, un des soldats se retourne vers nous, dans le rôle désormais bien connu du commentateur, et porte un toast à la malignité des choses. A moins qu’il ne se prépare à faire boire un peu plus son jeune collègue naïf, entrepris par la gitane.

Toutes ces scènes de taverne où se côtoient soldats, voleurs, et voleurs de voleurs, devaient avoir pour les contemporains un effet comique qui ne nous est plus perceptible :

sous le nez des flics éméchés, leurs clients habituels, gitanes et voleurs, s’entrevolent en toute impunité.

Vol simple et vol en réunion

A l’issue de cette analyse, récapitulons les étapes qui ont, en quelques années, abouti à des compositions aussi sophistiquées.


Manfredi

C’est Manfredi qui semble-t-il a conçu l’idée de montrer simultanément deux vols en réunion, impliquant donc chacun un voleur, un complice et une victime.

Manfredi_Diseuse de Bonne Aventure
Synthese_Manfredi

En fusionnant  la victime de chaque vol avec  la complice de l’autre (cases encadrées en rouge), Manfredi invente ce quatuor si particulier que nous nommerons désormais « les victimes complices ». Comme par ailleurs l’une des deux victimes est elle-même une voleuse notoire, s’introduit par la bande le thème du « voleur volé » (case bleu sombre).


Vouet

Vouet, peu après, reprend uniquement  le second vol en réunion, en lui rajoutant pour fermer le quatuor un nouveau personnage, le souteneur, qui introduit  le  thème de la prostitution.

Vouet La diseuse de bonne aventure


Valentin

Valentin est le seul à avoir fusionné deux vols simples, vers 1620, juste après les deux vols en réunion de Manfredi. Ce tableau est également le seul à illustrer directement et doublement, le thème renversé : le voleur volé et la voleuse volée.

Valentin_Diseuse de Bonne Aventure Toledo
Par la suite, il ne traitera plus que des vols en réunion :  fusionné avec le thème de la prostitution en 1625, juxtaposé avec des musiciens en 1635.

 Synthese_Valentin


Régnier

Terminons par Régnier, le virtuose. Dans son premier tableau, celui de Budapest, il reprend la structure de Vouet  : un vol en réunion, plus l’idée de prostitution, en lui juxtaposant un jeu de cartes.

Regnier_diseuse de bonne aventure _budapest
Dans celui du Louvre,  il reprend le double vol en réunion de Manfredi, les « victimes complices »,  tout en conservant le thème de la prostitution, ce qui parachève la symétrie du motif manfrédien en rajoutant à la gitane une seconde « voleuse volée », la courtisane.

Regnier_La diseuse de bonne aventure
Enfin dans le tableau de Florence, il juxtapose un jeu de dés à cette réussite absolue.

Regnier_diseuse de bonne aventure_Florence

Synthese_Regnier

Ce parcours parmi quelques Diseuses de Bonne Aventure montre comment, durant une trentaine d’années à partir du motif du inventé par Caravage, ses successeurs se sont livrés à une exploration systématique de tous les développements possibles  : la voleuse volée, le vol en réunion, le double vol  simple, le double vol en réunion,  puis  la juxtaposition d’une seconde scène, jusqu’à l’épuisement de la combinatoire et la saturation du public.

 

1 Le Bouc dans la Crèche

14 septembre 2012

 

Le Diable ferait-il des incursions dans les Nativités sous la forme d’un bouc noir? Une fresque de Giotto semble le suggérer…


Nativité

 Giotto , 1303-1306,  Chapelle Scrovegni, église de l’Arena, Padoue Giotto_Scrovegni_Nativite

 

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Un bouc noir au profil agressif dépasse derrière les moutons blancs allongés  : trois béliers, deux brebis et un agneau.  Campé sur ses pattes, tournant ostensiblement  le dos  à  l’Enfant Jésus, il semble effectivement un bon candidat  pour figurer, peut-être pas le Diable, mais du moins l’incroyant qui pollue le troupeau des fidèles :  car cet animal puant, aux appétits sexuels incontrôlables, est bien connu pour n’en faire qu’à sa tête.

Cependant la situation n’est peut être pas aussi tranchée : une brebis et un agneau regardent également vers la droite. Et le caprin assis sur son arrière-train ne semble guère moins pacifique que les ovins allongés.

Toute odeur de soufre exige une enquête sérieuse : nous allons donc l’étendre à d’autres oeuvres de Giotto.

Nativité

Giotto, 1310, transept Nord, église inférieure, Assise

14 Giotto Nativity 1310s Fresco North transept, Lower Church, San Francesco, Assisi....Web Gallery Of Art

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Dans cette autre Nativité, Giotto nous montre un troupeau en marche. Tous les animaux, sauf le bélier blanc à l’extrême-droite, regardent en direction de Jésus. Ici, la couleur noire n’est pas un critère négatif : le chien, un bélier et une brebis sont noirs.

En regardant bien, on distingue au milieu du troupeau une chèvre blanche (la troisième en partant de la gauche), et derrière-elle un bouc blanc et un chevreau.

Dans cette Nativité du moins, aucune discrimination ne frappe les caprins.

Le cycle de Sainte Anne et saint  Joachim

 

Revenons à Padoue, à la chapelle Scrovegni. Elle expose en six fresques la vie des parents de la Vierge Marie,  Joachim et Anne. Sur les six scènes, quatre montrent des ovins ou des caprins : bon échantillonnage pour tirer au clair la question du bouc noir de la Nativité.

Dans ce cycle, Giotto illustre fidèlement  le récit apocryphe du Proto-Evangile de Jacques, dont il vaut la peine de citer les fragments.


1 : Joachim chassé du Temple

« La grande fête du Seigneur survint et les fils d’Israël apportaient leurs offrandes  et Ruben s’éleva contre Joachim, disant : « Il ne t’appartient pas de présenter ton offrande, car tu n’as point eu de progéniture en Israël.»

Giotto_Scrovegni__Joachim_1-Refus-Sacrifice

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On voit bien, dans les bras du pauvre Joachim, le mouton blanc qu’il amenait en sacrifice, justement pour être guéri de cette maladie honteuse qu’était à l’époque la stérilité.


2 : Joachim parmi les bergers

« Joachim affligé ne voulut pas reparaître devant sa femme; il alla dans le désert et il y fixa sa tente et il jeûna quarante jours et quarante nuits… »

Giotto_Scrovegni__Joachim_2_parmi_bergers

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Giotto a acclimaté à la Toscane  le désert et la tente, remplacés par un paysage rocailleux et une étable de bois. Le chien blanc fait la fête à son pauvre maître. Le troupeau se compose d’une vingtaine d’animaux, uniquement des moutons blancs, brebis et béliers mélangés.

4 Le sacrifice de Joachim

Giotto_Scrovegni__Joachim_4 Sacrifice

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Cette scène ne figure pas dans le Proto-Evangile, qui ne parle que des prières  de Joachim dans le désert. Giotto nous le montre en train d’offrir un sacrifice sauvage ; un ange confirme que l’Autorité Supérieure, dont la main apparaît au-dessus du brasier,  accepte  cet écart à la voie hiérarchique.

En bas, inconscient du sort funeste d’un des leurs, les bêtes vaquent à leurs occupations ordinaires : un bélier blanc affronte un bélier noir,  un autre bélier noir reste couché à côté d’une brebis blanche et d’un agneau. Un chèvre blanche et noire broute sous les regards d’un bouc noir.

Après le sacrifice d’un des leurs, l’ordre règne à nouveau au sein des familles animales.

5 Le songe de Joachim

« L’ange du Seigneur descendit vers lui, disant : « Joachim, Joachim, Dieu a entendu ta prière, ta femme Anne concevra. »Giotto_Scrovegni__Joachim_5_REve

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Nous retrouvons le chien blanc de Joachim, surveillant deux béliers blancs, une brebis blanche et  deux chèvres noires.

Un souci de variété

Il est clair qu’aucune logique particulière ne règle, d’une fresque à l’autre,  la composition du troupeau. En modifiant à chaque fois les couleurs et les postures des bêtes, Giotto veut nous faire comprendre l’importance du cheptel de Joachim, tout en mettant en valeur sa propre habileté de dessinateur animalier.


Ovins  et caprins

L’ensemble des fresques ne montre donc aucune supériorité des ovins sur les caprins  :  tous au contraire sont représentés comme membres de la même économie pastorale. La suite du texte (non illustrée) est à ce titre  très intéressante :

« Et Joachim descendit et il appela ses pasteurs, disant : « Apportez-moi dix brebis pures et sans taches, et elles seront au Seigneur mon Dieu. Et conduisez moi douze veaux sans taches, et ils seront aux prêtres et aux vieillards de la maison d’Israël, et amenez-moi cent boucs et ces cent boucs seront à tout le peuple. »

Ainsi, s’il existe bien entre les animaux une échelle de valeur décroissante des brebis aux vaches, puis aux boucs,  Giotto aurait commis un contre-sens par rapport au texte s’il avait donné aux caprins une connotation négative, a fortiori diabolique.

Le bouc conducteur

La présence d’un bouc  ou d’une chèvre noire au milieu d’un troupeau de moutons n’a en fait rien de symbolique. Il s’agit d’une pratique pastorale habituelle, comme en témoignent de nombreuses images de troupeaux  hors de tout contexte religieux.

Giotto_Scrovegni_Da Costa_Heures_Avril

Le mois d’Avril (détail), Heures Da costa,
Enluminure de Simon Bening,  vers 1515Pierpont Morgan Library


Emile Loubon 1853 Les menons en tete d'un troupeau en Camargue Musee Granet Aix en Provence

Les menons en tête d’un  troupeau en Camargue
Emile Loubon, 1853,  Musée Granet, Aix en Provence

Dans ce tableau saisissant, les boucs précèdent la masse sale des moutons et le nuage de poussière dans lequel  chiens, chevaux, et bergers s’engloutissent. Hiérarchie inversée où le noir prend le pas sur le blanc, où le cornu masque le chapeauté, où le plus bestial montre la voie tandis que l’homme ferme la  marche à coups de fouet.

Les caprins, animaux plus intelligents que les ovins, comprenaient plus facilement les ordres du berger… et les moutons suivaient la chèvre ou le bouc conducteur...

– La parabole de la séparation

14 septembre 2012

Il existe une tradition religieuse opposant les brebis aux chèvres : mais celle-ci est extrêmement rare dans l’iconographie.

Béliers et boucs chez Ezechiel

Dans une imprécation essentiellement dirigée contre les mauvais bergers,  Ezechiel explique comment Yahvé va reprendre en  main ses brebis :

« Je chercherai celle qui était perdue, je ramènerai celle qui était égarée, je panserai celle qui est blessée, et je fortifierai celle qui est malade; mais celle qui est grasse et celle qui est forte, je les détruirai; je les paîtrai avec justice. Quant à vous, mes brebis, ainsi parle le Seigneur Yahvé. Voici que je vais juger entre brebis et brebis, entre béliers et boucs. » Ezechiel 34, 16-17

Dans ce passage,  Yahvé semble préférer les béliers aux boucs, mais aussi, dans la suite du texte, les brebis les plus faibles  :

« C’est pourquoi ainsi parle le Seigneur Yahweh: Me voici; je vais juger entre la brebis grasse et la brebis maigre.«  Ezechiel 34, 18

Malgré les obscurités du texte, il semble qu’il s’agisse surtout de distinguer, non pas une espèce par rapport à une autre, mais les individus méritants par rapport aux profiteurs

Brebis et boucs chez  Mathieu

Dans l’Evangile de Mathieu, la parabole des brebis et des boucs reprend et développe les images d’Ezechiel. Ce texte est fondamental, puisqu’il servira de base à toute l’idéologie du Jugement Dernier :

« Or quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, il s’assiéra alors sur son trône de gloire, et toutes les nations seront rassemblées devant lui, et il séparera les uns d’avec les autres, comme le pasteur sépare les brebis d’avec les boucs,  et il mettra les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche.  Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite:  » Venez, les bénis de mon Père: prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la création du monde. » Mathieu 25  31-34


Une iconographie rarissime

La séparation des brebis et des boucs au moment du Jugement Dernier n’a été représentée que dans les très hautes époques, et les exemples se comptent sur les doigts d’une main.

Brebis boucs Sarcophage New York

Le jugement dernier ?
Couvercle de sarcophage, atelier romain, vers 300, Metropolitan Museum, New York

Un homme barbu avec les attributs du philosophe (les rouleaux à ses pieds) sépare  huit béliers tête levée et  cinq boucs tête baissée. De la main droite, il caresse le premier bélier ; de la main gauche, il repousse le premier bouc.

Le fait que ce sarcophage représente la parabole de Mathieu reste discuté (voir  La figure du « Bon Pasteur » dans l’art funéraire de Rome et la pensée chrétienne des IIIe-IVe siècles, Aurélien CAILLAUD ; 2007-2008, p 111 et 130

Voici pratiquement le seul exemple indiscutable de représentation de la parabole de Mathieu (encore s’agit-il plutôt, vu l’absence de cornes, de brebis et de chèvres) :

Brebis boucs Appolinaire le Neuf Ravenne

La parabole des brebis et des boucs
Mosaïque du VIème siècle, Saint Apollinaire-le-Neuf , Ravenne

Occultée par l’immense succès au Moyen-Age des représentations du Jugement Dernier, la séparation entre ovins et caprins ne sera plus illustrée durant un bon millénaire…

…jusqu’à un dernier tour de piste fugitif, dans un tableau qui semble à première vue un simple paysage bucolique (nous résumons ci-après les explications de A.Pomme De Mirimonde, Le langage secret de certains tableaux du Musée du Louvre, RMN 1984, p 81).

Paysage avec les Pèlerins d’Emmaüs

Paul Bril, 1617, Louvre, Parispaul-bril-emmaus-ou-les-2-troupeaux

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Les pèlerins d’Emmaüs

Premier indice d’un signification religieuse : l‘épisode des Pélerins d’Emmaüs se cache,  représenté en tout petit, sur la pergola surplombant une fontaine, et surplombée par un palmier.

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Sous le palmier

Le palmier est un très ancien symbole de la Justice : à cause du psaume XCII,13 : « le juste fleurit comme un palmier » et aussi du fait que ses palmes se redressent si on les incline.

 

Ainsi le thème du retour du Christ (apparition aux Pèlerins) est très discrètement lié à celui du jugement, induisant l’idée que le tableau pourrait représenter le Jugement Dernier.

Brebis et chèvres

C’est le soir, les bêtes rentrent des champs. Les brebis se trouvent dans l’ombre de la vallée. Mais comme elles suivent docilement leur berger, elles vont bientôt retrouver la lumière, l’étable et l’eau de la fontaine.

Les chèvres, en revanche, se trouvent en pleine lumière sur la colline du premier plan.  Mais comme elles précèdent leurs bergers négligents, elles se dirigent droit vers la vallée, l’ombre, et un  squelette de cheval.


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Selon Pomme De Mirimonde, celui-ci représenterait la luxure et les vices, en référence à un texte de Jéremie (V, 8) qui compare les hommes adultères à des chevaux égarés « dont chacun hennit vers la femme de son prochain ».

Dans ce tableau-devinette, celui qui sépare les brebis des boucs n’est ni le berger, ni le chevrier qu’on nous montre  : mais bien la silhouette minuscule du Fils de l’Homme,  revenu s’asseoir non pas sur son trône de gloire comme le dit la parabole, mais sur la simple chaise d’une pergola.

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2 La patte du chevrier

14 septembre 2012

Au terme de ce parcours parmi les brebis et les chèvres, revenons à Giotto, qui avait une raison bien personnelle d’en dessiner  dans tous les coins…


 

L’anecdote de Vasari

Vasari raconte comment Giotto, simple fils d’un berger, devint l’élève de Cimabue, le grand peintre du XIIIème siècle florentin.

« Alors que Cimabue, un beau jour,  se rendait pour affaires de  Florence à Vespignano, il rencontra Giotto qui, pendant que ses moutons paissaient, dessinait sur un rocher plan et propre, avec une pierre un peu appointée, un mouton tout à fait naturel, sans avoir jamais eu d’autre maître que la nature. » (« andando un giorno, per sue bisogna, Cimabue da Firenze a Vespignano, trovò Giotto che, mentre sue pecore pascevano, sopra una lastra piana e pulita con un sasso un poco apuntato ritraeva una pecora di naturale, senza avere imparato da altri che dalla natura”). Vasari, Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 1568

L’anecdocte a sans doute été inventée par Vasari pour montrer la continuité entre la peinture byzantinisante de Cimabue et les premières oeuvres de la Renaissance incarnées par Giotto.

Mais comme elle combine plusieurs oppositions intéressantes –  l’homme célèbre et l‘inconnu, le citadin et le berger, le vieux savant et le jeune prodige,  elle a connu une certaine popularité vers le milieu du XIXème siècle, les artistes venant y puiser selon leur tempérament.


Cimabue observant le jeune Giotto

dessinant une chèvre sur un rocher

Gaetano Sabatelli,  1847,  Galleria d’Arte Moderna, Florence

Cimabue Giotto Gaetano Sabatelli,

Dans cette version encore imprégnée de néo-classicisme,  Giotto observe un bélier, à genoux comme son modèle, complètement absorbé dans son dessin. Derrière lui, Cimabue debout observe la scène : son vêtement de satin blanc, ses chausses et la bourse à sa ceinture disent sa réussite sociale, en contraste. avec les vêtements simples, les pieds nus et la  gourde du garçon.

Entre les deux,  deux chèvres broutent de l’autre côté de la route, indifférentes à cette tension artistique.

A l’extrême droite,  la ville et son clocher fait pendant aux rochers et au chêne. Vu la position du cheval, Cimabue suivait le chemin de gauche à droite, en s’éloignant de Florence. C’est par chance qu’il a aperçu le jeune berger caché par le  rocher : alors il a mis pied à terre, jeté sa cape rouge sur le cheval et s’est appuyé contre son flanc, pour observer confortablement.

La destinée déjoue le sens normal de la lecture et du voyage.


Giotto et Cimabue

1848, Tommaso De Vivo, Palais Royal de Caserte, Naples

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Dans cette version plus romantique, le jeune Giotto est représenté entre son père naturel – un berger à la barbe blanche, au tempérament artiste à en croire sa cornemuse – et son futur maître – un Cimabue inquiétant, enveloppé cette fois dans sa cape rouge. On voit que le jeune homme a un tempérament docile : il copie fidèlement les deux moutons qui posent, l’un tête haute, l’autre tête basse. Tout dessinateur serait-il un mouton qui s’ignore, du moins tant que le grand Art ne l’a pas touché à l’épaule ? Il y a en tout cas quelque chose de luciférien dans le bouc de Cimabue,et quelque chose de faustien dans le pacte qui est en train de se nouer : la célébrité contre la paix des champs, le pinceau contre la cornemuse.

Au dessus du jeune génie, un laurier est en train de pousser et de diverger, au pied de l’énorme chêne qui représente, peut-être, tout le poids de la tradition en peinture.


L’Enfance de Giotto

Henry Joseph de FORESTIER, Musée Magnin, Dijon

L'Enfance de Giotto Henry Joseph de FORESTIER

Dans cette étude pour un tableau disparu, de Forestier tourne  l’anecdote en pochade. Un Cimabue rigolard, déguisé en diable de Moyen Age, regarde le jeune Giotto qui  taggue un mur en ruine avec la silhouette d’une chèvre, non visible sur le tableau : sans doute la croque-t-il de mémoire,  puisque les chèvres et les boucs noirs se trouvent derrière lui, nourris par une sorte de Bacchus couronné de pampres, qui tire des feuillages d’un panier d’osier.

L'Enfance de Giotto Henry Joseph de FORESTIER

Dans une autre étude, moins fantaisiste, Cimabue est habillé en peintre, portant son bâton de voyage et son carnet de croquis. Les chèvres sont blanches, un berger dûment chapeauté les nourrit  de lierre cueilli sur la colonne  brisée. Giotto dessine cette fois une chèvre qu’il voit. Sur l’autre face de la pierre taillée figurent ses oeuvres précédentes, d’autres biquettes, avec en majuscule le mot   GIOTTO.  Tout berger qu’il soit, le jeune génie avait déjà compris qu’en art, seule la signature compte.



Cimabue enseignant Giotto

Augustin Théodule RIBOT, collection particulière

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Dans ce tableau austère, Ribot s’intéresse moins à l’anecdote bucolique qu’au thème de la transmission  : Giotto, muni d’un carnet de croquis, est revenu dessiner sur le motif – on voit le troupeau à l’arrière-plan. Du berger, il a gardé l’habit : la gourde à la ceinture, et le chapeau posé par terre. Mais c’est déjà un étudiant aux Beaux Arts qui s’applique, surplombé par la silhouette massive  de son maître.


Giotto dans l’atelier de Cimabue

Jules Ziegler, vers 1847,  Musée des Beaux Arts, Bordeaux

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Ziegler a déplacé le thème en intérieur, et inversé le thème de la collision entre deux mondes : c’est maintenant le berger, avec sa culotte en peau de bête, sa houlette, sa cape de laine et son chapeau, qui détonne dans l’atelier néo-gothique de maître Cimabue : celui-ci est en train de peindre, sur chevalet s’il vous plaît, une grande crucifixion sulpicienne. Le jeune prodige, indifférent à cette machine,  feuillette un parchemin enluminé et concocte ses futures oeuvres tandis que son maître, déjà, s’efface dans l’ombre.



Giotto gardant les chèvres

Leon Bonnat,1850, Musée Bonnat, Bayonne

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Dans ce tableau peu convaincant, Bonnat s’est surtout intéressé aux chèvres et au paysage pyrénéen. S’il suffit pour ennoblir le sujet que le chevrier grave mollement dans un rocher deux profils  paléolithiques , allons-y ! Etrange que, dans un tableau dont le sujet prétendu est le dessin, l’oeil ne joue strictement aucun rôle : à l’ombre de son sombrero,  le supposé Giotto regarde dans le vide, et les chèvres, dans l’autre sens, contemplent le paysage.


Giotto dessinant d’après nature

John William Godward, vers 1885, collection privée

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Cette peinture de jeunesse démarque  la composition de Bonnat, en rajoutant la silhouette de Cimabue à l’arrière-plan, et le thème attendrissant de l’agneau qui tête (métaphore de l’artiste en devenir). Le caractère très scolaire  du traitement suggère que Godward aurait pu suivre  à ses débuts les cours d’une école d’art, non identifiée à ce jour.

Voir  https://mydailyartdisplay.wordpress.com/page/3/


Giotto et Cimabue

Raffaello Sorbi, 1919, collection particulière

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Dernière apparition tardive du thème, en plein midi, dans un printemps éclatant où la blancheur des habits de Cimabue éclipse celle des toisons, comme pour faire oublier la noirceur des années de guerre. Après la grande boucherie, les moutons paissent à nouveau en paix  dans les prés verdoyants, et le peintre de 75 ans, qui n’a jamais quitté Florence, se projette sans doute dans l’un et l’autre de ces lumineux devanciers.

3 La Chute de l’Homme

14 septembre 2012

La Chute de l’Homme est l’une des gravures les plus célèbres de Dürer.

Nous allons résumer l’interprétation classique de Panofsky  (Panofsky, la Vie et l’Art d’Albrecht Dürer, Hazan, 1987, p 134 et ss) et la prolonger pour ce qui concerne le bouc.

La Chute de l’Homme

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L’élan, le lapin, le chat et le boeuf

Le grand succès de Panofsky  est d’avoir mis en évidence le lien entre le thème de la Chute de l’Homme et la Théorie des Quatre Tempéraments.

« Avant d’avoir croqué la pomme, Adam possédait une constitution en parfait équilibre… et il était donc immortel et sans péché… »  La Chute de l’Homme, qui le rend mortel, se traduit donc physiologiquement par un déséquilibre des quatre humeurs, illustrées par quatre des animaux de la gravure : « l’élan symbolisant la morosité mélancolique ; le lapin, la sensualité sanguine ; le chat, la cruauté bilieuse et le boeuf, l’apathie flegmatique. » 


Le chat et la souris

Pour expliquer la présence du chat et de la souris, Panofsky suggère qu’ils illustrent le rapport psychologique entre Eve et Adam :

« Ils (les contemporains de Dürer) durent se délecter de la tension parallèle qui existe entre Adam et Eve d’une part, et entre la souris et le chat prêt à bondir, d’autre part. »

Le mot « tension » euphémise la signification sexuelle de ce couple d’animaux fourrés, bien attestée dans les drôleries médiévales  : le chat évoque la voracité du sexe féminin et la souris le caractère insidieux et intrusif du sexe masculin (voir le Psautier d’Ormesby, dans  Un pendant de Caravage, et autres histoires de gants) .


Le perroquet et le serpent

« Le sorbier des oiseleurs, auquel s’accroche encore Adam, est l’Arbre de Vie… et entre cet arbre et le figuier défendu existe la même opposition qu’entre le sage et bienveillant perroquet et le diabolique serpent« .

Panosfky note, sans insister, cette opposition entre le serpent et le perroquet : or il s’agit bien d’un second rapport d’antagonisme, comme entre le chat et la souris, mais cette fois entre animaux arboricoles :

  • le perroquet, l’oiseau qui obéit, mange des fruits autorisés et dit AVE à Marie ou à l’Empereur (voir – Le symbolisme du perroquet)  ;
  • le serpent, parangon de la désobéissance, qui déguste le fruit défendu après avoir trompé EVA.

 

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Pieusement, Dürer a accroché son panonceau du côté du perroquet.

Dans les Annonciations, il est fréquent de voir figurer en petit la scène du péché originel, pour rappeler que AVE rachète EVA, et que la conception immaculée compense le péché d’Eve (voir EVA avant AVE).   Dürer ici  invente  la réciproque : glisser dans la scène de la Chute un symbole de l’Immaculée Conception.


La ligne de la pomme

Le contraste  entre les deux arbres s’étend jusqu’aux cache-sexes : celui d’Adam est constitué  par un rameau à une seule feuille surgi du tronc de l’arbre de vie, celui d’Eve par une feuille de l’arbre de la connaissance, restée attachée à la pomme qu’elle s’apprête à donner à Adam.1504_Adam_Eve__Durer_Synthese_LigneMains

Le mécanisme de la Chute est ici démontré par une double construction graphique.

Premièrement, la pomme va passer de la main d’Eve à la main tendue d’Adam, selon un cercle centré sur le cache-sexe de celle-ci : manière de souligner que la cause de la chute est bien le sexe faible.

Simultanément apparaît un second cercle, centré sur l’extrémité de la queue du serpent, qui joint les entre-jambes des deux protagonistes : la Chute coïncide avec l’irruption du désir sexuel et de la honte.


Le bouc sur le rocher

Passons au dernier animal de la gravure, un bouc ou une chèvre minuscule mais qui a fait couler beaucoup d’encre
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Voyons rapidement les interprétations qu’il a suscitées, du négatif au positif :

  • le bouc est le symbole traditionnel  des incroyants : ici, il fait allusion à Adam et Eve, premiers humains à enfreindre un commandement divin ;
  • le bouc représente la folie de l’humanité, qui cherche à voir ce qu’il y a au delà du bord de la falaise ;
  • la chèvre minuscule sur le rebord en arrière-plan symbolise l‘imminence de la Chute  d’Adam et Eve (seul inconvénient à cette hypothèse astucieuse : les chèvres ou les boucs ont plutôt le sabot montagnarde, et se suicident rarement)
  • pendant l’office de Yom Kippur (« Jour du pardon »), le grand prêtre du temple de Jérusalem tirait au sort entre deux boucs, l’un qui devait être sacrifié, et l’autre envoyé à Azazel, dans le désert. Azazel semble avoir été un grand rocher d’où le bouc-émissaire était  précipité, en expiation des péchés ;
  • l’ibex (ou bouquetin) est un animal sacré capable de s’approcher de Dieu en grimpant sur les plus hautes cimes (seul problème : Dürer n’a pas représenté un bouquetin, ni un chamois, ni un isard, mais un caprin tout ce qu’il y a de vulgaire)
  • le bouc représente l‘oeil de Dieu, qui voit tout d’en haut.

Une dernière hypothèse

Comme souvent, c’est dans la composition d’ensemble qu’il faut chercher l’explication des détails récalcitrants.

Remarquons que toute la scène de la Chute se passe dans le sous-bois dense du jardin d’Eden : la seule sortie de ce bois, le seul coin de la gravure où le ciel apparaît est le rocher surplombant. Serait-ce le Paradis Céleste, opposé au Paradis Perdu ? Difficile d’admettre que le bouc soit le premier animal à être admis dans le royaume divin.

D’autant que ce bouc minuscule, coincé sur sa cime rocheuse, semble jeter un regard mélancolique sur des oiseaux encore plus minuscules qui voletent au delà de la falaise, vers le hors-champ.

Le bouc de Dürer pourrait bien être une sorte de Sisyphe caricaturant ce qui va être la condition de l’Homme après la chute :

grimper sur des rochers stériles, en proie à des ardeurs sexuelles inextinguibles.

4 Le bouc au Paradis

14 septembre 2012

La gravure de Dürer a eu un grand retentissement, et a influencé pour longtemps l’iconographie de la Chute. Plusieurs successeurs, admirateurs ou imitateurs du maître de Nuremberg ont repris l’idée du bouc au Paradis, avec des significations variables…

Adam and Eve

1509, Lucas Cranach Le Vieux

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Commençons par une gravure de Cranach, cinq ans à peine après celle de Dürer. Bien qu’elle ne contienne qu’une chèvre à peine visible, elle constitue un développement intéressant sur la symbolique des bêtes à cornes.

Pour lire la composition, traçons la diagonale qui passe par le sexe d’Eve et la pomme qu’Adam se prépare à manger.


Côté Adam

Dans le triangle de gauche s’étagent cinq animaux virils : un lion, puis quatre cerfs aux bois impressionnants.  Dans la paix du Paradis, les proies ne craignent pas le prédateur.

Côté Eve

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Dans le triangle de droite, les animaux s’entassent. De bas en haut   un jeune cerf ,  un bélier et une brebis, une chèvre dont on ne voit que la tête, une biche tachetée, un cheval et tout au fond un porc ou un sanglier hirsute. Dans la paix du Paradis, les animaux sauvages se mélangent aux domestiques.

Les cheveux d’Eve

Du côté droit  de l’arbre, les boucles foisonnent : la toison d’Eve se confond avec celle des animaux, comme si les boucles du serpent, tombées de l’arbre dans la chevelure, étaient en train de contaminer tous les habitants du jardin d’Eden.


Les cornes d’Adam

Du côté gauche de l’arbre, ce sont les pointes qui prolifèrent, courbées vers le haut, en écho au bras gauche d’Eve qui se  tend vers le fruit défendu : ainsi Adam se trouve-t-il encagé entre toutes ces pointes qui le menacent, et le bras droit d’Eve qui se pose sur son épaule.

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D’un côté un excès de poils, de l’autre un excès de cornes  : formellement, la gravure semble sous-entendre que la Chute est la conséquence d’une féminité débordante, et que l’Expulsion  s’apparente à un retournement de virilité, des bêtes contre l’Homme.


Le Paradis terrestre

1573, Bassan, Galerie Doria Pamphili, Rome

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Ici, nous n’avons plus que des animaux domestiques : un coq, un lapin , trois agneaux, une chèvre ou un bouc  noir, un paon, et aucun serpent dans le décor. Ce paradis n’est-il pour autant qu’une paisible basse-cour ?

A droite le paon, symbole de la vanité féminine, se dresse sur un tronc  coupé : mauvais présage.  Ne peut-on  voir dans le coq, à côté des trois moutons immaculés  une allusion au triple reniement du  Christ ? Et avec un rien de mauvais esprit, le lapin et le bouc tête-bêche, de part et d’autre des trois innocents, n’évoquent-ils pas les deux sexualités, de la femme et de l’homme ?

Quoiqu’il en soit, de lourds nuages noirs s’amoncellent au dessus des oiseaux du Paradis.

 


La Chute

1583 Jan Sadeler

gravure d’après Crispin van den Broeck
Seconde édition, Theatrum Biblicum  publié par Claes Jan Visscher (Amsterdam, 1643)

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La légende en bas de la gravure paraphrase la Genèse : « Remplis de peur à la voix courroucée du Père, ils s’enfuirent, chacun reconnaissant sa faute » (Ad patris irati uocem formidine capti Aufugiunt; culpam noscit uterq suam. Genes. c.3. v.9).

Les deux halos

Les deux cercles rayonnants, marqué au centre par le tétragramme « Yahweh »,  matérialisent la présence divine. La première édition de la gravure plus explicite,  montrait  Dieu le Père en personne à l’emplacement des deux cercles (publiée  par Gerard de Jode dans  Thesaurus Sacrum Historiam Veteris Testamenti, Anvers, 1583)

Il faut lire d’abord le texte du cercle de droite « Adam où es-tu ? (Adam ubi es ?) » puis  celui de gauche,  : « Dieu leur fit des tuniques de peau  (Deus fecit ipsis tunicas pelliceas) ».

Première conséquence de la Chute

C’est le sujet principal de la gravure :  la honte de la nudité oblige désormais les humains à se vêtir de peaux de bêtes.

Deuxième conséquence

Maudit à tout jamais par Dieu, le serpent s’est évanoui, en laissant comme trace de sa fuite le lierre enroulé autour de l’arbre.

Troisième conséquence

Troisième conséquence, plus subtile : tous les animaux ont déserté le jardin sauf un bouc et un ours, représentant respectivement les domestiques et les sauvages, que sépare désormais une fracture dans le sol.

Ces deux représentants du règne animal n’ont pas été choisis au hasard : peau de bouc ou peau d’ours, tels sont les ersatz puants dont l’humanité devra désormais se contenter, à la place des feuilles de vigne.

Quatrième conséquence

Pour se racheter du Péché Originel, l’Homme devra désormais faire des sacrifices à Dieu. Voilà pourquoi le bouc-émissaire se profile devant le cercle de flammes, image du brasier des sacrifices ; tandis que sous l’autre halo, en pendant,  gît à terre le fruit défendu, abandonné  par les fautifs.


Le bouc luxurieux

 

Mais le bouc n’est pas qu’un animal sacrificiel : c’est surtout, comme le dit Horace, un animal «libidinosus», digne de figurer avantageusement au premier plan  d’une allégorie  de la Luxure .

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La Luxure
Vers 1590, d’après Martin de Voos, série « Les sept vices ou péchés capitaux »

Plus discrètement, pour évoquer le même vice, Golzius se contente d’un cerf et d’un bouc emblasonnés, au dessus  d’une strip-teaseuse.

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 La Luxure
1592 ,  Goltzius, série « Les sept vices ou péchés capitaux »

La chute de l’Homme

1597, Goltzius, gravure

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Cinq ans plus tard, Goltzius se livre à un remake remarquable de la gravure de Dürer (voir La Chute de l’Homme ). Il conserve le perroquet, mais en le déplaçant sur le côté droit de la gravure. Le chat, au premier plan et au milieu est une copie conforme. Mais le couple chat-souris, qui illustrait la relation prédateur-proie , est remplacé par un couple chat-chien qui insiste plutôt sur l’antagonisme entre Adam et Eve : celle-ci fourbe et caressante, celui-là fidèle mais faible.


Le bouc

Quant au bouc, il est descendu de son rocher et a pris au premier plan à droite une place conséquente.  Bouc luxurieux, comme dans la gravure de 1592 ? Ce serait quelque peu irrévérencieux pour une scène de l’Histoire Sainte. Bouc satanique ? Dans ce rôle nous avons déjà le serpent à pattes et à tête de femme.  Bouc-émissaire ? Rien ne le corrobore. Goltzius devait avoir une autre idée derrière la tête…

Les deux couples

Première remarque : Adam et Eve ne sont pas assis sur le rocher, mais sur une fourrure : déjà la peau de bête les unit, avant de les envelopper…

Seconde remarque : une brebis broute juste à côté du bouc, équivalent animal du couple humain.

Golzius développe et éclaircit ce que Dürer avait simplement suggéré : le bouc solitaire – qui préfigurait la condition humaine après la chute, est remplacé par le couple bouc/brebis, qui illustre ce qui  va arriver incessamment à nos arrières grands-parents :  faire l’amour dans la honte et dans la peau des bêtes.


La chute de l’Homme

1616, Goltzius, National Gallery, Washington

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Bouc et chèvre

Vingt ans plus tard, Goltzius reprendra la même idée, cette fois en peinture. La chèvre au second plan attend  la bestialisation annoncée en mâchonnant une branchette, tandis que son bouc la lorgne.

Adam et Eve

Chacun prend un fruit de sa main droite, et pose sa main gauche sur la peau de l’autre : la pomme n’est qu’une métaphore de la chair, et la connaissance du Bien et du Mal n’est qu’une métaphore de celle du rapport charnel.

Bien plus que le couple caprin, c’est véritablement le couple de nus voluptueux qui tire le tableau dans le sens de la Luxure (sur la posture très particulière d’Eve, voir Adam ou Eve vu de dos).

Le trio animal

En 1604 est paru le Livre des peintres, de Karl van Mander, qui donne de la chèvre une interprétation très pointue :

« la prostituée qui détruit les jeunes hommes, tout comme elle broute et viole les jeunes pousses vertes » [1]

C’est là la raison d’être de la jeune pousse que l’animal mâchonne ostensiblement.

Mais comment justifier le chat, en l’absence de souris ou de chien ? Remarquons que sa qualité d’animal domestique et sa position au tout premier plan en font une sorte d‘objet-limite, tout prêt à quitter l’espace du tableau pour bondir dans celui du spectateur.

Si le bouc lubrique et la chèvre prostituée symbolisent la triste progéniture d’Adam et Eve, le chat désaccouplé  ne peut correspondre qu’au troisième personnage de l’histoire, le  serpent à la chevelure blonde. De même que celui-ci observe ses proies, de même le chat nous tient à l’oeil , nous, les descendants dans notre lointain futur, toujours prêts à faire des bêtises.


Loth et ses filles Goltzius 1616 Rijksmuseum

Loth et ses filles
1616, Hendrik Goltzius, Rijkmuseum Amsterdam

Cette même année 1616, Goltzius réutilise les postures d’Eve et d’Adam, en féminisant ce dernier, pour figurer les deux filles de Loth. A noter que la figue pressée se transforme en fiole empoignée, métaphore juteuse et  geste éloquent.

Un renard à l’arrière plan illustre la fourberie des filles de Loth occupées à saouler leur père. Le  petit chien au premier plan, la patte posée sur un caillou, mime la posture de Loth : manière de nous faire comprendre que celui-ci n’est qu’un toutou soumis aux caprices de ses filles.


Le jardin d’Eden

1616, Brueghel le Vieux et Rubens, Mauritshuis, La Haye

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Une parade animale

La même année 1616, un Jardin d’Eden particulièrement séduisant nous fait regretter d’en avoir été bannis. A titre de révision générale, nous allons retrouver tous les animaux qui nous ont déjà été présentés en compagnie d’Adam et d’Eve. Ceux de Dürer : perroquets,   cerfs, boeuf, lapin, chat et  souris (en l’espèce un couple de cochons d’Inde au premier plan, espèce nouvellement arrivée en Europe). Plus ceux de Cranach : cheval et cochon. Plus ceux de Bassan : coq et  paon.

Une logique ludique

 A l’inverse de la composition  de Dürer, structurée par la théorie des Tempéraments, le seul principe qui règne ici semble être celui de la fantaisie et de la variété : le spectateur est incité à explorer le tableau dans tous les sens pour  un jeu d’appariement. Car la plupart des animaux vont par couples, comme pour monter dans l’arche, mais pas tous.  Ainsi le spectateur déçu et ravi va-t-il  chercher vainement une second bovin ou une seconde autruche, puis trouver trois chiens.

Les deux chats

1616_Jan-Brueghel-the-Elder-and-Peter_Paul_Rubens-Garden-of-Eden_detail chat

Le premier, minuscule,  se frotte langoureusement derrière le pied d’Eve ; l’autre est perché dans le second arbre à l’arrière-plan. Rien ne distingue les deux arbres, qui regorgent pareillement de fruits et d’oiseaux exotiques, sauf la présence du serpent sur l’Arbre du Bien et du Mal, et du chat sur l’Arbre de Vie.

Malgré leurs queues serpentines, les deux chats apparaissent donc ici comme des animaux sympathiques : l’un signale l’arbre autorisé, l’autre tente  de détourner l’attention d’Eve en caressant son talon, antithèse du serpent qui mord.

Du chat au bouc

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Le chat perché a été repéré par une chèvre qui se dresse contre le tronc. Indifférent au chat, le bouc regarde ailleurs.

Un trio d’imitateurs

Le trio d’animaux qui se forme autour du second arbre – chèvre bouc et chat, imite le trio des personnages principaux groupés autour du premier arbre : Adam Eve et le serpent.

Dans une oeuvre aussi foisonnante le fait que le chat, le bouc et la chèvre se regroupent autour du second arbre peut sembler pure coïncidence.

Une logique de projection

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Cependant, si nous traçons une ligne entre le serpent et son correspondant dans le second arbre, le chat, on découvre qu’aux perroquets du premier arbre correspond un perroquet dans le second.

De même, en traçant une ligne entre le couple humain et le couple caprin, on retrouve deux autres correspondances, entre chevaux et cerfs. Et peut être le lion célibataire, au pied du second tronc, est-il l’écho humoristique de l’écureuil craintif tapi au pied du premier.


Il n’est sans doute pas fortuit que nous retrouvions, dissimulé au coeur de ce tableau surpeuplé, le même sextuor que dans la Chute de Goltzius réalisée la même année. Bien que les tonalités des deux oeuvres soient presque antagonistes –  splendeur et luxuriance de la Nature pour l’un, luxure et châtiment de l’Homme pour l’autre – le trio chat/bouc/chèvre  apparaît bien comme un clin d’oeil de Rubens à Golztuis – ou de Golzius à Rubens.

Chez le vieux Goltzius (58 ans en 1616, il va mourir l’année d’après), ces animaux illustraient  la triste  condition des descendants d’Adam et Eve :  faire l’amour dans les poils et le suin, sous l’oeil sévère d’un matou.

Chez Rubens le bon vivant (39 ans en 1616), ils montrent que nos aieux auraient mieux  fait de faire comme les chèvres : ne pas essayer de grimper sur les arbres, et rester à bonne distance du serpent.


Adam and Eve

vers 1625, Cornelis Corneliszoon van Haarlem, Collection privée

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Vingt ans plus tard, un collègue qui avait bien connu Goltzius ne se fatiguera pas trop les méninges pour produire des Adam et Eve en série. Dans cette version, Cornelis s’est contenté de recopier le coin en bas à droite de la gravure de Goltzius.

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Plus quelques détails-chocs : le singe, le squelette et le seins du serpent.


Adam and Eve

1625, Cornelis Corneliszoon van Haarlem Van Haarlem, Quimper

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Ici c’est du coin en bas à gauche  qu’il s’est inspiré, en portraiturant sans doute son propre chien, plus une tête de chat peu convaincante.

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La chute de l’Homme

1592, Cornelis Corneliszoon van Haarlem, Rijksmuseum, Amsterdam

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Cependant, ne nous moquons pas de ces facilités de fin de carrière : car Cornelis avait produit dès 1592, cinq ans avant la gravure de Gotzius, une Chute très ambitieuse et très remarquée, à l’évidente inspiration dürérienne.

On y trouve déjà  le chien, le chat (embrassé par un singe en signe de parfaite harmonie), le bouc et la chèvre. Plus de nombreuse autres bestioles volantes ou rampantes telles que chouette, crapaud, limace, hérisson, porc-épic . Plus un énorme lion dissimulé dans l’ombre.

Plus Dieu le Père en forme de nuage, à gauche. Et Satan sous forme d’une sorte de dragon indistinct, à droite.

Plus au beau milieu un détail que Dürer n’avait pas osé : une déchirure de l’écorce qui unit une queue et deux pommes… Evocation de l’accouchement dans la douleur pour les esprits simples, ou d’une autre opportunité pour les mauvais esprits.

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Adam and Eve

1622, Cornelis Corneliszoon van Haarlem, Hamburger Kunsthalle, Hamburg

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Nous conclurons ce panorama des boucs au Paradis avec une oeuvre de la fin de carrière de Cornelis,  moins tape-à l’oeil mais plus énigmatique. Car en tant que spécialiste reconnu du Paradis, Cornelis n’a certainement pas choisi au hasard les quatre animaux qui y figurent. Et tous ont des symboliques complexes.

 

Aparté sur la chouette
Dans le monde antique, c’est le symbole de la sagesse. Elle est liée à la déesse Athéna,  pour sa capacité à voir dans les ténèbres (de la nuit pour l’oiseau et de l’ignorance pour la déesse).

Au Moyen Âge, elle devient un symbole négatif, associé à la rouerie ou  à la tromperie, puisqu’elle  profite de sa vision nocturne pour chasser des proies aveugles. On pense aussi qu’elle annonce la mort, et on la cloue volontiers sur les portes pour conjurer le mauvais sort.


Aparté sur le pigeon
Dans le monde antique, la colombe blanche est l’emblème de Vénus.

Dans le monde chrétien, la colombe blanche est celui du Saint Esprit, messager de Dieu.

Lorsqu’il n’est pas blanc, le pigeon garde la même ambivalence : tantôt on met en avant son côté lubrique, tantôt son coté fidèle.


Aparté sur le crapaud
Enfin un animal  franchement négatif !  Associé à la sorcellerie, aux maléfices et à la laideur, il entrait dans la composition des philtres et était utilisé dans des rituels magiques.

Au Moyen Âge, le crapaud représente le péché de la Luxure : c’est pourquoi on le représente souvent abouché aux parties génitales des cadavres (voir Le Polyptyque de Strasbourg )

Selon une ancienne tradition (reprise dans le Paradis Perdu de Milton), Satan aurait pris la forme d’un crapaud pour venir instiller son venin dans l’oreille d’Ève


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Lecture verticale

Revenons à la devinette de Cornelis et tentons une lecture verticale : en haut, deux oiseaux perchés dont le symbolisme sexuel est ambivalent (négatif ou positif) ; en bas deux quadrupèdes franchement négatifs.

Ainsi la lecture de haut en bas correspond au passage du Ciel à la Terre, et de l’ambivalence amoureuse des oiseaux sacrés, à la luxure clairement affirmée : autrement dit à la Chute ?

Lecture horizontale

Les quatre animaux invitent aussi à une lecture  horizontale :  car les deux de droite sont des animaux nocturnes et les deux de gauche des animaux diurnes.

Autre différence plus subtile : tandis que les animaux de droite sont des créatures impures, le bouc et le pigeon font partie des rares animaux qui, d’après la Bible, peuvent  être offerts en sacrifice à Dieu :   Et Yahweh lui dit:  » Prends une génisse de trois ans, une chèvre de trois ans, un bélier de trois ans, une tourterelle et un jeune pigeon. «  Genèse 15,9

L’interprétation biblique

Nous voici en mesure de proposer une interprétation biblique  :

  • Eve avant la Chute avait le choix entre Sagesse et Obscurité (la chouette) ; après la Chute, il ne lui reste que la Luxure (le crapaud)
  • De même Adam avait le choix entre le respect de la Parole Divine ou l’obéissance à sa compagne (pigeon-messager ou pigeon fidèle) : la Chute ne lui laisse que le côté lubrique  (le Bouc).

Tandis que la Chute place la Femme résolument du côté de la Nuit et des animaux impurs, l’Homme reste du côté du Jour et des animaux sacrificiels.

Une interpétation trop raffinée ?

L’interprétation biblique fonctionne, mais garde un côté insatisfaisant s’agissant  de Cornelis. Car ce n’est pas un peintre compliqué, ni un théologien raffiné. Ses autres oeuvres font montre d’un maniement plutôt basique des symboles, et ses innovations iconographiques, dans sa célèbre « Chute » de 1592, sont plutôt du genre tape-à-l’oeil (Dieu en forme de nuage, la déchirure de l’écorce) ou anecdotiques (limaces hérisson…). Une chouette et deux crapauds y figurent d’ailleurs déjà sans signification particulière.

L’interprétation durérienne

Souvenons-nous que Cornelis connaissait parfaitement la Chute de Dürer : en 1592, il admire sa science anatomique, et recopie trait pour trait celles d’Adam et Eve.

En 1622, plus âgé et plus philosophe, il s’intéresse maintenant à l’arrière-plan intellectuel, la théorie des Quatre Tempéraments. Et pour éviter le plagiat, il  transpose en quatre bestioles de son propre répertoire animalier,  les quatre animaux éponymes de Dürer :

  • le bouc qui n’en fait qu’à sa tête incarne le  Colérique (à la place du chat)
  • le pigeon en état permanent de surchauffe amoureuse incarne le Sanguin (à la place du lapin)
  • la chouette  triste et ténébreuse le Mélancolique  (à la place du cerf)
  • le crapaud lent et aquatique le Flegmatique ( à la place du boeuf)

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Références :

1 Les Frères 1934

12 août 2012

Les Frères, rue du Docteur Lecène

1934, Robert Doisneau

Doisneau Les Freres

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La rue et le trottoir

 

Doisneau Les Freres Rue et Trottoir

La première lecture de la photographie est simple : au premier plan la rue , domaine de la fantaisie et du risque, symbolisé par les deux gamins acrobates au béret vissé sur le crâne.

Au second plan le trottoir, domaine du conformisme et du terne,  symbolisé par les deux gamins endimanchés en casquette et veston.

Dans cette lecture binaire, le trottoir, l’immeuble et sa gouttière représentent le monde organisé par les adultes (la ménagère qui tourne le coin de la rue, ou  celle qui doit épier les passants derrière les rideaux), autrement dit  le monde à l’endroit.

La rue, ses pavés  et son caniveau, avec  ses gamins antipodistes représente le monde à l’envers, celui de la Révolution, de la liberté.

Frères

Remarquons que la photographie se découpe en deux parties symétriques, par un plan vertical passant par la fenêtre du rez de chaussée et séparant  les trois couples de personnages.

Doisneau Les Freres Couples
Les deux qui passent

Au fond à gauche, une ménagère s’en va, indifférente au spectacle : remplir son cabas est plus important que de s’arrêter à des enfantillages.

En pendant, dans la rue de l’autre côté du coin, un gamin est prêt à partir, un pied  sur sa trottinette. On voit que celui-là a déjà passé  tous les compromis avec le monde des adultes : une écharpe autour du cou car il fait  froid, rien n’est plus important pour lui que son substitut de vélo qui ne quitte pas le trottoir.

Les deux acrobates

Ils portent les mêmes vêtements : béret noir, chandail, short noir, chaussettes de laine et grosses chaussures : vêtements de gamin des rues, pratiques et robustes. De profil leur ressemblance est frappante : ce sont des frères, sans doute même des jumeaux. L’un devant, l’autre derrière, ils se décalquent l’un l’autre et  accomplissent deux fois le même exploit : l’exceptionnel est forcément redondant, il n’y a pas trente six postures lorsqu’on veut marcher sur les mains.

Les deux badauds

Ce sont eux le vrai mystère, la vraie étrangeté du cliché. Avec leurs souliers de ville bien cirés, leurs mollets grêles sous le lourd pardessus qui les engonce, leur cache-nez et leur casquette, ce sont des caricatures d’adultes, de vrais  fils de bourgeois qui jamais n’oseront descendre du trottoir.

Et pourtant quelque chose en eux nous désarme : est-ce parce qu’ils ne sont pas exactement les  mêmes ? Leurs chaussettes sont dépareillées, l’un porte des mitaines et l’autre des lunettes, l’un ferme la bouche l’autre l’ouvre, l’un est beau l’autre pas. Eux-aussi sont des frères, mais pas des clones :  on pressent derrière l’unforme familial toute une histoire différenciée qui se profile.

Frères-siamois

Mais surtout, ce qui les rend plus étranges que les acrobates, et peut être plus sympathiques, c’est qu’ils se tiennent étroitement collés par les épaules, comme des frères siamois.

Nous sommes rue du Docteur Lecène, mais on pourrait tout aussi bien lire sur la plaque : Docteur Legène.

En cette année 1934, l’eugénisme et la santé du corps sont partout  à la mode. Dans un pays voisin, ceux qui tiennent le pavé, marchent sur la tête et font étalage de leur force physique,  ne sont pas tous des héros ; et ceux qui se réfugient sur les trottoirs pour les regarder passer ne sont pas tous des mauviettes, des richards, des bouches inutiles.

En nous montrant deux couples qui visuellement s’imbriquent, Doisneau nous invite à une lecture plus fine : ce qu’il faut voir, ce n’est pas la rue contre le trottoir, les grosses chaussures  contre les chaussures cirées, la « liberté » contre le « conformisme ».

Ce qui importe, c’est la fraternité. Ce pourquoi le cliché s’appelle : les Frères.

2 Les Chiens de la Chapelle 1953

12 août 2012

Dix neuf ans après « Les Frères », l’époque a bien changé. Mais Doisneau, dans un cliché qui apparemment n’a rien à voir, va reprendre les mêmes principes de symétrie et les mêmes ingrédients :  deux véhicules, deux badauds et deux acrobates...

 

Les Chiens de la Chapelle

1953, Robert Doisneau

Doisneau_chiens_chapelle

Ancien temps, temps nouveaux

 

Comme le cliché de 1934, celui-ci peut se découper en deux parties symétriques, par un plan vertical passant par la porte de l’immeuble et séparant les deux véhicules, les deux badauds et  les deux chiens.

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Première grille de lecture : la partie gauche représente l’ancien temps, la partie droite les temps nouveaux.


Les deux magasins

Après les rideaux baissés des temps de restriction, voici l’âge des nombreuses vitrines.

Les deux véhicules

Le vélo laisse place à l’automobile, emblème des Trente Glorieuses. Le passé sort du cadre par la gauche et le futur y entre par la droite.

Les deux arbres

Un vieil arbre au large tronc, un jeune arbre.

Le vieil arbre a été mis en terre dans un trou carré, dispositif rustique qui laisse voir la terre.

Le jeune arbre va pousser dans un trou rond, au sein d’un double dispositif de protection : la plaque horizontale, qui protège les piétons de la chute ; la grille qui protège son tronc.

Les deux badauds

Un vieil homme à béret, emmitouflé dans son pardessus d’hiver, se prépare à quitter les lieux, sur un dernier regard amusé, la main droite dans sa poche.

Un jeune homme tête nu, en veston ouvert, bien campé sur ses deux jambes, observe la scène sans manifester d’émotion,  la main droite sur sa cigarette.

Au Français furtif frôlant les arbres succède le Français moderne, sûr de lui et de sa place au soleil.

Les deux chiens

Les deux chiens sont quasiment des clones. Celui de gauche est blanc, celui de droite est noir, mais en contre-jour leurs couleurs s’unifient. Peut être le chien de droite est-il plus juvénile, moins soumis : de taille moindre, il tire loin sa langue et montre sa queue au lieu de la cacher.

Nous sommes à la sortie de l’hiver 1953. Les années noires de l’Occupation quittent la scène à gauche de l’image, dans le sens de  la lecture et dans le sens de la circulation. Le magasin fermé,  le vélo, le vieil arbre, le vieil homme en béret et pardessus, cèdent place au magasin ouvert, à l’automobile, au jeune arbre, au jeune homme tête nu et en veste.

A cette opposition quelque peu systématique, les deux chiens ajoutent une touche ironique et moralisatrice. Quelle que soit leur époque, dramatique ou plus facile, quel que soit leur âge, vieux ou jeune, quel que soit leur poil, blanc ou noir, les hommes sont des chiens savants, toujours prêts à se mettre au garde à vous.

Les deux vrais acteurs de la scène sont en dehors de l’image : le  Soleil caché derrière le pilier, maître du temps et de la nature, qui décide le passage de l’hiver au printemps, des zones obscures aux zones claires.

Et une force d’influence qui lui fait face, côté levant, là vers où les ombres progressent,  à l’autre bout de la diagonale lumineuse. Tout aussi caché que le soleil, le Dresseur des Chiens n’est-il pas celui que fixent vraiment les deux passants, celui qui fait défiler, comme au bout d’un long fouet, ces jouets des vanités humaines que sont nos petits véhicules ?

Figés sous le pont du métro comme dans une cathédrale industrielle transpercée par le soleil couchant, chiens et hommes de la Chapelle, debout, semblent rendre un culte au Dieu de  l’Histoire.

A quoi rêvent-ils ?

 

Doisneau_chiens_chapelle_Dresseur_Photographe

Deuxième proposition  de lecture  : au lieu d’accoupler les objets, suivons-les maintenant de haut en  bas  et de l’arrière-plan vers le premier plan (flèches bleues)

Des véhicules aux badauds

Le vélo et la camionnette s’inscrivent dans les cases des vitrines comme des sortes de panneaux, de phylactères en suspension à côté de chaque badaud. Peut-être servent-ils à nous indiquer à quoi ils rêvent ? Ainsi, du trottoir à la rue,  le piéton rêverait de pédaler,  le fumeur de pétarader.

Des badauds au photographe

En reculant d’un cran, sortons de la photo  : à travers les chiens, le photographe se projette dans les badauds. Le regard de la vieillesse amusée et celui de la jeunesse critique, le regard expert et le regard neuf, voilà le rêve du photographe.

Du dresseur aux chiens

Décalons-nous maintenant dans la peau de l’autre personnage en hors-champ, juste à côté du  photographe, et repartons dans l’autre sens, de bas en haut et du premier plan vers l’arrière-plan (flèches vertes)

De quoi rêve le dresseur ? De voir ses chiens se dresser.

Des chiens aux arbres

En nous enfonçant vers le fond, voici  un nouveau scoop qui n’en est pas un :  les chiens bien sûr rêvent des arbres.

Des arbres aux façades

Enfin, en nous enfonçant d’un dernier cran, nous est révélé un autre secret de la ville : à travers la rue, les arbres rêvent des façades, la maison des oiseaux jalouse celle des humains, l’extérieur est envieux de l’intérieur, dans les villes la nature aspire à la culture.

Par sa construction, la photographie nous entraîne dans deux cascades de désirs  parallèles :

  • le dresseur rêve des chiens qui rêvent des arbres qui rêvent des façades ;
  • le photographe rêve des badauds qui rêvent des véhicules.

Ainsi deux personnages en hors-champ, véritables dei ex machina – se chargent de maintenir l’ordre qui règne dans le cliché :

  • le dresseur contrôle ce qui est statique – les chiens, les arbres, les façades ;
  • le photographe contrôle ce qui bouge – les piétons et les véhicules.

En élevant son bras, le dresseur fait se dresser les chiens. En baissant son index au bon moment, le photographe met en place le reste.

Tout photographe est un dresseur d’hommes, mais pour un instant seulement.    

Un monde statufié

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Dernière proposition de lecture : lire l’image en éventail, selon les quatre secteurs que la perspective découpe.

Le cycliste, le vélo et la  camionnette

Voici le secteur des mouvements rapides, du métal. On n’y voit qu’un seul humain, le cycliste, indissociable de son vélo : une sorte d’homme-machine.

Baptisons ce secteur « mécanique ».


Le passant et les deux arbres

Voici le secteur des mouvements ralentis, du bois. On y voit un homme en train de s’arborifier, son tronc en voie de fusion avec le tronc de l’arbre et ses jambes avec les racines.

Baptisons ce secteur « végétatif ».


Le piéton qui fume et les deux chiens

Voici le secteur des mouvements en suspens, où bipède et quadrupèdes se figent dans une attitude identique. Très précisément, le fumeur est en train de se canifier, patte gauche dressée. Son ombre qui touche le chien noir trahit cette continuité, entre l’homme qui fait le beau et le chien qui fait l’homme.

Baptisons ce secteur « animal ».

Le pilier et les deux tas de gravier

Enfin voici  le secteur  de l’immobilité définitive et de la pierre, où le pilier aux bossages noirs et blanc, usés et érodés, semble vouloir rejoindre les deux tas de gravier noir et blanc.

Baptisons ce secteur  « minéral ».

Quatre régressions simultanées

En lisant l’image selon les quatre secteurs suggérés par la lumière et par la perspective, on constate que chaque secteur contient un trio, composé de deux éléments semblables et d’un élément distinct, « supérieur ». Et que dans chaque trio, l’élément « supérieur » tend à s’assimiler aux deux autres :

  • le cycliste se machinise,
  • le passant s’arborifie,
  • le fumeur se canifie,
  • le pilier se pulvérise.


Quatre trios de statues

Il se trouve aussi que les quatre secteurs correspondent aux quatre matériaux de la statuaire : métal, bois, chair et pierre ; et aux quatre modalités du mouvement : rapide, lent, suspendu, immobile.

Un sens général se dégage-t-il de cette organisation ? Si oui, c’est sans doute dans le flash de lumière qu’il faut le rechercher, car c’est  l’intensité de la lumière incidente qui caractérise les quatre secteurs :

  1. Dans le premier secteur, protégé par l’ombre de la façade, le cycliste à moitié fusionné avec le métal croit encore avoir une chance de s’échapper vers la gauche ;
  2. dans la pénombre de la rue, le passant est en train de s’incorporer dans le tronc ;
  3. pris dans le flash du rayon de lumière, le fumeur se projette déjà dans la chair animale ;
  4. en définitive tous, machines, arbres, bêtes, humains, semblent destinés à se rabattre dans le pilier aux multiples bossages, qui lui-même s’effondre dans les tas de gravier, fin ultime de toute sculpture.

1953, l’année de la bombe H…