4 Le triptyque de Benedetto

22 juin 2012

Le très célèbre  Triptyque Donne, de taille conséquente (1,40 x 0,70 m), fut commandé à Memling  par Sir John Donne de Kidwelly, qui se fit représenter avec sa femme et sa filles, parmi des saints et saintes  de bonne compagnie.

Nous laisserons de côté les personnages de cette oeuvre très étudiée, et nous intéresserons seulement au décor, à titre de mise en bouche avant de nous intéresser à un autre triptyque de Memling, beaucoup moins connu : celui de Benedetto Portinari.

Le Triptyque Donne

Memling, vers 1478, National Gallery, Londres

Memling Triptyque DonneCliquer pour agrandir

La colonnade

Le fond des trois panneaux est ponctué par une série de sept colonnes, légèrement décalées vers la droite par rapport au cadre de manière à éviter une symétrie trop pesante.

Le dais

Memling Triptyque Donne Dais_ouvertLe paysage qui se déploie dans le fond est coupé, derrière Marie, par un dais richement décoré. Complété en haut par un ciel en tissu rouge et en bas par le tapis, le dais forme autour de la Vierge une sorte d‘écrin en tissu, une cabine immatérielle qui l’isole des autres participants.

La colonne centrale

Si l’on supprime par la pensée la bande centrale dorée du dais, il reste les deux larges bandes latérales noires, parallèles aux colonnes : au point que le dais  peut être vu comme une sorte d’expansion, en largeur et vers l’avant, de la colonne centrale et de son chapiteau. Le cylindre s’est développé en plan, le marbre et l’or se sont transformés en soierie.

Memling Triptyque Donne Dais

La colonne centrale, invisible pour les yeux mais visible pour l’esprit, se métamorphose autour de la Vierge en une enveloppe glorieuse.

La perspective centrale

Memling Triptyque Donne_PerspectiveCliquer pour agrandir

Le Triptyque est destiné à être contemplé grand ouvert. Même ainsi, les points de fuite des deux panneaux latéraux restent décalés de quelque centimètres de part et d’autre du point de fuite du panneau central.  Ce décalage est probablement dû à un cadre légèrement  plus épais que prévu dans le dessin initial : en effet les colonnes externes sont elles-aussi un peu trop écartés.

Mis à part cette légère erreur, le Triptyque déployé obéit à la perspective centrale.

Le Triptyque de Benedetto, réalisé la même année 1487 que le Diptyque de Marteen, lui est étroitement apparenté.

Mais tandis que l’un a conservé son cadre jusqu’à ce jour, l’autre a été démembré entre deux musées, et mérite d’être reconstitué.

Triptyque de Benedetto Portinari  1487

Memling_Portinari_Saint Benoit panneau gaucheOffices, Florence
Memling_Portinari-Panneau Centre MarieStaatliche Museen , Berlin Memling_Portinari-Panneau Droit Benedetto Offices, Florence

Cliquer pour agrandir

Le panneau gauche : Saint Benoît

L’austérité du Saint est contrebalancée par la minutie des détails : l’estampe de la crucifixion fixée sur le mur à droite, la crosse ouvragée avec Saint Jean portant le Calice empoisonné, et en haut Samson luttant avec le Lion.

Le panneau central  : Marie

 Memling_Portinari-Panneau Centre MarieStaatliche Museen , Berlin Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauGauche Hôpital Saint Jean,      Bruges

La parenté des deux panneaux saute aux yeux :  le visage de Marie, sa main droite, sa manche gauche et le bas du corps de l’enfant sont identiques. Le coussin et le tapis sont similaires. Les auréoles sont présentes dans les deux panneaux, mais plus visible sur fond sombre.

Pour ce qui concerne Jésus, dans l’un il se prépare à toucher le fruit, alors que dans l’autre, il le tient déjà en main.

Pour Marie, la seule différence notable est l’inversion des couleurs bleu et rouge entre son manteau et sa robe.

Le panneau de droite (le donateur)

Memling_Portinari-Panneau Droit BenedettoOffices, Florence Memling_Marteen_Van_Nieuwenhove_PanneauDroitHôpital Saint Jean, Bruges

Ici, pas d’inscription sur le cadre comme pour Marteen . Il a fallu attendre 1902 pour que Warburg identifie le donateur  : la présence de Saint Benoît donnait le prénom, et la provenance des panneaux (l’Hôpital de Santa Maria Nuova où se trouvait également le célèbre Triptyque  Portinari de Hugo Van der Goes) suggérait le nom de famille.

Or il a bien existé un Benedetto Portinari, âgé de vingt ans en 1487.

Détail difficile à interpréter : le jeune homme porte à son collier un petit objet qui pourrait être soit une loupe, soit un cure-dents en or.

Le revers du panneau du donateur

Memling_Portinari_revers
Des trois panneaux, le panneau de droite est le seul qui est décoré sur son revers, avec un chêne dont s’échappent des pousses nouvelles, et une banderole portant la devise « De bono in melius » (« Du bon au meilleur »).

On pense qu’il s’agit d’une affirmation de continuité de la lignée, après la mort précoce du père de Benedetto,  directeur de la branche milanaise de la banque Medicis.


Le parapet

Au premier plan, un parapet de pierre assure la continuité spatiale. Il porte des colonnes cylindriques qui encadrent chaque panneau, et dont on voit  les bases rondes plus ou moins coupées par le cadre (celle à droite du panneau central est à peine visible, au bout du pied de Jésus).

Le paysage continu  et les bases rondes donnent une bonne idée de ce à quoi devait ressembler le Diptyque de Marteen dans son premier état, avant la modification des fenêtres du fond et de la forme de la colonne.

L’architecture

Nous sommes ici non pas dans une pièce fermée, mais dans une sorte de loggia donnant largement sur la campagne.

Au second plan, un autre parapet porte une seconde série de colonnes avec des chapiteaux : on n’en voit que quatre au total, une se trouvant cachée juste derrière la Vierge (la corniche du chapiteau dépasse sur la droite).


La Vierge-colonne

Voilà qui nous rappelle le Triptyque Donne, peint une dizaine d’années auparavant : lorsque Memling place une colonnade derrière la Vierge, il a soin de positionner la colonne centrale juste derrière elle.

Et par un artifice graphique – le dais dans un cas, la cadrage serré dans l’autre – il nous suggère une métaphore possible entre la Vierge et la Colonne.

Apparté sur la Vierge-Colonne
Une hymne médiévale de  Adam de Saint Victor compare le cou de la Vierge à une colonne  « collum tuum ut columna », mais  l’iconographie de la Vierge-colonne reste très rare: latente chez Memling, elle sera récupérée par le maniérisme, toujours à l’affut de trouvailles théologiques, et donnera naissance quelques décennies plus tard au chef d’oeuvre du Parmesan.

La Madonne au Long Cou
1535, Le Parmesan, Musée des Offices, Florence

parmesan_vierge_long_cou_1535


La perspective centrale

Les parapets avant et arrière sont parfaitement visibles dans les trois panneaux, et parfaitement horizontaux : à la différence du Diptyque de Marteen, les panneaux latéraux ne sont donc pas conçus pour être partiellement repliés.

Par ailleurs, ils présentent des fuyantes bien marquées (sur le parapet avant notamment). On peut donc supposer que ce Triptyque est du type « Donne » : fait pour être déployé complètement, et respectant la perspective centrale.


Le Triptyque reconstitué : première tentative

Les trois panneaux mesurent chacun environ 45×34 cm. Or le panneau central d’un Triptyque est deux fois plus large que les panneaux latéraux : il faut donc supposer que le panneau de la Vierge a été découpé pour le mettre à la même taille que les autres.

En tenant compte de la perspective centrale et des deux colonnades, on peut péniblement reconstituer quelque chose qui ressemblerait à ceci :

Memling_Portinari_Reconstitution1
La colonnade arrière est constituée de deux larges arcades de part et d’autre de Marie, et de deux plus petites vers l’extérieur.

La colonnade avant est elle aussi irrégulière, mais d’une autre manière  : trois larges arcades, séparés par deux plus petites.

Tout cela est singulièrement complexe, et laisse entière la question de savoir ce qui figurait sur les parties retranchées du panneau central, dans les deux petites arcades : des anges, des saints ?

Le Triptyque reconstitué : seconde tentative

Et si ce Triptyque n’était pas comme les autres, tous les autres qui peuplent nos musées ? Les trois panneaux sont de taille égale ? Et bien supposons qu’ils l’ont toujours été. Et voyons si nous arrivons ainsi à une reconstitution plus convaincante.

Memling_Portinari_Reconstitution2

La colonnade arrière est constituée de quatre arcades identiques, et la colonnade avant de trois :  disposition astucieuse qui permet d’avoir une colonne centrale derrière la Vierge, sans en avoir une autre qui la masque par devant.

Pour respecter la perspective centrale, il  faut que les colonnes de l’avant soient  jumelles (ce qui explique que les décors qui ornent les bases ne sont pas toujours identiques). De toute manière on ne les voit pas, puisqu’elles sont cachées par le cadre, exactement comme dans le Diptyque de Marteen.


Un Triptyque portatif

Le Triptyque de Benedetto est conçu comme le Triptyque Donne, mais en version portative, grâce à sa petite taille : les trois panneaux étaient encadrés de manière à pouvoir être repliés l’un sur l’autre.

Il est impossible que les trois panneaux se soient repliés en accordéon : dans ce cas, on aurait toujours eu un panneau fragile à l’extérieur (soit Saint Bernard, soit Benedetto)  lorsque le triptyque était refermé.

Les trois panneaux se repliaient donc en portefeuille.

Memling_Portinari_Reconstitution Ouvert

La perspective nous permet même de préciser dans quel ordre : en effet le cadre de Saint  Benoît n’est pas jointif avec celui de Marie, pour tenit compte de l’épaisseur du panneau replié. De plus, l’Enfant Jésus pointe le doigt vers le donateur, créant un lien étroit entre ces deux panneaux [1], p 181

Memling_Portinari_Fermé_2

Pour fermer le triptyque, on repliait donc en premier lieu le panneau de Benedetto sur le panneau de Marie, faisant apparaître le chêne et la devise peintes sur le verso.

Ensuite, on repliait le panneau de Benoît sur le panneau du chêne. Une fois le Triptyque refermé,  les deux parois externes sont justement celles qui ne portent aucune décoration

« Dans l’état fermé, la hiérarchie restait physiquement encore plus marquée. Benedetto était placé face à Marie, couvert et protégé par son saint patron ». [1], p 181

Memling s’est souvenu, pour le Triptyque de Benedetto, de deux principes autrefois utilisés dans le Triptyque Donne : perspective centrale lorsque les trois panneaux sont complètement déployés, et métaphore de la Vierge-colonne.

Mais le Triptyque de Benedetto dérive surtout du Diptyque de Marteen, élaboré la même année 1487 : on peut se le représenter comme un Diptyque Marie/Donateur, auquel on aurait adjoint sur la gauche, pour caser le Saint Patron, un troisième panneau formant couvercle.

Il en résulte une formule de triptyque portatif à panneaux égaux,  dont les rarissimes exemples se comptent sur les doigts d’une main.


Le triptyque de Tommaso

Tommaso et Maria Portinari (MET, New York) ) et Vierge à L'Enfant

Reconstitution : Tommaso et Maria Portinari (MET, New York) ) et  Vierge à L’Enfant (National Gallery, Londres)
Hans Memling, vers 1470
 

L’oncle de Benedetto, Tommaso, commanda également à Memling un triptyque à trois volets, dont voici une reconstitution probable [2].


Fermeture par gonds démontables

Palerme tryptique

Triptyque en émail de Limoges
Galleria Regionale della Siciliana, Palerme


Fermeture par sur-épaisseur

Man of Sorrow opened Man of Sorrow from top

Triptyque avec l’Homme de Douleur
XIIIème siècle, Simon van Gijn Museum, Dordrecht

Voir The discovery of an early man of sorrows on a dominican tryptich, H.W. van Os, Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 41, 1978

Man of Sorrow fermeture

Mode de fermeture [1], p 181


Un autre triptyque en portefeuille

Triptyque_de_Jean_Witte_(1473)

Triptyque de Jean de Witte
Maître brugeois de 1473,  Musée des beaux-arts de Bruxelles

Ce triptyque était équipé de charnières proéminentes, qui ont désormais disparu.

Triptyque_de_Jean_Witte_(1473) fermeture

« Le donateur regarde la Vierge et l’Enfant; il est placé à sa droite, dans la position héraldique, et c’est son panneau qui est refermé en premier. Le regard baissé de la donatrice, à gauche de la Vierge, correspond à la modestie de sa position secondaire. Ses mains en prière sont baissées, bien que e peintre les ait originellement représentées vers le haut.Son panneau est fermé en second.
Dans ces deux triptyques [avec celui de Benedetto], les yeux tournés vers le bas caractérisent la personne qui échappe au dialogue principal et est placée sur le panneau secondaire. »  [1], p 182

Références :
[1] Frames and supports on 15th and 16th century southern netherlandish painting, Hélène Verougstraete http://org.kikirpa.be/frames/#181/z

5 Le Polyptyque de Strasbourg

22 juin 2012

Le musée de Strasbourg conserve six petits panneaux de taille identique (20 cm x 13 cm), dont l’encadrement original a été perdu. En l’absence d’une reconstitution complètement convaincante, on l’appelle prudemment « polyptyque« . Mais il est très probable qu’il s’agissait d’un triptyque portatif du type de celui de Benedetto. Avec la particularité d’être peint entièrement des deux côtés et visible sur ses deux faces : le seul double Triptyque portatif de la peinture occidentale.

Pour reconstituer la disposition la plus vraisemblable du polyptyque de Strasbourg, il ne reste plus qu’à le comparer avec d’autres oeuvres de Memling… et à réfléchir.

Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption

Hans Memling , vers 1494, Musée des Beaux-arts, Strasbourg


Panneau 1 : Le blason

Le blason se compose d’un griffon noir sur un écu d’argent, surmonté de trois lis d’or sur un fond bleu : c’est celui de la famille Loiani de Bologne (on sait qu’un Giovanni-Antonio a épousé une flamande, occasion pour laquelle le retable a pu être commandé à Memling). En haut, la devise familiale : « Nul bien sans paine ».












Panneau 2 :La tête de mort

Polyptique de Strasbourg, vers 1494
Memling_Diptyque_Sainte_Veronique_crâne
 Revers du Panneau de Sainte Véronique,
vers 1483
 

Voici un crâne que nous connaissons bien : Memling  a repris celui qu’il avait déjà utilisé au revers du Diptyque de Jean et Véronique. Seuls changent la forme de la niche (en arc de cercle au lieu d’un rectangle) et l’inscription gravée dans la pierre, qui est considérablement plus bavarde et a du être coupée en deux parties de part et d’autre de la niche. Elle est tirée du chapitre XIX du livre de Job :

« Je sais en effet que mon rédempteur vit… que demain je ressusciterai et que revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon sauveur. » (Scio enim quod redemptor meus vivit. Et in novissimo die de terra surrecturus sum et rursum circumdabor, pelle mea et in carne mea videbo deum savlavtoreme meum »)


Panneau 3 : Le squelette

Le phylactère flottant que le squelette tient de sa main gauche porte la phrase suivante :

« Voici la fin de l’homme : j’ai été préparé avec de la boue, puis rendu semblable à la poussière et à la cendre. » « Ecce finis hominis. Comparatus sum luto et assimulatus sum faville et cineri ».

Cette sentence, qui semble avoir été composée spécialement pour l’occasion, paraphrase le verset 3:19 de la Genèse : « tu es poussière et tu retourneras à la poussière », mais en atténuant l’intensité dramatique de la malédiction. Les trois mots du début « Ecce finis hominis » sont tracés en rouge, comme le titre d’une explication : c’est pourquoi il vaudrait mieux le traduire par « Voici la finalité de l’homme ». Le reste développe, sous forme d’un phrase proférée par le squelette, une constatation générale sur le début de l’humanité (la boue) et sa fin (la poussière et la cendre).

Le cadavre est encore recouvert de peau (sauf le crâne) ; son abdomen est ouvert et dévoré de vers, un crapaud s’abouche à ses parties génitales. Il vient visiblement de sortir du tombeau dont on voit la dalle déplacée derrière lui. D’où un message ambigu : tandis que le phylactère constate la pulvérulence de l’homme, l’image montre bel et bien un mort en train de ressusciter.


Panneau 4 :La femme nue

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Femme

On interprète habituellement ce panneau comme une « Vanité » : à la fois en référence au défaut qui consiste à se regarder dans le miroir, et au caractère fugitif de la beauté et des plaisirs terrestres. Notons que l’image, d’un érotisme exceptionnel pour l’époque, ne comporte aucun symbole funèbre ou négatif : une campagne verdoyante, un caniche et deux lévriers tête-bêche, et derrière un marchand et son âne, qui quitte le moulin avec un sac de farine.

La rivière en contrebas, les mules et le miroir pourraient évoquer une baignade en plein air : mais pique-t-on une tête avec un diadème de perles ? L’accumulation de détails en apparence incohérents montre que le sujet n’est pas une scène de genre, mais bien une allégorie : certains proposent qu’il s’agit de la Vie, par opposition à la Mort représentée par le squelette et le crâne.


Panneau 5 : L’enfer

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Enfer

Un démon piétine trois damnés dans une énorme gueule enflammée, qui figure l’entrée des Enfers. Le phylactère qui flotte au dessus de lui, soulevé par la chaleur du brasier, porte une constatation ironique :

« En Enfer pas de rédemption (In inferno nulla est redemptio) ».













Car le geste du démon, bras droit levé et bras gauche baissé, mime le geste habituel du Sauveur dans les Jugements Derniers : à ma droite le ciel pour les Elus, à ma gauche l’Enfer pour les Damnés, comme on le voit ci-dessous dans un autre triptyque de Memling.

Memling-Jugement Dernier Gdansk

Triptyque du Jugement Dernier
Memling, 1466-1473, Muzeum Pomorskie, Gdánsk

Panneau 6 : Le Christ en Gloire

Memling_Polyptyque_Strasbourg_DieuLe Christ bénissant porte les attributs du Seigneur : couronne, sceptre en forme de croix fiché sur la boule en cristal qui représente le monde débarrassé du péché, rendu à la transparence et à l’incorruptibilité.


La silhouette du Christ, avec sa couronne en pointe et son manteau rouge effilé par en bas, épouse la forme d’une mandorle, ce vieux symbole des tympans romans.

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Dieu_Mandorle


La mandorle, intersection de deux cercles, est habituellement associée à l’idée de passage, de transition entre deux mondes. Ce que nous montre ce panneau est donc, flanquée par quatre anges musiciens, une entrée ouverte vers le Ciel.


Hypothèses pour une reconstitution

Ce qui rend problématique la reconstitution du polyptyque de Strasbourg, c’est qu’aucun trio de panneaux ne se fait jour de manière évidente, alors qu’il est très facile de constituer des paires :

« Le squelette et la Vanité se répondaient sans doute, ainsi que le Christ en Gloire et l’Enfer. » Jean Wirth, La jeune fille et la mort, Droz 1979, p 42

  • Prenons donc pour première hypothèse que le Triptyque doit pouvoir montrer une Vanité (le squelette et la femme nue), et d’autre part opposer le Christ en Gloire et l’Enfer.
  • Deuxième hypothèse raisonnable : pour des raisons de pudeur, on ne doit pas voir simultanément le Christ en gloire et la femme nue.
  • Troisième hypothèse : par analogie avec d’autres diptyques bien connus, les deux panneaux en grisaille constituent les faces externes du triptyque refermé :

« Les armes et le crâne renfermaient peut-être le polyptyque , ainsi que dans le Triptyque Braque par exemple… » Jean Wirth, op.cit.

van_der_weyden triptyque braque fermé

Triptyque Braque (revers)
Van de Weyden, vers 1452, Louvre, Paris

  • Enfin, dernier point qui est une certitude : le panneau du Squelette et celui du Blason présentent la même fissure verticale : ils se trouvaient donc dos à dos.


La reconstruction de Philip Lorenz

Voir « Hans Memling au Louvre », 1995, p 52 et ss.

Le triptyque du Jugement

Lorenz1
L’Enfer se trouve à la gauche du Christ, comme dans tout Jugement dernier : la gueule de l’Enfer s’ouvre à côté de l’entrée du Ciel.

Le Blason familial se trouve à une place quelque peu immodeste : du côté des Elus et du Paradis.


Le triptyque de la Vanité

Lorenz2

Entre le crâne et le squelette, la chair voluptueuse apparaît pour ce qu’elle est : une Vanité.

Une reconstruction convaincante

Le triptyque ainsi reconstitué nécessite un pliage simple, « en accordéon », dont il existe au moins deux exemples antérieurs : le quadriptyque Orsini de Simone Martini (1336-40) et le quadriptyque Anvers/Baltimore de Melchior Broederlam. Ainsi :

« …la nouveauté du petit polyptique de Memling résulte plutôt dans le dépassement du cadre traditionnel de la simple dévotion à une image sacrée – le Salvator Mundi fait ici figure d’image de dévotion, sur l’un des deux « diptyques » emboîtés – par l’adjonction d’une mise en garde de caractère moral (La jeune Femme et la Mort) ». P.Lorenz, p 56.


Nous proposons ci-dessous une reconstruction basée sur une mode de pliage plus complexe, mais qui met en évidence des symétries nouvelles :

  • entre les textes inscrits sur la panneau du Crâne et sur celui du Squelette,
  • entre la devise du Blason et deux autre panneaux,
  • entre la Femme et la Démone, autour du thème du reflet.


La manivelle de Memling

Un triptyque à trois volets égaux peut se replier en portefeuille, comme celui de Benedetto : l’inconvénient étant un manque de symétrie lorsque le triptyque est ouvert, puisqu’une des charnières doit être plus large que l’autre.

Pour éviter cela, il suffit de remplacer les charnières simples par des charnières s’ouvrant dans les deux sens, grâce par exemple à une tige en forme de manivelle.

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Manivelle

Le triptyque s’ouvre alors en accordéon réversible, et les possibilités combinatoires sont bien plus intéressantes. Voyons ce que cela pourrait donner dans le cas du polyptyque de Strasbourg.


Le diptyque de la Vanité de la Gloire

Memling_Polyptyque_Etat_0

Lorsque le triptyque est refermé, les deux panneaux en grisaille montrent tous deux une tête sans chair : casque triomphant à gauche, crâne grimaçant à droite : la Gloire n’est pas éternelle, il n’existe aucune armure qui puisse protéger de la Mort.


Un diptyque peut cacher un triptyque

Memling_Polyptyque_Etat_2

Ouvrons le triptyque en accordéon sur sa gauche : entre le squelette à gauche et le crâne à droite apparaît le Christ en Majesté.


Le Triptyque de l’Espérance

 Memling_Polyptyque_Strasbourg_Triptyque_Esperance

Dans ce triptyque qui semble à première vue macabre, la petite tête de mort démantibulée aux pieds du squelette fait pendant à la grande tête de mort de la niche.

De gauche à droite, en traversant la figure paisible du Christ en Gloire, le regard passe du message de désespoir « Voici la fin de l’homme » au message d’espoir de Job : «Je sais en effet que mon rédempteur vit… que demain je ressusciterai et que revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon sauveur. » …et il est vrai que le crâne de droite, ayant recouvré sa mâchoire, dirige maintenant ses orbites vers le Seigneur.

Par ailleurs, un thème commun assure l’unité des trois panneaux : celui du passage. Deux impasses, la fosse à gauche, la niche à droite, encadrent la mandorle du Christ, passage grand ouvert vers le Ciel.


Le Triptyque du Bien et de la Peine

Memling_Polyptyque_Etat_3

Retournons complètement le triptyque. Au centre, au verso du Christ en Gloire, se trouve le Démon Femelle. Ainsi, Dieu et le Diable, dos à dos, ne se rencontrent jamais.

Avec son fond vert et ses feuilles de chêne, le panneau de droite évoque l’ambiance du paysage de gauche ; et la griffe tenant la pièce d’or fait penser à la main tenant le miroir.  Mais d’autres éléments le rapprochent plutôt du panneau central : le bec fermé du heaume rappelle la bouche ouverte de l’Enfer ;  les griffes et les ailes de l’aigle font écho à celles de la Démone. Le triptyque possède donc une forte unité formelle, le panneau de droite pouvant être  vu comme une sorte de superposition des deux autres.

Par ailleurs, un sens de lecture s’impose :  car le heaume, la démone et  la femme regardent tous trois vers la gauche. S’il y a une signification d’ensemble à deviner, alors il faut lire le triptyque de droite à gauche, en commençant par le blason familial avec sa devise laconique : « Nul bien sans paine« .

Cette formule, qui joue sur l’ambiguité du mot « peine », peut se comprendre en deux sens. Soit une banale morale de l’effort : « rien de valable sans se donner de la peine (no pains, no gains) ». Soit une constatation désabusée sur les hauts et les bas de l’existence : « nul miel sans fiel ».

Sans aller chercher bien loin, on comprend que la devise du premier panneau est  illustrée littéralement par les deux autres : « Nul bien » à gauche, « sans paine » au centre :

  • à gauche le jour, la campagne verdoyante, l’eau en abondance, les chiens de compagnie ou de chasse, la Femme dans la plénitude de sa beauté.
  • au centre l’obscurité, les rochers secs, le feu déchaîné, la bouche sauvage de l’Enfer à la place des chiens domestiques et la Démone dans sa hideuse nudité;

Les Peines d’au-delà balancent les Biens d’ici-bas.

Memling_Polyptyque_Strasbourg_Triptyque_Nul Bien Sans Paine

Très subtilement, les deux panneaux jouent sur le thème du reflet :

  • à gauche reflet de la Dame dans le miroir ;
  • à droite reflet de la Démone sur son propre ombilic.

Ainsi, la Laideur rend-elle manifeste le cercle autarcique dans lequel la Beauté s’enferme.


Le Diptyque de la Vanité de la Beauté

Memling_Polyptyque_Etat_4

Dernière étape : replions le Blason sur la Démone, pour faire apparaître à sa place le Squelette. Voici la Vanité que nous attendions : absorbée dans la contemplation d’elle-même, la Belle au miroir, attribut polyvalent de la Beauté, de la Coquetterie, de la Luxure  et de l’Orgueil,  ne voit pas la Mort qui la guette dans son dos.



De nouvelles correspondances apparaissent :

  • le ventre bombé contre le ventre creux,
  • la pelouse luxuriante contre la terre nue, à peine bordée de quelques fleurs faméliques,
  • d’un côté les chiens, de l’autre les os.

Plus discrètement, le pont sur la rivière fait écho au pont par dessus la fosse que forme la dalle déplacée. Et la présence du moulin, qui rappelle que la finalité du blé est la farine, se trouve justifiée par la sentence sur la finalité pulvérulente de l’homme.

Enfin, le thème du reflet est encore présent : la dalle porte la représentation en habit du squelette qui se dresse devant nous : manière de dire que le gravure dans la pierre est plus durable que le reflet dans le miroir.

Avec ce Diptyque de la Vanité de la Beauté, Memling apporte une part de douceur flamande au thème de la Jeune Fille et la Mort, qui évoluera ensuite plus dramatiquement dans les pays germaniques. En voici un des exemples les plus connus, vingt ans plus tard :

1509-10 Baldung Grien Die drei Lebensalter und der Tod Kunsthistorisches Museum vienne COPIE

Les Trois Âge de la Femme,
Hans Baldung Grien, 1510, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Tandis que la Jeune Femme lui tourne le dos, la Vieille et l’Enfant regardent  la Mort en face : car par leur âge ils en sont tous deux  proches. Sur ce tableau et ce thème, voir 1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle .


Si ce travail de remontage des charnières est correct, alors les six petits panneaux de Strasbourg peuvent pleinement revendiquer leur qualité de polyptyque. Mais dans une acception nouvelle, qui fait de cette oeuvre un « unicum » iconographique.

Car suivant la manière dont on ouvre les panneaux, on peut faire apparaître :

  • deux diptyques ( « Vanité de la Gloire », « Vanité de la Beauté »)
  • deux triptyques (« Nul bien sans peine » et « L’Espérance »).

Sans doute l’exhibition donnait-elle lieu, en privé, à un rituel bien précis :

le polyptyque de Strasbourg n’est pas une peinture à accrocher, mais un théâtre de poche à manipuler.

1 Une femme dans le vent

16 juin 2012

 

Alfred Stevens est le peintre des élégantes de la haute société, qui promènent leurs robes bouillonnantes et leur ennui dans les parcs, les plages ou les salons pleins de miroirs et de curiosités japonaises.

Lorsqu’il leur arrive de lire, c’est un mot doux, ou  un livre sagement posé sur leurs genoux. Lorsqu’elles tiennent un bouquet, il est somptueux.

Une seule fois Stevens a  dérogé à ses propres codes : il s’est glissé dans une pièce intime, pour oser l’unique nu (très relatif)  de sa carrière : une femme dans sa baignoire, qui ne lit pas et qui tient une tige de roses.

Le Bain

Alfred Stevens, 1874, Paris, Musée d’Orsay

Stevens_Bain

Cliquer pour agrandir

 

Un  sujet ultra-moderne

C’est seulement sous Haussmann que l’eau commença à monter toute seule dans les étages, autorisant la création  dans les appartements luxueux d’une pièce dédiée aux bains. Le sujet, qui nous semble d’une grande banalité, était donc en 1873 résolument moderniste.


La baignoire

D’après les reflets rouges du flanc, ce n’est pas une vulgaire baignoire en zinc, mais en cuivre étamé. De plus il s’agit d’une baignoire fixe avec robinet, alors que la plupart des baignoires à usage domestique étaient mobiles et se louaient en cas de besoin, essentiellement thérapeutique :  effet de rareté qui devait frapper et intéresser le spectateur au moins autant que son occupante.

Le robinet

Le robinet en forme de cygne est d’un modèle courant sous le Second Empire.

Stevens_Bain_RobinetCygne

Le filet d’eau, qui retient à peine notre attention, devait captiver le spectateur de l’époque : nous sommes peut-être en été (comme l’indique la rose), mais pour un bain froid, on ne prend  pas un livre. Il s’agit donc bel et bien d’eau chaude, ce qui implique un dispositif de chauffage fixe qu’on ne trouvait guère à l’époque que dans les bains publics ou les établissement thermaux (le tout premier chauffe-eau continu, à gaz date de 1868).

Soit la dame est suffisamment riche pour se payer une installation de bains chauds à domicile, soit elle se trouve dans un bain public – ce qui pourrait expliquer  pourquoi elle a gardé sa chemise.


Le reflet

Seul le filet d’eau trouble très légèrement la surface. La dame est parfaitement immobile, au point  que le bord de la baignoire se reflète comme  dans un miroir.

Stevens_Bain_Reflet


Le porte-savon

Le porte-savon blanc, en métal émaillé ou porcelaine, est d’un modèle banal, en forme de coquille Saint Jacques. Mais il est étrange de l’utiliser pour y poser sa montre. Où est-donc passé le savon ?


Stevens_Bain_PorteSavon

La montre

La montre argent et noir est d’un modèle inédit, avec un anneau disproportionné pour une montre de gousset. En outre elle n’a pas de remontoir. En regardant bien, on constate que la chaînette ne traverse pas l’anneau : il ne s’agit pas donc pas malgré les apparences de la chaîne de la montre, mais d’un collier. Celui-ci porte une simple pierre (elle pend à droite du porte-savon), assortie avec l’anneau de l’annulaire de la main gauche.

Les chiffres sont flous, de sorte qu’on hésite entre 7h1/2 et 8h1/2. Puisqu’il ne s’agit pas d’une montre à chaînette, ne serait-ce pas plutôt un réveil de poche ?  Sa présence dans un bain public pourrait s’expliquer : la dame a loué la baignoire pour une heure.


Le livre

Le livre est ouvert au milieu, posé à plat  sur un coussin pour faciliter la lecture : mais dans cette position, difficile de tourner les pages, même si la dame est gauchère. Le plus probable est qu’elle lisait en le tenant à deux mains, et qu’elle l’a posé à côté pour saisir la rose.

Stevens_Bain_Livre


Le coussin

Le coussin blanc ressemble à première vue à un oreiller, qui n’aurait rien à faire dans un bain public et nous ramènerait à l’intimité domestique. Mais la fente verticale qui le divise en deux,  sous le livre, suggère qu’il pourrait d’agir de deux linges  : peignoir, robe, serviettes ? La touche est trop floue pour décider.


La rose

Stevens_Bain_Roses

Tandis que d’une main la dame se tient la tête,  de l’autre elle laisse pendre négligemment la tige à l’extérieur de la baignoire, comme si elle  allait la lâcher.

Stevens_Bain_HiverStevens, L’Hiver, 1878, Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown, Massachusetts

Dans un autre tableau de Stevens, une élégante,  au bras orné de bracelets dorés, plante une rose blanche dans sa chevelure. C’est d’ailleurs le leitmotiv du tableau : un bouquet est jeté sur le fauteuil à côté du gant, une fleur isolée est posée sur la table, une autre est tombée par terre, tandis que des roses dorées répliquent le thème sur la nappe. On comprend bien que la « Rose en hiver« , luxe inouï, désigne par métaphore la splendide créature qui s’admire dans le miroir, toute gainée de satin blanc.

Ainsi, la rose blanche,  chez Stevens,  peut avoir une relation avec la toilette :  mais il s’agit de la toute dernière touche de séduction, avant de remettre son gant et de sortir.


La question reste donc entière : pourquoi prendre son bain avec une rose à la main ?

Il est décidément difficile de reconstituer une histoire qui tienne : certains éléments militent en faveur d’un établissement public (le luxe du robinet d’eau chaude, le réveil) ; d’autres en faveur de l‘intimité domestique (l’oreiller, la rose). En peignant un réveil qui ressemble à une montre à gousset, des linges qui ressemblent à un oreiller, Stevens semble avoir voulu délibérément rendre la scène ambigüe, indécidable.

Malgré son réalisme apparent, la logique du tableau n’est probablement pas de représenter un moment précis d’une histoire à reconstituer : mais plutôt de juxtaposer, autour de la dame en chemise, différents attributs de sa féminité.

Fille des mythes

 

Puisque la loupe du réalisme ne marche pas bien, pourquoi ne pas chausser les lorgnons de la mythologie ?

Le prototype disparu

Stevens a exposé en 1873 à l’Exposition Universelle de Vienne une première version du Bain, qui a malheureusement disparu dans un incendie au début du XX° siècle. Plus simple et plus pudique, cette version a permis au peintre de tester auprès de son public ce sujet quelque peu osé : car si les femmes au bain n’étaient pas rares sur les cimaises, c’était toujours sous l’alibi de l’Orientalisme ou de l’Antiquité.

Le Bain de 1873 montrait donc une femme à mi-corps, assise dans une baignoire de marbre et tournée vers la droite, les deux mains posées sur le rebord.  Sa longue chevelure noire dénouée, en hommage à l’orientalisme, masquait opportunément toute chair ;  le tribut à l’Antiquité étant constitué par le marbre et par un lourd bracelet au bras gauche. Autre bijou : une bague d’or posée sur le rebord de la baignoire. Le robinet de cuivre en forme de tête de cygne était déjà présent à la même place, mais avec un support circulaire plus ornementé et sans filet d’eau.


Une ambiguïté voulue

L’élimination prudente de tout élément permettant au spectateur de situer la scène dans le temps ou dans l’espace a permis au prototype de 1873 de s’adapter aux évolutions du goût et des moeurs.  Exposé à Vienne sous le titre neutre « Das Bad (Le Bain)« , il fut montré en 1885 à Anvers avec un titre plus symboliste « Une Syrène« , pour réapparaître une dernière fois à Paris en 1900 sous le titre « Femme au bain », qui mettait bien l’accent désormais sur le sujet principal d’intérêt.

L’improbable association d’idée entre une femme dans son bain et une sirène, donc entre la baignoire et la mer, n’a donc été possible qu’à un moment bien particulier de la fin du siècle : juste avant que la  baignoire, en se banalisant,  ne bascule définitivement du royaume des fantasmes dans la république de l’hygiène.


La version de 1874

Dans la version de 1874, les chairs ne sont plus cachées que par la chemise : l’antique érotisme de la chevelure dénouée a cédé la place à celui, plus bourgeois,  des froufrous et des linges mouillés.  Le bracelet, moins barbare, est passé du bras droit au bras gauche et le  bijou abandonné se retrouve, sous forme de collier, dans le porte-savon.

Rassuré par l’accueil du tableau précédent, Stevens désormais ne se réfugie plus dans un passé ou un ailleurs indéfinis : le porte-savon, la montre et le livre situent clairement  la scène dans la modernité. Néanmoins, les références antiques continuent de peupler le sous-texte du tableau.

Le robinet

Le spectateur de l’époque, voyant une femme à côté d’un cygne, ne pouvait que penser à l’histoire de Léda : d’autant que  la composition met face à face l’animal  et la dame. De plus, dans cette harmonie en blanc, gris et argent, le robinet et le bracelet, seuls objets dorés, se répondent.


Hérouard explicitera le thème quarante ans plus tard, dans un pastiche amusé.

la vie parisienne 1919 _ levieux

Leda c’est moi
Couverture de La Vie Parisienne, Herouard, 1919


La rose

La rose est l’attribut bien connu d‘Aphrodite : c’est son sang qui, après une piqûre d’épine, colora en rouge les roses blanches.

Le porte-savon

Le porte-savon en forme de coquille fait référence à l’autre attribut bien connu d’Aphrodite, née de la vague en chevauchant une conque.  Par une métaphore implicite entre coquille et baignoire, le spectateur cultivé est invité à savourer, par la pensée, la scène qui immanquablement va suivre : la jeune femme surgissant en chemise mouillée hors du bain, telle Vénus sortant des eaux…

Le bracelet

Stevens_Bain_Bracelet

Chez Stevens, les femmes en portent parfois, au bras gauche ou au bras droit. Ici, le modèle est on ne peut plus simple : un épais anneau d’or sans ornements. Mis en valeur par le raccourci du bras qu’il ceint étroitement, à deux doigts des yeux de la dame, il captive le regard et catalyse l’érotisme  du tableau : à l’effet de nudité augmentée (nue sauf ses bijoux) s’ajoute la thématique du bracelet d’esclave (enchaînée à son maître, à ses richesses).

Un sphynx

Certains des contemporains n’ont pas manqué le côté barbare et mythologique de la scène, et  se sont même quelque peu enflammés  :

« Au lieu de la mondaine parée, c’était la chair dans sa nudité. Les moires tremblantes de l’eau, dans le Bain, laissaient deviner la fuite d’un beau corps. Ceux qui ont vu cette femme extraordinaire savent bien qu’il n’y eut là  rien de la virtuosité des peintres peignant la chair pour la chair : la tête, en effet, dominait le corps de sa volonté inflexible. C’était le sphynx impénétrable et muet, auquel les hommes servent de pâture ; c’était la « dévoreuse de cervelle » et il avait raison , l’homme d’esprit qui s’écriait en la voyant : « Pourvu qu’elle reste dans son cadre ! ». Camille Lemonnier, Gazette des Beaux Arts, 1878 01 à 06, p 160

Femme fatale

 

Si « dévoreuse de cervelle » est excessif, il reste que certains des attributs de la baigneuse renvoient à la femme fatale et à la croqueuse de bourses.


Le livre

Chacun sait, depuis madame Bovary, que les romans donnent aux femmes des idées déplorables. Le livre, à plat dos sur un pelochon, pages grandes ouvertes, pourrait en être la métaphore assez précise.


Les roses tête en bas

On avait encore quelques notions, à la fin du XIXème siècle, de ce Langage des fleurs qui avait vu son apogée au siècle précédent, et permettait aux initiés des deux sexes de se transmettre des messages précis.

« La première règle consiste à savoir qu’une fleur présentée droite exprime une pensée, et qu’il suffit de la renverser pour lui faire dire la chose contraire : ainsi, par exemple, un bouton de rose avec ses épines et ses feuilles veut dire : Je crains, mais j’espère ; si l’on rend ce même bouton en le renversant, cela signifie : Il ne faut ni craindre ni espérer. » Louis-Aimé Martin, Le langage des fleurs, 1830

Les traités sont en général  assez d’accord sur la signification des roses blanches : virginité, candeur, amour platonique, coeur qui ignore l’amour.  Présentées tête en bas, elles émargent donc à la thématique contraire : celle de la femme légère.


Le porte-savon

Le filet d’eau qui coule, le porte-savon qui sert de vide-poche : n’est-ce pas signe de paresse, de négligence, celle de la femme entretenue qui sait que montres et colliers se remplacent facilement ? Et qu’il y aura toujours assez d’eau pour venir remplir sa baignoire.


Un bain professionnel

La montre dit : sept heures ou huit heures et demi. Du soir, évidemment : la belle se prépare avant une soirée galante. Il n’est pas impossible que Stevens ait représenté une de ces prostituées de luxe qui, ayant saisi les possibilités érotiques de l’hygiène moderne, faisaient payer les amateurs pour assister à leurs ablutions.

Dans cette interprétation, le bain, purification purement corporelle, ferait ressortir par antithèse l’âme sale et corrompue de la baigneuse. C’est apparemment ce que pensait du tableau Alexandre Dumas Fils, qui venait justement de consacrer une pièce à ce type de femme capable de tout vendre :

« Dumas venait de faire la Femme de Claude. Et il en envoya au peintre un exemplaire, avec cette inscription : « Cher Stevens, nous étions deux à peindre le monstre. » Camille Lemonnier, Gazette des Beaux Arts, 1878 01 à 06, p 160


Un cygne révélateur

Depuis la Renaissance, des centaines de « Suzanne et les Vieillards » ont satisfait des générations de voyeurs. L’érotisme de la baigneuse s’y trouvait contrebalancé par l’ironie, la moquerie ou l’indignation morale à l’encontre des vieillards libidineux, exonérant le spectateur de son propre voyeurisme.

Stevens_Bain_Signature
Ici, dans le huis-clos de la salle de bains, dans le cadrage resserré autour de la baignoire, il n’y a plus qu’un seul voyeur possible à l’intérieur du tableau : le cygne, bien placé pour ne pas en perdre une miette. Plaqué contre le mur, sa forme en S fait écho à la signature de Stevens apposé juste en dessous sur la baignoire. Comme si, discrètement, le peintre se désignait lui-même comme le premier des voyeurs.

Quoiqu’il en soit, ses contemporains avait bien remarqué, sous l’alibi de la peinture mondaine, la prédilection de Stevens pour les coquines :

« Les femmes qu’il affuble de ces robes et de ces châles incomparables sont quelquefois d’aimables mondaines dont la tête est parfaitement vide, charmantes poupées qui ne s’occupent que de chiffons ; mais le plus souvent ce sont des créatures interlopes, profondément versées dans l’art des dangereuses séductions…. Nous entendions une honnête femme se plaindre que M. Stevens employât son pinceau et son talent à la glorification des coquines. Pour la consoler, nous lui fîmes remarquer qu’il peint rarement des coquines heureuses ou triomphantes ; il aime au contraire à les représenter inquiètes, agitées, rêveuses, mordues au cœur par une émotion pénible, recevant un billet fatal qui ruine leurs espérances. » Camille Lemonnier, Revue des Deux Mondes – 1878 – tome 28, p 867

Une Vanité

 

En contrepoint de la lecture érotique, une lecture érudite est possible. Car Stevens a pris soin d’utiliser des objets qui sont aussi, chez les bons maîtres, les attributs bien connus des Vanités.

Bain_Vanite_Valdes_LealVanitas, Juan de Valdés Leal,  1660, Wadsworth Atheneum Museum of Art

La rose

Le thème de la Vanité justifie la présence de la rose , qui « est, par son existence éphémère, l’emblème de la fragilité de la beauté et des plaisirs. »  Alphabet des fleurs pour l’instruction de la jeunesse, 1843
Dans la Vanité de Valdès Leal, on les voit au tout premier plan.


Le livre

Les livres eux aussi hantent les Vanités  (ils s’entassent au beau milieu de celle de Valdès Leal). Car comme les pétales des roses, les pages des livres finissent par s’effeuiller, démontrant le caractère illusoire de toute connaissance.


Le robinet qui fuit

De la commodité de peindre une Vanité dans une salle de bain : le filet d’eau fournit à Stevens un ingrédient qui a échappé à Valdès Leal  :  la métaphore naturelle du temps qui fuit.


La coquille

Le thème de l »Homo bulla » est un classique des Vanités : dans sa forme complète, comme chez Valdès Leal, il s’agit d’un enfant  qui souffle avec une paille l’eau savonneuse contenue dans une coquille Saint Jacques. Ainsi  les emblèmes négatifs de la fragilité et de la fugacité de l’existence (la bulle de savon, la paille) font système avec un symbole positif de fécondité, de renaissance, de vie éternelle (la coquille). Quant à l’enfant, il souligne  l’ignorance et l’insouciance  de l’homme face à sa destinée.

Ce n’est certes pas Stevens qui a eu l’idée du porte-savon en forme de coquille Saint Jacques. Reste que  ce réceptacle, dans lequel la montre ronde s’est substituée au savon, sonne comme une allusion ironique à la coquille de l’Homo Bulla.

La montre

Car la montre ronde, comme la bulle, est le symbole du temps qui passe trop rapidement, du temps limité, puisque tout ressort s’épuise. En somme elle modernise l’antique sablier des Vanités (elle se trouve en bas à gauche dans celle de Valdès Leal).

 

Stevens_Bain_Mignard Anne de Bourbon

Portrait d’Anne de Bourbon, Mignard, 1674, Musée National du Château de Versailles

Ce tableau ne peut être compris qu’en sachant qu’il s’agit d’un portrait posthume. D’où les symboles, inhabituels dans un portrait d’enfant,   du temps qui s’enfuit et de la fragilité de la vie : la bulle, la paille, la coquille (complétée par la perle sur l’épaule), la montre ronde sur la table.

Au fond, le soleil se couche sur le parc automnal, entre deux hautes colonnes qui déplorent cette disparition précoce. Et les deux coussins superposés disent combien la disparue était petite.

(voir également Le perroquet, le chien, l’enfant)

 

2 Une femme dans le temps

16 juin 2012

Comme nous l’avons vu, Le Bain est bien plus que la scène de genre moderne qu’il prétend être. C’est une oeuvre complexe, délibérément truffée d’objets à sens multiples qui permettent  plusieurs niveaux de lecture : la nouveauté luxueuse, les références mythologiques, l’érotisme bourgeois, la Vanité dans la salle de bains… De là tous les paradoxes de la baigneuse de Stevens : moderne et antique, libertine et mélancolique.

A l’issue de cette analyse détaillée, une dernière approche va nous révéler, de manière inattendue, toute l’ambition du tableau… et sans doute ce qui est son véritable sujet.

Une femme dans le Temps


Reflets

La composition est divisée en deux moitiés haute et basse, exactement délimitées par le niveau de l’eau : le milieu du tableau se situe à proximité des deux gouttes qui se reflètent dans cette surface tranquille.

Physiquement, la baignoire est un miroir. Mais Stevens a très peu exploité cet effet  : on distingue à peine  le reflet  du porte-savon, juste derrière la main posée sur le rebord. En revanche, on ressent une analogie formelle très forte entre la coquille blanche, à cinq « doigts », et la main située exactement au-dessous : comme si le véritable reflet de la coquille portant la montre, était la main tenant les fleurs.

Du coup, une autre analogie se révèle dans la partie droite : le livre posé  sur les coussins n’est-il pas le « reflet » de la tête posée sur la main ?

Stevens_Bain_SymétriesCliquer pour agrandir


Du simple au double

Il se trouve que tous les objets situés dans la moitié haute  sont uniques : un robinet, un porte-savon, une montre, un serre-tête, une bague, un bracelet. Alors que tous les objets situés dans la moitié basse sont doubles : deux roses, deux pages, deux coussins.

En somme, dans l’espace  symbolique de la composition, la baignoire fonctionne non pas comme un miroir, mais comme une surface de séparation entre les objets célibataires et  les objets appariés.

Remarquons que les premiers sont faits de matériaux durs : cuivre, porcelaine, or, bois, pierre. Alors que les seconds sont fragiles : pétales, papier, tissu…

Ici, tout ce qui est célibataire est durable, tout ce qui est double est périssable.

Le message subliminal du tableau, qui est peut-être aussi le sujet de méditation de la belle baigneuse, serait-il celui de la fragilité des couples ?


De la minute à l’éternité

Nous avons noté, sans l’expliquer, que dans les symétries de la composition, les roses sont le « reflet » de la montre, et le livre  est le « reflet » de la tête. Et si ces  éléments fonctionnaient non pas deux à deux, mais en quatuor ?

  • Partons donc de la montre, qui marque les heures.
  • Nous rencontrons ensuite les roses, qui vivent quelques jours.
  • Puis voici les pages du livre, dont la durée de vie se compte en années.
  • Enfin voici le bracelet en or : que représente l’or, sinon l’éternité ?

Stevens_Bain_Ovale

Cliquer pour agrandir

 L’ovale parfait que nous venons de découvrir vient tangenter le filet d’eau. Coulant de haut en bas, c’est lui qui imprime son mouvement à l’ovale. En définitive, le message profond du tableau ne serait qu’une tautologie :

le temps qui fuit, c’est le moteur qui pousse les choses de la minute à l’éternité.


L’objet-mystère

Comme dans la Lettre volée, l’élément crucial est sous notre nez, mais personne ne le remarque. Que peut bien être cette sorte de lame métallique incurvée, qui semble prise dans le mur juste à droite du porte-savon ?
Stevens_Bain_PorteSavon

Une râpe sur laquelle on passe le savon, de bas en haut, pour en détacher des  copeaux : Stevens a trouvé le moyen d’évoquer le savon manquant, et de nous faire comprendre qu’il s’est dissous dans la baignoire !


De la minute à l’instant

Stevens_Bain_OvaleCompletCliquer pour agrandir

Ainsi le trajet du savon, entre la coquille et l’eau, rajoute la dernière étape à notre ovale :  de la minute à l’instant.

Car qu’est ce que l’instant, sinon un savon insaisissable qui se dissout en permanence dans l’eau du temps ?

Sur quoi médite la baigneuse ? Probablement sur la fragilité du couple.

Sur quoi médite Stevens ? Probablement sur la fragilité de la baigneuse.

En l’enserrant dans cet ovale implacable qui conduit de l’air à l’eau, de la pensée à l’absence, de l’éternité au néant, sans doute  veut-il nous dire qu’elle aussi n’est que savon, un beau savon promis à la dissolution.

Le vrai titre du tableau : Femina bulla !

La chasse imaginée

7 avril 2012

Walter Crane est surtout connu comme illustrateur de livres pour enfants.  Mais en tant que membre du mouvement des Arts & Crafts, il toucha à de nombreux domaines artistiques : peinture, céramique, papier peint, tapisserie…

Le portrait qu’il fit en 1872 de sa jeune femme Mary reflète parfaitement l’éclectisme de l’artiste, et de l’époque…

At Home: A Portrait

Walter Crane, 1872, Leeds Museums and Galleries

 

At home

Le chat statique près de l’âtre qui rougeoie, les tapis et la tenture historiée, la cheminée avec ses carreaux de porcelaine, la jeune femme qui lit avec son châle et ses pantoufles, tout respire le charme cosy, légèrement teinté d’ennui, d’une demeure britannique.

Et pourtant, c’est à Rome que ce portrait a été peint, lors du très long voyage de noces qu’y firent Mary et Walter. « At home » devrait donc plutôt s’intituler « A casa nostra ».

Le coin italien

Walter_Crane_At_Home_coin italien

Sur le pot en faïence bleue et blanche, on lit une inscription qu’aucune substance médicinale ne justifie : « MARIA » est bien sûr la forme latinisée de Mary. Le pot  contient une branche de laurier. A gauche, une lampe à huile florentine. Les objets de la cheminée sont, pour ceux qui savent, un clin d’oeil au lieu de la scène.

La tapisserie

Walter_Crane_At_Home_reve

Derrière la jeune Miss Crane, une tapisserie de style médiéval, pleine de fantaisie, occupe la moitié du tableau. On y voit, de bas en haut :

  • un page tenant en laisse des lévriers blanc et noirs ;
  • une écuyère portant sur sa main un faucon et sur son front le croissant de lune de Diane ; 
  • un cerf sautant par dessus un ruisseau, pourchassé par un chasseur à cheval tenant la bannière « Saint Hubert » ;
  • un ange tirant à l’arc sur un oiseau.

Toutes ces présences tissées s’organisent autour du livre que tient la jeune femme, comme des apparitions autour d’une lampe.


Une décoration de fantaisie

Dans ses mémoires, Walter Crane explique les circonstances de cette composition.  Lors de leur séjour à Rome, les Crane s’étaient lié avec un autre couple, les Sotheby :

« Mme Sotheby se passionnait pour tous les arts italiens, et  fut une des premières, après Mme Morris et Lady Burne-Jones, à faire revivre les travaux d’aiguille dans l’art décoratif. Elle travaillait avec des fils de coton romain colorés, sur une toile de lin. Mon épouse et les demoiselles Barclay, les soeurs du peintre, travaillaient à cette époque sur différents ouvrages, dont je fournissais les cartons. Mr Sotheby recherchait de courtes inscriptions latines pour  mettre sur des banderoles dans ces peintures à l’aiguille : un peu dans l’esprit des tapisseries médiévales qu’ils appréciaient beaucoup, et qu’ils avaient achetées pour décorer leur appartement.

Je peignis ma femme dans notre salon avec, en arrière-plan, des décorations de fantaisie dans ce style. [1] 

La tapisserie représentée ici n’a donc jamais existé, mais elle s’inspire des ouvrages de style médiéval que réalisait à cette époque le jeune couple : dessin Walter, broderie  Mary, texte Mr Sotheby.


Crane-portrait_Mrs-ingram_bywater-Sotheby-Roma-1872

Portrait de Mrs Ingram Bywater (Sotheby)
Walter Crane, 1872, collection privée

Et les Sotheby furent si intéressés par cette manière de traiter un portrait qu’ils m’en commandèrent un de Mme Sotheby, dans le même esprit : je la dessinai de profil en robe blanche de mousseline indienne, avec dans ses mains un vase de verre vénitien portant des jonquilles, et en arrière-plan une vieille soirie italienne sous une banderole portant le vers <de Dante>   » Nel tempo dolci che fiorisce i colli. » (en ce doux temps où les collines fleurissent). »

Hans Sotheby devait mourir deux ans plus tard, en 1874. Charlotte Sotheby se remariera en 1885 avec Ingram Bywater, professeur de grec à Oxford [2].


Crane-portrait_Mrs-ingram_bywater-Sotheby-Roma-1872

On voit bien comment les deux compositions se répondent :

  • un élément animal : le chat, les deux colombes (référence flatteuse à Vénus) ;
  • un élément végétal : la branche d’olivier, les jonquilles ;
  • un élément décoratif lourd de sens : la tapisserie, avec sa citation approprié de Virgile ou de Dante.

Contrastant avec le foyer brûlant, la branche de laurier matérialise la persistance du printemps au coeur de l’hiver ; de même, contrastant avec les fleurs mortes de la tapisserie, les jonquilles marquent l’arrivée du printemps dans le logis.

Les deux oeuvres reposent sur la même tension, le même décalage entre l’intérieur que nous voyons et l’extérieur que les jeunes femmes rêvent : et l’objet jaune qu’elles portent , livre ou bouquet odoriférant, est le déclencheur de leur rêverie.


Le cartouche

 

Il est temps de nous intéresser au texte du cartouche en bas de la tapisserie, tenu par la tête d’un renard. Il est tiré du Livre 3 des Géorgiques de Virgile :

VOCAT INGEN
TI CLAMORE
CITHAERON TAY
GETIQUE CANEM

« Cependant suivons les Dryades dans leurs forêts, et cherchons des sentiers inconnus aux Muses latines. C’est par ton ordre, ô Mécène, que j’entreprends cette oeuvre difficile. Sans toi, mon esprit ne forme aucun projet élevé. Eh bien ! triomphe de ma longue paresse, allons ! Le Cithéron nous appelle à grands cris ; j’entends aboyer les chiens du Taygète, hennir les chevaux d’Épidaure, et l’écho des bois nous renvoie, en les redoublant, ces bruyantes clameurs. »

Nous comprenons alors que la branche de laurier dans le vase évoque la couronne du Poète et place le salon des Crane sous l’égide des Muses Latines.

La chasse imaginée

Le livre que lit Mary est donc les Géorgiques, et  Walter joue à l’imagier médiéval pour en transfigurer le texte  : 

  • la chasse de Saint Hubert fusionne avec celle de Diane ;
  • les lévriers sont les chiens du Taygète,
  • le cerf s’enfuit vers le Cythéron,
  • les chevaux sont ceux d’Epidaure.

La tapisserie n’est pas seulement un souvenir du voyage à Rome : c’est surtout un objet fusionnel, le symbole de la collaboration du couple à cette époque, où se mêlent intimement le savoir-faire de l’illustrateur et la rêverie de la lectrice. Ce vers de Virgile a été choisi parce qu’il est un appel à l’imagination : une exhortation  pour l’un à dessiner, pour l’autre à entendre la clameur du torrent et les aboiements des chiens. La tenture nous donne à voir l’imaginaire conjugal.

Walter_Crane_At_Home_Portrait Mary Tapisserie
Et la puissance combinée de la peinture et de la poésie conspirent à projeter la scène peinte dans la scène rêvée, le salon dans la tapisserie :  la branche d’olivier s’y retrouve sous forme d’arbre, la lectrice se transforme en Diane chasseresse et le livre en faucon sur son poing. Quant au chat  assis à ses pieds, c’est en chien  courant qu’il se métamorphose.



Walter_Crane_At_Home_Chat

Mrs Crane n’est pas la seule rêveuse de la pièce : avec un humour certain, Walter campe un autre chasseur sur son tapis, entouré de proies imaginaires : oiseaux ou poissons faits non pas de fils colorés, mais de porcelaines bleus et blanches…


La source de Crane (SCOOP !)

Symphony in White, No. 2: The Little White Girl 1864 by James Abbott McNeill Whistler 1834-1903

Symphony in white no 2, The little white girl,
Whistler, 1864, Tate Gallery

Crane, qui était étudiant en art à Londres en 1865, a forcément vu lors de son exposition à la Royal Academy ce tableau de Whistler, célèbre pour avoir inspiré à Swinburne un poème , exposé à côté du tableau :

Heureuse, mais pas rouge de joie,
Puisque les joies passent ;
Triste, mais pas courbée par la tristesse,
Puisque les chagrins meurent ;
Au fond du verre étincelant
Elle voit passer toutes les choses du passé,
Et toute la douce vie qui y est couchée et qui ment.

Swimburne, Devant le miroir (Poèmes et ballades)

Glad, but not flushed with gladness,
Since joys go by;
Sad, but not bent with sadness,
Since sorrows die;
Deep in the gleaming glass
She sees all past things pass,
And all sweet life that was lie down and lie.


Whistler_James_Symphony_in_White_no_1_(The_White_Girl)_1862
Symphony in White, No. 1: The White Girl
Whistler, (1862), National Gallery of Art, Washington

Le portrait fait suite à un tableau en pied réalisé deux ans plus tôt : « petite » doit être compris comme faisant référence non à la jeunesse de la fille, mais au format du tableau.


Whistler Symphony in white no 2 The little white girl, 1864 Tate Gallery main gauche

La jeune femme des deux toiles est Jo Hiffernan, une modèle avec qui Whistler vivait maritalement, mais que les conventions sociales lui interdisaient d’épouser [3]. L’anneau nuptial de la main gauche, posée bien en évidence sur le manteau, ainsi que le profil souriant de la jeune fille font donc partie d’un monde espéré : c’est le visage mélancolique du reflet qui exprime la triste réalité.


Whistler Symphony in white no 2 The little white girl, 1864 Tate Gallery main droite Walter_Crane_At_Home_main gauche

Il ne fait pas de doute que l’éventail dans la main droite de Mrs Crane est un clin d’oeil au japonisme de Whistler , et que le vase de majolique signé MARIA renvoie au vase blanc et bleu de la pauvre Jo…

Whistler Symphony in white no 2 The little white girl, 1864 Tate Gallery main gauche anneau Walter_Crane_At_Home_coin livre

…comme si le mariage impossible de l’une était vengé par le mariage réussi de l’autre.

Tandis que Whistler se sert du miroir pour inverser le réel et l’espéré, c’est à la tapisserie que Crane donne le pouvoir d’échapper au réel pour donner à voir l’imaginaire.


Une troisième fille à la cheminée

Trente ans après Crane, un autre peintre victorien retrouvera le même procédé : projeter dans l’ameublement l’imaginaire d’une miss.. et de son fidèle compagnon.

At Home: A Portrait,
Walter Crane, 1872, Leeds Museums and Galleries
Arthur Hughes - A Passing Cloud ca 1908Un nuage passe (A passing cloud)
Arthur Hughes, 1900, Collection privée

Les deux oeuvres semblent jumelles :

  • miroir sur la cheminée;
  • carreaux de Delft ;
  • animal familier : chat ou épagneul ;
  • longue robe brune ;
  • livre ou lettre tenue à la main ;
  • échappée paysagère sur la droite.

Le portrait de Crane s’était vendu dès 1872, lors de son exposition à la Royal Academy, mais Mrs Crane l’avait racheté plus tard. Il existe une reproduction en noir et blanc par « Art reproduction CO », dont je n’ai pas pu déterminer la date. On ne peut donc pas exclure que Hughes ait connu l’oeuvre de Crane, mais le plus probable est qu’il a simplement puisé à la même source que ce dernier : le tableau bien plus célèbre de Whistler.


Symphony in White, No. 2: The Little White Girl 1864 by James Abbott McNeill Whistler 1834-1903Symphony in white no 2, The little white girl,
Whistler, 1864, Tate Gallery
Arthur Hughes - A Passing Cloud ca 1908Un nuage passe (A passing cloud)
Arthur Hughes, 1900, Collection privée

Ainsi s’expliquent les deux miroirs, l’un circulaire et l’autre plat, qui renvoient, comme chez Whistler, deux images du même tableau. Hughes a inversé sa composition en conservant son format, et l’a saupoudrée de détails symboliques typiques du préraphaélisme finissant.


Arthur Hughes - A Passing Cloud ca 1908

Un nuage passe (A passing cloud)
Arthur Hughes, 1900, Collection privée

Le livre fermé est posé sur la cheminée. Et la lettre qu’elle n’aurait pas voulu lire pend inerte au bout du  bras.

La tête appuyée sur l’autre main, la jeune fille fixe le foyer vide.


Arthur Hughes - A Passing Cloud ca 1908 detail miroir

 

Au dessus du livre fermé, d’autres objets relaient cette impression de vanité, de vacuité : les pensées cueillies pour rien, le miroir, soleil artificiel, et le double reflet d’un paysage indéchiffrable.


L’imaginaire en point de croix

Arthur Hughes - A Passing Cloud ca 1908 detail cadre
A quoi rêvent les jeunes filles tristes ? A leur « home », telle la maison naïvement brodée dans le cadre au dessus de sa tête. Maison familiale, celle qu’elle aime mais va devoir quitter pour fonder sa propre maison.

Rêves animaux

Walter_Crane_At_Home_Chat carreaux Arthur Hughes - A Passing Cloud ca 1908 detail chien

L’épagneul, inquiet de ce chagrin incompréhensible, lève les yeux vers sa maîtresse. Mais aussi vers les carreaux de Delft, bois, collines et lacs où il ferait bon chasser.

De même que chez Crane les carreaux de la cheminée donnaient à voir le désir du chat,, ceux de la cheminée donnent à voir l‘espoir du chien : sortir.


Le bas-relief mythologique

Arthur Hughes - A Passing Cloud ca 1908 detail cheminee
La jeune fille contemple, avec une ironie amère, le bas-relief en porcelaine de Wedgwood. On y devine une femme tenant un arc, face à un Cupidon adossé à un arbre. Sans doute s’agit-il du thème  de Diane désarmant Cupidon (car il avait fait des avances à ses nymphes).


Diana and Cupid Pompeo Batoni 1761 MET

Diane désarmant Cupidon, Pompeo Batoni, 1761;

Metropolitan Museum, New York.

Du coup, l’épagneul prend une nouvelle valeur : celui du compagnon de Diane chasseresse, délégué aux pieds de la jeune humaine pour la consoler des méfaits de l’Amour.


Shakespeare à la rescousse

Souvent, lorsqu’un artiste victorien se trouve aux prises avec un thème quelque peu ambitieux, il ne manque pas de faire appel à Shakespeare. Voici donc les quelques vers écrits au dos du tableau :

 

Oh ! que le printemps de l’amour ressemble bien
à l’éclat incertain d’un jour d’avril,
qui tantôt montre toute la beauté du soleil,
et qu’à chaque instant un nuage vient obscurcir ! « 

Shakespeare, The Two Gentlemen of Verona  I, 3

O how this spring of love resembleth
The uncertain glory of an April day
Which now shows all the beauty of the sun
And by and by a cloud takes all away »

http://artifexinopere.com/wp-content/uploads/2012/04/Arthur-Hughes-A-Passing-Cloud-ca-1908-detail-fenetre.jpg

Ainsi la fenêtre montre au spectateur ce que la jeune fille, perdue dans ses nuages  intérieurs, ne voit pas :

le jardin fleuri et son ciel bleu, le Printemps de sa propre vie

Le tableau optimiste de Hughes est moins un hommage au tableau de Whistler qu’un développement du poème de Swimburne qui lui était associé : « Puisque les chagrins meurent ».


sb-line

A l’issue de la longue carrière de Hughes, « Un nuage passe » constitue une sorte d’auto-référence, la reprise d’un thème qui l’avait rendu célèbre quarante ans plus tôt : celui du chagrin d’amour.

sb-line

April Love 1855-6 by Arthur Hughes 1832-1915Amour d’Avril (April Love)
Arthur Hughes, 1855-6, Tate Gallery, Londres
Arthur Hughes - A Passing Cloud ca 1908Un nuage passe (A passing cloud)
Arthur Hughes, 1900, Collection privée

Lors de son exposition, le tableau était accompagné d’un passage du poème de Tennyson, La Fille du Meunier ( ‘The Miller’s Daughter’) :

L’amour devient un regret vague
Les yeux pleurent des larmes vaines
De vaines habitudes nous lient encore
Qu’est ce que l’Amour ? Car nous oublions.
Ah non non.

Love is hurt with jar and fret,
Love is made a vague regret,
Eyes with idle tears are set,
Idle habit links us yet;
What is Love? For we forget.
Ah no, no.


Bleu de l’Esperance, noir du Désespoir

Arthur Hughes April Love 1855 56 Tate detail

Tout tend vers le bleu : les yeux, la robe somptueuse, le lilas par la fenêtre, les pétales sur le sol.

Et pourtant tout est noir : la tonnelle et l’homme qui pleure dans la pénombre, se cachant les yeux pour ne plus voir.

Le lierre, associé à la fidélité et à la vie éternelle, prend ici  valeur d’antiphrase : car bien sûr le thème est la fugacité des amours printanières.

Ruskin, qui voulait absolument que son père achète la toile, décrivait ainsi le visage de la jeune fille :

entre joie et peine, comme un ciel d’Avril dont on ne sait si la partie sombre est le bleu, ou le nuage

between joy and pain… like an April sky when you do not know whether the dark part of it is blue – or raincloud


Références :
[1] Walter Crane, An artist’s reminiscences, The Macmillan Company, New York 1907, p 132
https://archive.org/details/anartistsremini00crangoog
[2] Ingram Bywater: The Memoir of an Oxford Scholar, 1840 – 1914
https://fr.calameo.com/books/000107044e9431480ca9a

1 Les archers sous l'arche

7 avril 2012

La signature d’Albrecht Altdorfer, imitée sur  celle d’Albrecht Dürer, se compose des initiales du nom et du prénom : un A à l’intérieur d’un autre A.

Altdorfer Monogramme
Nous ne saurons jamais si l’artiste avait remarqué que ce monogramme évoque un pont à l’intérieur d’un pont : c’est en tout cas le schéma selon lequel il a  construit le Martyre de Saint Sébastien.

Autel de Saint Sébastien : le martyre

Atdorfer,1509-1516, Monastère de St. Florian près Linz, Autriche

 

Altdorfer-Sebastien-Martyre

Cliquer pour agrandir

L’histoire de Sébastien

En 288, l’Empereur Dioclétien a condamné le chef de ses archers, un chrétien nommé Sébastien, à mourir sous les flèches de ses propres camarades.

Altdorfer a limité ses efforts de reconstitution historique au strict minimum : la colonne romaine à laquelle est attaché le supplicié, les fissures du pavement qui disent l’ancienneté du lieu, et le costume vaguement oriental des soldats. Peut être le monument rond à l’arrière-plan est-il censé évoquer le Colisée.

Pour le reste, la scène se passe dans le paysage alpestre des pays du Danube, qu’Altdorfer n’a jamais quitté.


Le pont impérial

L’Empereur Dioclétien, reconnaissable au tapis d’honneur posé sur le parapet, est venu observer la mise à mort de son ancien favori. Le pont, une arche ogivale, est orné au centre d’une niche typiquement Renaissance, avec deux amours tenant un blason.

Sans doute cette arche, si prégnante au milieu du panneau, est-elle une idée d’humaniste : en latin, arcus signifie aussi bien l’élément d’architecture que l’arme de l’archer. De plus, trois des arcs ou arbalètes figurés sur le panneau se trouvent sur le tracé de l’arche, soulignant visuellement la relation entre le lieu de la décision et le moyen de l’exécution.


Le pont populaire

Altdorfer-Sebastien-Martyre_Pont_Public

Cliquer pour agrandir

Un second petit pont en brique est construit sous le premier, par dessus l’étroit torrent. Des badauds s’y pressent pour observer la mise à mort. Ce pont doit être submergé par forte crue, puisqu’il manque à la balustrade deux de ses panneaux ajourés. Bizarrement, il ne sert pas à franchir le torrent, puisqu’il n’y a pas d’escalier sur la droite et que la balustrade le ferme.

En remarquant à l’arrière-plan les deux soldats portant une pique qui arrivent de la ville, on comprend qu’un chemin doit longer le torrent sur sa gauche : le petit pont sert simplement de passage sous le grand pont.


Deux ponts orthogonaux

Dans le plan du tableau, le pont ogival relie deux parties privées du jardin impérial et est réservé à la cour (sans doute l’escalier de gauche,  qui descend depuis les jardins, est-il fermé par une grille).

Dans la profondeur,  le pont en brique, lui, se trouve sur le chemin public que prennent  le soldats et le petit peuple venu de la ville.

Ainsi Altdorfer met en scène une architecture paradoxale : visuellement, les deux ponts sont parallèles, mais fonctionnellement, ils sont orthogonaux et appartiennent à  deux domaines qui ne communiquent pas entre eux.

Altdorfer-Sebastien-Martyre_Deux_Ponts

Le chef du peloton

Un seul soldat se trouve sur la rive gauche, du côté du supplicié, et sous l’Empereur afin de pouvoir entendre ses ordres. Il porte sur son côté  gauche une épée, sur son côté droit un long carquois, et s’appuie de la main droite sur un arc dont il ne se sert pas. Il s’est posté en bas de l’escalier, bloquant la circulation sur le chemin, le temps de l’exécution.

Altdorfer-Sebastien-Martyre_Chef-Peloton

Droit, vu de face, entièrement vêtu de blanc et barbu, le chef des archers  fait contraste avec le précédent tenant du poste : le saint  ligoté, vu de profil, dénudé et imberbe.


Les soldats

Les deux soldats du fond sont équipés d’arbalètes, les deux de devant ont des arcs.

Le premier arbalétrier remonte son arme avec la manivelle, un carquois portant les carreaux est posé à ses pieds ; le second arbalétrier, assis sur une chaise, prend tout son temps pour viser.

Deux badauds séparent le couple des albalétriers et celui des archers. La encore, un des deux archers s’apprête à tirer tandis que l’autre est l’arrêt.

Carreaux et flèches

Altdorfer-Sebastien-Martyre-JambeOn reconnaît les carreaux tirés par l’arbalète au fait qu’il sont  plus courts que les flèches, et que leur pointe de fer est plus importante.

Ainsi la jambe droite de Sébastien est transpercée au niveau de la cuisse par une flèche, au niveau de la cheville par un carreau : ce qui montre que d’autres arbalétriers se situent en hors champ, en avant du tableau.

.
.


Le pont sagittal

En réunissant les deux rives du torrent – les soldats et leur cible – les trajectoires des projectiles constituent une sorte de pont virtuel, un pont sagittal visible seulement par la pensée.

Un dialogue muet

Le premier archer ne tire pas, et  son arc est le seul qui ne se trouve pas sur le contour de l’arche, comme s’il s’émancipait visuellement de la décision impériale. Ce soldat partage le premier plan avec le saint, à taille égale, en face à face :  symétrie encore accentuée par le chêne élancé qui se dresse derrière lui, comme pour s’incliner à la rencontre du chêne qui s’élève derrière le saint.

L’expression de tristesse du premier soldat contraste avec le rictus de son camarade situé juste derrière : on comprend alors que c’est sur lui que se porte le regard interrogateur de Sébastien, son ancien chef : vas-tu me perforer, toi-aussi ?

Sébastien a été condamné à mort non seulement parce qu’il était chrétien, mais surtout parce qu’il convertissait ses soldats. Et c’est exactement ce que Altdorfer nous montre :   à l’insu des autres soldats, des badauds, et de l’empereur lui-même,  le dernier regard du Saint fait son dernier converti.

Le regard-archer

L’analogie entre un regard et une flèche était courante à la Renaissance, du moins en ce qui concerne l’amour profane :
« Qu’ y a-t-il d’étonnant qu’un oeil ouvert et fixé sur quelqu’un lance les traits de ses rayons dans les yeux de la personne qui est proche de lui et qu’avec ces traits, qui sont les véhicules des esprits, il dirige vers elle la vapeur sanguine que nous appelons esprit ? De là le trait empoisonné traverse les yeux et comme il vient du coeur de celui qui frappe, il recherche la poitrine de celui qu’il atteint, comme sa propre demeure. »
Marsile Ficin, De amore, Septième discours, Chapitre 4, « L’Amour vulgaire est une sorte d’ensorcellement ».


Le pont spirituel

Il semble qu’Altdorfer transpose cette métaphore dans le domaine de l’amour divin : au moment même où il est transpercé par les flèches, Sébastien décoche sur le premier soldat un trait de compassion/conversion.

Il n’est peut être pas fortuit que la ligne qui joint les yeux du saint et les yeux du soldat coupe exactement  la niche du pont, dans laquelle deux amours tiennent ensemble le même écu.

Ainsi se construit à la barbe de l’empereur, entre les deux personnages du premier plan, un nouveau pont invisible : un pont purement spirituel.

Altdorfer_Sebastien_Pont-Spirituel

Le dernier pont : la dalle

Pour les spectateurs sourcilleux qui se demanderaient comment les soldats ont fait pour passer sur l’autre rive,
Altdorfer fournit une explication simple : au tout premier plan, le torrent est couvert par une dalle.

Mais ce dispositif a bien sûr une valeur symbolique : tandis que les Mauvais Soldats sont séparés du Saint par le torrent, la dalle établit une continuité physique entre le Saint et le Bon Soldat :  celui-ci n’aurait qu’à avancer le pied pour traverser et s’agenouiller sur la marche devant le piédestal de la colonne, en réponse au regard décoché par le Saint.

Face à son dernier converti, Sébastien sur son socle est en train de se transformer en objet d’adoration, son corps en effigie et sa chair en statue.

Altdorfer-Sebastien-Martyre_Schéma

Une iconographie unique

Dans les représentations habituelles du martyre, Saint Sébastien est attaché à une colonne ou à un arbre au milieu des archers, peut-être parce que le texte de Jacques de Voragine indique que « Dioclétien le fit lier au milieu d’une plaine ».

Il est beaucoup plus rare que le Saint et les archers se répartissent dans les deux moitiés du tableau. Et il n’y a qu’Altdorfer pour avoir séparé  ces deux moitiés par un torrent.

Pourquoi le torrent ?

Le torrent est un élément capital puisque, comme nous venons de le voir, il organise l’ensemble de la composition en une enfilade de ponts , réels et virtuels.

Altdorfer-Sebastien-Point_De_Fuite
De plus, le point de fuite, bien repéré par les arêtes de l’escalier, se situe à l’extrémité de l’empennage du carreau qui traverse la cheville du saint : il correspond  au point de vue d’un spectateur qui se situerait nettement en contrebas, donc dans le lit du torrent.

Altdorfer-Sebastien-Martyre_Torrent
Comment justifier la présence de cette faille béante entre les bourreaux et la victime ? Faut-il voir, dans les rondins qui retiennent ses rives, une allusion aux flèches qui hérissent le Saint ?

Une autre explication est plus plausible, mais il faut pour cela avancer dans l’histoire, et dans la BD d’Altdorfer…


Le second martyre

Sébastien a comme particularité d’être le seul Saint à avoir subi deux martyres : soigné par sainte Irène,  il guérit des blessures causées par les flèches et revint voir Dioclétien pour lui reprocher sa cruauté (deuxième panneau de la série d’Altdorfer).  Aussi entêté que le saint, Dioclétien commanda que cette fois il soit flagellé et assommé dans le cirque (troisième panneau), et que son corps soit  jeté dans le grand égout de Rome, afin de rendre impossible tout rite funéraire.

Mais sainte Lucine, avertie en rêve, retrouva le corps dans la Cloaca Maxima et le fit ensevelir dans les catacombes de la Via Appia, auprès des apôtres.

C’est à cette scène qu’Altdorfer a consacré le quatrième et dernier panneau de la série.

Autel de Saint Sébastien : la découverte du corps

Atdorfer,1509-1516, Monastère de St. Florian près Linz, Autriche

Altdorfer-Sebastien-Decouverte_Corps

Cliquer pour agrandir

 

Nous sommes le soir : à droite, deux femmes masquent sous leur main la flamme d’une bougie, tandis que deux autres, dont Sainte Lucine au premier plan, utilisent des lanternes sourdes.

Entre ces deux lanternes, on voit l‘ouverture dans le rempart par où l’égout sort de la ville, et la grille qui a arrêté le corps du saint : les eaux souillées viennent donc du premier plan, à gauche du drap immaculé.  Quatre servantes y pataugent,  pour poser le corps du saint sur le drap.  Juste au dessus, un édicule en bois porté par trois piliers ne laisse pas place au doute  : à voir les barbes végétales qui pendent sous l’évacuation, il s’agit tout bonnement de latrines publiques.

Altdorfer-Sebastien-Decouverte_Corps_Latrines
D’où l’espèce de soupière métallique avec laquelle la servante qui se trouve juste dessous tente de se protéger.

Le point de fuite

Le point de fuite se situe en hors champ à gauche du tableau, un peu en dessous de la tête de Saint Sébastien : autrement dit le spectateur est sensé être là d’où vient l’égout, couché comme le saint dans l’eau souillée.

Altdorfer-Sebastien-Martyre

Altdorfer-Sebastien-Decouverte_Corps


Du torrent à l’égout

La récupération du corps de Saint Sébastien dans l’égout : très peu d’artistes se sont frottés à cette scène scabreuse…

En rapprochant les deux raretés iconographiques imaginées par Altdorfer, le torrent du premier panneau et l’égout du dernier, on comprend qu’il utilise le cours d’eau pour mettre en pendant les deux scènes : dans une ellipse graphique qui élimine les deux scènes intermédiaires, il fait « comme si »  le  torrent qui sort du premier panneau par la droite était le même que l’égout qui rentre dans le dernier par la gauche.

Mieux, en positionnant délibérément  le point de fuite  dans le lit du cours d’eau, il implique le spectateur non seulement dans une contiguïté spatiale, mais surtout  dans  une continuité temporelle  : à gauche il est déjà dans l’eau avant que le Saint n’y soit jeté, à droite il est encore dans l’eau tandis que le Saint en est retiré.

Le cours d’eau d’Altdorfer n’est autre que le flux de l’histoire ; et sa technique narrative consiste, littéralement, à y plonger le spectateur.

2 Couler sur un pont

7 avril 2012

Il se peut que, dans le martyre de Saint Sébastien (voir Les archers sous l’arche) le motif du pont sous le pont ait été inspiré à Altdorfer par son monogramme si parlant.
Altdorfer Monogramme
A la même époque, pour le même monastère, Altdorfer consacre une autre série de panneaux  à un autre saint martyr et militaire, Florian,  dont l’histoire recoupe en bien des points celle de Saint Sébastien.

Dans cette seconde série, tout ce passe comme si Altdorfer avait décidé exploiter l’autre potentialité de son monogramme : celle du pont vu de dessous, à la manière de celui d’Argenteuil que Sisley représentera bien plus tard….
Alfred Sisley, Under the Bridge at Hampton Court, 1874. Kunstmuseum Winterthur.

Cliquer pour agrandir

Le départ de Florian

Atdorfer, 1516-1518, Gallerie des Offices, Florence

Altdorfer_Florian_depart

Cliquer pour agrandir

Le texte

L’histoire de Florian se déroule en mai 304, durant les persécutions de Dioclétien, et nous est racontée en détail par un texte du VIIIème siècle  (Passio Sancti Floriani).

« Florian, ancien légionnaire et haut fonctionnaire romain, s’était retiré à Aetium Cetium. Lorsque Florian apprit l’arrestation, sur ordre du préfet Aquilinus, et l’emprisonnement de 40 soldats chrétiens, qui étaient d’anciens collègues, il se décida de sortir de sa réserve et de se rendre à Lauriacum, où ils étaient détenus, pour les réconforter. »


Le lieu

Altdorfer représente le moment où Florian sort du rempart de Aetium Cetium, actuellement Sankt Pölten en Autriche. Pour se rendre à Lauriacum, aujourd’hui Enns, il faut marcher une centaine de kilomètres vers l’Ouest, ce qui est cohérent avec la position du soleil dans l’après-midi, au mois de mai.


Les personnages

Florian est accompagné par des chrétiens portant des objets de culte. Il est équipé d’un chapeau de paille marqué d’une croix, et tient à main gauche un grand bâton de marche.  Deux compagnons l’attendent un peu plus loin, eux aussi portant un grand bâton de marche. Plus loin à droite, un autre voyageur avance déjà en éclaireur sur le chemin, avec un chapeau et un bâton court.

L’arrestation de Saint Florian

Altdorfer, 1516-1518, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg

Altdorfer_Florian-arrestation

Cliquer pour agrandir

Le texte

L’épisode de l’arrestation tient peu de place dans l’histoire :

« En chemin, il rencontra une patrouille de légionnaires et il reconnut en eux d’anciens compagnons d’armes.« Si vous cherchez des chrétiens, leur dit-il, arrêtez-moi et conduisez-moi au gouverneur, car je suis chrétien et je le reconnais publiquement. » »


Le lieu et l’heure

Altdorfer a situé l’arrestation  sur le pont en contrebas de la ville d’Enns. Cette cité est située sur la rive gauche de la rivière du même nom, qui coule du Sud au Nord.  En venant de Sankt Pölten, Florian devait donc bien passer sur ce pont.

L’écume sur le rocher montre que la rivière coule de gauche à droite, du Sud au Nord : le soleil, à l’Ouest, est donc un soleil couchant.

Les personnages

Florian vient d’être séparé de ses compagnons de voyage : l’un à gauche, portant bâton, besace et chapeau noir marqué d’une croix, et qui joint ses mains en signe de supplication, est écarté sans ménagement. C’est sans doute le même personnage qui se trouvait sur la route,  dans la scène du départ : sortant d’une image par la droite et entrant dans la suivante par la gauche,  il est chargé d’assurer la continuité narrative.

Un autre compagnon, à droite, est embarqué entre deux soldats vers la ville. Plus haut, sur le chemin en S, un soldat les précède, peut être pour annoncer au préfet Aquilinus la nouvelle de l’arrestation.

Florian est encadré par deux soldats en armes, tandis que par derrière un troisième l’immobilise en posant ses mains sur ses épaules. L’un des soldats attrape son bâton de marche, tandis que l’autre agrippe  par la manche sa main droite, qui tient le chapeau de voyage et le chapelet.

Altdorfer_Florian_depart

Altdorfer_Florian-arrestation

Des symétries étudiées

Mises côte à côté, la scène du départ et celle de l’arrestation se répondent sur plusieurs points :

  • soleil en haut à droite contre soleil en bas à gauche,
  • porte du rempart contre édicule du pont,
  • ciboire contre casse-tête,
  • main droite serrée contre main droite immobilisée.

Et dans les deux images, un petit personnage en arrière-plan sur la droite est chargé d’indiquer la suite de l’histoire.

Sautons les deux tableaux intermédiaires de la suite de Saint Florian (la comparution devant Aquilinus et la bastonnade) pour passer directement à la scène du martyre.

Le martyre de Saint Florian

Altdorfer, 1516-1518, Galerie des Offices, Florence

Altdorfer_Florian-Martyre

Cliquer pour agrandir


Le texte

« L’escorte conduisit alors le condamné à mort jusqu‘au pont sur la rivière. Pendant tout le trajet, Florian rayonnait d’une grande joie intérieure suscitée par l’espérance de la vie éternelle promise par Dieu à ceux qui l’aiment Il était comme quelqu’un qu’on conduit tranquillement au bain. On lui attacha une lourde pierre au cou, mais personne n’avait le courage de le pousser dans l’eau, du haut du pont. Florian se tenait, tourné vers l’est, les bras étendus, et priait : «  Seigneur Jésus, je remets mon esprit entre tes mains.» Un jeune homme de passage sur le pont, exaspéré par l’hésitation des soldats et rempli de colère, s’écria : « Qu’avez-vous à attendre ainsi et pourquoi n’exécutez-vous pas les ordres du gouverneur ? » Il prit alors l’initiative de pousser Florian dans la rivière. Pendant qu’il suivait des yeux Florian qui disparaissait dans le courant, ses yeux se rompirent et il devint aveugle.« 


Le lieu

Nous reconnaissons le pont sur lequel  l’arrestation a eu lieu, mais vu sous un autre angle : depuis la droite et par en dessous. En haut à droite, on retrouve le clocher en haut de la route, vu de côté.  L’édicule en bois sur le pont, qui était vu de face, se trouve lui aussi vu de biais. La partie du tablier que nous voyons de face est probablement le tournant du pont, là où dans l’autre scène  était posté le soldat en armure noire.


Paysage de rivière avec un pont sinueux Augustin Hirschvogel

Paysage de rivière avec un pont sinueux,
Augustin Hirschvogel, 1546

Voici qui prouve que ce type de pont-passerelle, avec un octroi ou un poste de garde au milieu, n’est pas entièrement sorti de l’imagination d’Altdorfer.

Le bas du panneau a été coupé, de sorte que nous ne voyons plus la chute d’eau qui, à gauche, devait rendre la scène encore plus impressionnante. Remarquons une petite erreur : puisque la rivière coule de gauche à droite, les remous en forme de V, à la base des poteaux, devraient être dans l’autre sens.

Altdorfer_Florian-Martyre_Remous


Les personnages

Florian est à genoux, les poignets liés, la meule autour du cou. Le lourd disque de pierre est posé en biais le long d’un billot, il ne reste plus qu’à le faire rouler pour précipiter le Saint dans la rivière. Les deux personnages armés de bâton sont les bourreaux qui ont bastonné Florian,  mais on voit bien qu’ils hésitent à conclure. Le jeune homme qui finalement va se décider à exécuter l’ordre est sans doute le personnage en manteau bleu et chapeau vert, qui pose une main sur l’épaule du saint et l’autre sur la meule.
Altdorfer_Florian-Martyre_Foule
Altdorfer a placé juste derrière le saint un personnage tenant entre ses mains un bandeau : mais ceux qui connaissent l’histoire comprennent que celui-ci n’est pas destiné au saint, mais symbolise l’aveuglement qui va frapper dans un instant le meurtrier.


Une autre interprétation

Ce petit tableau d’un peintre anonyme de l’école du Danube, daté de 1518, montre la scène un instant plus tard, dans un style naïf et résolument tourné vers le pittoresque : perspective fantaisiste, saint en vue sous-marine, et personnage sur le pont dont les yeux tombent des orbites.

Ecole du danube Martyre Saint Florian
L’intéressant est que le peintre connaissait probablement le panneau d’Altdorfer et qu’il s’est efforcé, avec ses faibles moyens,  d’en reproduire l’élément le plus frappant : le spectaculaire point de vue par en dessous.

Contre-plongées

Dans la scène de l’Arrestation et dans la scène du Martyre, qui en est le pendant, Altdorfer utilise un effet proprement cinématographiques : celui de la contre-plongée.

Altdorfer_Florian-arrestation

Altdorfer_Florian-Martyre

L’Arrestation est vue  d’un point qui se situe un peu au dessus du pont, à peu près au niveau des genoux des personnages : ce qui met en valeur l’édicule sous lequel le saint va passer, la route sinueuse, et tout en haut la cité dans laquelle il va comparaître : le point de vue choisi prépare donc le suite de l’histoire.

Pour la scène du Martyre, le peintre se place largement en dessous du pont, au niveau de sa signature  gravée sur un des piliers. Ce point de vue minimise la ville et la route, qui représentent les scènes du passé ; et là encore prépare la scène qui va suivre

De l’art d’anticiper une plongée avec une contre-plongée !


La meule

Le fait d’identifier la « lourde pierre au cou » dont parle le texte à une meule de moulin n’est pas une facilité des illustrateurs : l’abbaye des Augustins de Sankt Florian expose effectivement la meule du Saint dans sa crypte.
Altdorfer_Florian-Martyre_Moulin
Toujours rationnel, Altdorfer a rajouté une bâtisse au ras de l’eau, derrière les piles du pont, qui pourrait bien être le moulin.

La meule rend l’histoire bien plus frappante, pour la vue comme pour l’esprit : car cette roue, normalement mobile et mûe par le courant, est ici transformé en son contraire exact : une masse immobile et qui s’oppose au mouvement du courant.


Contre-nature

Mais ce qui rend l’interprétation d’Altdorfer  particulièrement remarquable, c’est qu’elle  développe d’autres éléments paradoxaux ou « contre-nature’ :

  • le point de vue  est celui d’un homme-rivière, qui passerait non pas sur mais sous le pont
  • la foule qui déferle de la rue jusqu’au tablier est une sorte de rivière humaine qui coule non pas sous mais sur  le  pont
  • sous le pont, la rivière comme nous l’avons vu coule à moitié dans un sens et à moitié dans l’autre ; de même la foule, au-dessus, coule dans les deux sens vers le saint

Altdorfer_Florian-Martyre_flux

Il semblerait que, vu par Altdorfer, le martyre sur le pont de l’Enns nous propose une métaphore visuelle : la rivière la plus dangereuse, c’est la foule !


Une coïncidence littéraire

 Le 23 octobre 1805, les armées russes, reculant d’Ouest en Est devant Napoléon, passaient l’Enns sur le même pont, et dans la même sens, que la foule peinte par Altdorfer. Cet épisode a été raconté par Tolstoï dans Guerre et Paix, (Tome I, Partie I, chapitre VII) :

« Parfois, tel un jaillissement d’écume au-dessus des eaux de l’Enns, un officier vêtu de son manteau se frayait un passage parmi les flots toujours pareils de soldats… parfois, tel un copeau entraîné par la rivière, un hussard à pied, une ordonnance ou un civil était porté par le torrent de l’infanterie ; ou encore, comme un tronc d’arbre flottant au fil de l’eau, un chariot de compagnie ou d’officier chargé jusqu’en haut et bâché défilait sur le pont, cerné de toutes parts. »

Ainsi, pour décrire le même lieu, la plume de Tolstoï retrouve-t-elle le même paradoxe que  le pinceau d’Altdorfer trois siècles plus tôt : celui du fleuve qui coule sur le pont.

Le retable de Saint Florian a été dispersée, mais le panneau suivant devait être celui de la découverte du corps, la même histoire  que pour  Sébastien :  un rêve indique à une digne veuve où repêcher le cadavre, afin de l’enterrer chrétiennement.

La découverte du corps de Saint Florian

Atdorfer, 1516-1518, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg

Altdorfer_Florian-Decouverte corps

Cliquer pour agrandir


Le texte

« Peu de temps après,  le cadavre de Florian refit surface et vint s’échouer sur des rochers qui dépassaient de l’eau, au bord de la rivière… Pendant la nuit suivante, Florian apparut en songe à une pieuse veuve du nom de Valérie et lui demanda de l’enterrer décemment sur sa propriété. Les boeufs utilisés pour le transport du cadavre eurent à souffrir de la forte chaleur et n’eurent plus la force d’avancer, car ils étaient épuisés par la soif. Valérie se désolait. Alors elle implora le Ciel de venir à son aide et aussitôt une source miraculeuse jaillit à proximité… La veuve cacha d’abord le cadavre sous une couche de branchages et de feuilles avant de pouvoir l’enterrer en secret. »


Le lieu

L’Enns coule du Sud au Nord, puis se jette dans le Danube qui coule d’Ouest en Est. La rivière montrée ici ne peut donc être que le Danube, et le soleil est un soleil levant.

Altdorfer_Florian-Topographie

Cliquer pour agrandir

Le corps du saint a donc parcouru plusieurs centaines de mètres, attaché à la meule qu’on voit à gauche, dressée contre le rocher qui l’a arrêté.


Les personnages

Dans la version urbaine du repêchage de Saint Sébastien, les servantes retroussaient leur robe pour patauger dans l’égout tandis que Lucine attendait sur la berge. Ici, en version rurale, Valérie et une compagne n’ont pas hésité à mouiller leur robe pour rentrer dans le lit du fleuve. Aidées par un homme dont on ne voit que le genou, elles soulèvent le cadavre et le passent à un autre homme resté dans la carriole. Un linceul blanc voile pudiquement le fessier du martyr, et empêche tout  contact entre les épidermes.


La hâche

Altdorfer_Florian-Decouverte corps hache

Cliquer pour agrandir

Une hache est fichée, lame en l’air, devant une des roues ferrées : elle  a servi à couper les branchages qui débordent de la carriole, afin de cacher le corps du saint dans la journée, durant son transport. Altdorfer suit donc très scrupuleusement le texte dans tous ses détails.


Le chariot

Altdorfer_Florian-Decouverte corps roue

Cliquer pour agrandir

Au bout de l’essieu qui dépasse à l’extérieur de la roue, une tige de bois incurvée est fixée sur une clavette métallique. En haut, elle passe par dessus la roue et est liée à une barre de bois oblique, visible à travers les rayons.

ll s’agit d’un type assez particulier de chariot, qu’on rencontre encore en Europe Centrale : la tige incurvée est une sorte d’arc-boutant qui permet de maintenir latéralement le chargement.Voici par exemple un chariot du XVIème siècle, qui servait à transporter des tonneaux.

Altdorfer_Florian-Decouverte corps charriot
Musée du Bois, Campulung Moldovenesc, Roumanie


Le miracle de la meule

Altdorfer_Florian-Decouverte corps meule
Revenons à la meule, qui nous est montrée dressée contre un rocher, encore équipée de sa chaîne. Sa présence constitue donc un miracle implicite, qui ne figure pas dans le texte  : au lieu de couler, la meule a transporté le cadavre loin des soldats, jusqu’à l’endroit où il pouvait être récupéré sans danger.

Ainsi le meule avec sa chaîne, bloquée par le rocher, constitue un dispositif de roulement et de tractage analogue à la roue équipée de son attelage et bloquée par la hache.


Pain et vin

Peut-être faut-il associer ces objets circulaires : d’une part la meule,  d’autre part les roues si particulières qui indiquaient peut-être, aux yeux des contemporains que le chariot transportait des tonneaux. Une référence eucharistique discrète, à gauche le pain, à droite le vin, pourrait présider à  l’émersion de Florian.

Altdorfer_Florian-Decouverte corps synthese

Le thème de la roue irradie dans tout le panneau  : à gauche la meule, à droite les roues, au centre l’auréole  du Saint et  en haut le halo du soleil qui se lève au dessus du fleuve. Et même les saules rayonnent, formant au dessus de la scène une sorte de chariot céleste.

3 Arches de triomphe

6 avril 2012

Le pont magnifique (Ponte Magnifico)

Piranèse,1743, gravure extraite de Prima Parte di Architettura e Prospettiva

Pont_Sous_Pont_Piranese Ponte magnifico

Cliquer pour agrandir

Un sujet pompeux

Voici comment le sujet est expliqué dans le titre à rallonge inscrit sous la gravure : « Pont magnifique avec Loggias et Arches, construit par un Empereur Romain dont on voit la statue Equestre au milieu. Ce pont est vu depuis une arche d’un des côtés du Pont, arche qui s’unit au susdit, de même qu’on voit dans le fond une arche identique attachée au Pont principal. »

Graveur génial, mais lourd styliste, Piranèse tient d’une part à ce que nous ne loupions pas l’Empereur, le Pontifex Maximus (le Plus Grand Faiseur de Ponts), réduit à une tête de cheval, miniaturisé, voire ridiculisé par son oeuvre colossale. D’autre part à ce que nous comprenions bien le fonctionnement récursif du tableau : le Pont Magnifique n’a d’autre fonction que de servir de pont entre deux ponts. Lesquels saturent tout l’espace de la gravure, comme le prouvent les deux  barques qui passent simultanément sous le pont principal et le pont secondaire.


Le point de fuite

Le point de fuite est facile à trouver : sa position horizontale est indiquée par l’obélisque. Quant à sa position verticale, elle passe largement au-dessus du niveau des bateaux : il faut supposer que le spectateur du tableau a grimpé en haut d’un mât.

Pont_Sous_Pont_Piranese_Ponte_Magnifico_PointDeFuiteCliquer pour agrandir


Les arches identiques

Le point de fuite met en correspondance l’arche minuscule du fond avec l’arche gigantesque du premier plan : et le texte de Piranèse précise au spectateur dubitatif que ce sont bien les mêmes (medesimo arco). D’où un puissant effet d’éloignement.


L’arche du premier plan

Dispositif d’éloignement, l’arche du premier plan joue également le rôle d’un champ opératoire qui limite et concentre notre perception. Elle  nous cache ce qui se trouve à l’extérieur et nous fait voir un monde homologue à elle-même : uniquement constitué d‘arches. En insistant doublement sur le fait que l’arche est reliée au pont (che si unisce al sudetto  et  attaccato ad principal Ponte), Piranèse semble vouloir nous faire deviner le paradoxe architectural caché dans le tableau :

un pont plus deux ponts égale… un seul pont.  


Un auto-pont

Le pont, puisqu’en fait il n’y en a qu’un, se coude à angle droits comme pour pouvoir se contempler lui-même, en pont autarcique, en auto-pont. Il n’a d’autre admirateur que lui-même : ce pourquoi il n’y a pas de figure humaine possible à l’emplacement du point de fuite.


Un amplificateur de gloire

En dépliant ses ailes de part et d’autre de la minuscule statue impériale, le Pont Magnifique l’amplifie et la dilate : l’enfilade des colonnes encadre son chef comme une ligne de légionnaires déployés.

L’Empire Romain, pour Piranèse, c’est une armée de Ponts qui enjambent toutes les mers du monde.

Port orné d’architecture

Hubert Robert, 1769, Musée de Dunkerque

Pont_Sous_Pont_Hubert Robert Dunkerque
Hubert Robert a vécu à Rome et a bien connu Piranèse, qui lui a communiqué le virus des ponts sous les ponts. Au point que, revenu à Paris, il a quasiment recopié la gravure (en l’inversant dans un miroir), pour un tableau exposé au Salon de 1769, qui appartiendra au ministre Choiseul.

Pont_Sous_Pont_Hubert Robert DunkerquePiranese

Seule innovation importante, la lumière : chez Piranèse, le soleil très haut dans le ciel détachait tous les bossages de l’arche ; chez Hubert, celle-ci est vue à contre jour, le soleil bas se trouvant caché derrière un  des pilier du second pont, très proche du point de fuite.

Pont_Sous_Pont_Hubert Robert Dunkerque_Perspective

Diderot, dans ses salons, ne daigne pas dire un mot de cette oeuvre mineure : il est vrai qu’en dévoilant  ce qui se trouve en avant et au dessus du pont, en fermant le premier plan par un quai  encombré de figurants, Hubert a perdu la profondeur de champ vertigineuse et la rigueur fractale qui faisait la magnifiscence du pont de Piranèse.

La Bièvre

Hubert Robert, 1768, Collection particulière

Pont_Sous_Pont_Hubert Robert Bievre

Cliquer pour agrandir

Dans un autre tableau parisien de la même époque, Hubert Robert  prend  la Bièvre comme prétexte pour un remake, plus convainquant,  du « ponte magnifico » en version « populo ». Cette fois, plus de bossages impeccables, de colonnes glorieuses et de statues. Le seul élement noble est une petite niche avec son fronton triangulaire, à l’aplomb du bec d’une pile : arcature miniscule et aveugle au dessus d’un élément de défense contre les flots, elle  sert de faire-valoir à l’arche immense qui s’ouvre à côté, et au fleuve qui s’y engouffre.

Les leçons de Piranèse ont été bien  apprises : l’arche qui sert de cadre à une enfilade d’autres, l’arche dans le lointain parallèle à la première, l’arche latérale par laquelle passe une barque. Même les linges qui pendent semblent rendre hommage aux plantes tombantes du maître italien.

 

Le Pont triomphal

Hubert Robert   1782-83

 

Quinze ans plus tard, Hubert Robert reprend le thème du pont sous le pont pour une commande conséquente (207 x 296 cm), destinée à la décoration  du Palais de  Pavlovsk. Une copie de taille réduite se trouve au musée de Valence.

 

Palais de Pavlovsk,Saint Petersbourg

Pont-Triomphal-Pavlovsk

Musée de Valence

Pont-Triomphal-Valence

Hubert s’est maintenant émancipé de l’inflence de Piranèse : il s’intéresse moins aux effets perspectifs qu’à ceux de l’ombre et de la lumière. Le point de fuite et le soleil sont exclus du tableau, relégués en hors champ, très à gauche : au lieu  de fuir dans la profondeur, le tableau fuit latéralement.

Nous comprenons alors que nous sommes dans un bateau qui n’est pas en train de passer sous l’arche que nous voyons, mais sous l’arche de gauche que nous en voyons pas.

Dernier raffinement : la tente rouge de la barque,  réplique en tissu des arches de pierre.

 

Architecture avec un canal

Hubert Robert, 1783, Musée de l’Ermitage, Saint Petersbourg

Pont_Sous_Pont_Hubert Robert Ermitage

Cliquer pour agrandir

A l’apogée de son métier, Hubert nous livre un dernier avatar du thème, libéré de toute influence : ici les deux ponts sont réduits à une arche unique, tandis que les colonnes ont proliféré en largeur comme en profondeur. Le soleil, très haut en hors champ, est totament distinct du point de fuite,  et  l’effet de contre-jour est maximal,  transformant en ombres chinoises tous les passants et toutes les barques : sauf justement celle à la tente rouge qui, baignée de lumière, se dirige vers le lointain.

 

 

Un Pont sous lequel on découvre les campagnes de Sabine (la Passerelle)

Hubert Robert, 1767, Philadelphia Museum of Art

Pont_Sous_Pont_HubertRobert

Revenons en arrière, à la période italienne, pour un aperçu d’une autre branche du thème : celle des ponts campagnards.  Dans ce tableau lumineux et aérée, Hubert Robert combine avec bonheur les deux mots d’ordre  piranésiens :  vive les ruines et gloire aux arches  !

Voici comment, non sans exagération, Diderot le décrit dans le « Salon de 1767 » :

« Imaginez, sur deux grandes arches cintrées, un pont de bois, d’une hauteur et d’une longueur prodigieuses. Il touche d’un bout à l’autre de la composition, et occupe la partie la plus élevée de la scène. Brisez la rampe de ce pont dans son milieu, et ne vous effrayez pas, si vous le pouvez, pour les voitures qui passent dans cet endroit. Descendez de là. Regardez sous les arches, et voyez dans le lointain, à une grande distance de ce premier pont, un second pont de pierre qui coupe la profondeur de l’espace en deux, laissant entre l’une et l’autre fabrique une énorme distance. Portez vos yeux au-dessus de ce second pont, et dites-moi, si vous le savez, quelle est l’étendue que vous découvrez. Je ne vous parlerai point de l’effet de ce tableau. Je vous demanderai seulement sur quelle toile vous le croyez peint. Il est sur une très-petite toile, sur une toile d’un pied dix pouces de large, sur un pied cinq pouces de haut. »

Diderot a très bien vu que l’intérêt du tableau n’est pas dans les figurines anecdotiques qui peuplent le haut (les chevaux tirant les voitures) et le bas du pont (les femmes qui tirent un enfant qui attire un chien, tandis qu’un berger mène ses vaches à boire). Il est dans cette composition en abysse qui  place un tableau dans le tableau, et un pont sous un autre pont.

Ce que Diderot n’avait pas mentionné, c’est l’aqueduc qui, dans le lointain, au delà de la forêt, fournit une troisième occurrence, démultipliée, du thème du pont sous le pont.

Pont_Sous_Pont_HubertRobert_Aqueduc

Le Pont Sur Le Torrent

Hubert Robert, vers 1785, collection privée

A l’apogée de sa carrière de décorateur et de peintre de ponts, Hubert Robert a réalisé un  étonnant record : celui du plus grand tableau (616 x 416 cm) jamais passé en vente publique (Christies en 2010).

Pont_Sous_Pont_Hubert Robert torrent_soulevéSous le pont des bras

Ce monstre  , commandé par le Duc de Luynes pour orner sa salle à manger, enjoliva ensuite la résidence secondaire du millionnaire William Randolph Hearst.


hubert_robert_-_le_pont_sur_le_torrent

Pas étonnant que  ce décor hypertrophié plaise aux puissants  ! L’arche unique plantée sur les rochers s’enfle jusqu’à évoquer un arc en ciel sur fond d’orage ; le torrent s’arcboute sur les rochers jusqu’à devenir lui-même une sorte d’arche liquide ; enfin la courbe de la colline qui porte la résidence à l’italienne s’incurve en une troisième arche : emboîtement savamment conçu pour magnifier le château-résidence aux proportions d’une montagne.

Les oeuvres de la nature et celles de l’homme rivalisent dans le grandiose. Et la puissance du riche, matérialisée par les  tours du rempart et la grille qui ferme le pont, s’inscrit dans cette mise en scène avec la légitimité d’une force naturelle.

Au comble de son amour pour les Ponts, pour les Ruines et pour la Nature, Hubert Robert édifie ici une arche véritablement triomphale : à la gloire du Conquérant  ou du Dieu anonyme  dont la statue, comme chez Piranèse, se dresse au beau milieu du pont.

Pont_Sous_Pont_Hubert Robert Pont Mereville tableau

Pont_Sous_Pont_Hubert Robert Pont Mereville1






Hubert Robert n’a pas fait que des ponts de toile.

Pour un autre milliardaire de son temps, le marquis Jean-Joseph de Laborde, il construisit un pont de pierre – mais en ruines.

Le marquis a été guillotiné, le château de Méreville  abandonné, le parc saccagé, les fabriques vendues,  mais le pont est toujours là :

de l’avantage des fausses ruines sur les vraies !

 

1 Soleil en Décembre

22 décembre 2011

La Nativité de Robert Campin est considérée comme un tournant : un des tout premiers paysages réalistes de l’histoire de la peinture occidentale. Mais le tableau reste profondément marqué par l’esprit médiéval : juxtaposition de plusieurs histoires, anges, phylactères, rochers aux formes étranges…

Pour vérifier le réalisme d’une scène, rien ne vaut les bonnes vieilles questions policières : qui, , quel mois et à quelle heure ?

Nativité

Robert Campin, vers 1425,  Musée des Beaux Arts, Dijon

Nativite Campin Maitre de Flemalle Dijon

Cliquer pour agrandir


Qui et où ?

L’histoire est connue :

« Joseph aussi monta de Galilée, de la ville de Nazareth, en Judée, à la ville de David, qui s’appelle Bethléem, parce qu’il était de la maison et de la famille de David,  pour se faire recenser avec Marie son épouse, qui était enceinte. Or, pendant qu’ils étaient là, le temps où elle devait enfanter s’accomplit,  et elle mit au monde son fils premier-né, l’emmaillota et le coucha dans une crèche, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans l’hôtellerie. » (Luc 2,4)


Bethléem

La ville au fond est donc Bethléem, modernisée sous forme d’une ville flamande, avec citadelle et cathédrale.

Nativite_Campin_Decembre_Epis
Dans le chaume de la crèche, les épis de blé, bien visibles à droite des anges, peuvent être compris comme une réparation à la va-vite,  faite l’été précédent sans prendre la peine d’enlever les grains. On peut aussi y voir les armes parlantes de Bethléem, qui en hébreu signifie « maison du pain ».


.
.
.
.
.
.

Les chevaux

Nativite_Campin_Decembre_Auberge1

Un premier cheval blanc portant un voyageur se trouve en haut à gauche, à côté du col, à l’entrée de la ville, près d’une une sorte de cabaret avec deux enseignes en forme d’écu, une vigne ou une houblonnière entourée de mur juste derrière : sans doute une de ces hôtelleries « où il n’y avait pas de place »


.Nativite_Campin_Decembre_Cavalier2
Un deuxième se trouve sur le pont-levis, après la la porte fortifiée.


Nativite_Campin_Decembre_Auberge2

Un troisième cheval blanc se trouve dans le village au fond à droite, immobilisé dans un travail, tandis que le maréchal-ferrant fait chauffer la forge..


Nativite_Campin_Decembre_Cavalier3

Enfin, un quatrième voyageur à cheval se trouve près d’une grande bâtisse sur le bord droit du tableau, à proximité de la crèche. Dans 4.1 Une cuisante expérience (Campin), nous comprendrons que ce bâtiment n’est ni une hôtellerie, ni un couvent.


Le trajet des voyageurs

Nativite_Campin_Decembre_Route
En cherchant les chevaux, nous avons reconstitué le trajet de nos voyageurs. Ils sont arrivés par le col, et sont passés devant la première auberge.  Ensuite, ils ont pu entrer en ville par la porte fortifiée en brique, qui dépasse à peine du chaume, et en ressortir par la porte fortifiée de droite. Ou bien, plus probablement, ils ont contourné la ville par le chemin à l’extérieur des fossés, à la recherche d’une auberge bon marché dans les faubourgs. Ils ont fini par s’engager sur le chemin de droite, et ont abouti à la crèche.


Techniques de la profondeur

Le chemin qui serpente a donc, de manière plutôt archaïque, une utilité narrative. Mais, du point de vue de la technique picturale, il est également utilisé pour donner de la profondeur au tableau.  Effet renforcé par le mur de torchis qui ferme à gauche le premier plan.

Autre procédé moderne : l’atténuation des couleurs dans le lointain, un des premiers exemples de la perspective atmosphérique qui sera bientôt théorisée par Léonard de Vinci.

Nativite_Campin_Decembre_Bergers
La crèche respecte la perspective cavalière. L’ouverture carrée dans laquelle se pressent les trois bergers rajoute un plan supplémentaire, et donne un effet de tableau dans le tableau (elle correspond à la partie haute d’une porte à deux battants superposés)

Ces procédés très innovants devaient procurer au spectateur de l’époque une étonnante impression de profondeur.


En quelle saison ?

La saison est sans ambiguïté : les arbres sont dépouillés ; les cheminées du village au fond à droite fument. Un des bergers porte des moufles. Nous sommes bien en hiver.

Les ombres (des arbres, des personnages, des deux croix devant le « couvent » qui se projettent sur le mur) sont longues et pointent toutes dans la direction de l’astre à moitié caché par la montagne.

Nativite_Campin_Decembre_Soleil


L’étoile ou le soleil ?

La première idée qui vient en le regardant est qu’il pourrait s’agir de l’Etoile de Noël. Cependant, l’Etoile est supposée marquer l’emplacement de la crèche : les artistes la représentent donc soit au zénith, soit accrochée sur le toit, soit encore formant un spot qui passe à travers un trou et éclaire l’enfant Jésus. De plus, elle est représentée comme une étoile, avec des rayons bien distincts (en général 8).

Ici au contraire, nous avons une forme en couronne rayonnante : il s’agit donc du soleil.


Le soleil-Christ

Il serait logique que ce soleil soit le soleil levant. Ainsi la naissance du Christ coïnciderait avec une nouvelle aube pour l’humanité. C’est l’idée du « sol justiciae », le « soleil de justice », bien exprimée par la très ancienne antienne de l’Avent, chantée le  21 Decembre :

O Oriens, splendor lucis æternæ, et sol justitiæ: veni et illumina sedentes in tenebris et umbra mortis.
( Ô Soleil levant, splendeur de la lumière éternelle et soleil de justice: venez et illuminez ceux qui sont assis dans les ténèbres et à l’ombre de la mort!)

Voyons si cette hypothèse du soleil levant est étayée par les détails réalistes qui foisonnent dans tout le tableau.


Les cavaliers

En principe, on ne quitte pas les lieux habités au crépuscule. Or un cavalier quitte la ville (celui du premier cabaret),

Nativite_Campin_Decembre_Cavalier2un autre sort de la ville vers le faubourg (celui du pont-levis)
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
Nativite_Campin_Decembre_Cavalier3et le troisième (celui du « couvent ») se dirige vers la ville

.
.
.
.
.
.
.

.
.
.
.
.
.

Impossible donc de conclure, d’après les cavaliers,  s’il s’agit du matin ou du soir.


La fermière et les passants

Nativite_Campin_Decembre_PassantsLa fermière qui porte des œufs ou des fromages dans un panier sur sa tête, à droite du chemin, donne un indice plus sérieux : elle va au marché, ainsi que les deux passants avec lesquels elle cause : il semble bien que nous soyions à l’aube.

Cependant, d’autres détails militent en faveur du crépuscule.

 .
.
.
.
.
.
.

La vigne ou la houblonnière

Si le soleil était un soleil levant (donc au Sud-Est au solstice d’hiver), le lopin en pente derrière le cabaret serait orienté Nord-Est : exposition impossible pour une vigne ou une houblonnière. En revanche, s’il s’agit d’un soleil couchant, le lopin est orienté Sud-Est : justement la meilleure exposition.


La mer

Si le soleil est couchant, la mer est au Nord-Ouest : justement sa position par rapport aux Flandres (Campin exerçait à Tournai).


La fermière et les passants

Regardons plus attentivement. Les passants sont en fait des voyageurs : l’homme, devant, porte un baluchon au bout d’un bâton, sur l’épaule. Sa femme le suit, elle-aussi tenant en main bâton et sac. La fermière ne marche pas : elle est à l’arrêt. Et le panier, sur sa tête, n’est qu’à moitié plein.

Nous pouvons maintenant reconstituer la saynète : la fermière rentre chez elle, n’ayant pas tout vendu au marché. Elle croise deux voyageurs pressés d’arriver en ville, car le soir tombe, et leur indique le chemin.


Marie

Si le soleil est couchant, Marie fait face au Nord-Est : cette  disposition  a son importance, comme nous le verrons dans <3 Fils De Vierge>.

Nativite_Campin_Decembre_Orientation


Les rochers anthropomorphes

Penchons la tête à quatre vingt dix degrés, vers la droite  : derrière le soleil, nous voyons clairement que les rochers dessinent le profil d’un monstre au nez pointu et aux oreilles d’âne (son oeil fermé est figuré par un arbre).

.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
Nativite_Campin_Decembre_Soleil Monstre2

Penchons la tête dans l’autre sens : un autre profil apparaît, celui d’un homme à la barbe pointue, coiffé d’un turban, en train d’avaler le soleil  (son oeil fermé est également figuré par un arbre).

..
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.
.

Selon le type de public,  l’astre peint par Campin peut être compris de trois manières :

  • pour les esprits simples, c’est l’Etoile de Noël ;
  • pour les esprits épris de symbolisme, c’est le soleil levant,  le « sol justiciae » qui ouvre la nouvelle ère chrétienne ;
  • enfin, pour les esprits rationnels, ce ne peut être qu’un soleil couchant.

Quelle est finalement l’idée que Campin veut nous faire découvrir, par déduction ? Que le soleil couchant est celui des cultes déchus, des divinités païennes ou orientales, en train de disparaître derrière les rochers anthropomorphes.

Un astre se couche, un autre se lève.

Pour nous aider à comprendre un tableau aussi original, nous avons la chance rare de disposer d’un élément de comparaison : une Nativité peinte quelques années plus tard par un élève de Campin, Jacques Daret.

Il s’agit du panneau de gauche d’une oeuvre ambitieuse, le rétable de Saint Vaast, dont quatre nous sont parvenus, dispersés dans différents musées.

Comme souvent, ce qui était compliqué, voire cryptique chez Campin, se retrouve clarifié, simplifié, vulgarisé chez son élève.

Le rétable de Saint Vaast

Jacques Daret, 1433-1435

Nativité

Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid

Daret_Nativite Saint Vaast

Adoration des Mages

Musées nationaux, Berlin

Daret_Adoration Saint Vaast

Cliquer pour agrandir


L’hiver

De manière bien plus appuyée que chez Campin, l’hiver est souligné par les glaçons qui pendent à la bordure du toit.

.
.


L’Etoile de la Nativité

Sans aucune ambiguité, il s’agit bien de l’Etoile de Noël, qui brille au zénith de la crèche : un rayon passe à travers un trou providentiellement situé juste au dessus de Jésus.


L’étoile de l’Adoration des Mages

Le volet de l’Adoration des Mages était situé à droite de celui représentant la Nativité : il représente la même crèche, tournée de quatre-ving dix degrés. La scène se passe quelques jours après la Nativité, et l’Etoile est tranquillement venue se poser au faîte du toit, comme une décoration de Noël.

Daret a simplifié drastiquement la question de la lumière en ne représentant que l’Etoile : le thème complexe du Soleil en décembre a été totalement éliminé.

Article suivant : 2 Des hommes de bonne volonté

2 Des Hommes de Bonne Volonté

21 décembre 2011

Le tableau raconte simultanément plusieurs histoires. La première est celle de l’Annonce aux Bergers.

Article précédent : 1 Soleil en Décembre

Nativite_Campin_BonneVolonté_Anges


L’annonce aux bergers

Sur la banderole tenue par les anges du toit, on peut lire « Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus bonae voluntatis »
Voici le texte complet (Luc 2,8) :

« Il y avait dans la même région des bergers qui vivaient aux champs et qui veillaient la nuit sur leur troupeau.  Un ange du Seigneur parut auprès d’eux et la gloire du Seigneur les enveloppa de clarté, et ils furent saisis d’une grande crainte.  Mais l’ange leur dit:  » Ne craignez point, car je vous annonce une nouvelle qui sera pour tout le peuple une grande joie:  il vous est né aujourd’hui, dans la ville de David, un Sauveur, qui est le Christ Seigneur.  Et voici ce qui vous en sera le signe: vous trouverez un nouveau-né emmailloté et couché dans une crèche.  » Tout à coup se joignit à l’ange une troupe de la milice céleste, louant Dieu et disant:

 » Gloire à Dieu au plus haut des cieux. Et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! « 


Trois anges, trois bergers



Les trois anges sur le toit représentent donc la « milice céleste » qui accompagne l’annonce aux bergers.  La composition du groupe pastoral, en triangle, est très semblable à celle du groupe angélique comme si, par une sorte de mimétisme, les bergers obéissaient aux anges jusque dans leur posture :

  • le berger de gauche tient sa cornemuse comme l’ange en bleu tient la banderole ;
  • le berger du centre se glisse entre les autres pour mieux voir,  comme l’ange du centre.
  • le berger de droite serre son chapeau entre ses mains tout comme que l’ange de droite, en vert, les joint dans un geste de respect.

Tandis que les trois anges du toit proclament la gloire de Dieu, les trois bergers d’en bas, fraternellement enlacés dans l’embrasure de la porte, sont l’illustration parfaite de ces hommes de bonne volonté auxquels la paix est promise.


Le berger de gauche

C’est le plus jeune des trois bergers, le musicien, l’artiste de la bande.


Le berger du centre

Il semble d’âge mûr, et tient à main gauche une houlette. La houlette est l’instrument de travail du pâtre : un bâton terminé par une partie métallique en forme de spatule, qui permet de détacher des mottes de terre pour les lancer (houler) aux moutons qui s’éloignent. Après l’artiste, le travailleur.


Le berger de droite

C’est le plus âgé, et le plus chaudement vêtu. Il porte des moufles en peau retournée, et tient en main un chapeau de feutre à l’épreuve de la pluie, qu’il peut coiffer par dessus sa cagoule.

Comme le dit de manière savoureuse le Calendrier des Bergers :

« Il affiert au bergier qu’il soit affublé d’ung grant chapeau de feutre rond et bien large, et par davant doit estre redoublé de plaine paume ou plus. Ledict chappeau est mout profitable et ydoine au berger, tant pour obviuer à la pluye, vens et tempestes des temps, comme pour la garde de son chef » . Et ailleurs : « En yver affiert au bergier qu’il ayt moufles pour garder ses mains de la froidure »

A son équipement d’hiver complet, à sa position devant les autres bergers, à sa barbe grisonnante, on comprend que le berger de droite est  le chef du groupe.


Une microsociété dans l’embrasure

Les trois bergers représentent à la fois les trois âges de la vie  (la jeunesse, l’âge mur, la vieillesse) et les trois motivations qui correspondent à chaque âge : les plaisirs, le travail, le pouvoir.


Joseph

Nativite_Campin_BonneVolonté_Joseph

Après les anges et les bergers, continuons à parcourir la diagonale descendante. Joseph, avec sa robe rouge, son manteau marron et sa cagoule bleue, reprend les trois couleurs des bergers, dans une sorte de continuité visuelle. On pourrait même soutenir qu’il représente une sorte de synthèse des trois pâtres :

  • sa barbe répond à celle du chef ;
  • la bougie dont il protège la flamme de la main droite, est une sorte d' »instrument à lumière », tout comme la cornemuse est un « instrument à vent », clarté ou musique résultant dans les deux cas d’un contrôle du souffle ;
  • enfin, la houlette du troisième berger évoque l’emblème même de Joseph, son bâton.

Sur la diagonale des hommes de bonne volonté, Joseph figure en bonne place.

Nativite_Campin_BonneVolonté_Diagonale


Azel

En bas à droite se trouve Azel, la sage-femme qui a cru la première à la virginité de Marie (dans 4.1 Une cuisante expérience nous reviendrons en détail sur l’anecdote).

 

Des trois anges aux trois bergers, puis à Joseph, puis à Azel, la diagonale descendante établit une continuité entre le registre céleste et le registre terrestre, entre la gloire de dieu et la paix promise aux hommes.

Les bergers ont fait confiance aux anges,  Joseph a fait confance à Marie, Azel a fait confance à Marie  : tout en bas à droite du tableau, le dernier « homme de bonne volonté » est…

… une femme !

Article suivant : 3 Fils de Vierge