1 Revers allégoriques

10 juin 2025

Il existe un continent perdu de l’art de fin du Moyen-Age et de la Renaissance, entre 1440 et 1580, auquel le MET a consacré en 2024 la toute première exposition [8] : celui des panneaux bifaces et des couvercles de tableaux. Les revers sont rarement exposés, peu reproduits, et ont été quelquefois séparés par sciage ; les couvercles, autrefois très fréquents, ont été pour la plupart perdus et ceux qui restent sont dispersés. Les ouvrages généraux sur le sujet se comptent sur les doigts d’une main, sont peu accessibles et anciens, et il faut le plus souvent se référer aux monographies, qui restent aveugles sur la vue d’ensemble.

Cette série d’articles élargit le périmètre de l’exposition du MET en présentant, de manière thématique, géographique (Italie et Pays du Nord) et chronologique, l’essentiel de ce qui nous est parvenu : l’exhaustivité pour les formules les plus rares (revers allégoriques ou religieux, couvercles coulissants), les cas notables pour la formule bien plus fréquente – et très répétitive – des revers armoriés.

Commençons par le cas le plus intéressant par les énigmes qu’il pose, celui des revers à thème allégorique.

 

En Italie

Le Double Portrait des Ducs D’Urbino

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L’avers du diptyque

Piero,_Double_portrait_of_the_Dukes_of_Urbino avers

Battista Sforza

Federico da Montefeltro

Le Triomphe de la Chasteté ou Double Portrait des Ducs D’Urbino
Piero della Francesca, 1467-72, Offices, Florence

On ne sait rien sur la raison d’être ni la disposition d’origine de ce petit diptyque [2] : sans doute s’ouvrait-il comme un livre, à la manière des diptyques conjugaux flamands de la même époque. Si l‘ordre héraldique n’est pas respecté (l’épouse à main droite du mari), c’est peut être  par coquetterie, afin de dissimuler l’oeil droit crevé et le nez blessé du duc. Une autre possibilité est que le portrait de la duchesse soit posthume, ce qui expliquerait cette position à la place d’honneur, ainsi que son teint pâle [1] (voir Couples irréguliers).


Le revers

Piero,_Double_portrait_of_the_Dukes_of_Urbino_06 Piero,_Double_portrait_of_the_Dukes_of_Urbino_05

Trônant sur son char de triomphe tiré par deux chevaux blancs, Federico révèle ici, sans problème, son mauvais profil et son oeil crevé.  On comprend alors la raison principale de l’inversion :  pour que les époux apparaissent dans l’ordre héraldique sur une des faces du diptyque, il fallait que cet ordre soit interverti sur l’autre face. Cette formule unique des deux profils affrontés, à l’avers, et des deux allégories affrontées, au revers, traduit l’intention de transposer en peinture le caractère officiel et antiquisant des médailles.

Les vers latins sculptés sur les soubassements en faux marbre suggèrent l’idée d’un monument commémoratif, sur lequel réapparaissent, en majesté, les deux personnages que le recto montrait dans un dialogue intime.

 Le texte côté duc commente la composition :

Illustre est-il, noblement porté en triomphe, semblable aux plus grands généraux, celui que la Renommée éternelle des Vertus célèbre comme digne de porter son sceptre (traduction personnelle).

Clarus insigni vehitur triumpho,

Quem, parem summis ducibus, perhennis

Fama virtutum celebrat decenter

Sceptra tenentem.


Le revers côté duc

Piero,_Double_portrait_of_the_Dukes_of_Urbino_ 06_detail duc
Federico, vêtu en condottiere, porte le bâton de commandement et la Fortune sur sa boule le couronne de lauriers.


Piero,_Double_portrait_of_the_Dukes_of_Urbino_ 06_detail vertus
Il a confié son épée à la Justice, qui tient également la balance. A l’avant de son char, tiré par deux chevaux blancs et conduit par un Amour, on reconnaît aisément deux autres Vertus :

  • la Prudence tenant son miroir, avec son visage en Janus,
  • la Force tenant une colonne brisée.

La femme vue de dos qui surveille le paysage ne peut donc être que la quatrième des Vertus cardinales, la Tempérance.


Tarot de Mantegna Vertus cardinalesVertus cardinales, Tarot dit de Mantegna, Ferrare, 1465

Piero di Francesca s’est clairement inspiré du tarot de Mantegna (sauf pour la Tempérance).


Le revers côté duchesse

Piero,_Double_portrait_of_the_Dukes_of_Urbino_05_detail vertus theologales

En face, sur un char tirée par deux licornes brune, on reconnaît deux des vertus théologales :

  • la Charité avec un pélican se déchirant pour nourrir ses enfants (représentation « en deuil' » qui pourrait faire allusion à la mort en couches de la duchesse, à l’âge de 26 ans) ;
  • la Foi portant une croix, un calice avec sons hostie, et ayant à son côté un petit chien (le chien est représenté aux pieds des gisants féminins, pour symboliser la fidélité au travers de la Mort)

Tarot de Mantegna Vertus théologales
Vertus théologales, Tarot dit de Mantegna, Ferrare, 1465

Voici l’équivalent dans le tarot de Mantegna.


L’Espérance retrouvée (SCOOP !)

Piero,_Double_portrait_of_the_Dukes_of_Urbino_05_detail duchesse

La duchesse est absorbée dans la lecture d’un opuscule : attitude méditative qui complète la vie active menée par le duc, tout comme les vertus théologales complètent les cardinales.  La troisième de ses compagnes, l’Espérance, n’est pas simple à identifier. Selon les commentateurs, c’est tantôt la femme en blanc vue de face, tantôt la femme en bleu vue de dos.

Par symétrie avec le cortège du duc, il est clair que la femme drapée de sombre et voilée fait pendant à la Fortune : elle représente donc le Malheur, sous forme d’une pleureuse, ce qui confirme le caractère posthume du portrait de la duchesse. La femme en blanc qui nous regarde en souriant représente alors la troisième Vertu théologale : l’Espérance


Un éloge funèbre

Celle qui garda la mesure dans les circonstances heureuses, ornée de louanges par les entreprises victorieusement menées par son illustre époux, qu’elle vole par toutes les bouches. (traduction personnelle)

Que modum rebus tenuit secundis,

Conjugis magni decorata rerum

Laude gestarum, volitat per ora

Cuncta victorum

Derrière la versification ampoulée, il est clair que les termes « circonstances heureuses (rebus secundis) » et les « entreprises victorieusement menées (rerum gestarum victorum) » font allusion, avec élégance, à un mérite bien particulier : celui d’avoir, sans se décourager, engendré six filles avant de mourir en donnant le jour à l’héritier mâle, tant attendu.

Le fait que le panégyrique de la duchesse soit écrit au passé (tandis que celui du duc est au présent) confirme qu’il s’agit bien d’un éloge posthume.


La question du panorama (SCOOP !)

Les nombreuses tentatives pour identifier le paysage, à six siècles de distance, relèvent le plus souvent de l’autopersuasion [3].

Plus intéressante est la question de savoir si le panorama est continu :

  • entre les deux panneaux d’une même face (apparemment oui) ;
  • entre les faces avant et arrière.

La difficulté est que celles-ci n’obéissent pas au même point de vue : les Triomphes sont vus en plongée (ce qui fait que l’ensemble du cortège, sauf la tête de la Fortune, se situe sous la ligne d’horizon) alors que les Faces sont vues en légère contreplongée.



Piero_della_Francesca_-_Portrait_of_Federico_da_Montefeltro panorama 1
C.J.Hessler a remarqué récemment [4] qu’en décalant les versos de la hauteur du piédestal, les lignes d’horizon correspondent et les paysages se recollent, mais sans aboutir à un cycle complet. Car en admettant que la continuité du paysage entre le recto et le verso du panneau féminin ne soit pas une coïncidence, il est clair que cette continuité  n’existe pas côté masculin.


Un Duché idéal (SCOOP !)

Piero_della_Francesca_-_Portrait_of_Federico_da_Montefeltro panorama 2

Mon interprétation personnelle est que le paysage du verso, avec sa position en contrebas et ses ombres irréalistes. évoque une contrée idéale, que nous pourrions baptiser le Duché de la Renommée pérenne (perhennis fama). Dans le Duché idéal, les deux rives se rejoignent par la route surélevée ; dans le Duché réel,  un fleuve sépare les deux époux.

Dès lors la continuité/discontinuité du paysage se justifie par le sens de lecture qu’elle impose : depuis le portrait du duc, avec son âge et ses disgrâces physiques, nous passons au portrait posthume de son épouse, laquelle fusionne, puisqu’elle est morte, avec son portrait moral au verso : là, les chars des époux progressent l’un vers l’autre, mais c’est seulement à sa mort que le Duc rejoindra le sein.



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En aparté : la naissance de la médaille [5]

Ce premier exemple trouve certainement sa source dans l’art de la médaille qui se développe en Italie à partir des années 1430, corrélatif au goût pour les médailles antiques.


Pisanello 1438 Medaille Jean VIII PaleologueMédaille Jean VIII Paléologue, Pisanello, 1438

Les premières médailles montrent le même personnage en vue rapprochée et en vue lointaine.


Pisanello 1447-48 Medaille de Ludovic GonzagueMédaille de Ludovic Gonzague, 1447-48, Pisanello

Le plus souvent, la direction est inversée entre le visage et la figure en pied, de manière à confirmer que les deux vues capturent le même personnage, comme pris en sandwich dans l’épaisseur : on pourrait baptiser cet effet « travelling circulaire ».


Pisanello 1447 Medaille de Cecilia GonzaqueMédaille de Cecilia Gonzague, 1447, Pisanello

Bientôt le côté pile devient une « impresa » (mot italien pour « emblème ») qui, dans une optique platonicienne , donne l' »idée » qui complète le visage représenté côté face : ici la licorne et le croissant de lune – l’emblème de Diane – traduisent les idées de chasteté et de pureté. Ici, le « travelling circulaire » n’est pas respecté, peut  être par décence, afin d’éviter de déshabiller trop clairement Cecilia.


Valerio Belli, medaille de Pietro Bembo 1532
Le poète Pietro Bembo
Médaille de Valerio Belli, 1532

Le revers montre ici le poète dans la Nature, vêtu à l’antique sous un bosquet de lauriers, allongé sur un livre qui n’est autre qu’une fontaine.


Le tableau biface italien suit, au départ, les mêmes principes que les médailles :

  • le côté face montre la représentation ressemblante de la personne, focalisée sur son profil ;
  • le côté pile montre son portrait allégorique, en pied dans un paysage.

Les deux images regardent en sens inverse, suggérant que ces vues à plat sont celles d’un personnage unique.




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Le portrait de Ginevra de Benci

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Leonardo_da_Vinci_-_Ginevra_de'_Benci_-_Google_Art_Project Leonardo_da_Vinci_-_Ginevra_de'_BenciNational_gallery_in_washington verso

Portrait de Ginevra de Benci
Léonard de Vinci, 1474-76, NGA, Washington

On a depuis longtemps identifié la jeune femme, grâce à l’arbrisseau très particulier qui se développe derrière elle,et qui donne l ‘image parlante de son prénom : le genièvre.

Mais le verso, moins célèbre, est tout aussi astucieux. Une banderole porte la devise latine en trois mots :

La beauté orne la vertu

Virtutem forma decorat

Elle s’entrelace autour de trois arbres ou arbustes bien identifiables : le laurier, le genévrier et le palmier.
« Forma » (la beauté) entoure le genièvre, assimilant d’une nouvelle manière celui-ci avec la belle Ginevra.


L’hypothèse Bernardo Bembo [6]

Au départ, on a pensé (K.Clark) qu’il s’agissait d’un tableau réalisé à l’occasion du mariage de Ginevra en 1474, à l’âge de dix sept ans. Mais en 1989, Jennifer Fletcher a développé l’idée que le portrait de Ginevra avait été commandé par Bernardo Bembo, ambassadeur de Venise à Florence en 1474-75.


Bernardo Bembo by Hans Memling Musee des Beaux Arts AnversPortrait d’un homme tenant une monnaie de Néron (Bernardo Bembo)
Hans Memling, Musée des Beaux Arts, Anvers

On est quasiment certain que ce tableau représente Bernardo Bembo, en collectionneur de monnaies. De plus, un palmier est bien reconnaissable sur la droite, et on remarque sur le bord inférieur deux feuilles de laurier.



Leonardo_da_Vinci_-_Ginevra_de'_Benci_-Devise Bernrado BemboIllustration tirée de l’article de Mary D. Garrard [7]

Or il se trouve que l’emblème de Bernardo Bembo était une feuille de laurier et une palme, entourant la devise « VIRTUS ET HONOR (Vertu et honneur). De plus Bernardo est connu pour son amour platonique envers Ginevra de Benci, pour laquelle il avait commandé à deux lettrés florentins un poème célébrant sa vertu.


Leonardo_da_Vinci_-_Ginevra_de'_Benci National_gallery_in_washington verso infrared reflectogram
Illustration tirée de l’article de Mary D. Garrard [7]

En 1998, on découvre sous le texte de la banderole la devise exacte de Bernardo Bembo, ce qui semble confirmer définitivement son lien étroit avec le portrait : on peut même dire que le verso représente exactement la situation :

Bernardo (le laurier et la palme) entourant Ginevra (le genièvre) de ses louanges.


Le portrait complet

Leonardo_da_Vinci_-_Ginevra_de'_Benci_reconstitution by Susan Dorothea White
Reconstruction par Susan Dorothea White, reproduit par E.J.Duckworth [6]

Le bas du tableau ayant été perdu, on a proposé une hypothèse de reconstruction, sur la base d’un croquis de mains par Léonard qui aurait pu être une esquisse pour le tableau. Ginevra aurait tenu une fleur : fleur d’oranger (pour les partisans de la théorie du mariage) ou rose (fleur qui figure dans les armoiries de Bembo).

Cette reconstruction a été contestée ([7], p 25), car elle a pour inconvénient de décentrer considérablement l’emblème du verso : on peut imaginer qu’un parapet, moins large, constituait la partie manquante, et noter que l’hypothèse des mains et de la fleur fait dériver l’interprétation vers les représentations conventionnelles de la femme, qu’elle soit épouse ou icône platonique.


Une relecture féministe

En 2006, Mary D. Garrard reprend de fond en comble la question, dans un article brillant qui constitue un petit bouleversement copernicien, non dénué de présupposés idéologiques, mais étayé par une logique et une érudition impeccables. Pour le lecteur pressé, en voici les grandes idées, mais l’article est un modèle de retournement de situation qui mérite une lecture attentive.

Jusqu’alors en Italie, les portraits de femme étaient toujours de profil, pour faciliter la ressemblance, mais aussi parce qu’il était gênant pour le spectateur d’être toisé frontalement. Pour ce tout premier portrait de la main de Vinci, autoriser la modèle à tourner la tête vers le spectateur était une attitude « progressiste » , encouragée par le fait que le tableau n’était sans doute pas pas un tableau de mariage, et que Ginevra était une personnalité très originale pour l’époque : belle, poétesse, riche, et semble-t-il ne voulant pas d’enfants ([7], p 42).



Leonardo_da_Vinci_-_Ginevra_de'_Benci_-dessin licorne
Mary D. Garrard a retrouvé un dessin de Léonard qui pourrait être un projet pour le revers. Se conformant au formalisme habituel des tableaux bifaces, Léonardo aurait prévu tout d’abord, au revers du visage, un portait en pied dans un paysage, constituant le portrait moral de Ginevra : la chasteté, représentée par la licorne. Puis il aurait finalement opté, avec la devise et l’emblème, pour une représentation abstraite de la même idée ([7], p 30). Une autre possibilité est que ce dessin ait été prévu pour un couvercle (voir 2 Couvercles coulissants )

Par ailleurs, cet emblème n’est pas celui de la famille de Bembo, et il n’apparait de manière certaine comme marque dans les manuscrits de sa bibliothèque que bien plus tard, après 1483.


Leonardo_da_Vinci_-_Ginevra_de'_Benci_-Devise Bernrado Bembo Mausolee Dante
Illustration tirée de l’article de Mary D. Garrard [7]

On le retrouve dans le mur du mausolée de Dante à Ravenne, commandé en 1482 par Bernardo Bembo : une banderole marquée « Vertu et Honneur » entoure une branche de genièvre, exactement comme dans le premier état du verso du tableau de Vinci !

L’explication renversante de Mary D. Garrard est la suivante :

« Etant donné la séquence d’évènements et l’apparition tardive de l’emblème « Vertu et Honneur » dans les manuscrits de Bembo, l’explication la plus plausible de l’ajout, à Ravenne, du rameau de genièvre dans l’emblème est que Bembo a, pour des raisons politiques, emprunté au portrait de Léonard l’emblème et la devise personnelle de Ginevra et qu’ensuite il les a fait siens. » ([7], p 41)

C’est durant sa seconde ambassade à Florence, en 1478-80 que Bembo aurait, pour s’assurer la bienveillance des Florentins, fait mousser son adoration pétrarquienne pour Ginevra (dans la foulée de l’aventure entre Lorenzo de Medici et Simonette Vespucci, que la mort de celle-ci venait de conclure). Et il est possible que Ginevra se soit retirée au couvent à cette époque, afin de fuir ses assiduités médiatiques.

« A la fin de leur relation, si l’histoire est correctement reconstituée, Bembo aurait fait un pas de plus, en revendiquant l’emblème personnel de Ginevra comme tribut de sa conquête… Dans cette perspective, il n’est pas impossible que Ginevra elle-même, ou sa famille, ait demandé à modifier la devise au revers du portrait, afin de récupérer ou remodeler cette identité «  ([7], p 44).

Léonard n’ayant quitté Florence qu’en 1481, il aurait pu lui même effectuer cette correction. En remplaçant le mot « Honneur » par le mot « Beauté », la devise perd la symétrie entre les mots et l’emblème, mais gagne en portée symbolique. Car « Virtus decorat forma » se prête à plusieurs lectures, dans lesquels la « Beauté » occupe à la fois visuellement et sémantiquement une place centrale ([7], p 45) :

  • éloge personnel de Ginevra : « Elle ajoute la beauté à la vertu » ;
  • affirmation d’une cohérence entre apparence et monde intérieur : « sa beauté est le décor de sa vertu »
  • éloge de l’habileté de Léonard : « Il orne sa vertu par la beauté ».

En conclusion, Mary D. Garrard proclame l’importance idéologique de l’oeuvre :

« Nous devons ôter ces oeillères pour voir que l’importance du portrait de Ginevra de Benci par Léonard de Vinci ne tient pas à son association supposée avec Bernardo Bembo. Nous rencontrons ici la rare convergence d’un artiste mâle exceptionnellement réceptif et d’une femme forte. Léonard, intéressé et non effrayé par les capacités intellectuelles de cette femme, a fixé en peinture une image au grand potentiel, celle d’une jeune femme dont la dignité et la tranquille affirmation de soi correspondent largement à l’éveil de la conscience, à la voix des femmes… » ([7], p 47)


Une inversion florentine (SCOOP !)

La palme et le laurier, végétaux toujours verts, sont dans la tradition gréco-romaine deux emblèmes de la victoire. Mais dans la tradition chrétienne, la palme évoque spécifiquement la victoire des martyrs, ces champions des vertus chrétiennes. De ce fait, il aurait été plus naturel de placer la palme côté VIRTUS et la laurier côté HONOR. Or aussi bien dans le premier état du revers que dans le bas-relief de la tombe de Dante, les deux plantes sont inversées.

Il faut tenir compte ici d’une spécificité de Florence, où le laurier, emblème de Laurent de Médicis, est associé à la Vertu dans sa devise « Ita ut virtus (ainsi est la vertu) ». Et plus spécifiquement à la Chasteté, en référence à Daphné se transformant en laurier pour échapper à Apollon. Chasteté qui est évoquée également par la licorne, dans le projet de revers ou de couvercle.

L’association quelque peu forcée entre Honneur et palme a, selon Mary D. Garrard ([7], p 29, note 20) au moins un précédent florentin. Reste qu’il donne au terme Honneur une tonalité chrétienne et sacrificielle. Si l’emblème a été conçu par et pour Ginevra jeune épouse, il semble que déjà son idée de l’honneur féminin consistait à renoncer au monde.

Ceci rajoute à l’argumentation de Mary D. Garrard une touche ironique : par ce qui ne serait pas le premier contresens de l’histoire, une devise essentiellement féminine a été récupérée par un homme qui l’a copieusement utilisée, sans tenir compte de l’inversion des valeurs que trahit l’inversion du dessin.


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Agnolo di Domenico del Mazziere Bildnis einer jungen Frau 1485-90 Gemaldegalerie Berlin

Portrait d’une jeune femme
Agnolo di Domenico del Mazziere, 1485-90, Gemäldegalerie Berlin, photo Christoph Schmidt 

Cette jeune femme, les bras cachés derrière le bandeau NOLI ME TANGERE, donne une bonne idée de ce à quoi ressemblait le portrait de Ginevra de Benci avant d’être tronqué en bas. La citation évangélique « Ne me touche pas » suggère que la jeune femme devait se prénommer Madeleine ( [8], p 126).

Au revers, un blason gratté est encadré par des exhortations à la chasteté :

  • en haut une citation du Triomphe de la Chasteté de Pétrarque (vers 87) :

    Peur de l’infamie, ou seulement désir de l’honneur

    Timore d’infamia et / solo disio d’onore

  • en bas un vers du poète florentin Antonio di Matteo di Meglio :

    J’ai d’abord pleuré / pour ce que je désirais / puis pour ce que j’ai eu

    Piansi gia / quello ch’io volli / poi ch’io l’ebbi

  • sur les côtés, un proverbe florentin connu :

    Ce fut ce que Dieu voulait, ce sera ce que Dieu voudra

    Fu che Idio volle / Sarà che Idio vorrà.

Ces textes donnent, en somme, trois raisons à l’exhortation du recto. « Ne me touche pas… » :

  • par crainte du scandale,
  • par peur des suites,
  • pour obéir à Dieu.

Ce portrait d’une jeune femme isolée sur son balcon et qui proclame être « intacte » est, dans la Florence de l’époque, une puissante invitation au mariage.


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Suiveur de Botticelli Femme de profil 1490 National Gallery Suiveur de Botticelli Figure allégorique 1490 National Gallery

Suiveur de Botticelli, vers 1490, National Gallery [9]

On ne sait pratiquement rien de ce portrait ni de la figure du revers : on a proposé la muse de l’Astronomie, Uranie (à cause de la sphère armillaire qu’elle tient de la main gauche). Mais que dire de ce qui semble être un paquet de mousse verte, qu’elle élève vers le ciel de la main droite ?

L’interprétation de A.Dülberg (1990)

andrea-mantegna-Tarot CosmicoIl Cosmico (Le Génie du Monde), Tarot dit de Mantegna, Ferrare, 1465 Lucas-Cranach-d.-J.-Allegorie-der-Tugend-Tugendberg 1548 Lindenholz. Kunsthistorisches MuseumLe mont de la Vertu, Lucas-Cranach le Jeune, 1548, Kunsthistorisches Museum, Lindenholz.

A.Dülberg ( [10] p 133 et ss), qui a beaucoup avancé sur cette énigme, a monté que l’allégorie développe la figure de l’Homme cosmique du tarot de Mantegna, en lui ajoutant le thème du mont de la Vertu : son sommet rocailleux, sur lequel est montée la figure ailée de la Vertu, contraste avec la forêt obscure (la « selva oscura » de Dante) qui représente l’existence terrestre.

Pour A.Dülberg, aussi bien la sphère armillaire que la mousse sont des symboles de l’Espérance chrétienne en la vie éternelle : la sphère parce qu’elle est céleste, la mousse parce qu’elle se replante facilement et reverdit après avoir été desséchée.


Un décollage paradoxal (SCOOP !)

On comprend bien que la figure ailée a escaladé le mont rocailleux, protégée par ses sandales, et est en train de décoller du sol. Mais, indépendamment de leur valeur symbolique; il est paradoxal que l’objet céleste (la sphère armillaire) soit abaissé vers la terre par la main néfaste, et l’objet terrestre (la mousse) élevé vers le ciel par la main favorable. De plus, la mousse a partie liée avec le sous-bois et est l’antithèse du mont (avec sa roche nue et hérissée de pointes) ; quant à la sphère, elle ressemble au mont (avec sa forme sphérique et ses marches de pierre). Mousse et sphère apparaissent donc, visuellement, comme deux objets antithétiques, l’une dans le camp de la forêt et l’autre dans le camp du roc.


Suiveur de Botticelli Figure allégorique 1490 National Gallery schema

Une manière de résoudre ces paradoxes est de penser la scène en mouvement. En traversant les forêts, la jeune femme a ramassé de la mousse, qui ne pousse que dans l’obscurité – ce pourquoi on n’en trouve pas en pleine lumière sur le mont de la Vertu. Sur Terre, douceur et Vertu sont incompatibles, elles ne se cohabitent qu’au Ciel, autrement dit après la mort.


Suiveur de Botticelli Figure allégorique 1490 National Gallery detail sphere

De même, il faut penser la sphère armillaire en mouvement. A.Dülberg a bien noté que la planète Terre, au centre, dépasse juste la cime des arbres : la figure ailée est en train d’élever son bras gauche qui va rejoindre son bras droit pour tracer le V de Virtus (déjà amorcé par les ailes). La sphère armillaire n’est pas à prendre ici comme un symbole purement céleste : c’est bien une Terre épurée, idéalisée, cosmique, que la femme vertueuse emporte dans son envolée, comme un souvenir de son origine


Un portrait posthume

Suiveur de Botticelli Femme de profil 1490 National Gallery Simonetta_Vespucci Marubeni collection, Tokyo
960px-Profilbildnis_einer_jungen_Frau_-_Gemäldegalerie_Berlin Botticelli_-Simonetta_Vespucci_as_Maria_Lactans Cook collection

On connaît plusieurs portraits de profil montrant la même femme-fantasme, avec une coiffure extravagante : on considère habituellement qu’il s’agit d’évocations de Simonetta Vespucci, morte tragiquement à 22 ans, en 1476.

Le portrait de la National Gallery est le seul avec un revers peint. L’orientation inverse de la demi-figure et de la figure en pied rappelle le « travelling circulaire » des médailles, dans lequel le revers constitue le portrait moral de l’avers : le rappel d’un ange au ciel   traduit assez bien le destin d’une jeune morte, d’autant plus lorsque ses ailes tracent le V de Vespucci.

L’inscription très effacée de la banderole, « CHI B / I / N » n’a pas été déchiffrée.


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Ansano di Michele Ciampanti attr ritratto_di_procuratore_veneziano,_1490-1500_ca Museo Poldi Pezzoli Milan Ansano di Michele Ciampanti attr ritratto_di_procuratore_veneziano,_1490-1500_ca Museo Poldi Pezzoli Milan revers

Portrait d’homme
Ansano di Michele Ciampanti (attr) ,1490-1500, Museo Poldi Pezzoli, Milan

A cause de la présence des deux ours au revers, on a supposé que l’homme pouvait être un membre de la famille Orsucci.


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jacometto veneziano national gallery jacometto veneziano national gallery revers Horace

Portrait d’homme (probablement Pietro Bembo)
Jacometto Veneziano, vers 1498, National Gallery, Londres

Le revers montre une allégorie modeste : deux branches de laurier nouées par un « lac d’amour », sur fond vert. Ceux-ci sont un argument en faveur de Pietro Bembo, par analogie avec l’emblème de son père Bernardo (la palme et le laurier). Qu’un jeune poète pétrarquien prenne pour emblème un double laurier est logique, d’autant plus que qu’il illustre à merveille le vers bien choisi des Odes d’Horace :

Heureux trois fois et plus ceux qui sont unis par un lien indéfectible.

Felices ter et amplius, Quos irrupta tenet copula

Selon Alison Manges Nogueira ( [8] , p 107), Bembo aurait pu commander ce portrait vers 1495 comme cadeau pour sa maîtresse Costanza Fregoso.


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Jacometto Veneziano 1470 Philadelphia Museum of Arts Jacometto Veneziano 1470 Philadelphia Museum of Arts revers

Portrait de femme
Jacometto Veneziano (cercle), vers 1470, Philadelphia Museum of Arts

Cet autre portrait de Veneziano porte également au revers une inscription à l’antique, sur un fond imitant le porphyre. Plusieurs propositions ont été faites pour déchiffrer la première ligne : « V LLLL F ». La suite semble être une exhortation à la vie spirituelle :

Rassasies ton âme de délices, car après la mort, pas de volupté.

DELITIIS ANIMUM EXPLE, POST MORTEM NULLA VOLUPTAS

Si le voile jaune que porte la jeune femme est bien un signe distinctif des prostituées vénitiennes, alors l’exhortation morale prend un sens bien plus ironique ([8], p 114).


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Portrait d’un Allemand

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Jacopo_de'_Barbari_-_Ritratto_di_un_Tedesco 1497-1500 Gemaldegalerie Berlin Jacopo_de'_Barbari_-_Una_stanza_con_gli_amanti

Portrait d’un Allemand
Jacometto Veneziano ou Jacopo de Barbari, Gemäldegalerie, Berlin

Les historiens d’art n’ont aucune certitude ni sur l’auteur, ni sur la signification de l’ovni surréaliste qui figure au revers de cet austère portrait de marchand, comme peint directement depuis le futur par le pinceau d’un Chirico ou d’un Magritte.


Un revers indépendant

Une chose est certaine : l’homme brun du verso n’a aucun rapport physique avec le personnage blond du recto. La seule manière d’avancer est la comparaison avec d’autres oeuvres du même cercle artistique.


Un objet-emblème

Portrait de Luca Pacioli, attribué à Jacometto Veneziano ou Jacopo de Barbari, 1495, Musée Capodimonte, Naples.

Même s’il est aventureux de prétendre expliquer une énigme par une autre, relevons ce que les deux oeuvres ont en commun, au moins dans leur composition : un objet surdimensionné, en verre à demi rempli d’eau ( un rhombicuboctaèdre suspendu à un fil dans un cas, un verre d’eau posé sur une embrasure dans l’autre) qui attire le regard, et semble emblématique de l’activité des deux autres protagonistes : faire de la géométrie dans un cas ; et dans l’autre quoi, faire l’amour ?

Sur le détail de la mouche sur le cartouche, voir  4-2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux


Le bras droit de la femme

Jacopo_de'_Barbari_-_Una_stanza_con_gli_amanti detail couple Jacopo de Barbari Venus 1503-04 inverseeJacopo de Barbari, Vénus, gravure, 1503-04 (inversée)

Par comparaison avec la gravure, il est raisonnable de penser que la femme tient un petit miroir circulaire, attribut habituel de Vénus.


Jacopo_de'_Barbari_-_Una_stanza_con_gli_amanti schema
Une des interprétations récentes [12] est de voir dans le panneau une vanité des sens, qui pénètrent dans le cerveau comme la lumière dans la pièce : la vue et le toucher, symbolisés par les gestes du couple, ont leur limite, démontrée au premier plan par la tige qui semble coupée en deux.


Jacopo_de'_Barbari_-_Una_stanza_con_gli_amanti detail couple Baldung Grien 1511 Hans Adam EveAdam et Eve, Hans Baldung Grien, 1511 

Mais la femme pourrait tout aussi bien tenir une pomme, et le couple évoquer Adam et Eve. C’est l’époque où Eve enfreint assez souvent la convention héraldique et passe à main droite d’Adam, ce qui tend à souligner son rôle d‘initiatrice de la Faute (voir L’inversion Eve-Adam).


Le bras gauche de la femme

Jacopo_de'_Barbari_-_Una_stanza_con_gli_amanti detail couple Jacopo de Barbari Triton et Nereide vers 1503Jacopo de Barbari, Triton et Néréide, gravure, vers 1503

On trouve chez Jacopo une scène amoureuse comparable, mais sous couvert de mythologie : le Triton n’a pas encore porté la main au sein de la Néréide, en revanche cette dernière s’est déjà aventurée à un geste  audacieux.


L’idée de la mort

Jacopo_de'_Barbari_-_Una_stanza_con_gli_amanti detail couple Jacopo de Barbari (maniere de) Mors omnia mutat (retourne)Gravure à la manière de Jacopo de Barbari (retournée)

Ce burin (complétée sur d’autres épreuves par le monogramme BD et l’inscription Mors omnia mutat / la mort transforme tout [13]) comporte également un couple debout qui s’enlace, la femme tenant dans son dos une pomme : manière de l’assimiler à la fois à Vénus et à une Eve classicisée et érotisée. Mais ce qui nous intéresse est que la scène amoureuse est mise en balance avec un emblème de la Mort, non plus le serpent biblique mais le crâne et le sablier.


Le laurier-poison (SCOOP !)

Jacopo_de'_Barbari_-_Una_stanza_con_gli_amanti detail verre bouture-laurier-rose

Nous pouvons maintenant revenir au trompe-l’oeil du premier plan, et au réalisme optiquement exact, mais symboliquement négatif, de la tige cassée par la réflexion et de l’ombre qui enveloppe la lumière.

Le laurier est, dans le contexte vénitien, un symbole éminemment positif (célébrité pour les hommes, chasteté pour les femmes, fidélité dans le mariage pour les couples  [13a]). Joint à la transparence de l’eau et du verre, il évoque également l’eau bénite et le dimanche des Rameaux. Cependant, tout ceci peut être retourné en un symbole négatif.

Il faut savoir qu’une branche de laurier réduite à quelques feuilles et posée dans un verre a une signification très concrète : elle illustre la manière de reproduire par bouture, non pas l’inoffensif laurier-sauce, mais le laurier-rose qui, comme on sait, est un poison violent. Au point que l’eau dans lequel on le met à tremper pour développer ses racines devient elle-même un poison.


De même que la moitié gauche du panneau oscille entre la Volupté (Vénus) et le Péché (Eve), de même la moitié droite nous montre, derrière la plante bénite et l’eau pure, le poison du péché originel, inhérent à la reproduction.


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Doni Agnolo (Strozzi) Raphael 1503 Offices Doni Maddalena (Strozzi) Raphael 1503 Offices

Portraits d’Agnolo et Maddalena Doni
Raphaël, 1503, Musée des Offices, Florence

Ce double portrait fut terminé juste après le mariage d’Agnolo Doni avec Maddalena Sforza. Quelques années après, un revers en grisaille fut ajouté par un élève peu connu de Raphaël (probablement pour des raisons financières), sans intérêt pictural et donc rarement reproduit.


Doni Maddalena Raphael Offices Deucalion et Pyrrha-versoDeucalion et Pyrrha (revers Maddalena) Doni Agnelo Raphael 1503 Offices Deluge -versoLes divinités de l’Olympe au dessus du Déluge (revers Agnolo)

Maestro di Serumido, vers 1506

L’intérêt est iconographique : Ovide raconte que Zeus ayant puni par un déluge tous les habitants de la Terre, seuls Deucalion et Pyrrha en réchappèrent. Hermès leur ordonna de se voiler la face et de jeter les os de leur mère par-dessus leurs épaules pour repeupler la terre. Après avoir longtemps cherché le sens de ces paroles, ils comprirent que les os n’étaient rien d’autre que les pierres qui couvraient leur Mère à tous, la Terre, et ils exécutèrent l’ordre des dieux. Les pierres jetées par Deucalion se changèrent en hommes ; celles qui furent jetées par Pyrrha en femmes.

A noter que si les deux panneaux avaient été montés en diptyque (comme supposé ci-dessus), le revers aurait présenté les scènes à rebours de l’ordre chronologique : le repeuplement avant la catastrophe. Il est donc certain que les deux panneaux étaient accrochés séparément, et retournés à l’occasion : on commençait par celui du mari, avec le temple sur une île entourée de noyés ; en retournant celui de l’épouse, le temple redevenait accessible au dessus d’une humanité multipliée. Ce temple sur la colline  peut être vu comme une espérance de stabilité et de pérennité pour la maison des Doni ([10], p 150).


Doni Maddalena (Strozzi) Raphael 1503 Offices detail arbre
Le « Deucalion et la Pyrrha » au verso du portait de l’épouse matérialise le désir d’enfant du couple, que Raphaël avait seulement suggéré par l’image de l’arbre qui, au recto, semble prendre racine dans l’épaule de l’épousée. Ils auront une fille en 1507 et de un fils en 1508.


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Marco_Marziale_Portrait_of_a_man_1493_1507_louvre Marco_Marziale_Portrait_of_a_man_1493_1507_reverse armoiries famille Mellini

Portrait d’homme
Anonyme vénitien, 1490-1500, Louvre, Paris

Il s’agit probablement d’un portrait de présentation en vue de fiançailles. On retrouve au dos le symbole de l’arbre fertile, ici un oranger, qui était alors un cadeau et un symbole nuptial. Deux écus sont accrochés au tronc : celui de l’époux est visible [14] , tandis que celui de la future épouse est retourné

En bas, deux amours s’apprêtent à ramasser les fruits qui tomberont dans le vase de marbre.

« La faune représentée à l’arrière-plan est également significative : le cerf, les lapins, les canards, la pintade et le boeuf symbolisent le pouvoir de l’amour et de la fertilité ; le paon à l’extrême droite était connu comme l’attribut de Junon, la déesse qui veille sur le mariage. » Frank Zöllner [15].

N’oublions pas le lézard devant le vase, qui pour Léonard de Vinci était un symbole de fidélité.

Cette iconographie prolonge, dans le domaine profane, celle de l’oranger qui apparaît à l’époque dans plusieurs retable vénitiens consacrés à la Vierge.


Cima_da_Conegliano_-_Madonna_of_the_Orange_Tree_-_WGA04887Madonne de l’Oranger
Cima da Conegliano, 1497, Offices, Florence

L’arbre prend racine non pas dans le sol rocailleux mais dans l’épaule même de Marie, tandis qu’une jeune branche s’incline au-dessus de l’Enfant comme si celui-ci y était suspendu. Ainsi l’oranger évoque tout à la fois :

  • l’Arbre des Vertus médiéval (Marie est dite « radix virtutum »),
  • l’Arbre de Vie qui régénère l’arbre fatal de la Genèse,
  • l’engendrement de Jésus, fruit de Marie.[15]


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Gian_Pietro_Rizzi_called_Giampietrino_-_The_Virgin_and_Child_Icosidodecahedron 1510-15 Museo Poldi Pezzoli MilanVierge à l’enfant Gian_Pietro_Rizzi_called_Giampietrino_-_The_Virgin_and_Child_Icosidodecahedron 1510-15 Museo Poldi Pezzoli Milan versoIcosidodécahèdre

Gian Pietro Rizzi dit Giampietrino, 1510-15, Museo Poldi Pezzoli, Milan

L’icosadodécahèdre (vingt triangles équilatéraux et douze pentagones) apparaît dans le Codex Atlanticus de Léonard de Vinci, le maître de Giampietrino, ainsi que dans le « De divina proportione », le traité de mathématiques de Luca Pacioli en 1509.

Vu la direction du regard de la Vierge et de l’Enfant, Angelica Dülberg fait l’hypothèse que le panneau constituait le volet gauche d’un diptyque de dévotion, le panneau de droite étant un portrait disparu de Lucas Pacioli ([10], p 295). De ce fait, le polyèdre serait une sorte d’emblème géométrique de l’imbrication entre la Vierge et l’Enfant.


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allessandro allori 1570-80 ca Bianca Capello Offices FlorencePortrait de Bianca Capello allessandro allori 1570-80 ca allegory of dream Offices FlorenceAllégorie du Songe

Allessandro Allori, vers 1570-80, Offices, Florence

Bianca Capello était la maîtresse du grand duc de Toscane François I de Médicis, qu’elle épousera en 1579. Le revers de ce petit portrait sur cuivre reprend une allégorie imaginée quarante ans plus tôt par Michel-Ange.


Michelangelo Buonoarroti The Dream (Il sogno), c.1533 The Courtauld Gallery, London
Le Songe
Michelangelo Buonarroti, vers 1533, Courtauld Gallery, Londres

Le cuivre reproduit très fidèlement ce dessin : un rêveur, réveillé par une trompette angélique, échappe aux six péchés capitaux représentés dans les nuées (à gauche la Gourmandise et la Luxure), à droite l’Avarice, l’Envie, la Colère et le Paresse. L’Orgueil étant absent, il est très possible qu’il soit symbolisé par la figure centrale, qui croit maîtriser le Globe alors qu’il n’a en sa possession qu’un collection de masques. Le sens moral de la composition pourrait donc être celui d’une mise en garde contre l’Orgueil, mais d’autres lectures ont été proposées [16].

Il faut noter que François I s’intéressait particulièrement au thème de la Nuit et du Rêve, comme le montre un char réalisé pour le cortège de ses noces avec Bianca Capella [17]. Selon Alison Manges Nogueira ( [8], p 175), la plaque aurait pu être réalisée à l’occasion de ce mariage, pour légitimer le passage d’une union pécheresse à une union sanctifiée. Un inventaire de 1621 précise qu’elle était conservée dans une boîte en noyer.


Dans les Pays du Nord

Dans les Pays du Nord, le revers allégorique est bien moins répandu et sophistiqué qu’en Italie. On n’y rencontre pratiquement que des  revers armoriés (voir 4.1 Revers armoriés : portraits isolés ) ou des revers macabres (voir La mort recto-verso), mis à part les quelques rares cas que nous allons voir.

Un houx énigmatique

Van der Weyden Portrait of a Man Guillaume Fillastre 1440 Courtauld Institute Londres Van der Weyden Portrait of a Man Guillaume Fillastre 1440 Houx - je hais ce que je mords Courtauld Institute Londres

Portrait d’homme (Guillaume Fillastre ?)
Van der Weyden, 1440, Courtauld Institute, Londres

On n’est pas sûr de l’identité du modèle, ce qui est fréquent. Mais on n’est pas sûr non plus, ce qui est plus rare, de la signification de l’emblème (une branche de houx) et de la devise (“Je He Ce Que Mord »), problème auquel se sont attelés de célèbres historiens d’art. Etat de la question, d’après l’étude de Thomas Lüttenberg [18], et dans l’ordre d’apparition.


  • « Je hais ce qui pique » (Friedrich Winkler, 1950)
  • « Je hais ce que je pique » (Panofsky, 1953)

Une partie du problème vient de ce verbe « he », qui n’existe nulle part ailleurs. Panofsky conteste l’ancienne lecture « J’ai ce qui pique », qui casse toute idée d’identification entre l’homme du verso et l’emblème. Par ailleurs le verbe ne peut être qu' »haïr« . Sa traduction, qui assimile « mordre » et « piquer« , s’éloigne cependant du français et laisse un grand point d’interrogation sur ce que l’homme du portrait haït tant.


  • « Je hais ce qui mord », Bambeck, 1981

Bambeck se focalise sur la devise et lui trouve un sens chrétien, « mordre » faisant allusion à la pomme du Péché originel, et par là à la Mort. Mais ceci n’explique pas le houx.


  • « Je hais ce qui est mort », Dülberg, 1990, Dirk De Vos, 1999

Ces deux auteurs poussent l’idée plus loin, en lisant phonétiquement « mort » dans « mord ». De plus, la branche de houx coupée est morte, ce qui crée un lien entre la devise et l’emblème (même si, du coup, n’importe quel arbuste aurait fait l’affaire). Au passage, on perd l’identification entre le personnage et l’image.

Pour Dülberg, l’emblème piquant inviterait le spectateur à deviner ce que hait l’homme du portrait, à savoir la Passion du Christ.


  • « Je hais ce qui mord », Thomas Lüttenberg, 2000

Lüttenberg revient à une explication moins alambiquée, en remarquant qu’au XVème siècle, le visuel prime sur le textuel : il faut donc partir du houx, qui assurément ne mord pas, mais pourrait être mordu (brouté par le bétail) : ce sont ses piques le protègent. Dans la devise, c’est donc tout simplement le houx qui parle. Et à travers lui, le personnage du recto, un homme qui se défend efficacement en piquant.


Mon avis (SCOOP !)

La synthèse de Lüttenberg est astucieuse et convaincante, d’autant plus qu’elle se rapproche d’autres emblèmes et devises français de l’époque.

Le houx est un bon substitut au fagot d’épines, emblème supposé de Louis XI, lequel avait pour devise « Non nu tus premor » (« on n’y touche pas impunément ») .


Chardon lorrainChardon, décor d’assiette lorraine

C’est aussi un avatar du chardon lorrain qui, depuis la victoire de Nancy sur Charles le Téméraire en 1477 , accompagne la devise de la ville : « Non inultus premor » « Ne toquez mi, je poins. (Ne me touchez pas, je pique)



Porc epic
Ou encore du porc-épic de Louis XII, qui agrémente la devise « Cominus et eminus » « de près et de loin » (on pensait que le porc-épic était capable de lancer ses piquants).

Au final, dans “Je He Ce Que Mord », le mot « He » si déconcertant n’est peut-être qu’un calembour jouant sur une vague assonance avec HAIE et HOUX. Et cet arbuste toujours vert ne fait au fond que reprendre, en version masculine et agressive, l’image de pérennité du laurier italien.


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Hans_Memling_triptic_Pagagnotti 1480 Offices FlorenceTriptyque Pagagnotti, Memling, 1480
Panneau central : Offices, Florence, Panneaux latéraux, National Gallery, Londres

Hans_Memling_triptic_Pagagnotti_1480 revers_grues Offices FlorenceRevers des panneaux latéraux

Le revers aux neuf grues, qui pourrait sembler purement décoratif, recèle un petit détail qui a permis à Michael Rohlmann [19] de prouver que les panneaux latéraux, conservées aujourd’hui à Londres, se rattachaient bien au panneau central conservé à Florence, et que l’on savait commandité par Benedetto Pagagnotti.

Le paysage illustre un passage de Pline l’Ancien concernant les grues :

« Pendant la nuit elles posent des sentinelles qui tiennent un caillou dans la patte; si la sentinelle s’endort, le caillou tombe, et trahit la négligence ; les autres dorment la tête cachée sous l’aile, et se tenant tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre. Le chef, le cou tendu, prévoit et avertit. » Pline, Histoire naturelle, livre X, XXX. (XXIII)

On remarque que, sous les armoiries des Pagagnotti, la grue du bas tient un caillou dans sa patte : c’est elle la sentinelle qui, comme Benedetto, veille sur sa famille [20].



Hans_Memling_triptic_Pagagnotti_1480 revers_grues Offices Florence detail
L’ennemi, un renard peu lisible, se trouverait dans les feuillages du panneau de droite.


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Memling_Portinari_Reconstitution Ouvert Memling_Portinari_revers

Memling, Triptyque de Benedetto Portinari 1487

Des trois panneaux, le panneau de droite est le seul qui est décoré sur son revers, avec un chêne dont s’échappent des pousses nouvelles, et une banderole portant la devise « De bono in melius » (« Du bon au meilleur »).

On pense qu’il s’agit d’une affirmation de continuité de la lignée, après la mort précoce du père de Benedetto, directeur de la branche milanaise de la banque Médicis.

Sur ce triptyque, voir 4 Le triptyque de Benedetto.


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Durer 1507 portrait of a young man Kunsthistorischesmuseum Vienne Durer 1507 Vanitas, Kunsthistorischesmuseum Vienne

Portrait d’un jeune homme
Dürer, 1507, Kunsthistorischesmuseum, Vienne

Fait lors d’un voyage à Venise ou juste après son retour, ce portrait montre au revers une vieille femme, image hideuse de l’avarice. Dürer renouvelle ainsi la formule du revers répulsif en évitant la figure banale du crâne ou du squelette grimaçant (voir La mort recto-verso).


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Hans Suss von Kulmbach Portrait of a young man 1508 MET Hans Suss von Kulmbach Portrait of a young man 1508 MET reverse

Portrait d’un jeune homme
Hans Süss von Kulmbach, 1508, MET, New York

Au dos du portrait du jeune homme, une jeune fille à sa fenêtre confectionne une couronne de fleurs. L’absence de coiffe nous signale qu’elle n’est pas mariée. Dans la banderole, elle nous dit ce qu’elle fait :

Je tresse des myosotis (ne-m’oublie-pas)

ICH PINT MIT VERGIS MEIN NIT

Le chat blanc est également, à cette époque, un symbole d’attachement, d’amour durable. [21]


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Lucas Cornelisz Portrait de Sir Thomas Wyat 1530 Coll priveePortait de Thomas Wyatt l’aîné Lucas Cornelisz reversLabyrinthe

Fin XVIème, Collection Earl of Romney

L’inscription attribuant le portait au peintre Lucas Cornelli semble rajoutée. Le revers fait allusion à une anecdote racontée par Sir George Wyatt à la fin du XVIème siècle :

« Lors de son séjour à Rome, Thomas Wyatt s’était arrêté dans une auberge pour changer de chevaux . Sur le mur de sa chambre, Thomas dessina un « Labyrinthe et, dedans, un Minotaure portant une triple couronne sur la tête, tous deux semblant tomber » et, au-dessus, il plaça l’inscription « Laqueus contritus est et nos liberate sumus » (Le piège a été brisé et nous avons été libérés) [22].


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Maarten de Vos (attr) 1550-75, Portrait de l’orfèvre Martin Marquart Vienne, Kunsthistorisches MuseumPortrait présumé de l’orfèvre d’Augsbourg Martin Marquart Maarten de Vos (attr) 1550-75, Portrait de l’orfèvre Martin Marquart Kunsthistorisches Museum Faun, Nymphe und Amor in LandschaftNymphe, Faune et Amour

Maarten de Vos (attr), 1550-75, Vienne, Kunsthistorisches Museum

L’inscription et le revers peint ne sont pas de la même main que le portrait, d’où l’incertitude sur l’identité de l’homme :

A l’âge de trente quatre ans et deux lustres survivant (44 ans), ces choses, moi MARCKARDVS IULTUS (?), sur cette rive j’ai porté.

AESTATES QVATVOR TRIA, BIS QVOCR LVSTRA SVPERSTES / HOS MARCKARDVS EGO IVLTVS, HAC ORA FEREBAM

Ce distique elliptique n’éclaire guère la scène mythologique du verso : sur une rive, on y voit Cupidon dépité, pleurant d’avoir cassé sa flèche, tandis que le satyre gratifie d’un collier de corail la nymphe déshabillée. Comme celle-ci tient dans sa main un dard très fonctionnel, sans doute faut-il comprendre qu’en amour, l’expérience vient avec l’âge.



Article suivant : 2 Couvercles coulissants

Références :
[1] Creighton Gilbert, « New Evidence for the Date of Piero della Francesca’s Count and Countess of Urbino », Marsyas 1 (1941): 41-53.
[2] Pour une synthèse récente des connaissances sérieuses sur ce diptyque, voir
https://elainethoysted.wordpress.com/2014/09/01/battista-sforza-countess-of-urbino-an-illustrious-woman-part-one/
[4] Christiane J. Hessler, « Dead Men Talking: The Studiolo of Urbino. A Duke in Mourning and the Petrarchan Tradition », dans Solitudo Spaces, Places, and Times of Solitude in Late Medieval and Early Modern Cultures, 2018, p 395
Dans une étude antérieure, cet auteur avait proposé une continuité différente, en alternant les panneaux avant et arrière (de sorte que le paysage s’enroulait selon un 8 autour des panneaux) : Christiane J. Hessler « Piero della Francescas Panorama », Zeitschrift für Kunstgeschichte, 55. Bd., H. 2 (1992), pp. 161-179 https://www.jstor.org/stable/1482609
[5] Michel Pastoureau, « La naissance de la médaille : le problème emblématique. », Revue Numismatique Année 1982 24 pp. 206-221
https://www.persee.fr/doc/numi_0484-8942_1982_num_6_24_1829
[6] Une bonne synthèse sur l’hypothèse Bembo : E.J.Duckworth, LEONARDO and VERROCCHIO’s GINEVRA,
http://e-arthistory5.blogspot.com/2018/04/leonardo-and-verrocchios-ginevra.html
[7] Mary D. Garrard, « Who Was Ginevra de’ Benci? Leonardo’s Portrait and Its Sitter Recontextualized » Artibus et Historiae, Vol. 27, No. 53 (2006), pp. 23-56 https://www.jstor.org/stable/20067109
[8] Alison Manges Nogueira, « Hidden Faces: Covered Portraits of the Renaissance » 2024
[10] Angelica Dülberg, « Privatporträts : Geschichte und Ikonologie einer Gattung im 15. und 16. Jahrhundert », 1990
[12] Jill Burke, Stephen J. Campbell, « The Renaissance Nude » p 331
[13] Pour une collection presque exhaustive des gravures, voir https://books.openedition.org/editionsbnf/1371
[13a] A Venise, le laurier se trouve souvent associé à la Vierge pour évoquer sa pureté. De là, dans un contexte profane, il a pris le sens de « pureté dans le mariage », associé à l’idée de permanence (toujours vert). Voir Enrico Maria Dal Pozzolo, « Il lauro di Laura e delle maritate venetiane », Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz, 37. Bd., H. 2/3 (1993), pp. 257-292 https://www.jstor.org/stable/27654354
[14] L’identification des armoiries comme celle de la famille Mellini est aujourd’hui rejetée ( [8], p 117)
[15] Sur ce tableau et sur l’iconographie de l’arbre fertile, voir Frank Zöllner Zu den Quellen und zur Ikonographie von Sandro Botticellis « Primavera », Wiener Jahrbuch für Kunstgeschichte, 1997, p 148 https://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/174/1/Zoellner_WJBFKG_97.pdf
[16] Alessandro Cecchi, ‎Yves Hersant, La Renaissance et le Rêve, p 146
[17] Valentina Conticelli, « Conoscere per imagine : l’invenzione di Vincenzio Borghini per l’Allegoria dei sogni nello Stanzino di Francesco I de’ Medici » dans Alfredo Perifano, Frank La Brasca « La transmission des savoirs au Moyen Age et à la Renaissance: Au XVIe siècle » p 124 https://www.academia.edu/75433381/Conoscere_per_immagini_L_invenzione_di_Vincenzio_Borghini_per_l_Allegoria_dei_Sogni_nello_Stanzino_di_Francesco_I
[18] Lüttenberg, Thomas. “‘Je He Ce Que Mord’. Die Bedeutung Von Motto Und Emblem Auf Einem Rogier Van Der Weyden Zugeschriebenen Porträt.” Zeitschrift Für Kunstgeschichte, vol. 63, no. 4, 2000, pp. 558–561.  https://www.jstor.org/stable/1594963
[19] Rohlmann a retrouvé la grue et le compas sur un fragment d’un projet de tombeau pour Benedetto Pagagnotti.  Michael Rohlmann, « Memling’s ‘Pagagnotti Triptych » , The Burlington Magazine Vol. 137, No. 1108 (Jul., 1995), pp. 438-445 https://www.jstor.org/stable/886499
[20] Pour d’autres exemples (plus récents) de cet emblème, voir http://www.symbolforschung.ch/Tier-Allegorien.html

2 Couvercles coulissants

10 juin 2025

Les tout premiers portraits réalistes étaient des objets officiels et de grand prix, ayant à voir avec la Renommée et avec l’Immortalité. Ils étaient donc très souvent protégés par un couvercle de bois, lui-aussi peint et parfois tout aussi richement, qu’on ne faisait coulisser que dans les grandes occasions. Ces dispositifs amovibles, italiens ou allemands (timpano, tirella, coperta di ritratto, rittrato a tirella, Schiebedeckel, Porträtdeckel),se sont pour la plupart perdu mais il arrive encore, de temps à autre, qu’on réussisse à apparier un tableau et son couvercle, souvent conservés dans des lieux différents.

Pour les portraits de petite taille, souvenirs de famille qui n’étaient pas accrochés en permanence, le couvercle facilitait le rangement.

La plupart de ces couvercles ont un sujet allégorique – et c’est souvent ainsi qu’on les détecte : comme l’effet de surprise, en  faisant glisser un couvercle n’est pas si différent de celui en retournant un panneau, ils son conceptuellement proches des panneaux bifaces que nous venons de voir.

Article précédent : 1 Revers allégoriques

En Italie

Le portrait d’Alvise Contarini

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Jacometto Veneziano 1485-95 Portrait of Alvise Contarini MET Jacometto Veneziano 1485-95 Portrait of a Woman, Possibly a Nun of San Secondo MET

Portrait d’Alvise Contarini et d’une femme inconnue
Jacometto Veneziano, 1485-95, MET, New York

On a d’abord cru que ces deux petits panneaux (11 cm x 8 cm) avaient été montés en diptyque : mais à la différence du portrait du duc et de la duchesse d’Urbino (voir 1 Revers allégoriques), le paysage derrière les deux figures n’est pas continu.




La  configuration retenue aujourd’hui est que le portrait masculin, légèrement plus grand et muni en bas d’un bord en biseau facilitant la préhension, aurait pu constituer  un couvercle coulissant, tout en étant situé au revers de ce couvercle  (une description ancienne signale  en effet « sur le couvercle des dits portraits, un cerf dans un paysage ».

Malgré des recherches intensives [1], on n’a pas de certitude sur l’identité de la jeune femme (une nonne, d’après un ancien témoignage ?) et la nature de la relation amoureuse entre les deux jeunes gens. Selon l’étude très récente d’Alison Manges Nogueira [2], il s’agirait tout simplement de la jeune épouse de Contarini, Daria Querini.



Jacometto Veneziano 1485-95 Portrait of Alvise Contarini reverse MET
Au revers du portrait masculin, un chevreuil est attaché par une chaîne d’or à un médaillon portant l’inscription AIEI (« pour toujours » en grec), sur un fond imitant le porphyre rouge. Homme et chevreuil regardent dans des directions opposées : selon le principe du « travelling circulaire » qu’on constate sur les médailles de l’époque (voir 1 Revers allégoriques), le cerf attaché représenterait bien le portrait moral de l’homme. Pour certains, il s’agit d’un symbole de continence sexuelle : mais le mot « pour toujours » parle plutôt pour l’attachement et la fidélité.


Le revers du panneau féminin est malheureusement presque complètement effacé (ce qui est normal s’il constituait le dos de la boîte, exposé aux frottements). ). La réflectographie montre une silhouette masculine assise sur un rocher et jouant du luth, dans un paysage boisé, avec à gauche une gondole. Selon Alison Manges Nogueira [2], il s’agirait d’Orphée suppliant Charon sur les rives du Styx :

« En vain le chantre de la Thrace veut repasser le Styx et fléchir l’inflexible Charon. Toujours refusé, il reste assis sur la rive infernale, ne se nourrissant que de ses larmes, du trouble de son âme, et de sa douleur. » Ovide, Métamorphoses, Livre X, 72

La boîte prendrait alors le caractère d’un mémorial dans lequel Alvise rend hommage à sa femme morte [3].


Un mode d’emploi symbolique (SCOOP !)

 

 

La structure même de l’objet confirme avec délicatesse cette intention :

  • en faisant glisser vers le haut Orphée bloqué devant le Styx (flèche rouge), apparait d’abord le vêtement noir d’Alvise, désolé devant la lagune ;
  • en faisant glisser vers le bas le cerf qui garde la tombe (flèche verte), apparait d’abord la demeure céleste, puis la partie spirituelle de la défunte ;
  • pour voir côte à côte les deux portraits, il faut démonter et retourner le couvercle : c’est seulement après sa propre mort qu’Alvise pourra regarder à nouveau sa femme en face ;
  • mais lorsque la boîte est fermée, les deux époux, visage contre visage, s’embrassent déjà dans l’obscurité.

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Sandro_botticelli,_giuditta_con_la_testa_di_oloferne,_1470_ca._Cincinnati Art MuseumJudith portant la tête d’Holopherne Sandro_botticelli,_composizione_araldica_con_cervi_e_scimmia,_1470_ca._02Paysage avec deux daims et deux singes

Sandro Botticelli, vers 1470, Cincinnati Art Museum

Comme aucun lien apparent ne relie le recto et le verso, on a fait récemment l’hypothèse que ce panneau biface constituait le couvercle d’un portrait féminin disparu, la scène  sacrée et la scène profane constituant deux allégories complémentaires destinées à une dame vertueuse ( [14] p 31).


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Le portrait de Simonetta Vespucci

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Portrait de Simonetta Vespucci, Musée Condé, Chantilly.

Allégorie de la Chasteté, National Gallery of Art

Piero di Cosimo, vers 1480

L’hypothèse que le très célèbre portrait de Chantilly ait pu avoir pour couvercle l’allégorie de Washington a été proposée en 1990 par Angelina Dülberg, vu la taille quasiment identique des deux panneaux. L’étude comparative la plus complète a été faite par Dennis Geronimus, qui se range à cette hypothèse [5].


Le portrait

Le portrait de Simonetta Vespucci a été largement étudié [6], et je ne vais rappeler que quelques points particuliers.

Il s’agit d’un portrait posthume, dans le genre très particulier des « portraits de fantaisie » qui visaient à mette en scène une beauté idéale, plutôt qu’une image ressemblante.

La coiffure complexe appelée vespaio (nid de guêpes), rappelle celle des jeunes mariées : il pourrait s’agir d’un jeu de mot avec le nom de son mari (Marco Vespucci était le cousin d’Amerigo l’explorateur). Elle reste néanmoins outrageusement sophistiquée, accessoire de théâtre et de séduction.

L’inscription « SIMONETTA IANUENSIS VESPUCCIA » (Simonetta Vespucci la Génoise) met au centre une référence à Janus, fondateur mythique de la ville, qui semble inviter à une lecture binaire :

  • dans le dos de Simonetta, sa vie passée (sol vert, arbre vert, nuage blanc),
  • devant elle son fatal destin (sol caillouteux, arbre sec, nuage noir, ville fortifiée inondée et en ruines).

Le possible couvercle

Sur un ilot rocheux, une femme ailée tient un cheval par une cordelette nouée autour de son encolure. On y reconnait habituellement la Tempérance, ou bien le Triomphe de la Chasteté sur la Luxure : il est vrai que la branche de genévrier qu’elle tient dans sa main gauche peut être un symbole de l’une, et le cheval de l’autre.


Genièvre ou if ?

Dennis Geronimus pense qu’il s’agit plutôt d’une branche d’if, dont les fruits sont un poison violent, notamment pour le bétail qui le broute ; il s’agirait d’un symbole funèbre, qui renvoie au serpent du portrait, enroulé autour du cou de Simonetta.


Maîtriser l’animal (SCOOP !)

Piero_di_Cosimo_-_Portrait_de_femme_dit_de_Simonetta_Vespucci_detail serpent
On considère souvent ce serpent comme une allusion à Cléopâtre, ou bien à l’ouroboros (symbole d’éternel retour). On aurait tout aussi bien pu convoquer le serpent d’Eve. Le point crucial, jamais commenté, est qu’il ne s’enroule pas autour du cou : à l’instar de Mercure faisant sinuer ses serpents autour de son caducée, Simonetta asservit  le sien à son collier doré, écailles contre maillons.



Piero di Cosimo Allegorie de la Chastete NGA detail licou
Là réside un lien possible entre le portrait et le couvercle, qui nous montre lui aussi un mince licou maîtrisant un animal dangereux…
Piero di Cosimo Allegorie de la Chastete NGA detail cheval
…en l’occurrence un étalon bien membré.


La sirène comme caricature (SCOOP !)

Piero di Cosimo Allegorie de la Chastete NGA detail genievre eau
La sirène à deux queues, en dessous, prend appui du bras gauche sur la berge, incapable d’aller plus loin. Par sa position ridicule entre les sabots et les pieds, cette chimère mi-poisson, mi-fille, barbotant avec sa chevelure mal tressée, apparaît comme une pâle imitation du couple que forment le cheval viril et la déesse à la coiffure impeccable : comme  l’autre  arbuste de l’ilot, à gauche, est complètement dépouillé, elle a dû  faire le tour de l’île pour tenter d’attraper ce que la divine lui a laissé, quelques brins tombés à terre.


Piero di Cosimo Allegorie de la Chastete NGA detail barques Piero di Cosimo Allegorie de la Chastete NGA detail genievre

La présence de barques et d’un bateau, proies habituelles des sirènes, confirme l’importance du thème pour la compréhension du panneau.


Une dimension humoristique (SCOOP !)

Sans le couvercle, nous ne pourrions pas saisir la dimension humoristique qui se cache dans le portrait. N’oublions pas que Piero, esprit facétieux, est l’auteur d’un Mars et Vénus qui caricature ouvertement celui de Botticelli (voir Le lapin et les volatiles 1). La réputation de Simonetta tenait à sa chasteté vantée par tous les admirateurs de sa beauté, chasteté que la culture pétrarquienne voyait moins comme un obstacle que comme un attrait supplémentaire.

Donc, très peu d’années après sa mort de Simonetta (en 1476), Piero détourne l’idole en la présentant, à l’inverse, comme une pin-up dénudée, cachée  soue une allégorie  ollé-ollé. Il y a  probablement une ambiguïté voulue entre le genièvre de la chasteté et l’if de l’intoxication :  nous avons vu  un calembour végétal de la même farine, entre le laurier-vertu et le laurier-poison,  dans le Portrait d’un allemand attribué à  Jacopo de Barbari (voir 1 Revers allégoriques).


Piero-di-Cosimo-Allegorie-de-la-Chastete-NGA Piero_di_Cosimo_-_Portrait_de_femme_dit_de_Simonetta_Vespucci_-_Google_Art_Project

D’une certaine manière, l’ilot fatal du couvercle prolonge la mer fatale du portrait : comme si Simonetta, depuis sa vie terrestre, contemplait l’existence qu’elle continue à mener dans l’Au-delà,  faisant valser les étalons comme elle  charmait les serpents, nouvelle femme fatale éclipsant les antiques sirènes.


Un V récurrent ?

Suiveur de Botticelli Femme de profil 1490 National Gallery Suiveur de Botticelli Figure allégorique 1490 National Gallery

Suiveur de Botticelli, vers 1490, National Gallery

La dompteuse de Piero semble répondre, en souriant, à l’allégorie de la National Gallery, où l’ange remontant au ciel évoque probablement le destin tragique de Simonetta (voir 1 Revers allégoriques). Les deux motifs très appuyés, le V des ailes et le S du Serpent, pourraient bien être un jeu graphique sur les initiales de l’icône :

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raphael-.songe.du.chevalierLe songe du chevalier
Raphaël, 1504, National Gallery, Londres
Raphael_-_Les_Trois_Graces_-_Google_Art_ProjectLes Trois Grâces
Raphaël, Musée Condé, Chantilly

Après avoir proposé qu’il s’agisse de pendants, les historiens d’art pensent désormais que le trio habillé servait de couvercle au trio nu [7]. Sur l’analyse des deux scènes, voir Les variantes habillé-déshabillé (version chaste)

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La_vecchia_di_GiorgioneLa Vieille, 1506, Giorgione, Offices, Florence

On sait par un inventaire de 1596 que ce portrait de la mère de Giorgione, qui a conservé son cadre original, avait pour couvercle « un homme avec une veste de fourrure noire » (Giorgione lui-même ?).

Il semble donc que le portrait disparu ait fonctionné selon le même principe de surprise horrifiée que le jeune homme de Dürer qui porte sur son revers la figure répulsive d’une vieille femme (voir 1 Revers allégoriques) : c’est ici en ouvrant le panneau (et non en le retournant) qu’apparaissait le visage hideux du futur, avec l’inscription « Col tempo » : « Avec le temps (tu deviendras comme moi »).


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Lotto : le portrait de Bernardo de Rossi

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Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice Portrait_of_Bishop_Bernardo_de Rossi National Museum of Capodimonte, Naples Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice_NGA reduit

Portrait de l’évêque Bernardo de Rossi, National Museum of Capodimonte, Naples (51,5 x 43,5 cm)

Allégorie de la Vertu et du Vice, National Gallery of Art, Washington (56,5 x 43,2 cm

Lorenzo Lotto, 1505

Voici un des rares exemples où l’on soit sûr que l’allégorie est bien le couvercle du portrait : les armoiries de Bernardo de Rossi (un lion dressé) figurent sur l’écu appuyé à l’arbre et sur la bague à la main droite du modèle. Le revers du couvercle donne les indications détaillées sur l’évêque [8] :

Bernardo Rossi
de Berceta, Comte papal
de Trévise, âgé de
36 ans, 10 mois, 5 jours
Peint par Lorenzo Lotto
1er juillet 1505

BERNARD. RVBEVS
BERCETI COM. PONT
TARVIS. NAT.
ANN. XXXVI. MENS. X.D.V.
LAVRENT.LOTVS P. CAL.
IVL. M.D.V.

On perçoit bien ici le côté utilitaire et auxiliaire du couvercle : protéger, décorer, donner des indications sur la personne, mais sans rivaliser avec le morceau de bravoure : le portrait, dans toute sa ressemblance et sa vie.


Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice_NGA reduit

L’allégorie ici n’est pas destinée à servir de portrait moral du prélat : c’est un hors d’oeuvre plaisant, plein de fantaisie et apparemment  facile à comprendre avec, alignés comme à l’exercice, à gauche la Vertu et à droite le Vice.


Côté Vertu

Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice_NGA detail vertus

Un enfant sage a pour compagnons d’étude deux livres, deux compas, deux instruments de géométrie (une équerre et un fil à plomb) et deux d’astronomie (un quadrant et un astrolabe). Et pour compagnons de loisir une flûte de Pan, une flûte droite, une trompe et une partition.


Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice_NGA detail vertus ange

Il est accroupi sur un sol rocailleux, devant une haie épineuse. Mais au delà on découvre son avenir glorieux : équipé  de quatre paires d’ailes, courir sur le sentier raide qui monte, en bordure d’une côte tranquille, jusqu’à la lumière divine.


Côté Vice

Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice_NGA detail vices

Un satyre bandant regarde au fond d’une urne ce qui reste  (geste conventionnel de l’ivrogne, voir La cage hollandaise). Il a renversé une amphore de vin et une de lait, posé par terre des grappes de raisin. Un peu de lait reste dans la cuillère, un peu de vin dans la coupe.


Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice_NGA detail tempete

 

Il est assis sur une pelouse fleurie, devant trois arbres verdoyants qui ne barrent pas l’accès à la falaise (cachée) et à la côte rocheuse où, sous un ciel noir, un navire est en train de se fracasser.


<>Allegory 1530 ca anonyme venitien NGAAllégorie, Anonyme vénitien, vers 1530, NGA

Dans le même ordre d’idées, ce panneau postérieur oppose, à un enfant vertueux imité de Lotto, une femme vicieuse en compagnie de deux satyres, l’un aviné et l’autre libidineux.


L’arbre central (SCOOP !)

Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice NGA detail arbre
L’écu de l’évêque est attaché à la base du tronc, calé par un petit caillou, du côté de la branche qui reverdit. Un autre écu de même forme, mais orné de la face effrayante de Méduse, est accroché plus haut, à la brisure.

S’il faut chercher dans le couvercle un portrait moral de l’évêque, c’est sans doute dans cet arbre, blessé mais renaissant : Rossi avait échappé de peu à un attentat en le 29 septembre 1503, moins de deux ans auparavant (d’où peut être l’insistance étrange sur son âge : 36 ans, 10 mois, 5 jours).


Des oppositions tranchées

De part et d’autre de l’arbre, d’autres éléments reprennent la dichotomie entre putto et satyre :

  • un voilier paisible figurait autrefois en regard du bateau qui sombre ;
  • les symboles de la Mesure (instruments des Sciences et de la Musique) s’opposent à ceux de l’Excès (vase vides ou renversés) ;
  • l’écu familial glorieux avec le Lion, côté lumière et à la base du tronc, s’oppose à l’écu fatal, tourné vers l’ombre, comme responsable de la brisure et du naufrage.


L’interprétation de Maria Ruvoldt

Bien sûr, tout le monde sait qu’il n’y a rien de plus vicieux qu’un satyre. Mais dans une allégorie supposément manichéenne, celui-ci ne fait pas horreur. De plus, penché sur l’urne, sa posture décalque exactement celle de l’enfant sage penché sur ses instruments. Dans son livre pénétrant [9], Maria Ruvoldt a bien senti le côté paradoxal et inhabituel de ce couvercle :

« Même si De Rossi est symboliquement du côté vertueux de la composition, le choix d’accorder au vice une place – et à fortiori la moitié – dans un revers ou dans un couvercle, constitue une dérive notable par rapport à la tradition. Une allégorie de la vertu et du vice est non seulement inhabituelle en tant que sujet pour un couvercle de portrait, mais semble trop simple, trop réductrice, pour exprimer la variété des intérêts de De Rossi… A Trévise, De Rossi cultivait une atmosphère de curiosité intellectuelle et d’inventivité, une ambiance qui semble plus complexe que celle que suppose la lecture traditionnelle du couvercle du portrait de Lotto. Au contraire, le cercle de De Rossi aurait pu être particulièrement enclin à voir la riche imagerie du couvercle comme un puzzle à déchiffrer, avec des permutations de sens variées, voire infinies, plutôt qu’une allégorie immédiatement compréhensible de la vertu et du vice. »


Au terme d’une longue analyse sur la signification de l’ivresse, elle conclut par une réhabilitation du satyre :

« Incarnant la pulsion irrationnelle, le satyre représente la nature véritable de l’inspiration. Décrit ici comme se livrant totalement aux effets du vin, il pourrait personnifier l’esprit qui s’abandonne à la frénésie divine. Le putto, de l’autre côté, est actif, utilisant ses instruments et son intellect, engagé dans un acte de création. La juxtaposition du satyre et du putto, nature et culture, pourrait illustrer une idée de progrès dans la recherche de la connaissance, la nécessité de passer d’un stade à l’autre, de l’inspiration à la créativité ».


L’aporie du bouclier transparent (SCOOP !)

Dans le mythe de Persée, son bouclier de bronze poli comme un miroir lui a été donné par Athéna afin qu’il puisse trancher la tête de Méduse sans affronter directement son regard pétrifiant. On pourrait donc l’interpréter aussi bien négativement (la Mort) que positivement (la Sagesse, la Prudence). Mais le fait extraordinaire qu’il soit ici en cristal en fait une aporie, puisque la transparence supprime justement toute protection contre le regard de Méduse.


Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice_NGA detail vertus ange Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice NGA ecu 1

Les deux écus, de même forme,  fonctionnent comme les emblèmes opposés du putto et du satyre  :

  • le lion « rampant » évoque le putto grimpant, magnifié par ses ailes ;
  • l’écu incapable  de refléter renvoie à la  déception du satyre devant le vase vide, qui ne peut lui renvoyer son reflet.

Ainsi la moitié droite s’articule autour de deux images déceptives  :

  • il n’existe pas de bouclier contre la Mort,
  • l’ivresse ne permet pas de se connaître soi-même.

Mais la moitié gauche n’est pas si positive qu’il paraît :

  • les moignons noirs ne permettent pas au putto de décoller du sentier ;
  • le lion n’est pas moins ithyphallique que le satyre :

Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice_NGA detail lion

Cette accumulation de paradoxes, qui  se découvrent progressivement lorsqu’on entre dans le détail du panneau, semble conçue pour déjouer  les lectures hâtives,  et proposer au spectateur un exercice d’interprétation.


Un satyre épicurien (SCOOP !)

La mienne invoquerait volontiers un des passages les plus célèbres du De natura rerum de Lucrèce (première édition imprimée à Venise en 1495) :

« Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent… Mais la plus grande douceur est d’occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s’épuisent en efforts de jour et de nuit pour s’élever au faîte des richesses ou s’emparer du pouvoir… Au corps, nous voyons qu’il est peu de besoins. Tout ce qui lui épargne la douleur est aussi capable de lui procurer maints délices. La nature n’en demande pas davantage… du moins nous suffit-il, amis étendus sur un tendre gazon, au bord d’une eau courante, à l’ombre d’un grand arbre, de pouvoir à peu de frais réjouir notre corps, surtout quand le temps sourit et que la saison émaille de fleurs l’herbe verte des prairies« . Lucrèce, De Natura rerum, début du Livre II


Lorenzo Lotto Allégorie_de_la_Vertu_et_du_Vice NGA schema
Il se peut que ce soit par pure coïncidence, mais le texte de Lucrèce nous aide à voir non pas les deux, mais les quatre secteurs qui divisent la composition, ainsi que les mouvements au travers de leur frontières : de l’épreuve (bateau et branche fracassés) à la joie du corps, puis à celle de l’esprit, puis à l’ascension ailée vers les hauteurs, le tableau illustre un cycle évolutif. Faut-il y lire la biographie tumultueuse de l’évêque, du luxe au travail intellectuel, en passant par l’attentat, comme le pensent certains ( Giuseppe Liberali, Götz Pochat) ? Ou bien un programme d’évolution spirituelle à l’usage de tout honnête homme ?


Un évêque humaniste

Pour ce toute premier portrait de sa carrière, le jeune artiste de 25 ans a mis toute sa virtuosité au service de la figure d’autorité de son premier patron, homme de pouvoir, sourcilleux de ses prérogatives.

Mais le couvercle est d’une autre farine : en se faisant représenter sous forme d’un grand arbre cassé qui va bientôt repousser afin d’ombrager à nouveau les satyres, Rossi se montre sous son autre face : celle d’un protecteur des Arts, qui élèvent l’âme, et d’un amateur de la Sagesse antique, qui l’apaise.


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Lotto : l’allégorie de la Chasteté

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Lorenzo Lotto,Portrait de femme, vers 1502-1505, Dijon, musee des beaux-artsPortrait de femme, Musée des Beaux-Arts, Dijon (36 x 28 cm) Lorenzo Lotto, Allegorie de la Chastete, vers 1502-1505. Washington, National GalleryAllégorie de la Chasteté, National Gallery of Art, Washington (43 x 33 cm)

Lorenzo Lotto, 1502-1505


Une identification fragile

Pour cette seconde Allégorie de Lotto, nous sommes dans le royaume des hypothèses : que le panneau de Washington soit bien le couvercle du portrait de Dijon – le tout premier portrait féminin peint par Lotto ; et que la femme soit ou pas une parente de de Rossi.


Première option : allégorie pour une femme inconnue

Selon l’opinion la plus répandue, le portrait est celui d’une femme inconnue qui, séduite par celui de l’évêque avec son couvercle allégorique, en aurait commandé une variante personnelle [10] .



Lorenzo Lotto, Allegorie de la Chastete, vers 1502-1505. Washington, National Gallery
Au premier plan, une satyresse regarde en souriant un satyre bandant qui lui tourne le dos, à moitié immergé et buvant à la régalade.

Au second plan, une femme assoupie est accoudée à un laurier tronqué, à côté d’un point d’eau ; un amour ailé, en suspension au dessus, déverse sur elle le contenu de son tablier : des pétales de fleurs.

Cette scène sans équivalent a reçu de nombreuses interprétations [11] :

  • Danaé (ou bien la rarissime nymphe Rodi) fécondée par la pluie d’or, traduite par une pluie de fleurs par association avec les florins de Florence (Morelli 1893, Berenson 1894, Eisler 1949, Shaplay 1968 ) ;
  • une femme endormie dont on nous montre le rêve : avoir une descendance (là encore à cause du laurier qui semble sortir d’elle (Cook, 1906) [12] ;
  • le choix entre le vice – le sexe, la boisson – et la vertu – le laurier de la chasteté, les pétales de l’amour divin (Conway 1928, Tervarent 1958-59) ;
  • une allégorie du Repos ( Gandolfo 1978, Arasse 1980, Gentili 1980 et 1981) ;
  • la Laure de Pétrarque (à cause du laurier sur son flanc, de l’homophonie entre l’Aurora et Laura ora, et de la pluie de fleurs, tous présents dans le Canzone 126), lequel cependant n’explique pas les deux satyres (Dal Pozzolo, 1992).

Un premier-plan ambigu

Pour un message moral, tout serait plus normal si c’était le satyre qui reluquait la femelle : l’inverse, à savoir la représentation franche du désir féminin, est inconcevable pour l’époque, d’autant plus s’il s’agit du couvercle d’un portrait féminin.

Une autre lecture du premier plan s’impose : la satyresse ne reluque pas le mâle, mais s’est cachée derrière un arbre pour lui échapper pendant qu’il se rafraîchit. Son sourire montre qu’il ne s’agit que d’un jeu temporaire : les satyres sont les satyres. Mais on pourrait baptiser cette scène : archéologie de la pudeur. Vue ainsi, la satyresse ne s’oppose pas à la femme moderne du second plan, mais la précède dans le temps : un peu comme dans l’allégorie de Bernardo, le satyre déçu par les Excès représente un stade antérieur à l’Enfant découvrant la Mesure.


Seconde option : un couvercle dont le portrait manque

Dal Pozzolo [11] propose que le portrait perdu ait été celui de l’humaniste Augurello.


Troisième option : un double portrait frère-soeur

Dans cette hypothèse, la femme représentée serait Giovanna Rossi, sœur de l’évêque et veuve Malaspina depuis au moins 1493 (l’absence de tous bijoux signalerait sa condition de veuve). Certains commentateurs supposent que le tableau a été commandé par son frère à l’occasion de sa mort, en octobre 1502, ce qui en ferait une sorte de prototype du portrait de Bernardo, en 1505. D’autres pensent, pour des raisons stylistiques, qu’il a été fait après le portrait de 1505, en souvenir de la défunte et comme une sorte de pendant. D’autres enfin qu’il a été fait avant 1502, et commandé à Lotto par Giovanna elle-même.



Lorenzo Lotto, Allegorie reconstitution 1
Le fait que le portrait féminin se place à gauche et soit de taille inférieure (environ de moitié) évite toute confusion avec un double portait conjugal (le mari étant toujours à gauche). Pourquoi pas, alors, un double portrait frère-soeur ?



Lorenzo Lotto, Allegorie reconstitution 2
Avec un nombre bien plus réduit d’éléments (la satyresse, la femme endormie, l’amour ailé, le satyre buveur), l’allégorie féminine en partage la moitié (les deux derniers) avec l’allégorie masculine.



Lorenzo Lotto, Allegorie de la Chastete, vers 1502-1505. Washington, National Gallery comparaison arbres
De plus, la dormeuse est accoudée à un olivier coupé d’où sort une nouvelle branche, qui rappelle l’arbre central dans lequel nous avons reconnu une métaphore de la vie de Bernardo.

Enfin, la fausse piste de Danaé (la pluie de roses vertueuses imite et inverse facétieusement la pluie d’or fécondante) ressemble à celle de la lecture facile Vice/Vertus qui masque les subtilités de l’allégorie masculine.

Ces similitudes militent moins en faveur de la théorie du prototype que de la théorie de la conception simultanée, en 1505, donc comme mémorial à la soeur disparue.


Une scène crépusculaire (SCOOP !)

Tandis que dans l’allégorie de Bernardo, Lotto s’était attaché à montrer le contraste entre le beau et le mauvais temps, il s’est appliqué ici à transcrire une troisième ambiance lumineuse : le crépuscule (et non pas l’Aurore, comme on le dit dans l’hypothèse de Laure).

D’où ma proposition personnelle : celle que la jeune femme endormie soit Giovanna en jeune morte, vertueuse et regrettée, ensevelie sous les pétales. Et que l’arbre coupé sur lequel elle s’appuie représente, ici encore, son frère Bernardo, veillant sur son sommeil éternel.



Lorenzo Lotto, Allegorie de la Chastete, vers 1502-1505. Washington, National Gallery schema
Schématiquement on retrouve les même quatre zones que dans l’allégorie masculine, avec la même idée d’évolution (de la satyresse à la jeune femme) et de communication entre le ciel et la terre (sauf qu’ici c’est l’au-delà qui descend saluer l’ici-bas).



Lorenzo Lotto, Allegorie de la Chastete, vers 1502-1505. Washington, National Gallery comparaison droite
Enfin, la zone noire des fracas (la tempête) laisse ici place à un sous-bois paisible, sorte de Champs-Elysées où seules se promènent des âmes invisibles.

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Ghirlandaio Dame au voile vers 1510-1515 Florence OfficesDame au voile (la Monaca) Ghirlandaio Couvercle vers 1510 Florence OfficesCouvercle avec masque

Ghirlandaio, vers 1510-1515, Offices, Florence

La dame est installée dans une loggia montrant par la fenêtre de gauche l’hôpital San Paolo, et par celle de droite une vue vers les remparts, ce qui respecte à peu près la topographie florentine mais ne correspond pas à un panorama continu [13].

Sur le couvercle supposé du portrait est inscrite la devise :

A chacun son propre masque,

Senèque, De Beneficiis II,17

SUA CUIQUE PERSONA

Au dessus, deux dauphins encadrent une urne enflammée et un bucrâne, en dessous deux griffons entourent un masque vu de face, chacun posant une patte sur un autre petit masque vu de profil. Tous ces symboles peuvent être recrutés comme éléments de l’imagerie funéraire, y compris le masque ( [14], p 123). Mais les masques mortuaires, déjà utilisés par les Romains (imago) avaient pour fonction de conserver les traits de défunt, alors qu’ici le masque a la fonction inverse : gommer toute ressemblance. Cette interprétation funéraire est donc largement forcée.

On a beaucoup glosé sur le rapport entre le masque et le portrait, impliquant que celui-ci constitue lui-aussi une forme de masque : et sur l’effet de révélation que devait produire le glissement du couvercle, substituant à la grisaille les couleurs vivantes du portrait.


Un masque peut en montrer un autre (SCOOP !)

Ghirlandaio Couvercle vers 1510 Florence Offices modifie Ghirlandaio Dame au voile vers 1510-1515 Florence Offices

Mis à part la symétrie autour de l’axe vertical, il n’y a pas grand rapport entre le contenant et le contenu : si l’idée avait été de superposer le masque au visage, rien n’empêchait de positionner l’inscription en bas et le masque en haut.


 

Ghirlandaio Couvercle vers 1510 Florence Offices Ghirlandaio Dame au voile vers 1510-1515 Florence Offices

La disposition retenue implique que la devise, superposée à la bouche de la femme, est l’opinion qu’elle exprime ; et que le masque est, superposé au livre, un objet qui lui appartient : ce pourquoi, échappant au fond en grisaille, il est rendu en couleurs naturelles, vue en trompe-l’oeil d’un objet réel, et non élément du décor sculpté, auquel il est d’ailleurs accroché par deux liens. Et c’est pour bien nous faire saisir la différence qu’ont été ajoutés les deux masques sculptés sous la patte des griffons, purement décoratifs quant à eux.

Même si la devise peut en évoquer une autre « SVA CVIQVE MIHI MEA », « A eux la leur, à moi la mienne », la mention explicite du mot « Persona » ( au sens propre le masque de théâtre, au sens figuré le rôle) attire l’attention sur le masque en tant qu’objet, et nous mène à une interprétation plus subtile que la première qui vient à l’esprit. Plutôt qu’à une banale métaphysique du masque, du visage et de la personnalité, l’inscription nous invite à un jeu purement pictural : distinguer le sujet, l’objet et le décor.


« A chacun son masque » est à prendre au sens littéral, comme une devinette énoncée par la dame : « Moi, j’ai le mien, que j’ai posé à l’extérieur ; et toi, mon portrait, tu as le tien : ton propre couvercle. » Ainsi le masque ôté est une invitation à ôter le couvercle.


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Pontormo Portrait of a Halberdier (Francesco Guardi) 1528-30 Getty Museum Bronzino galatea-and-pygmalion Offices Florence

Portrait d’un Hallebardier (Francesco Guardi pendant le siège de Florence) Pontormo, 1528-30, Getty Museum, Malibu

Pygmalion et Galatée , Bronzino, 1528-30, Offices, Florence

Bien que le tableau de Bronzino soit légèrement plus petit que celui de son maître Pontormo, la plupart des érudits s’accordent maintenant à les apparier, y reconnaissant un portrait à couvercle décrit par Vasari. Pour toute l’histoire de cette passionnante controverse, voir le livre exhaustif que Elizabeth Cropper lui a consacrée [15].

Un des arguments en faveur de cette identification est que, tout comme Ginevra de Benci devant un genièvre (voir 1 Revers allégoriques), le jeune homme a été peint dans une posture parlante : en gardien (Guardi ) devant les remparts.


Bronzino galatea-and-pygmalion Offices Florence detail Hercule AnteeMédaillon de béret, avec Hercule soulevant Antée. Bronzino galatea-and-pygmalion Offices Florence detail Venus MarsAutel de sacrifice avec Vénus et Mars

Les deux oeuvres se répondent via un « tableau dans le tableau » à sujet mythologique, comme l’a expliqué magistralement Elizabeth Cropper :

« Aux XVIe et XVIIe siècles, l’histoire de Pygmalion est indissociable du thème de la virtuosité artistique et de la concurrence entre les arts… l y a tout lieu de supposer que Bronzino, en choisissant Pygmalion et Galathée comme sujet du couvercle, commentait le rendu magistral de la vie et la perfection idéale du Hallebardier de Pontormo. Le thème de l’artiste sacrifiant à Vénus (ou la Beauté), laquelle a pacifié Mars (ou la Guerre), renforce ce lien… Dans le bas-relief de l’autel peint par Bronzino, Vénus est représentée dans les bras de Mars, ce qui ne se trouve pas chez Ovide. Dans la célèbre invocation d’ouverture du De Rerum Natura, le poète Lucrèce prie pour que Vénus vainque Mars afin que Rome puisse jouir de la paix et les arts prospérer. Que Bronzino ait ajouté Mars sur l’autel de Vénus indique que le sacrifice de Pygmalion est offert pour obtenir la fin de la guerre, il ne prie pas seulement Vénus, mais aussi pour la paix.

Il y a une ironie profonde dans cette invention de Bronzino, car Vénus est représentée tenant la pomme de la discorde <celle qui a mené à la Guerre de Troie>… L’autel élevé par Pygmalion porte la dédicace REV VI VENVS (hélas, Vénus a gagné), qui combine curieusement l’épigraphie des inscriptions romaines et la poésie lyrique, comme l’indique le mot « hélas » . Le paradoxe amusant de consacrer un autel à Vénus à la fois en tant que cause de la Guerre et en tant que déesse de la Paix suggère que la source de la Guerre est l’Amour et le désir de Beauté.

Dans le même temps, cette invention par Bronzino de l’autel avec Vénus enlaçant Mars s’oppose directement à l’image d’Hercule combattant Antée sur le médaillon de Francesco Guardi. La beauté de Vénus illustre la cause et les effets des arts de la paix, qui remplacent désormais les combats tragiques du siège et de la guerre civile. «  [15], p 97-98



Dans les Flandres

Memling 1470-80 Allégorie de la Chasteté Musee Jacquemart André
Allégorie de la Chasteté
Memling, 1479-80, Musée Jacquemart André, Paris

La troupe près de la ville, au fond à gauche, va-t-elle remonter la rivière jusqu’à la source pure, gardée par un couple de lions, dans laquelle on devine rubis, perles et branches de corail, tandis qu’une sorte de nymphe nordique surgit, toute vêtue, en haut d’un rocher d’améthyste ? Le fait que de nombreux éléments du paysage sont empruntés à d’autres oeuvres de Memling suggère que l’oeuvre a été lourdement restaurée au XIXème siècle [16], ce qui rend suspecte toute interprétation d’ensemble.

On a fait l’hypothèse que le panneau aurait pu constituer le couvercle allégorique d’un portrait féminin disparu.


Sainte Barbe échappe à son père en traversant un rocher Maître de la Légende de sainte Barbe, 1470-90 Bruxelles, Musées Royaux des Beaux Arts Bruxelles
Sainte Barbe échappe à son père en traversant une montagne
Maître de la Légende de sainte Barbe, 1470-90, Musées Royaux des Beaux Arts Bruxelles

Surgissant de sa « tour » de cristal comme Saint Barbe de sa montagne, l’allégorie aurait pu servir à vanter la pureté d’une jeune femme prénommée Barbara ([14], p 92)

Sur deux autres panneaux allégoriques de la même période, attribués eux-aussi à Memling, voir 6 La dame, le singe et les deux chevaux et 5 Le Polyptyque de Strasbourg .



En Allemagne

Moins sophistiqués que les couvercles italiens, les couvercles germaniques n’ont pas pour ambition de proposer une devinette allégorique : la figure abstraite du portraituré se réduit le plus souvent à ses armoiries.

 

Hieronymus II. Haller zu Kalchreuth Bernhard Strigel 1503 Alte Pinakothek MünchenPortrait de Jérôme II Haller zu Kalchreuth
Alte Pinakothek, Münich
Hieronymus II. Haller zu Kalchreuth Schiebedeckel für das Porträt , 1503 GERMANISCHEN NATIONALMUSEUMSCouvercle coulissant
Germanisches National Museum, Nuremberg

Bernhard Strigel, 1503

Le blason principal est celui de Hieronymus Haller, patricien de Nuremberg, surmonté par un casque, une couronne et une figurine de femme à la peau rouge . Le petit blason en bas à droite est celui de son épouse Katharina Wolf von Wolfsthal [17]. Le couvercle, qui coulissait vers le bas, porte à l’arrière une poignée.

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Martin Kaldenbach Jakob Stralenberger, 1506 Städel Museum, Frankfurt am Main 40.8 × 28.1 cmStädel Museum, Frankfurt am Main (40.8 × 28.1 cm) Martin Kaldenbach Sliding Cover with Stralenberg Coat of Arms, 1506. 28.6 × 27.7 × 0.7 Historisches Museum, Frankfurt am MainHistorisches Museum, Frankfurt am Main (28.6 × 27.7 cm)

Portrait et armories de Jakob Stralenberger, Martin Kaldenbach, 1506

Le couvercle coulissant, recoupé, est conservé dans un autre musée de Francfort.

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Portrait de Lazarus I. Holzschuher gravure de Johann Alexander BonerPortrait de Lazarus Holzschuher, gravure de Johann Alexander Boner Portrait de Lazarus I. HolzschuherAtelier de Jakob Elsner, 1497 Nuremberg couvercleCouvercle coulissant (Jakob Elsner ou atelier), 1497,Germanisches National Museum, Nuremberg

Le portrait a été perdu, mais une gravure du XVIIème ou XVIIème siècle nous en donne un aperçu.

Sur le couvercle, un homme sauvage présente le blason des familles Holzschuher – une chaussure en bois, arme parlante – et Bühl : un griffon. Le mariage entre Lazarus et Katharina avait eut lieu l’année précedente, en 1496. Trois oiseaux sont cachés dans les volutes végétales ; un chardonneret, un bouvreuil et un troglodyte.

Comme le remarque Judith Hentschel, l’homme sauvage, dans ce contexte nuptial, n’a pas uniquement une fonction décorative :

« La force et la puissance de l’homme sauvage – soulignées par son pagne rouge ostensiblement déployé – témoignent également de la fécondité sexuelle espérée. Tandis que les pampres font du désert un espace de vie , les oiseaux de compagnie qui s’y nichent suggèrent l’apprivoisement de l’homme sauvage au service de l’amour, et le bouvreuil et le chardonneret, dans ce contexte profane, sont peut être à comprendre comme la Vertu et l’Affection attendues d’un mariage harmonieux. » [18]


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Durer, Albrecht Portraut de Hieronymus Holzschuher, 1526 Gemaeldegalerie - Staatliche Museen zu Berlin bisPortrait de Hieronymus Holzschuher
Dürer, 1526 Gemäldegalerie, Berlin

Le dispositif actuel, toujours fonctionnel, n’est pas celui d’orgine : des traces d’abrasion montrent qu’originellement le couvercle glissait vers le bas (Beate Fücker).


Durer, Albrecht Portrait de Hieronymus Holzschuher, 1526 Gemaeldegalerie - Staatliche Museen zu Berlin Durer Wappen der Familien Holzschuher und Münzer

Le couvercle porte, entourées par une couronne de laurier, les armoiries d’alliance des familles Holzschuher et Müntzer : pour cette dernière, le serpent d’Esculape fait allusion au métier du père de Dorothea, l’humaniste et médecin Hyeronymus Münzer, tandis que la colonne se réfère aux « piliers d’Hercule » (Gibraltar) et à son intérêt pour la géographie.

Pour son ami Hieronymus Holzschuher (le frère de Lazarus) , Dürer a repris la même figure sommitale, un maure, que sur les propres armoiries d’alliance de ses parents, en 1490 (voir 6.2 Devinettes acrobatiques), moins les ailes d’aigle qui faisaient partie des armoiries de sa mère.


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ortrat-Hans-Froschauers-in-einem-Holztafelchen-mit-SchiebedeckelPortrait de Hans Froschauer dans une petite boîte avec couvercle coulissant , 1526 Landesmuseum Württemberg, Stuttgart

A part son âge, 29 ans, on ne sait rien sur ce Hans Froschauer. Cette petite boîte à portrait ( 7,3 X 6,3 cm) est sans équivalent connu [19].

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Bildnis des Wolfgang Ronner Wofgang Ronner par Hans Maler 1529 Schiebedeckel Alte Pinakothek Munchen

Portrait de Wofgand Ronner
Hans Maler, 1529, Alte Pinakothek, Münich

Wolfgang Ronner était représentant de commerce pour la famille Fugger d’Augsbourg. La lettre est adressée à « Ronner/ZwHannd(en)/Swats“, Swatz étant la ville du Tyrol où il était en poste.

Ses armoiries (une fleur de lys sur un croissant de lune) figurent en miniature sur sa chevalière, et en grand sur le couvercle, dans un disque circulaire peint en trompe l’oeil comme un objet précieux accroché au mur.

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Lucas-Cranach-d.-J.-Allegorie-der-Tugend-Tugendberg 1548 Lindenholz. Kunsthistorisches MuseumLe Mont de la Vertu
Lucas-Cranach le Jeune, 1548, Kunsthistorisches Museum, Lindenholz

Ce panneau n’est pas sans rappeler, une cinquantaine d’années plus tard, l’Allégorie de la Chasteté de Memling. On suspecte qu’elle a pu elle-aussi servir de couvercle à un portrait, coulissant ou à charnières ([14], p 172).

Cependant la signification est pratiquement opposée : la Vertu n’est pas inexpugnable, mais accessible en passant par la porte marquée DURATE (Persévérez) et par la fissure dangereuse. Hercule, en bas, relayé par la Vertu en haut, désignent du doigt la récompsne à atteindre : une couronne de lauriers et un collier d’or accrochées à un palmier, avec la banderole DEO ET VIRTUTE (DUCE) : (Mené) par Dieu et par la Vertu. [14], p 172).

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Portrait de dame Ludger Tom Ring vers 1560 Suermondt-Ludwig Museum, Aachen
Portrait de dame
Ludger Tom Ring, vers 1560, Suermondt-Ludwig Museum, Aachen

Le couvercle porte un éloge de l’amitié, citation de Jesus Sirach (6, 14-15) :

Un ami fidèle est un rempart solide, celui qui en possède un possède un grand trésor, et n’a rien à payer, ni avec de l’or ni avec des biens

Ein trewer Freund ist ein starcker Schutz, wer den hat, der hat einen grosen Schaz und ist mit keinem geldt noch gut zu bezahlen


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Bürgermeister Johann Wolfgang Peilicke und Auferstehung Christi Hieronymus Lotter d. J. und Johann de Perre 1579-80

Johann Wolfgang Peilicke, par Hieronymus Lotter le Jeune, 1579-80,
Couvercle avec la Résurrection, par Johann de Perre, vers 1596
Stadtgeschichtliches Museum, Leipzig

Le portrait, réalisé à l’occasion de la réélection de Peilicke comme bourgmestre de Leipzig, en 1580, le montre dans son habit officiel, doublé d’une coûteuse fourrure de martre.


Un luthérien convaincu

Le cadre et le couvercle, commandés par ses descendants après sa mort en 1596, sont un intéressant témoignage religieux.

Sur le côté gauche du cadre, le serpent d’airain et l’épée font référence à l’Ancien Testament, l’ère sous la Loi ; en face, le Christ en croix et le lys font référence au Nouveau, l’ère sous la Grâce.

Sur la peinture du couvercle, le tombeau de la Résurrection est fermé. Or une querelle théologique avait agité en 1593 le Protestantisme, particulièrement à Leipzig, quant à la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie. Luther, qui était pour, avait pris comme argument, en 1528, le fait que Jésus avait traversé le couvercle de son tombeau [20] ; mais les calvinistes, qui étaient contre, préféraient représenter le tombeau ouvert.

Le couvercle fermé du tombeau affirme la prise de parti du maire en faveur du luthérianisme .


Un couvercle autoréférent (SCOOP !)

Mais, couvercle peint sur un autre couvercle, il exprime aussi l’espérance que le bourgmestre, à l’instar du Christ, puisse sortir vivant de son propre portrait. Et nous fait saisir une métaphore oubliée depuis qu’on ne les couvre plus : celle des portraits comme tombeaux.



Article suivant : 3 Revers religieux

Références :
[2] Alison Manges Nogueira « Concealing portraits in Renaissance Venice: Jacometto’s painted box », The Burlington Magazine, vol. 166, February 2024, pp. 126-139 https://www.academia.edu/114322226/_Concealing_Portraits_in_Renaissance_Venice_Jacometto_s_Painted_Box_The_Burlington_Magazine_vol_166_February_2024_pp_126_139
[3] On ne connaît rien de Daria Querini, pas même la date de sa mort. Alison Manges Nogueira propose à l’appui de sa thèse que les lettres AI/EI pourraient être lues non comme les initiales, mais comme les dernières lettres des nom des deux époux. Pourquoi pas ? Un argument plus contestable est qu’un cerf avec un collier couché sur le vert gazon est cité dans les Métamorphoses, quelques lignes après la passage concernant Charon et Orphée. Après vérification, l’animal décrit par Ovide court librement, possède de grandes cornes et un collier d’or, et surtout se rattache à une tout autre histoire, celle de Cyparissus.
[5] Dennis Geronimus, Piero Di Cosimo: Visions Beautiful and Strange, 2008
[7] Roger Jones; Nicholas Penny, « Raphael », 1987, Yale University Press, p. 8
[9] Maria Ruvoldt, « The Italian Renaissance Imagery of Inspiration: Metaphors of Sex, Sleep, and Dream », 2004, p 44 et suivantes
[10] David Alan Brown, Sylvia Ferino Pagden, Jaynie Anderson, « Bellini, Giorgione, Titian, and the Renaissance of Venetian Painting »,  Kunsthistorisches Museum (Vienne), National Gallery of Art (U.S.), Kunsthistorisches Museum (Wenen), Yale University Press, 2006
[11] Enrico Maria Dal Pozzolo « Laura tra Polia e Berenice » di Lorenzo Lotto, Artibus et Historiae, Vol. 13, No. 25 (1992), pp. 103-127 https://www.jstor.org/stable/1483459
[12] Dans la peinture vénitienne, c’est souvent l’oranger qui symbolise la fertilité (voir 1 Revers allégoriques);
[14] Alison Manges Nogueira « Hidden Faces: Covered Portraits of the Renaissance », 2024
[15] Elizabeth Cropper,  » Pontormo: Portrait of a Halberdier », Getty Publications, 1997 http://d2aohiyo3d3idm.cloudfront.net/publications/virtuallibrary/0892363665.pdf
[16] Didier Martens, En marge de l’exposition exposition Amour au Louvre Lens : la Chasteté de Hans Memling, document-historique de la fin du Moyen-Age ? https://koregos.org/fr/didier-martens-marge-exposition-amour-louvre-lens-chastete-hans-memling-document-historique-fin-du-moyen-age/
[18] Judith Hentschel, « Porträtdeckel mit wildem Mann », Heidelberger OJS-Journals, Kulturgut, 2018 II Quartal, Heidelberg lUniversität, https://journals.ub.uni-heidelberg.de/index.php/kulturgut/article/download/45880/39262
[20] Luther, Confession de 1528, XXX, 207. Voir un résumé dans  Muhammad Wolfgang G. A. Schmidt « And on this Rock I Will Build My Church“. A New Edition of Schaff’s „History of the Reformation 1517-1648 » https://books.google.fr/books?id=SKwyDwAAQBAJ&pg=PA250

3 Revers religieux

10 juin 2025

Le revers à thème religieux relèvent-ils de la même logique que les revers allégoriques, fournissant un portait abstrait mas en puisant à un registre chrétiens ? Où relèvent-il d’une logique propre ? Nous allons voir que les exemples, peu nombreux, relèvent d’intention variées.

Article précédent : 2 Couvercles coulissants

Les revers de polyptiques

Certains panneaux bifaces qui nous sont parvenus faisaient partie d’un projet plus large : aussi il est vain de chercher à mettre en correspondance le recto et le verso, sans connaître le programme d’ensemble du polyptique.

Quadriptyque Anvers-Baltimore 1400 ca reconstitution Verougstraete fig 95Quadriptyque Anvers-Baltimore, vers 1400, reconstitution Verougstraete ( [1] fig 95)

Par exemple, dans ce quadriptyque complexe, deux versos formaient, à la première ouverture, un diptyque comparant deux scènes aquatiques, le Baptême du Christ et le Miracle de Saint Christophe, l’un au tout début de la Vie du Christ et l’autre après sa mort. L’ouverture complète montrait, chronologiquement, quatre scènes de la vie du Christ.


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Volets de triptyques isolés

1470-1500 Manner_or_circle_of_the_Master_of_the_Virgo_inter_Virgines The Cartin Collection Hartford, Connecticut 1470-1500 Manner_or_circle_of_the_Master_of_the_Virgo_inter_Virgines The Cartin Collection Hartford, Connecticut Saint Clement revers

Résurrection

Saint Clément

Cercle du maître de la Virgo inter Virgines, The Cartin Collection, Hartford, Connecticut

Saint Clément est identifié par l’instrument de son martyre, l’ancre. On ne connaît pas la raison de sa présence au verso de la Résurrection, qui faisait probablement partie d’un ensemble plus large, comprenant au moins deux autres panneaux, une Crucifixion et une Lamentation [1a].


Jean Beugier Maître des Portraits princiers, Portrait d'homme en saint André, vers 1470-80, Madrid, musée Thyssen-Bornemisza, inv. 251bo Jean Beugier Maître des Portraits princiers,Saint Sébastien en grisaille (revers), vers 1470-80, Madrid, musée Thyssen-Bornemisza, inv. 251bo

Portrait d’homme en saint André

Saint Sébastien

Jean Beugier (Maître des Portraits princiers), , vers 1470-80, Madrid, musée Thyssen-Bornemisza (inv. 251bo)

Vu le revers en grisaille, il s’agit probablement du volet droit d’un triptyque, le donateur ayant choisi de se faire représenter à la guise de Saint André.


Un triptyque perdu de Bosch (SCOOP !)

Hieronymus Bosch Christ Carrying the Cross (1490-1510) ( Gemäldegalerie, Kunsthistorisches Museum, Vienna Hieronymus Bosch Christ Child (1490-1510) ( Gemäldegalerie, Kunsthistorisches Museum, Vienna.

Portement de Croix

Enfant avec moulinet et trotteur

Hieronymus Bosch, 1490-1510, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Le garçonnet du verso n’est pas nimbé: il ne s’agit donc pas de l’Enfant Jésus, mais d’un enfant générique, apprenant à marcher en jouant avec son moulinet. Cette scène charmante constituait donc l’antithèse de la scène tragique du recto, où le Christ effectue ses derniers pas, écrasé par le poids de la Croix : d’autant plus que celle-ci, au recto, tombe exactement sur l’épaule du garçonnet.


Hieronymus Bosch Reconstitution Kunsthistorisches Museum, Vienna.

Il s’agissait probablement du volet gauche d’un triptyque classique Portement / Crucifixion / Résurrection (tel que par exemple le retable de la Passion de Memling).


Concernant la grisaille au revers du volet droit, on en est réduit aux hypothèses. On a supposé [2] qu’il pouvait s’agir de Saint Jean Baptiste enfant venant à la rencontre de son cousin, un sujet rare que l’on trouve dans cette gravure contemporaine :

Israhel van Meckenem 1465-1500 Bristh MuseumIsrahel van Meckenem 1465-1500, British Museum


Si l’on tient compte des symétries du triptyque supposé, la grisaille de droite devait à la fois servir d’antithèse à la Résurrection du verso et, lorsque le triptyque était fermé, de pendant à l’Enfant apprenant  à marcher…. 

Hieronymus Bosch Reconstitution Ph.Bousquet Kunsthistorisches Museum, Vienna fermé.

…pourquoi pas  un Mort sortant du tombeau ?


Un Saint Patron

En principe, un saint ou une sainte au recto d’un portrait indique le prénom du modèle.

L’exception qui confirme la règle

Van der Weyden 1465 Laurent Froimont 1 Van der Weyden 1465 Laurent Froimont 2

Musée des Beaux-Arts de Caen

Musées Royaux des Beaux Arts de Belgique, Bruxelles

Diptyque de Jean de Froimont, Van der Weyden, vers 1460

Côté Vierge à l’Enfant, l’inscription est la salutation angélique : AVE MARIA G(raci)A PLENA.
Côté donateur, la devise est « RAISON LANSEIGNE (l’enseigne) »


Van der Weyden 1465 Laurent Froimont 3
Revers du panneau du donateur

La figure de Saint Laurent, en grisaille, a fait longtemps identifier le donateur comme étant Laurent de Froimont (nom inscrit sur la banderole), dont on ne sait pratiquement rien (un Laurent de Froimont, propriétaire terrien, est repéré à Enghien dans le Hainaut, entre 1450 et 1473, mais il est trop âgé pour la datation dendrochronologique du portrait). Le blason, gratté, n’arrange pas la situation.

C’est en 2003 que Dominique Vanwijnsberghe [3] , grâce à la découverte de la même devise sur un manuscrit de Princeton, a identifié le donateur comme étant Jean de Froimont, un ami proche de Philippe de Croÿ (qui avait lui-même commandé un diptyque de dévotion, voir 4.3 Revers armoriés : Diptyques et triptyques de dévotion ).

L’image de Saint Laurent était donc une fausse piste : elle a pu être peinte par une autre main, pour des raisons de dévotion particulière à saint Laurent. Ou plus probablement, elle fait référence à la famille Laurent, nom de jeune fille de l’épouse de Jean de Froimont.



Van der Weyden 1465 Laurent Froimont reconstitution Verougstraete fig 89De plus, selon H. Verougstraete ([1], fig 89), l’éclairage de la niche fait supposer qu’il s’agissait plutôt du revers du volet gauche (le côté sombre indiquant conventionnellement où poser la main), qui aurait été recopié au revers du volet droit afin d’en garder le souvenir.


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1475-80 Philadephia Museum of Arts 1475-80 Philadephia Museum of Arts Saint Francis of Assisi Receiving the Stigmata

Portait d’une dame

Stigmatisation de Saint François

Anonyme vénitien, 1475-80 Philadephia Museum of Arts

Sans certitude, on peut présumer que la jeune femme se prénommait Francesca. Le rubis sur sa poitrine répond discrètement à la plaie sur le flanc du Saint.


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Memling Vierge Chicago Art Institute

Vierge à l’enfant

Homme en prières

Memling, 1485-90, Chicago Art Institute

Memling 1485-90 St Antoine de Padoue Chicago Art Institute ReversRevers du panneau du donateur : St Antoine de Padoue

On ne sait rien du donateur, sinon qu’il devait s’appeler Antoine. A remarquer les deux enfants dans le miroir derrière la Vierge (voir 3.1 Le diptyque de Marteen)


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Lucas Cranach l'Ancien 1508 Portrait of a Man with a Rosary MET Lucas Cranach l'Ancien 1508 Portrait of a Woman in Prayer Musee des BA Bale

Portrait d’un homme avec un chapelet, MET, New York

Portrait d’une femme en prières, Musée des Beaux Arts, Bâle

Lucas Cranach l’Ancien, 1508 [4]

Ces deux volets d’un triptyque de dévotion (panneau central disparu) ont probablement été peints lors du voyage de Cranach aux Pays-Bas en 1508.
La bague de l’homme porte les armoiries de la famille néerlandaise Six van Hillegom ou Six van Oterleek


Lucas Cranach l'Ancien 1508 Portrait of a Man with a Rosary MET reverse Lucas Cranach l'Ancien 1508 Portrait of Woman in Prayer Musee des BA Bale reverse

Saint Pierre ?

Sainte Catherine

Sur les revers, très abîmés, sont peints en grisaille les saints patrons du couple.


Un portrait spirituel

1579 disciple de Pieter Pourbus Diptych_Portrait_Rogerius_de_Jonghe_and_Saint_Nicolas_de_Tolentino Musée Groeninge BrugesRogerius de Jonghe (avers) et Saint_Nicolas de Tolentino (revers)
Disciple de Pieter Pourbus, 1579, Musée Groeninge, Bruges

Ce portait devait être le panneau gauche d’un diptyque de dévotion, avec la Madone sur le panneau droit. Au revers, et dans la même position que lui, Rogerius de Jonghe a fait représenter son modèle spirituel, vu de plus loin. On retrouve la même idée que dans les monnaies et tableaux bifaces de la Renaissance italienne (voir 1 Revers allégoriques) : portrait physique à l’avers, portait spirituel au revers.


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1500-40 portait de Savonarole National Gallery 1500-40 portait de Savonarole National Gallery Execution

Portait de Savonarole

Exécution de Savonarole avec deux autres dominicains

1500-40, National Gallery

La lumière tombant de la gauche illumine pareillement l’imprécateur dans sa chambre et les suppliciés en place publique. D’une certaine manière, le « portrait spirituel » de Savonarole se réduit à un bûcher diabolique.


Au dos de la Madone

1400-15 Petite pieta ronde Louvre 3 clous couronne epines 1400-15 Clousi

Petite Pieta ronde

Trois clous et couronne d’épines

1400-15, Louvre

De la même manière que des armoiries figurent souvent au dos d’un portrait (voir 4.1 Revers armoriés : portraits isolés ), il arrive exceptionnellement qu’un emblème christique orne le revers d’une Madone.


1460-70 Sano di Pietro Madonna and Child with Saint John the Baptist, Saint Bartholomew, and Four Angels c. El Paso Museum of Art 1460-70 Sano di Pietro Madonna and Child El Paso Museum of Art revers sceau St Bernardin

Vierge à l’Enfant avec  Saint Jean Baptiste, Saint Bartholomée et Quatre Anges

Sceau de Saint Bernardin de Sienne

Sano di Pietro 1460-70, El Paso Museum of Art

Au verso, les quatre anges entourent le sceau de Saint Bernardin de Sienne, tel qu’on peut le voir par exemple sur cette fresque, avec la même citation de Saint Paul :

1425 Sceau de Saint Bernardin Sienne, Palazzo Pubblico, Salle de la MappemondeSceau de Saint Bernardin, 1425, Sienne, Palazzo Pubblico, Salle de la Mappemonde

Au nom du Seigneur, que tout genou fléchisse, aux cieux, sur terre et aux enfers. Saint Paul (Phil. 2, 10-11)

In nomine ihs onne genum fletatur celestium terrestrium infernorum


Un diptyque de Memling (SCOOP !)

Memling 1485 ca Thyssen Bornemisza MadridPortait d’un Jeune Homme
Memling, vers 1485, Thyssen Bornemisza, Madrid

On notera que le même monogramme figure sur ce vase christique et ce bouquet marial, au revers du portrait d’un jeune italien inconnu.

Vu l’étroitesse de la portion visible de la fenêtre, on a proposé [5] qu’il s’agissait du volet gauche d’un triptyque dévotionnel à trois panneaux de largeur identique, avec la Madone au centre et l’épouse sur le volet droit : pour un autre exemple chez Memling, voir 4 Le triptyque de Benedetto.



Memling 1485 ca Thyssen Bornemisza Madrid schema

Reconstitution avec une Vierge tournée vers la gauche (école de Memling) 

Un argument décisif à l’encontre de l’hypothèse d’un triptyque [6] est que l’intersection entre la fuyante du tapis et la ligne de sol place le point de fuite juste à droite du panneau. Or Memling utilise toujours un point de fuite unique, situé au centre de l’ensemble :  il s’agit donc bien d’un diptyque.


Memling Chicago Art Institute schemaChicago Art Institute

On retrouve cette construction dans le diptyque que nous avons vu plus haut  (avec, au revers du dévot, un Saint Antoine en grisaille dans une niche).

Memling 1485 ca Thyssen Bornemisza Madrid fausse niche

On a ici une nature morte en couleurs, une des toutes premières de la peinture occidentale. Le volet du donateur étant en général le volet mobile, il est très probable que ce revers a été conçu comme une niche en trompe-l’oeil, fixée au mur. En l’ouvrant apparaissait, dans un effet de surprise, à la fois une échappée vers la campagne et le dialogue intime entre le jeune homme et la Madone.


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master-of-the-legend-of-saint-ursula-madonna-with-three-donors-1486 Musee des BA Anvers master-of-the-legend-of-saint-ursula-madonna-with-three-donors-1486 Musee des BA Anvers revers Verougstraete p 332

Madone avec trois donateurs
Maître de la Légende de Sainte Ursule, 1486, Musée des Beaux Arts, Anvers

Chaque revers porte un symbole approprié :

  • un calice avec une hostie côté donateurs,
  • un crucifix côté Madone.

Lucrèce comme Marie

Jan Van Scorel Vierge a l'enfant 1527-30 Tambov Picture Gallery Jan Van Scorel Portrait d'homme 1527-30 Gemaldemuseum Berlin

Vierge à l’enfant, Tambov Picture Gallery

Portrait d’homme, Gemäldemuseum Berlin

Jan Van Scorel, 1527-30

Un peu en retrait, Marie s’incline vers l’homme pour lui présenter son fils, qui lui même tend la main comme pour le saluer et le toucher. Nous ne sommes pas devant une apparition, mais devant une rencontre physique, au sein d’un paysage qui joint les ruines romaines aux rochers à la flamande.


Jan Van Scorel Portrait d'homme 1527-30 Gemaldemuseum Berlin reverse LucreceLucrèce, revers du panneau masculin

Au dos de ce très pieux donateur, on pourrait s’étonner de trouver une femme nue. Mais Lucrèce, qui préféra se poignarder plutôt que de se laisser déshonorer par un Prince romain, est à l’époque une figure de la Virginité et de la force de caractère.

Ainsi l’héroïne de l’Antiquité, chastement dénudée, peut être vue comme une préfiguration glorieuse de la Vierge, tout comme Eve est son ancêtre honteuse.


Jan Van Scorel Portrait d'homme 1527-30 Gemaldemuseum Berlin reverse Lucrece Jan Van Scorel Vierge a l'enfant 1527-30 Tambov Picture Gallery

Lorsqu’on ouvre le diptyque, la gestuelle de Lucrèce, propulsant sa lame nue vers son coeur, prélude à celle de Marie, propulsant son fils vers le monde.


Jan Van Scorel Portrait d'homme 1527-30 Gemaldemuseum Berlin reverse Lucrece Jan Van Scorel Portrait d'homme 1527-30 Gemaldemuseum Berlin

Ce langage des gestes, très élaboré, crée aussi une identification entre Lucrèce et le donateur, qui porte la main droite sur son coeur comme comme s’il ressentait sa blessure, suggérée d’une autre manière par le trou qui transperce le rocher.
Ainsi, comme le note A.Dülberg :

« Kouznetsov montre de manière crédible que cet extraordinaire diptyque s’inscrit dans le cercle d’influence des rhétoriciens néérlandais, dont Van Scorel était proche. Lucrèce y est interprétée, parmi d’autres héroïnes de l’Ancien Testament, comme une préfiguration de la vertu et des souffrances de Marie. Par son geste de la main posée sur le coeur, le donateur exprime sa volonté d' »Imitatatio Mariae ». ( [7], p 151)


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Barthel Bruyn l'Ancien Johann von Rolinxwerth et Christine von Sternberg Mauritshuis 1529Johann von Rolinxwerth et Christine von Sternberg
Barthel Bruyn l’Ancien, 1529, Mauritshuis

La même exaltation des vertus chrétiennes se retrouve, exactement à la même époque, dans ce diptyque conjugal. Les quatre oeillets, répartis entre les époux, outrepassent la symbolique nuptiale habituelle pour atteindre leur signification sacrée : celle des quatre clous de la Passion. Les deux autres objets, le verre de vin rouge et le gant blanc, prennent également une valeur religieuse : sacrifice et pureté.


Barthel Bruyn l'Ancien Johann von Rolinxwerth et Christine von Sternberg Mauritshuis 1529 revers feminin Barthel Bruyn l'Ancien Johann von Rolinxwerth et Christine von Sternberg Mauritshuis 1529 revers masculin

Le fait que Lucrèce se trouve au revers du portrait masculin souligne bien que ce n’est pas sa féminité qui est en cause, mais son Courage et sa Vertu, exemplaires pour les deux sexes. A noter que la lame et le point de pénétration sont complètement masquées par le bras, dans un geste peu naturel.


Raphael Galathee Villa Farnesina
Triomphe de Galatée (détail), Raphaël, 1513, Villa Farnesina

Il ne s’agit pas d’une question de bienséance, mais d’une citation de  cette célèbre fresque de Raphaël.


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Jan_Gossaert 1530 ca _Portrait_of_a_Gentleman_-_Clark_Art_Institute Williamson mains Jan_Gossaert (atelier) 1534_Lucretia_Clark_Art_Institute Williamson

Le gentilhomme aux belles mains

Lucrèce

Gossaert, 1532, The Clark Museum, Williamstown, Massachusetts

Dans ce portait biface, le gentilhomme semble s’afficher comme l’émule de la vertueuse Lucrèce, son pouce se substituant au glaive pour pénétrer avec discrétion sa poitrine. Mais l’insistance sur le gant et l’emblème sur le béret suggèrent un second niveau de lecture, franchement grivois (voir Un pendant de Caravage, et autres histoires de gants).


Deux scènes chrétiennes

Dans ce type de tableau biface, les deux scènes fonctionnent comme une sorte de pendant dans lequel la méditation s’effectue tour à tour, et non côte à côte.

1494 signorelli, crucifixion urbino 1494 signorelli, crucifixion-and-the-descent-of-the-holy-spirit-or-the-pentecost-2101676

Crucifixion

Pentecôte

Gonfalon du Saint-Esprit, Luca Signorelli, vers 1494, Galerie nationale des Marches, Urbino

Cette bannière de procession peinte sur toile a été ensuite scindée en deux panneaux [8]. Les deux scènes s’opposent par leur ambiance (extérieur / intérieur), leur éclairage (latéral, central), leur construction (vue frontale / vue en perspective) et leur message (douleur, sérénité).


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1470-1500 Annonciation avec le duc d Albe Maitre Virgo_inter_Virgines Palacio de Liria 1470-1500 Adoration des Rois Mages Maitre Virgo_inter_Virgines Palacio de Liria

Annonciation avec le Duc d’Albe

Adoration des Mages

Maitre de la Virgo inter Virgines, 1470-1500, Palacio de Liria, Madrid

Le Duc d’Albe, rivalisant avec les Rois Mages, adore l’Enfant avant eux.


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1520-25 Cranach l'Ancien Enfant Jesus benissant recto Nationalgalerie Prag 1520-25 Cranach l'Ancien Homme de douleurs verso Nationalgalerie Prag

Enfant Jésus bénissant

Homme de douleurs

Cranach l’Ancien, 1520-25, Nationalgalerie, Prague

Les deux faces opposent l’Enfant triomphant et l’Homme souffrant. Selon la vieille habitude des médailles, la vue de loin est  une allégorie et la vue de près un portrait réaliste.


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Cas uniques

1460 Workshop of Rogier van der Weyden National Gallery 1460 Workshop of Rogier van der Weyden National Gallery reverse

Portrait de dame

Sainte Face

Atelier de Rogier van der Weyden, vers 1460, National Gallery

On ne connait pas d’autre exemple d’une telle association. L’état très dégradé du revers suggère que le panneau aurait pu être volet mobile d’un diptyque marital ( [9], p 66) : ouvrir le diptyque aurait fait apparaître les visages du couple, sous le patronage du visage divin.


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Maitre de Francfort ecole 1500-25 Homme a l'oeillet emplacement inconnu Maitre de Francfort ecole 1500-25 Lamentation emplacement inconnu

Homme à l’oeillet

Lamentation

Maitre de Francfort (école), 1500-25, localisation inconnue

Autre combinaison unique d’un portrait et d’une scène religieuse. Le gentilhomme tient son gant de la main gauche, et un oeillet de sa main droite gantée. Il existe quelque cas rarissimes de doubles portraits de fiançailles où l’homme se place à droite, pour bien souligner la différence avec un couple marié (voir Couples germaniques atypiques). Mais la présence d’une Lamentation au revers (avec la Résurrection à l’arrière-plan) est tout à fait exceptionnelle : faut-il comprendre que la panneau n’avait pas de pendant féminin, et que le jeune prétendant exprimait, par ce revers, à la fois sa souffrance et son espérance ?



Article suivant : 4.1 Revers armoriés : portraits isolés

Références :
[1] H. Verougstraete « Frames and Supports in 15th and 16th Southern Netherlandish Painting » . https://www.kikirpa.be/en/publications/frames-and-supports
[3] Dominique Vanwijnsberghe, « L’identification du portrait ‘Froidmont’ de Rogier Van der Weyden, Perspectives nouvelles sur les liens du peintre avec le milieu hainuyer », Revue de l’art vol. 139 (2003) p. 21-36 https://orfeo.belnet.be/handle/internal/10582https://orfeo.belnet.be/handle/internal/10582
[5] Dirk De Vos, « Hans Memling : l’oeuvre complet », 1994, p 262
[6] L’hypothèse du diptyque, proposée par H. Verougstraete ([1], p 174), se trouve ainsi confirmée.
[7] Angelica Dülberg, « Privatporträts : Geschichte und Ikonologie einer Gattung im 15. und 16. Jahrhundert », 1990
[9] Alison Manges Nogueira, « Hidden Faces: Covered Portraits of the Renaissance » 2024

4.1 Revers armoriés : à la manière d’un sceau

10 juin 2025

Les revers armoriés étant très nombreux, j’ai sélectionné les exemples les plus significatifs et je les ai répartis en trois catégories.

Ce premier article est consacré aux revers qui fonctionnent, à la manière d’un sceau, en tant que marque de propriété ou d‘élément d’authentification.

Article précédent : 3 Revers religieux

Marque de propriété

Simone MARTINI Portement de croix 1335 Louvre Simone MARTINI Portement de croix 1335 revers armoiries

Portement de croix
Simone Martini, 1335, Louvre

Les armoires sont celles des Orsini. Comme le commanditaire probable, le cardinal Napoleone Orsini, a quitté Rome pour la cour pontificale d’Avignon en 1336, on en déduit la date du polyptyque, l’année d’avant.



Reconstitution P.Bousquet

Aujourd’hui dispersés et pour deux d’entre eux sciés dans la largeur, les quatre panneaux s’ouvraient en portefeuille [0], les armoiries formant couvercle.


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La-Grande-Pieta-ronde-Johan-Maelwael-c1400 Louvre

La Grande Piéta ronde
Johan Maelwael, vers 1400, Louvre

La Piéta porte a son revers les armes de son commanditaire, Philippe le Hardi Duc de Bourgogne. Comme le revers n’était pas destiné à être vu, on n’en tient pas compte pour l’accrochage, ce qui laisse le blason incliné de 30 degrés, mais a l’avantage de rendre horizontal le vol de la colombe et verticaux les éléments soumis à la pesanteur : le filet de sang et le pendentif de Marie.


L’accrochage rectifié (SCOOP !)

La-Grande-Pieta-ronde-Johan-Maelwael-c1400 Louvre revers completSchéma P.Bousquet

Si l’on rectifie l’accrochage en tenant compte du revers, la composition perd en réalisme, mais gagne en intensité théologique :

  • les personnages célestes, Dieu et ses anges, occupent la moitié gauche ;
  • les personnages terrestres, Marie et Saint Jean, occupent le quart inférieur droit ;
  • la tête du Christ occupe le quart supérieur droit, avec de part et d’autre celui qui tient le cadavre et ceux qui le reçoivent : la pesanteur matérialise, visuellement, le Don du Fils à l’Humanité ;
  • dans le cercle central voisinent, sans se toucher, les mains du Père céleste, qui laisse glisser son fardeau, et la main de la Mère terrestre, qui l’accepte.


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Simon Marmion Lamentation MET Simon-Marmion-revers-armes-de-Margaret-of-York-et-initiales-de-Charles-the-Bold-and-Margaret-of-York

Déploration
Simon Marmion, vers 1473, MET, New York

Ce panneau porte au revers les armoiries de Marguerite d’York, partition entre les armes de sa famille (à droite) et celle de son mari Charles le Téméraire (à gauche), épousé en 1468. Aux quatre coins on retouve les initiales C et M attachées par des noeuds d’amour.


Un couple floral (SCOOP !)

On remarque sur les rochers latéraux des Coquelicots (coquerico en vieux français, par référence à la crête du coq) et des Marguerites, allusion élégante aux commanditaires . On notera que le coquelicot est représenté, de droite à gauche, en bouton qui s’ouvre, en fleur flétrie et en fruit : c’est donc l’identification précise de la plante qui compte plutôt que sa couleur, qui ne la rattache que très vaguement à la symbolique de la Passion ( [1], p 59)

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Diptyque Matheron Nicolas Froment vers 1475 LouvreDiptyque Matheron, Nicolas Froment (atelier), vers 1475, Louvre, Paris

Le Duc René d’Anjou fait face à sa seconde épouse Jeanne de Laval. A noter la médaille de Saint Michel et la patenôtre à gros cylindres qui se prolonge sur le cadre, dans un effet de réalisme (pour un autre exemple d’un tel trompe-l’oeil, voir 3.2 Trucs et suprises) :


Diptyque Matheron Nicolas Froment vers 1475 Louvre DITAT.SERVATA.FIDES
Le diptyque a été offert en cadeau à Jean Matheron de Salignac, dont figurent sur les deux revers la devise :

Une foi intacte l’enrichit.

DITAT SERVATA FIDES 

et l’emblème qui illustre cette devise : une couronne (la richesse) autour d’une tige de lys (la foi intacte).



Elément d’authentification

Lorsque les armoiries se situent au revers d’un portrait isolé, elle fournit une sorte une sorte d’identité abstraite de l’individu, son lignage. Parfois elle s’accompagne du nom et de l’âge, souvent  dans une inscription confirmant la ressemblance.

Rogier_van_der_Weyden_Portrait de Francois d'Este 1460 MET Rogier_van_der_Weyden_Portrait de Francois d'Este revers

Portrait de François d’Este
Rogier van der Weyden, vers 1460, MET, New York

Le verso arbore les armoiries de la famille d’Este. Le « m » et le »e » entrelacés signifient « marchio estensis », Marquis d’Este. L’inscription énigmatique rajoutée en haut à gauche, « non plus / courcelles »,  fait probablement référence au village de Bourgogne où il est mort. [2].

L’inscription en lettres d’or, « v[ot]re tout…francisque » (tout à vous, François), est la dédicace au destinataire inconnu du portrait : peut-être la dame à qui était destinée l’anneau (la signification du marteau est obscure).

Ce premier exemple montre le statut bien particulier du revers armorié : il sert moins à identifier le modèle (pour cela un petit blason côté face suffirait) qu’à le glorifier dans son lignage : en cela il est toujours un portrait moral qui complète le portrait physique, mais qui le situe dans un paysage social. Il reste cependant d’un usage privé, puisqu’on peut y faire ajouter un message personnel.


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Memling Portrait du grand batard de Bourgogne Musee Conde Chantilly Memling Portrait du grand batard de Bourgogne Musee Conde Chantilly revers

Portrait d’Antoine, grand batard de Bourgogne
Copie d’époque d’après Memling, 1467–70, Musée Condé, Chantilly

La cordelière qui enlace les lettres « N » « I » « E » est un emblème d’Antoine de Bourgogne, fils de Philippe le Bon, qu’on retrouve dans plusieurs oeuvres et dont on ignore la signification [3]

Au milieu se trouve une barbacane, élément de fortification d’où l’on pouvait jeter des matériaux enflammés (ici des bûches) sur les assaillants : d’où la devise « NUL NE SI FROTTE ».


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Heinrich zum Jungen 1477 Historisches Museum Frankfurt B405 K92Portrait de Heinrich zum Jungen
Maître du Rhin moyen, 1477, Historisches Museum, Frankfurt

Les deux panneaux, aujourd’hui séparés, étaient probablement présentés recto verso.

Quand j’avais 34 ans,

voilà de quoi j’avais l’air.

DO ICH WAR XXXIIII JOR ALT 

DO WAS ICH ALSO GESTALT


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Master of the Portraits of Princes Bossaert-Jan_1480 coll priv Master of the Portraits of Princes Bossaert-Jan_1480_coat-of-arms

Portrait de Jan Bossaert
Maître des Portraits de princes, 1480, collection privée (ex-N. Mus., Poznan) [4]

L’inscription certifie la ressemblance :

Quoi de plus mien 

Wat is mijns meer

Au verso, le blason des Bossaert est suspendu à une vigne attachée à un tuteur, symbole d’une lignée fructueuse. Sans doute s’agit-il d’un portrait de présentation en vue d’un mariage.

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hans burgkmair sebastian brant 1508 Kunsthalle Hambourg hans burgkmair sebastian brant 1508 Kunsthalle Hambourg reverse

Portrait de Sebastian Brant
Hans Burgkmair, 1508, Kunsthalle, Hambourg

Au dos du portrait de l’humaniste, ses armoiries ont été redécouvertes en 1949 sous un repeint : une roue de moulin noire sur un oreiller rouge carré posé sur un sol argenté.


sebastian brant Varia Carmina 1498Varia Carmina, Sebastian Brant, 1498

On les voit plus nettement sur cette gravure (les ancêtres de Brant auraient possédé un moulin à Spire).

Les armoiries du verso, tout comme la broche en forme de perle dorée au recto (insigne de juriste) sont des marqueurs d’ascension sociale.

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Les portraits armoriés de Hans Maler

Hans Maler 1520-25Portrait of a Lady from the Klammer von Weydach Family Boijmans van Beuningen Hans Maler 1520-25 Coat of Arms of the Klammer von Weydach Family Boijmans van Beuningen

Portrait de Anna Klammer von Weydach
Hans Maler, 1524-25, Musée Boijmans van Beuningen, Rotterdam

Les armoiries des Klammer (une agrafe) sont peintes en trompe-l’oeil au revers.

Hans Maler Anton Fugger 1525 Allentown art museum Hans Maler Anton Fugger 1525 Allentown art museum reverse B484 K78

Portrait d’Anton Fugger
Hans Maler, 1525, Allentown Art Museum.

A 31 ans et dix mois,

voici de quoi j’avais l’air.

ALS ICH WAS XXXI IARE X MONAT ALT

DO WAS ICH ALSO GESTALT

Au milieu du XVème siècle, la famille des riches commerçants Fugger se sépara en deux branches : les Fugger « au chevreuil » (qui firent faillite) et les Fugger « au lys » (qui prospérèrent), du nom des armoiries obtenues pour des services rendus aux princes. [5]

Anton, de la branche Lys, commanda à Hans Maler une série de portraits, destinés à orner ses différents châteaux, dont on a conservé une demi-douzaine.


Hans Maler Anton Fugger 1524 Schloss Decín-TetschenPortrait d’Anton Fugger
Hans Maler, 1524, Schloss Decín/Tetschen

Cet autre portrait a pu former un diptyque avec un portrait aujourd’hui perdu de Ulrich Fugger, l’autre descendant de la famille ( [6], p 92) . Au verso est inscrit :
ANNO DOMINI M·D·XXIIII PRIMA IVLY / ANTONIVS FVGGER / ÆTATIS SVE ANNORVM XXXI DIERVM XXI·“,
et
HANS MALER VON VLM·MALER ZVO SCHWATZ

C’est le seul portait de Maler à la fois daté et signé.

Hans Maler Mathaus Schwartz 1526 Louvre Hans Maler Mathaus Schwartz 1526 Louvre B486 K79

Portrait de Mathäus Schwartz
Hans Maler, 1526, Louvre, Paris

Le portrait est daté du jour du 29ème anniversaire de Mathäus Schwartz :

ADI·20·FEBRVARI· ANNO·1526· / HET·ICH·MATHEVS·SWARTZ· / DIS GSTALT·ZV ·SWATZ· / DA·ICH·WAS·KRAD·29· / IAR·ALT


Hans Maler Mathaus Schwartz 1526 Louvre detail Hans Maler Mathaus Schwartz 1526 Louvre B486 K79 detail

La broche porte les armoiries de Schwarz, un employé de Jacob Fugger, lequel était mort deux mois avant : d’où la tristesse de Mathäus qui joue du luth pour se consoler, et le sablier pendu sous la broche en guise de memento mori (pour un autre portait plus surprenant de Mathäus quatre mois plus tard, voir Comme une sculpture (le paragone)).

Le monogramme du recto, composé de majuscules superposées, n’a pas été déchiffré. L’abréviation M.S.A.V signifie Mathäus Schwartz Augusta Vindelicum (Augsburg).


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Hans Wertinger Hans Fieger von Melans 1526 Tyroler Landes Museum Innsbruck
Portrait de Hans Fieger von Melans
Hans Wertinger, 1526, Tyroler Landes Museum, Innsbruck

Récemment anobli (en 1511), le seigneur regarde fièrement son blason, porté par une femme noble : un trèfle sur des plumes noires et un chamois noir.



Hans Wertinger Hans Fieger von Melans 1526 Tyroler Landes Museum Innsbruck B609 K131b
Au revers du panneau armorié, il s’est fait représenter en grand équipage, la lance à la main avançant de droite à gauche : de sorte qu’en ouvrant le diptyque, le guerrier laisse place au seigneur en majesté, déganté mais gardant la dextre sur le pommeau de son épée.


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Conrad Faber 1533 Hans von Schonitz Sigmaringen Conrad Faber 1533 Hans von Schonitz Sigmaringen reverse

Portrait de Hans von Schonitz
Conrad Faber, 1533, Sigmaringen

Angelica Dülberg suppose que le format exceptionnellement grand et le « magnifique tableau héraldique » au verso sont liés à l’élévation de Hans von Schenitz à la noblesse en 1532.

Au verso on lit d’abord la maxime suivante :

Trop de soumission et trop de confiance rendent faible et font grand tumulte.

ZU FROM WILFAERIG UND ZU FIL VERTRAWE SCHWECHT KRENCKT U BRINGT GROS RAWEN

Au dessus du lion levant ses pattes en signe de victoire, la banderole porte : « Le dernier, le préféré » (Das letzt das liebeste).



Article suivant : 4.2 Revers armoriés : diptyques conjugaux 

Références :
[1] Alison Manges Nogueira « Hidden Faces: Covered Portraits of the Renaissance » 2024
[3] Guy De Tervarent, « Attributs et symboles dans l’art profane : Dictionnaire d’un langage perdu », Articles Barbacane et Corde.
[6] Stefan Krause, « Die Porträts des Malers Hans Maler – Bestandskatalog », https://www.academia.edu/30535651/Die_Portr%C3%A4ts_des_Malers_Hans_Maler_-_Bestandskatalog

4.2 Revers armoriés : diptyques conjugaux

10 juin 2025

Cet article est consacré aux diptyques conjugaux à revers armoriés, qui ne concernent que les pays du Nord (Allemagne, Hollande). Ils présentent deux configurations :

  • soit les revers portent les armoiries de chacun ;
  • soit le revers d’un des panneaux (le masculin le plus souvent) porte les armoiries d’alliance du couple.

Les panneaux liés l’un à l’autre par une charnière ont souvent été séparés ultérieurement : la présence des armoiries, au revers du panneau mobile, est un argument fort en faveur d’un diptyque, et non de deux portraits en pendant.

Article précédent : 4.1 Revers armoriés : portraits isolés

beurer-1487-retrato-thyssen. BEURER_Wofgang Thyssens Bornemisza Personaje con escudo (rev)

Portrait de Johann von Rückingen
Wofgang Beurer, 1487, Musée Thyssen Bornemisza, Madrid

L’homme, avec sa chevalière frappée du R familial, présente entre ses doigts un pendentif en forme de croix, probablement un cadeau pour son épouse : la scène courtoise dans le jardin suggère un diptyque conjugal, réalisé à une occasion bien précise : on lit en bas du cadre la date du 24 avril 1487, année où Johann von Rückingen partit en pèlerinage à Jérusalem, pour rentrer à Francfort en 1488. Les côtés du cadre portent les emblèmes des deux ordres de chevalerie auquel il adhéra durant son voyage : l‘Ordre du Saint Sépulcre à gauche, l’Ordre chypriote de l’Epée à droite (avec la devise POUR LOIALITE MAINTENIR) ([1], p 77).

Le revers est assez confus : un homme sauvage (portant le casque) piétine un jeune homme dont on ne voit que les chausses rouges, étendu sur un talus herbeux.


Un message privé (SCOOP !)

On sait que Johann von Rückingen avait épousé Agathe Monis en 1477 (date inconnue) : le diptyque conjugal aurait donc pu être réalisé à la double occasion de leur dixième anniversaire de mariage et du départ du mari pour Jérusalem.



beurer-1487 retrato-thyssen detail
S’il est attesté que Johann von Rückingen a bien été chevalier de l’Ordre du Saint Sépulcre, le second emblème – une épée surmontée d’un oeillet – revêt, par son emplacement à côté du jardin d’amour, une signification plus intime : si Johann a offert à Agathe ce bijou en forme de croix, c’est « pour loyauté maintenir » : à la fois pour la remercier de ces dix années de mariage, mais aussi pour s’assurer de sa fidélité durant le voyage. De ce fait, le revers, avec le galant piétiné par l’homme sauvage, sonne comme un avertissement.

Les diptyques conjugaux de Dürer

1490_Duerer_Bildnis_von_Barbara_Duerer_geb._Holper_anagoria 1490 Dürer_-_Ritratto_del_padre_-Uffizi

Portrait de Barbara Dürer, née Holper, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg

Portait d’Albrecht Dürer l’Aîné, Offices, Florence

960px-Albrecht_Duerer_-_Cliff_Landscape_with_Dragon Durer Blason 1490, Musee des Offices

Paysage avec des rochers, des éclairs et un dragon

Armes d’alliance Dürer/Holper

Revers des deux panneaux
Dürer, vers 1490

 

Sur ce diptyque où l’ordre marital est inversé, voir Couples germaniques atypiques .

Sur la porte dans les armoiries de Dürer, voir 6.2 Devinettes acrobatiques .


Durer 1499 hans tucher Schlossmuseum Weimar Durer 1499 felicitas Rieter

Portraits de Hans Tucher et Felicitas Rieter
Dürer, 1499, Schlossmuseum Weimar

Mariés en 1482, les époux Tucher ont attendu 17 ans avant de se faire portraiturer par Dürer dans ce tableau de couple réalisé selon toutes les conventions d’un tableau de mariage : Hans (43 ans) tient entre ses doigts une bague et Felicitas (33 ans) un oeillet, en réponse à l’anneau. En outre elle porte un collier dont le fermoir est aux initiales de son mari, auquel elle donnera quatorze enfants ( [7], p 99). L’inscription en haut est postérieure (FELITZ. HANS. TUCHERIN, 33 JOR. ALT. SALUS).



Durer 1499 armoiries combinees des familles Tucher et Rieter Schlossmuseum Weimar
Au revers du portrait masculin, Dürer a repris la même formule que pour ses propres parents : un emblème avec tête de maure et casque, combinant les blasons des deux familles : celle des Tucher à gauche (un maure) et celle des Rieter à droite (une sirène).


Dürer 1499 Elsbeth Pusch Gemaldegalerie Alte Meister Kassel

Portraits de Nikolaus Tucher et Elsbeth Pusch, 1499, Gemäldegalerie Alte Meister, Kassel

En même temps que son frère Hans, Nikolaus Tucher, qui s’était quant à lui marié en 1492, commanda à Dürer un second diptyque dont il ne reste aujourd’hui que le portrait d’Elsbeth (26 ans). Dans ce diptyque jumeau, c’est la femme qui tient l’anneau, et elle porte comme sa belle-soeur un fermoir aux initiales de son mari ; le couple restera sans descendance.

La signification de l’inscription sur le serre-tête n’est pas connue (MHIMNSK), non plus que celle du WW dans l’échancrure de sa blouse : c’est le maître de Dürer, Wolgemuth, qui avait introduit ce genre d’énigmes dans ces portraits (initiales d’une devise ou autre).


Durer_1499 Oswolt_Krel Alte Pinakothek Munich triptych

Portrait de Oswald Krel
Dürer, 1499, Alte Pinakothek Munich

Ici l’épouse Agate von Esendorf n’a pas été portraiturée, mais est présente discrètement par son blason sur le volet droit (donc toujours dans l’ordre héraldique).

Les deux hommes sauvages qui portent les écus figurent également dans le blason des Krel, sur le volet gauche : de sorte que tout le triptyque apparaît saturé par la forte personnalité du cet homme :

« Le paysage apparaît à gauche en une bande où s’inscrivent de longs arbres au dessus d’une rivière et de buissons touffus.au dessus d’une rivière et de buissons touffus. Cette verdure complète la rougeur de l’étoffe comme un élément de sauvagerie vitale à laquelle s’accordent l’abondante chevelure et le col de vison. Les deux hommes velus qui soutiennent les armoiries répondent à la même symbolique d’une force vitale innée. En effet, ces êtres fabuleux de la tradition médiévale représentaient l’homme d’avant la faute, à la fois naturel, fort et innocent. Oswald, dont l’étymologie signifie «forêt de l’Est », semble sortir des bois que Dürer a peints derrière lui, semblable à ces hommes sauvages et naturels. Quant au nom Krell , il évoque en allemand, par son sens, la griffe , représentée par la main qui agrippe le manteau, et, par sa sonorité, l’éclat des couleurs. » [8]


Autres diptyques conjugaux

Lucas Cranach l ancien 1514 Portrait d'un homme imberbe en manteau et toque de fourrure Kunshalle Bremen Lucas Cranach l ancien 1514 Kunshalle Bremen revers

Portrait d’un homme imberbe en manteau et toque de fourrure
Lucas Cranach l’Ancien, 1514, Kunshalle, Bremen

Le revers portant des armes d’alliance (non identifiées), il est probable que ce portrait faisait partie d’un diptyque conjugal.


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Hans_Holbein_the_Younger Jakob_Meyer,_1516 Kunstmuseum Basel Hans_Holbein_the_Younger-Dorothea_Meyer_1516-Kunstmuseum-Basel.

Portraits de Jakob Meyer zum Hasen et de son épouse Dorothea Kannengiesser
Hans Holbein , 1516, Kunstmuseum, Basel

La continuité de l’architecture montre que les deux panneaux étaient bien assujettis l’un à l’autre. L’occasion de ce diptyque n’est pas le second mariage de Jakob Meyer (antérieur à 1511) mais son élection comme maire de Bâle en juin 1516 [9]. Holbein ajoute du dynamisme au traditionnel diptyque conjugal par de discrètes ruptures de symétrie :

  • on voit les mains de l’homme tandis que celles de la femme sont cachées ;
  • l’homme est devant la colonne et la femme derrière ;
  • l’architecture de l’arrière-plan n’est pas en vue frontale, mais latérale ;
  • l’index de l’homme désignant la femme et le point de fuite situé en hors champ entraînent le regard dans un glissement vers la droite.

Hans_Holbein_the_Younger Jakob_Meyer,_1516 Kunstmuseum Basel detail
Il tient dans sa main une pièce de monnaie, référence à sa profession de changeur.


Hans_Holbein_the_Younger Jakob_Meyer,_1516 Kunstmuseum Basel verso
Le revers du portrait masculin, avec les armoiries du seul Jacob Meyer, n’a été peint qu’en 1520, ce qui suggère un changement de fonction du diptyque (peut être le passage d’un lieu privé à un lieu public, dans lequel il était présenté fermé).


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B427 K105 B428 K105

Portrait de Katharina Bärsch, 1517, propriétaire inconnu

Le panneau masculin est perdu. Le revers du panneau féminin, avec ses instruments piquants (ciseaux, dé et rainette pour le travail du cuir ?), est savoureux par l’inscription assortie ( [10], p 206) :

Les chardons blessent beaucoup, les mauvaises langues encore plus ;

mieux vaut se baigner dans les chardons que d’être accablé par les mauvaises langues.

Tistel breche ser vill (fal)sche zunge noch vil mer.

vil liebr in tistel baden dan mit falsche(n) zunge(n) sein beladen



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HANS SCHWAB VON WERTINGER Duc Guillaume IV de Baviere 1526 Brukenthal National Museum, Sibiu, Romania HANS SCHWAB VON WERTINGER Duchesse Jacobee de Bade 1526 Brukenthal National Museum, Sibiu, Romania

Le Duc Charles IV de Bavière

La duchesse Jacobée de Bade

Hans Schwab von Wertinger, 1526, Brukenthal National Museum, Sibiu, Roumanie

HANS SCHWAB VON WERTINGER Duc Guillaume IV de Baviere 1526 Brukenthal National Museum, Sibiu, Romania reverse masculin
Revers du portrait masculin

Comme toujours, les armes d’alliance respectent l’ordre héraldique : celle de la Bavière à gauche et celles de Bade à droite.


HANS SCHWAB VON WERTINGER Duc Charles IV de Baviere 1526 Brukenthal National Museum, Sibiu, Romania reverse masculin detail
Au milieu des armes et des dorures, les textes sont simples et sentimentaux

A gauche :

Je l’ai dans le coeur , Wilhelm

ICH HABS IM HERCZ W.H.I (Wilhem Herzog In) BAIRN


A droite :

<Mon coeur> (dessiné) est tout entier le tien, Jacobée

<mein Herz> IST GANCZ DEIN AIGEN IACOBA H I (Herzogin In) BAIRN

Selon qu’on comprend le prénom comme une signature ou une apostrophe, on verra dans les banderoles soit la pensée intime de chaque époux, soit le mot d’amour adressé à l’autre, entremêlé dans son cimier.



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Bernhard-Strigel-Margarethe-Vohlin-Wife-of-Hans-Roth-1527-NGA- Bernhard Strigel Portrait de Hans ROTH 1527 NGA

Portrait de Margarethe Vöhlin et de son époux Hans Roth
Bernhard Strigel, 1527, NGA, Washington

« … la symbolique du paysage est ici courtoise. Le diptyque met à l’honneur l’épouse, fille du puissant Konrad Vöhlin, patricien de Memmingen, puisqu’elle est à dextre, et devant une étoffe rouge, tandis que l’époux, à senestre, se contente d’un lé vert. Derrière Margarethe, on voit un château fort au bord d’une rivière, devant lequel s’avance un chien de chasse. Celui-ci précède un cavalier accompagné d’autres chiens, sur le panneau de Hans. Le chasseur porte un faucon à son poing, symbole courtois qui assimile cet oiseau à la femme aimée. Les modèles tournent le dos à ce paysage qui manifeste leur état d’âme. Margarethe, presque de face, regarde au loin, tandis que Hans l’observe, un fruit à la main. Ce fruit s’inscrit aussi dans la rhétorique courtoise : fruit d’or, symbole de fécondité, rapporté par le chevalier à sa dame. Il évoque aussi la tentation du péché originel, traditionnellement reproché à la femme, mais courtoisement assumé ici par le mari. » [8]

« Même élégance du noir et du linge fin, discrétion des bijoux, audace du même chapeau masculin. Ils posent dans le narcissisme de leur gémellité, chacun content de soi et satisfait d’avoir l’autre pour pendant et miroir. Ils réalisent ainsi l’idéal du couple bien assorti. »([7], p 79).


La continuité du paysage montre que les panneaux  étaient bien montés en diptyque. Le cavalier avec son faucon et ses chiens, qui passe d’un tableau à l’autre, est une image en réduction de l’époux portant son orange. Mais le panneau masculin contient un autre effet de miniaturisation :

Bernhard Strigel Portrait de Hans ROTH 1527 NGA detail bague
La chevalière, avec les initiales RH (à l’envers, pour que l’empreinte soit à l’endroit) et les armoiries des Roth, renvoie directement au revers. Strigel a néanmoins oublié d’inverser le blason.


Revers du portait masculin Revers du portait féminin

Les lettres PPP se réfèrent à la bonne fortune d’un Vöhlin, ancien charron devenu évêque de Mayence : lues dans les deux sens, elles constituent les initiales de la devise :

Le poivre (l’infortune) a engendré la richesse, la richesse a engendré la pauvreté [11]

Piper peperit pompam, pompa peperit pauperiem


Dans le diptyque vu de derrière, les casques sont tournés l’un vers l’autre , et la licorne des Roth se dirige vers les armories des Vöhlin, reproduisant au revers  le mouvement du cavalier  de l’avers. La direction des casques et des cimiers est conforme  à ce que l’on connaît par ailleurs :

Johann Siebmacher New Wappenbuch Volume 1 planche 209Roth, Johann Siebmacher New Wappenbuch Volume 1 planche 209 Vohlin, Paul Hektor Mair 1550 ca Geschlechterbuch der Stadt Augsburg, BSB Cod.icon. 312 b fol 67rVohlin, Paul Hektor Mair, vers 1550, Geschlechterbuch der Stadt Augsburg, BSB Cod.icon. 312 b fol 67r

Le respect scrupuleux de l’héraldique n’est probablement pas la cause première de l’inversion maritale ( voir Couples germaniques atypiques ) : car si le revers du diptyque avait été primordial,  on aurait donné toute la place aux armoiries.  Disons que cela tombait bien.



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Kremser maler, wolfgang kappler-1530 Historisches Museum Krems an dem Donau Kremser maler, magdalena kappler-1530 Historisches Museum Krems an dem Donau

Wolfgang Kappler, 1530

Magdalena Kappler, après 1544

Peintres de Krems, Historisches Museum, Krems an dem Donau

Wolfgang Kappler était le pharmacien et le médecin de Ferdinand I. Le portrait de sa femme Magdalena n’était pas prévu au début, mais a été peint plus tard par un autre peintre,  ce qui explique l’inversion héraldique.


Kremser maler, magdalena kappler-1530 Historisches Museum Krems an dem Donau reverse
Seul le revers du portrait féminin est peint, avec un très original arbre généalogique en forme de cep de vigne et portant, au dessus des armoiries du couple, à gauche leurs quatre garçons : Jérémie (nascibatur 1528), David (nasteratur 1530), Wolf-Heinrich (nasciebat 1539), Wolf-Cristoff (natus 1544) et à droite leurs quatre filles : Sophia (nasciebatur 1526), Barbara (in lucem edita 1536), Betsabea (in lucem edita 1538), Susanne (nata 1540).

Il semble que les talents de lettriste du peintre n’étaient pas à la hauteur de ceux de latiniste du père de famille, car parmi ces savantes variations (naissait, est né, mise à la lumière) la seule forme correcte est NASCEBATUR, qui n’apparaît pas.

Le muguet en bas à gauche est le symbole de la médecine et de l’amour conjugal.


Arbre de Jessé Livre d'heures (ms. Wittert 28, f° 21v) France, XVe s

Arbre de Jessé
Livre d’heures (ms. Wittert 28, f° 21v) France, XVe s.

Au pied du tronc la figure du père endormi adapte au domaine privé l’iconographie de l’Arbre de Jessé (l’arbre de ancêtres de Jésus), mais ici dans le sens descendant. La banderole qu’il tient exprime sa foi et son optimisme dans le futur de sa famille, parfaitement équilibrée entre garçons et filles :

Le Très Haut en prendra soin

 Altissimus providebit eos

Le resserrement des figures vers le haut et le changement d’écriture après 1536 suggèrent que certains enfants auraient pu être rajoutés au fil de l’eau ( [10], p 245) : de ce fait le portait de la mère au recto et les enfants du bas datent peut être de 1536, et le haut de 1544.


Un détail émouvant (SCOOP !)

Kremser maler, magdalena kappler-1530 Historisches Museum Krems an dem Donau reverse detail Barbara
A noter que Barbara, la deuxième fille, est la seul enfant qui ne tient pas sa banderole, mais un petit crucifix. Sa robe noire et la croix rouge qui marque sa tête sont l’indication qu’elle était morte au moment où le tableau a été peint, ce que confirme le texte :  » OBIIT 1539 « 

On peut en déduire qu’à la date d’achèvement du tableau, les sept autres enfants étaient toujours vivants.



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Jacob_van_Utrecht-Bartholomeus_Rubens-Rubenshuis Anvers Jacob_van_Utrecht-Barbara_Arents Rubenshuis Anvers

Bartholomeus Rubens

Barbara Arents

Jacob van Utrecht, 1530, Rubenshuis, Anvers

Les grands-parents paternels de Rubens commandèrent leur portrait pour fêter leur mariage.

Le mari montre deux morceaux de gomme arabique, qui rappellent son métier d’apothicaire. L’épouse était issue de la noblesse. Elle tient deux violettes dans la main droite et un rosaire dans la main gauche, référence à sa chasteté et à sa piété.


Jacob_van_Utrecht B394 K18Revers du portrait féminin

Les armes d’alliance combinent les blasons affichés sur le recto de chaque cadre ; celui du mari à gauche, celle de l’épouse à droite. Elles sont présentées en trompe-l’oeil dans une niche richement ornée, suspendues par une lanière à un mascaron, au dessus duquel la date est inscrite. Les deux pilastres portent, dans un médaillon circulaire, les monogrammes des deux époux : double identification donc, par les armoiries et par la signature.



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Christoph Amberger1533 Wilhelm Merz Stadtische Kunstsammlungen Augsburg Christoph Amberger1533 Afra Rem Stadtische Kunstsammlungen Augsburg

Wilhelm Merz et Afra Rem
Christoph Amberger, 1533, Stadtische Kunstsammlungen, Augsburg

Le fourreur Wilhelm Merz d’Augsbourg porte un manteau en dos de martre, non pas en référence à sa profession, mais parce que son mariage en 1532 avec Afra Rem l’autorisait à porter ce vêtement, réservé aux nobles, patriciens et bourgeois depuis l’ordonnance impériale de 1530.



Christoph Amberger1533 Wilhelm Merz et Afra Rem Stadtische Kunstsammlungen Augsburg reverse masculin B560 K25Revers du panneau masculin

Ce diptyque  a pour intérêt d’avoir été réalisé à l’occasion d’un remariage. De ce fait, les armes d’alliance, au revers du panneau masculin, se compliquent ([10], p 184) :

  • l’écu du dessus, avec l’homme barbu (que l’on retrouve sur le cimier) et le taureau noir, est celui du nouveau mariage entre les Merz et les Rem ;
  • l’écu du dessous (avec des corbeaux) est celui de la première femme, Magdalena Kraft.

Au dessus du lion, un panonceau à l’antique porte la date de naissance du mari (1476) et la date de réalisation du diptyque (1533).

Au dessus de la lionne, on lit dans doute la date de naissance des deux épouses : 1487 et 1514.


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Barthel Bruyn l'Ancien, Portrait of Elisabeth Bellinghausen 1538-39 Mauritshuis Barthel Bruyn l'Ancien, Portrait of Elisabeth Bellinghausen 1538-39 Mauritshuis reverse

Portrait d’Elisabeth Bellinghausen
Barthel Bruyn l’Ancien, 1538-39, Mauritshuis, La Haye

Dans le diptyque de fiançailles de Jacobus Omphalius et Elisabeth Bellinghausen, seul a été conservé le panneau féminin. Elisabeth tient une branche de morelle douce-amère, qui était l’attribut des couples non mariés dans les portraits de Cologne. Ses tresses font également référence à la période des fiançailles, les femmes mariées portant leurs tresses sous leur bonnet.

Au revers, les armes de la famille Bellinghausen.



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Ambrosius Benson Cornelius de Scheppere vers 1540 Art Gallery of New South Wales Sidneyhomme Ambrosius Benson Elizabeth Donche vers 1540 Art Gallery of New South Wales Sidneyfemme
Ambrosius Benson Elizabeth Donche vers 1540 Art Gallery of New South Wales Sidney femme armoiries (2) Ambrosius-Benson-Cornelius-de-Scheppere-vers-1540-Art-Gallery-of-New-South-Wales-Sidney-homme-armoiries

Portraits de Cornelius Duplicius de Scheppere et de sa femme Elizabeth Donche
Ambrosius Benson, vers 1540, Art Gallery of New South Wales, Sidney

C’est grâce à leurs armoiries qu’on a pu identifier les deux époux.

Cornelius était un littérateur, diplomate et homme politique au service de Christian II de Danemark, puis de Charles V d’Espagne. Ses gants confirment sa qualité de gentilhomme.

Elizabeth avait eu quatre enfants d’un premier mari, Pieter Lauryn, mort en 1522. Elle épousa Cornelius vers sa trentaine, en 1528, donc une dizaine d’années avant la réalisation du diptyque (date estimée d’après les costumes). [12]



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1543 a_member_of_the_de_hondecoeter_family__obverse_NGA 1953.3.3.a 1543 Wife_of_a_Member_of_the_de_Hondecoeter_Family,_1543,_NGA

Membre de la famille de Hondecoutre et son épouse
Ambrosius Benson ou artiste anversois, 1543, NGA, Washington

Ce diptyque a probablement été réalisé à l’occasion de la naissance tardive du premier fils du couple.


1543 crested_coat_of_arms__reverse_NGA_1953.3.3.b
Revers du panneau masculin

La devise « tart suis venu » et l’étoile unique sur le blason (brisure héraldique permettant de personnaliser le blason) se réfèrent au fils tant attendu. Le monogramme au début de la banderole portant le nom a parfois été lu comme Niclaes, sans certitude.



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Dyptych of Adriaan van Santvoort and Anna Van Hertsbeeke Bernard de Rijckere, 1563 Dyptych of Adriaan van Santvoort and Anna Van Hertsbeeke Bernard de Rijckere

Adriaan van Santvoort, Anna Van Hertsbeeke et leurs enfants Guillaume, Adriaan, Catharina et Jan Baptiste
Bernard de Rijckere, 1563, collection privée

Le plus jeune enfant, Jan Baptiste, est représenté du côté féminin par raison de symétrie, mais sa nudité atteste de son sexe.


Dyptych of Adriaan van Santvoort reverse
Revers du panneau féminin

Dans une niche volettent les armoiries des familles Santvoort et Hertsbeeke, suspendues côté masculin à un heaume ailé, côté féminin à une tête d’angelot
La devise « ALTYT VOORT », « Toujours en avant » se suffit à elle-même. Mais si on la lit en rébus, en lui intégrant l’image du sablier, on obtient ALTYT SANT-VOORT », « Toujours Santvoort ».

Ce diptyque est sans doute un des exemples les plus tardifs de diptyque conjugal : il sera d’ailleurs rapidement séparé en deux pendants, selon la mode du XVIIème. Alors sera définitivement oublié l’art bi-séculaire des revers armoriés.



Article suivant : 4.3 Revers armoriés : Diptyques et triptyques de dévotion

Références :
[1] Alison Manges Nogueira « Hidden Faces: Covered Portraits of the Renaissance » 2024
[7] Marianne Bournet-Bacot, « Le portrait de couple en Allemagne à la Renaissance : D’un genre au genre », 2015
[8] Marianne Bournet-Bacot, « LE PAYSAGE CHOISI DES PREMIERS PORTRAITS ALLEMANDS », Université de Picardie Jules Verne, http://www.academia.edu/33049902/LE_PAYSAGE_CHOISI_DES_PREMIERS_PORTRAITS_ALLEMANDS
[10] Angelica Dülberg, « Privatporträts : Geschichte und Ikonologie einer Gattung im 15. und 16. Jahrhundert », 1990
[11] Geschichtliche Beschreibung der protestantischen Haupt-Pfarrkirche zu St. Martin in Memmingen, Volume 1, Balthasar von Ehrhart, Druck von C. Fischach, 1846, p 39
https://books.google.fr/books?id=ectCAAAAcAAJ&pg=PA38&dq=V%C3%B6hlin+wappen+ppp&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiHxq_v_JbdAhWSyYUKHXnTBp4Q6AEIKDAA#v=onepage&q=V%C3%B6hlin%20wappen%20ppp&f=false

4.3 Revers armoriés : Diptyques et triptyques de dévotion

10 juin 2025

Certains diptyques ou triptyques ont pour fonction de mettre en scène le ou les donateurs face à l’objet de la dévotion. Parfois leurs armoiries s’ajoutent à cette présence, parfois elles s’y substituent.

Article précédent : 4.2 Revers armoriés : diptyques conjugaux

Diptyques de dévotion

Cette formule, qui apparaît simultanément en Allemagne et en Bourgogne, met en présence un dévot et l’objet de son adoration, en général la Madone, les deux vus à mi-corps. Les armoiries figurent au revers du panneau qui sert de couvercle, à savoir celui du dévot.

Un précurseur anglais

1395–99 Wilton_diptych;_left-hand_panel 1395–99 Wilton_diptych;_right-hand_panel

Diptyque Wilton, 1395–99, National Gallery, Londres

Le diptyque montre le roi d’Angleterre Richard II à genoux devant la Vierge et l’Enfant, présenté par son saint patron Jean-Baptiste, et accompagné par les saints royaux anglais Édouard le Confesseur et Edmond le Martyr.

Le roi arbore un collier d’or en forme de gousses de genêt (emblèmes des Plantagenêt) et un médaillon avec son emblème personnel : un cerf blanc portant en collier une couronne avec une chaîne dorée. Les mêmes emblèmes ont diffusé dans le volet droit, portés par les anges qui entourent la Vierge :

Sur la question de la « perméabilité » entre les deux panneaux, qui affirme visuellement le caractère sacré de la Royauté, voir 6-1 Le donateur-humain : les origines (avant 1450). Nous allons ici nous consacrer au revers des deux panneaux.



1395–99 Wilton Diptych, reverse, National Gallery, London
Autre preuve de ce caractère sacré de la royauté : c’est au revers même du panneau marial que s’affichent les armes de Richard II, composées d’un écu biparti :

  • à droite le blason des rois d’Angleterre (fleurs de lys et lions de Normandie) ;
  • à gauche les armes mythiques d’Édouard le Confesseur (croix et cinq oiseaux), choisies par Richard II en signe de dévotion particulière.

Le revers du panneau royal, quant à lui, reprend l’emblème du cerf blanc, couché dans la direction inverse de celle du roi agenouillé : cet effet de « traveling circulaire » suggère une réalité commune prise en sandwich entre les deux faces : superposées, l’image physique du Roi (côté face) et son image allégorique (côté pile) constituent une représentation complète et officielle, idée qui se développera trente ans plus tard dans les médailles de la Renaissance italienne (voir 1 Revers allégoriques).


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Le premier diptyque allemand

Pleydenwurff, Hans Homme de douleur Kunstmuseum Basel Pleydenwurff, Hans Graf von Lowenstein 1456 Germanisches Museum Nuremberg

Homme de douleur
Musée des Beaux Arts, Bâle

Le comte Georg von Lowenstein
Germanisches Museum, Nuremberg

Hans Pleydenwurff, 1456

La particularité des deux cadres, originaux, est qu’ils portent aux quatre coins les armoiries des grands-parents :

  • les grands-pères en haut : Löwenstein (paternel), Werdenberg (maternel)
  • les grands-mères en bas : Kirchberg (maternelle), Wertheim (paternelle).

Pleydenwurff, Hans Graf von Lowenstein 1456 genealogie

Etrangement, les couples se lisent donc selon les diagonales, formule croisée qui met à égalité les deux branches . Nous verrons plus loin un dispositif différent, où la lignée paternelle occupe la place d’honneur.


Pleydenwurff, Hans Homme de douleur Kunstmuseum Basel B404 K100
Au revers du portrait du donateur figurent les armoiries des Löwenstein (un lion couronné).


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Les premiers diptyques dévotionnels bourguignons

C’est Van der Weyden qui, vers la fin de sa carrière, va donner son essor à la formule, avec trois diptyques de dévotion armoriés dont la splendeur du revers en fait une oeuvre d’art à part entière.

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Le  Diptyque de Jean Gros (SCOOP !)

Van der Weyden 1455-60 Jean Gros Musee des BA de Tournai left Van der Weyden 1455-60 Jean Gros Art Institute Chicago right

Musée des Beaux Arts, Tournai

Art Institute Chicago

Diptyque de Jean Gros
Van der Weyden, 1455-60

Ce petit diptyque transportable (38cm X 28) possède deux revers peints, qui en restituent l’unité.


Van der Weyden 1455-60 Jean Gros Art Institute Chicago right reverse Van der Weyden 1455-60 Jean Gros Musee des BA de Tournai left reverse

Revers volet droit, revers volet gauche

Les deux revers portent la devise de Jean de Gros, « Graces à Dieu » et son emblème, la poulie double. Une corde unique serpente entre inscription et poulies.


Brugge_Sint-Jakobskerk chapelle funéraire de Ferry de gros mort en 1544Chapelle funéraire de Ferry de Gros, mort en 1544, Sint-Jakobskerk, Brugge

Corde unique et poulies se retrouvent encore un siècle plus tard, dans la décoration de la chapelle familiale à Bruges.



Van der Weyden 1455-60 Jean Gros schema palan
En fait, il ne s’agit pas à proprement parler de « poulies », mais d’un moufle. En associant deux de ces moufles comme dans le schéma ci-dessus (on relie d’abord les petites poulies, puis les grandes), on obtient un palan. La charge à soulever est attachée au moufle mobile, tandis que le moufle fixe est attaché au support.


Van der Weyden 1455-60 Jean Gros Art Institute Chicago right reverse Van der Weyden 1455-60 Jean Gros Musee des BA de Tournai left reverse

Ce principe du palan explique les différences subtiles entre les deux revers.

Le revers du donateur porte ses armoiries et ses initiales, J et G (on dit aussi que le G serait l’initiale de sa première femme, Guidonne de Messey). La corde passe par les deux grandes poulies ainsi que par l’anneau supérieur du moufle. A l’anneau inférieur est attaché par une lanière de cuir l’objet qu’il s’agit de soulever, l’écu de Jean de Gros : il s’agit donc du moufle mobile.

Sur le revers de la Vierge à l’Enfant, la corde passe par une grande et une petiite poulie, et s’attache à haut à un anneau : il s’agit donc du moufle fixe.

Mis côte à côte, les revers nous invitent imaginer une corde unique reliant les deux moufles, constituant ainsi un palan mystique dans lequel Jean de Gros se trouve être à la fois la charge à élever vers le ciel et le moyen de cette élévation.


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Le Diptyque de Philippe de Croÿ

Van de Weyden 1460 Philippe de Croy 1 Van de Weyden 1460 Philippe de Croy 2

Huntington Library, San Marino

Musée Royal des Beaux Arts, Anvers

Diptyque de Philippe de Croÿ
Van der Weyden, vers 1460

Ce diptyque de taille plus importante (50 cm X 33) ne comporte de revers que du côté du donateur (qui constituait donc le volet mobile). Le monogramme en haut à gauche du portrait n’a pas été déchiffré de manière convainquante.


Van de Weyden 1460 Philippe de Croy 3Revers du panneau du donateur

Au dessus des magnifiques armoiries on peut lire « IPPE DE CROY » et au dessous son titre de « (seign)EUR DE SEMPY ».


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Le Diptyque de Joos van der Burch

Atelier de Rogier van der Weyden vers 1480 Harvard Art Museum Atelier de Rogier van der Weyden vers 1480 Harvard Art Museum Joos van der Burch st Simon

Diptyque de Joos van der Burch
Atelier de Rogier van der Weyden, vers 1480, Harvard Art Museum

Ce diptyque plusieurs fois remanié a eu une histoire complexe [13] . La dendrochronologie a révélé que le panneau de gauche date d’une dizaine d’années avant celui de droite.



Atelier de Rogier van der Weyden vers 1480 Harvard Art Museum Joos van der Burch st Simon dtail blasons
Dans le vitrail de gauche, Moïse tient les armoiries des Van der Burch ; dans celui de droite, un homme barbu tient les armoiries composées des Van der Burch et des Van der Burch/Waterleet.


Atelier de Rogier van der Weyden vers 1480 Harvard Art Museum Joos van der Burch armoiriesEtat présent Atelier de Rogier van der Weyden vers 1480 Harvard Art Museum Joos van der Burch radiographieEtat antérieur

Revers du panneau du donateur

On y voit les initiales J et K de Joos van der Burch et de son épouse Katherina van der Mersch, dont la mère était une Waterleet. L’épitaphe indique que Joos, mort en 1496, rejoignit dans sa tombe Katherine, morte en 1476. Tout est donc cohérent avec un mémorial fixé près de la tombe du couple, seul le volet du donateur étant mobile.

Cependant la radiographie a révélé, sous l’épitaphe, un blason avec un grand cimier, composé différemment et entouré des initiales S et B. Ces armoiries sont celles du fils de Joos, Simon, ce qui explique la présence de son saint patron, l’Evêque Simon de Jérusalem. De même un visage différent se trouvait sous le visage actuel du donateur.

L’hypothèse la plus probable ( [14], p 1162) est qu’il s’agissait initialement d’un diptyque de dévotion privé, que Simon avait fait réaliser en ajoutant son propre portrait à une Madone préexistante ; après la mort de son père Joos en 1496, Simon décida de le faire transformer en un mémorial public en l’honneur de ses parents : ce qui supposait :

  • à l‘avers, de remplacer le visage du fils par celui du père, et de recouvrir la figure de Saint Simon,
  • au revers, de remplacer les armoiries du fils par celles du père, et de rajouter l’épitaphe.


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La généralisation de la formule

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Master_Of_The_Legend_Of_St._Ursula_Vierge a l'enfant_1470 ca harvard art museum Master_Of_The_Legend_Of_St._Ursula_-_Portrait_of_Ludovico_Portinari_1470 ca Philadelphia Museum of Art_

Vierge à l’Enfant, Harvard Art Museum

Ludovico Portinari, Philadelphia Museum of Art

Maître de la Légende de Sainte Ursule, Vers 1480 [15]

Ce diptyque de dévotion a ceci de particulier que les mondes sacré et profane ne sont pas hermétiquement séparés : la Vierge à l’Enfant, avec ses anges roses et bleus, se retrouve en miniature dans le volet de droite, comme invitée dans le jardin clos de Ludovico, tandis que Saint Joseph puise de l’eau dans la fontaine. La Vierge est astucieusement placée près d’une grande porte, emblème parlant des Portinari.

On pourrait y voir un simple caprice graphique : ajouter pour le même prix une représentation de la Sainte Famille. Cependant le revers est également très étrange :

Master_Of_The_Legend_Of_St._Ursula_-_Portrait_of_Ludovico_Portinari_1470 ca Philadelphia Museum of Art reverse Master_Of_The_Legend_Of_St._Ursula_Vierge a l'enfant_1470 ca harvard art museum reverse

Blason des Portinari (revers du portrait de Ludovico)

Monogramme IHS (revers de la Vierge à l’Enfant)

Il met en équivalence, sur le même fond rouge, le blason (la grande porte) et les initiales LP du donateur, et le blason (un cercle rayonnant) et le monogramme IHS de Jésus. De plus, la mécanique du diptyque fait que, dans le monde abstrait du revers, le profane se trouve à la droite du sacré, donc en position d’honneur et de protecteur.

Sous prétexte d’humble dévotion, le diptyque de Ludovico trahit une ostentation manifeste, qui ne se retrouve pas dans les diptyques privés des autres membres de la famille (voir 4 Le triptyque de Benedetto).


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Memling Portrait d'un membre de la famille Lespinette Mauritshuis La Haye Memling Portrait d'un membre de la famille Lespinette Mauritshuis La Haye revers

Portrait d’un membre de la famille Lespinette, Memling , 1485 – 1490, Mauritshuis, La Haye

Ce portrait était le volet droit d’un diptyque de dévotion, auquel devait correspondre un volet gauche aujourd’hui perdu, avec une Vierge.

Le spectateur moderne remarque surtout l’harmonie rouge et blanc entre les vêtements au recto et le magnifique blason au verso (qui a été repeint à l’identique).

L’érudit s’interroge sur les objets accrochés aux pattes du faucon : si ce sont des clochettes, alors les armoiries sont celles de la famille Lespinette ; si ce sont des grelots, alors il s’agit de la famille De Visen, également originaire de la Franche-Comté[16].


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Adriaen Isenbrant, Madonna and a member of the Hillenberger family 1513 lowe-art-museum
Portrait d’un membre de la famille Hillenberger
Adriaen Isenbrant, 1513, Lowe Art Museum, University of Miami

Je ressemblais à cela, à 32 ans le 6 février 1413

DO ICK HABDE DISSE GHESTALT / WAS ICK 32 IAER A. 1513 6.I. FEBRUARII

La Vierge à l’Enfant, y compris les vitraux de gauche, est une copie de la Vierge au Chanoine Van der Paele de Van Eyck (voir – Le symbolisme du perroquet). L’artiste a décentré l’arrière-plan de manière à ce que l’auréole apparaisse sur fond sombre, et ajouté côté droit, en pendant aux vitraux, d’autres symboles de pureté (serviette et lavabo). Le paysage montre côté Madone une tour, symbole marial, et côté donateur un port, image de la vie profane.


Adriaen Isenbrant, Portrait of a member of the Hillenberger family lowe-art-museum-1513-reverse
Revers du panneau du donateur

Les armoiries en trompe-l’oeil cumulent le blason de la famille wetsphalienne des Hillensberg (trois bandes noires verticales) et celui de la famille franconienne des Lindenfels (trois étoiles à huit branches).Le cimier reprend deux pointes noire et rouge, autour d’une étoile fichée sur une troisième pointe.


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Georg Lemberger Schmidburgepitaphs Kreuzigung Christi mit Stiftern Leipzig, Museum der bildenden Künste 1522 Georg Lemberger Schmidburgepitaphs Leipzig, Museum der bildenden Künste 1522 revers

Crucifixion avec donateurs

Revers armorié

Epitaphe des Schmidburg, Georg Lemberger, 1522, Museum der bildenden Künste, Leipzig

Le revers de la Crucifixion présente dans une sorte d‘arbre génalogique les armoiries de la famille Pistor (en bas au centre) et des ascendants Schmidburg, et Hartwig (à gauche), Proles et Seidel (à droite).



Georg Lemberger Schmidburgepitaphs Leipzig, Museum der bildenden Künste 1522 complet
Ce panneau biface était le couvercle d’un boîte renfermant un panneau réalisé en 1518 par Cranach, et montrant un agonisant surplombé par la Trinité. Le texte latin du couvercle fait l’éloge de Valentin Schmidburg, qui avait commandé le tableau de Cranach. Mais surtout de son petit-fils Simon Pistor, professeur titulaire à la faculté de droit de l’Université de Leipzig, qui a eu l’idée de cette très originale épitaphe ( [17], p 197). A noter que les deux intervenats principaux, Simon Pistor et son grand-père Valentin Schmidburg figurent en tant que donateurs en bas du panneau de la Crucifixion, et sont repris en tant que personnages dans la scène elle-même : l’un en guise de Saint Jean, l’autre en arrière de Longin ([17], p 212).

L’épitaphe était accrochée dans l’église de l’Université. Autant le texte du couvercle s’adresse aux visiteurs, autant les deux tableaux précieux étaient probablement réservés à la dévotion familiale. La dernière phrase de l’épitaphe, écrite en plus petit, a été rajoutée après la victoire de la Réforme à Leipzig, en 1539 :

Nous nous trompons dans nos désirs et dans le temps, et la mort se moque des soucis, une vie dans la crainte ne vaut rien.

DECIPIMUR VOTIS ET TEMPORE FALLIMUR ET MORS DERIDET CURAS, ANXIA VITA NIHIL

Elle entérine une influence protestante qui imprégnait déjà, discrètement, les tableaux à usage privé, verrouillés à l’intérieur de la boîte ([17], p 218).


Triptyques dévotionnels armoriés

Cette formule apparaît comme une extension au couple du principe du diptyque dévotionnel.

Hans_Memling mayor of Bruges Willem Moreel Barbara van Vlaendenbergh vers 1482 musees royaux des Beaux-Arts de BelgiqueWillem Moreel et Barbara van Vlaendenbergh (panneaux latéraux d’un triptyque)
Hans Memling, vers 1482, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique

Le maire de Bruges et sa femme sont représentés en prière, devant deux arcatures à angle droit : le panneau central a été perdu.


Hans_Memling mayor of Bruges Willem Moreel Barbara van Vlaendenbergh vers 1482 musees royaux des Beaux-Arts de Belgique reversRevers panneau masculin, revers panneau féminin


ARMA GUILLERMI MOREEL

ARMA DOMICELLE BARBARE DE VLAENDERBERCH ALIAS DE HERSTVELDE UXORIS GUILLERMI


Hans_Memling mayor of Bruges Willem Moreel Barbara van Vlaendenbergh vers 1482 schema
Compte-tenu que les deux revers, similaires, semblent destinés à être exposés côte à côte, le triptyque était probablement du type à panneau central large (et non à trois panneaux identiques). Les lignes de fuite n’étant pas exactement symétriques, l’effet maximum était obtenu en inclinant légèrement le panneau masculin (pour un autre exemple de ce dispositif chez Memling, voir 3.1 Le diptyque de Marteen).


Hans_Memling_-_Triptych_of_the_Family_Moreel_-_WGA14928Triptyque Moreel, 1484, Groeningue Museum, Bruges

C’est par leur ressemblance avec le couple de Bruxelles que Weale identifia les donateurs de ce grand triptyque : présentés par leurs saints patrons Saint Guillaume et Sainte Barbe, ils sont suivis respectivement par leurs cinq garçons et leurs onze filles (les Moreel en eurent au total treize). Dans le panneau central, on voit saint Maur à gauche (assonance avec le nom du mari) et Saint Gilles à droite (il avait protégé une biche, « hert » en néerlandais, assonance avec le nom de l’épouse).


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Mostaert Last judgment triptych 1510-1514 Rheinisches Landesmuseum Bonn_closed

Triptyque du Jugement dernier (fermé)
Mostaert, 1510-1514, Rheinisches Landesmuseum, Bonn

Les volets portent au revers les armes de Gijsbrecht van Duivenvoorde, seigneur de Den Bossche et de son épouse Anna van Noordwijk d’Obdam, épousée en 1503.

Inv. GK 168, Jan Mostaert, Triptychon mit JŸngstem GerichtTriptyque du Jugement dernier (ouvert)

Les volets montrent le couple et leurs enfants, tandis que le panneau central est dédié à la famille d’Anna : ses grands-parents, Daniël van Noordwijk († 1466) et Agniese van Raaphorst († après 1485) et ses parents, Jacob van Noordwijk († 1503 ou 1504) et Aleid Jan Foeyendr. († 1512) ( [18], Cat. 597)

Les deux saints latéraux, Marie et Jean Baptiste, ne sont pas des patrons : ils accompagnent le Christ-Juge du panneau central, de sorte que le trio de la Déésis assure, tout comme le paysage, la continuité entre les trois panneaux.


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Master_of_Alkmaar 1515-20 Van Soutelande (left outer wing). Rijksmuseum, inv. no. SK-B-1188-A Master_of_Alkmaar 1515-20 Van der Grafts alliance (right outer wing) Amsterdam, Rijksmuseum, inv. no. SK-A-1188 B

Armoiries des Van Soutelande (inv. no. SK-B-1188-A)

Armoiries d’Alliance entre les Van Soutelande et les Van der Grafts (inv. no. SK-B-1188-B)

Volets d’un triptyque démembré, Master of Alkmaar, 1515-20, Rijksmuseum

Master_of_Alkmaar_two_panels_Rijksmuseum
A l’avers, les armoiries sont répétées sur les prie-Dieu, derrière lesquels sont agenouillés Willem Jelysz van Soutelande (?-1515/16) de Haarlem et son épouse Kathrijn Willemsdr van der Graft (?-1490/91) . Les armoiries tenues par les anges dans le ciel sont celles d’un autre couple, Jacob de Wael van Rozenburg et son épouse Margriet (Marien) van Waveren.

Ce second couple, dont les patrons correspondent bien à Saint Jacques le Majeur et Sainte Marie-Madeleine, était probablement représenté dans le panneau central perdu : le triptyque aurait donc été mixé deux couples appartenant à deux familles différentes, dont les points communs sont que les époux étaient tous deux membres de la fraternité des Pèlerins de Jérusalem de Haarlem, et que les épouses portaient, par coïncidence, les mêmes armes [19].


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Jan Gossart Norfolk Triptych Chrysler Museum of Art Norfolk

Triptyque Norfolk, Panneau central, Chrysler Museum of Art, Norfolk

Jan Gossart Portraits of Two Donors (Norfolk Triptych), ca. 1528–30. Musees Royaux des Beaux-Arts de Belgique
Panneaux latéraux, Musées Royaux des Beaux-Arts, Bruxelles
Jan Gossart, 1525-32 


Jan Gossart Norfolk Triptych reconstitue
Triptyque reconstitué lors de l’exposition de 2010

L‘épouse, regardant l’Enfant Jésus, se trouve dans le même espace que la Vierge, comme le prouve le dossier en bois avec les deux boules dorées, à l’arrière plan.

Le mari quant à lui regarde le spectateur et se trouve dans une pièce séparée, dont la perspective ne se recolle pas avec la cloison qui figure à gauche de la Vierge : les deux pièces ne sont pas jointives, mais appartiennent à des espace-temps différents.

La disparité de l’architecture et des attitudes a été expliquée par Harrison : le donateur aurait commandé le triptyque en mémoire de sa jeune épouse décédée, représentée avec la Vierge au Royaume des cieux.



Jan Gossart Portraits of Two Donors (norfolk Triptych), ca. 1528–30. Musees Royaux des Beaux-Arts de Belgique.j
Cette fonction de mémorial est confirmée par le revers, où des étiquettes en « trompe-l’oeil » sur un fond marbré funéraire portent les deux moitiés du verset 3 du psaume 51 (le Miserere), qui semblent renouer un dialogue après la mort :

L’époux : Aie pitié de moi, ô Dieu, selon ta grande miséricorde

L’épouse : Et selon la multitude de tes miséricordes,  efface mes transgressions ».


A ce message de l’Ancien Testament correspond, au recto, le livre du mari, ouvert sur une page du Nouveau : probablement l’Epître de Saint Paul aux Romains, qui développe le même thème de la Pénitence et du Pardon [20].


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Ambrosius Benson Triptico de la Asuncion de la Virgen 1540-45 Iglesia de la Asuncion. NavarreteTriptyque de l’Ascension de la Vierge
Ambrosius Benson, 1540-45, Sacristie de la Iglesia de la Asuncion. Navarrete

Deux donateurs sont présentés respectivement par Saint Pierre et Saint Jean. Ils avaient acheté en Flandres ce triptyque pour en faire don à l’église de Navarette, dans la Rioja.


Ambrosius Benson Triptico de la Asuncion de la Virgen 1540-45 Iglesia de la Asuncion. Navarrete ferme
Le blason des donateurs, identique sur les deux volets (deux frères ?), n’a pas été identifié.


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Triptyques armoriés sans donateurs

Dans cette formule moins incarnée, le couple des donateurs n’est plus figuré physiquement, mais seulement par les armoiries du revers.

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Lucas Cranach the Elder Kleiner-Flugelaltar-1509 Gemaldegalerie Alte Meister Kassel

La Résurrection entre Sainte Barbe et sainte Marguerite
Lucas Cranach l’Aîné, 1509, Gemäldegalerie Alte Meister, Kassel

Ce petit retable portatif appartenait au Landgrave Wilhelm II de Hesse et à son épouse Anna de Mecklenburg.


Lucas Cranach the Elder Kleiner-Flugelaltar-1509 Gemaldegalerie Alte Meister Kasse revers

Fermé, il montre , dans l’ordre héraldique, les armoiries des deux époux : Hesse et Mecklenburg. C’est un cas remarquable d’un revers, à première vue sans mystère, comportant une information décisive.


Marburg, Rentkammer am Landgrafenschloß, Wappenstein von 1572
Château du Landgrave, Marburg, 1572 [21]

Une première anomalie est que les armoiries de l’époux dont inversées de gauche à droite. Il s’agit en fait d’un cas typique de « courtoisie héraldique » :

« Quand, dans les armes du mari figurait un lion ou un quadrupède (qui sont ordinairement dirigés vers dextre), ceux-ci tournaient alors le dos aux armes familiales de la dame ; par courtoisie il était alors fréquent de contourner ces lions ou quadrupèdes pour les faire regarder ou se diriger vers les armes de la dame – de fait c’est l’ensemble du blason qui était alors contourné. » [22]

Une inversion plus significative est celle des deux saintes : habituellement, Cranach place en position d’honneur la plus importante, Catherine [23]. Ici elle se retrouve à droite, côté épouse, tandis que Barbe se trouve côté mari.

On pense que la présence de ces saintes, protectrices des malades, est liée à la syphillis de Wilhelm II, dont il fut frappé en 1506 et succomba en 1509. Il est même possible que le triptyque ait été réalisé après sa mort, en commémoration de celle-ci. Trois arguments, dont deux inédits, militent dans ce sens :

  • le choix du sujet central, la Résurrection du Christ  (le troisième jour), porte un message d’Espérance par delà la mort ;
Lucas Cranach the Elder Kleiner-Flugelaltar-1509 Gemaldegalerie Alte Meister Kassel detail tombeau Lucas Cranach the Elder Kleiner-Flugelaltar-1509 Gemaldegalerie Alte Meister Kassel detail tour
  • le volet de l’époux se superpose au tombeau dont les sceaux sont encore intacts : manière élégante de suggérer que lui-aussi est déjà dans sa tombe, mais que cet enfermement n’a rien de plus définitif qu’un morceau de papier et de cire ;
  • Sainte Barbe partage avec le défunt le fait d’avoir été enfermée par son père dans une tour. Elle y fit percer une troisième fenêtre, pour représenter la Sainte Trinité, ce qui déclencha la colère de son père, un incendie et la libération de la Sainte : le fait que la tour ne porte ostensiblement que deux fenêtres signifie que Barbe (ie le défunt Wilhelm II) est encore enfermée à l’intérieur, attendant sa troisième fenêtre (ie son « troisième jour »).


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1510 Bellegambe Triptyque du bain mystique Lille 1510 Bellegambe Triptyque du bain mystique Lille revers

Jean Bellegambe, 1510, Triptyque du bain mystique, Lille [24]

Exécuté pour Charles Coguin, abbé d’Anchin de 1508 à 1546, ce triptyque est peint sur ses volets extérieurs de deux anges en grisaille portant,

  • l’un les armoiries de l’abbaye ;
  • l’autre les armoiries de l’abbé et sa devise : Favente deo, Avec la faveur de Dieu.

Au 16e siècle, les blasons avaient été recouverts par ceux des propriétaires de l’époque, Jean de Créquiet et son épouse. De même, les crosses abbatiales avaient disparu sous des repeints.


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Jan Gossart Gerard David The Malvagna Triptych, ca. 1513–15 closed

Triptyque Malvagna
Jan Gossart et Gérard David, vers 1513–15, Galleria Regionale della Sicilia, Palazzo Abatellis, Palerme

Les scènes du Péché originel et de l’Expulsion laissent à droite un large paysage vide, dans lequel une haute falaise fait pendant à la porte ouvragée du Paradis : sans doute faut-il y voir la demeure inaccessible de Dieu. L’arbre divisé en deux branches illustre le choix d’Adam : vers la Punition ou vers l’Obéissance. De même la chouette, symbole double, décrit particulièrement bien l’ambiguïté de la situation : à la fois figure de la tentation à laquelle Adam a succombé (on se servait d’une chouette captive pour attirer les petits oiseaux) et de la sagesse qui lui a manqué.


Jan Gossart Gerard David The Malvagna Triptych, ca. 1513–15 left

Jan Gossart Gerard David The Malvagna Triptych, ca. 1513–15 central

Jan Gossart Gerard David The Malvagna Triptych, ca. 1513–15 right

Sainte Catherine Vierge à l’Enfant avec des anges Sainte Dorothée

Ouvrir le Triptyque Malvagna, c’est donc substituer à l’image de la Chute celle de la Rédemption : Marie Nouvelle Eve et Jésus Nouvel Adam. Avec ses splendides architectures gothiques, l’intérieur déploie un espace sacré dans lequel les saintes des volets se lient par un mariage mystique à l’Enfant Jésus, antithèse du sombre paysage du revers, contaminé par la sexualité humaine.



Jan Gossart Gerard David The Malvagna Triptych, ca. 1513–15 revers
La surprise est qu’abrité dans le dos même de Marie et de Jésus, à l’opposé de ce Paradis perdu, se trouve une sorte de Paradis retrouvé : les armoiries des Malvagna, entourées d’une couronne de fruits parfaitement autorisés.


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Lucas van Leyden Healing of Blind Man of Jericho (triptych) 1531 Ermitage Schilddrager met het wapen Jakob Florisz van Montfort.

Armes de Jakob Florisz van Montfort

Armes de Dirckje Boelens van Hindeburgh

Revers des volets du triptyque de la Guérison de l’Aveugle de Jéricho
Lucas de Leyde, 1531, Ermitage

Sans rapport avec le sujet du triptyque (aujourd’hui réuni en une seule toile), ces deux panneaux en trompe-l’oeil portent les armes du commanditaire et de son épouse.


Aertgen van Leyden Le Jugement Dernier 1555 (C) Musée des BA de Valenciennes RMN Photo René-Gabriel Ojéda revers
Triptyque du Jugement Dernier (fermé)
Aertgen van Leyden, 1555, Musée des beaux-arts de Valenciennes, (C) RMN Photo René-Gabriel Ojéda

Le même dispositif se retouve dans ce triptyque réalisé à l’occasion de la mort de Jakob Florisz van Montfort. La musculature exagérée des figures marque l’influence de Heemskerck.


Aertgen van Leyden Le Jugement Dernier 1555 (C) Musée des BA de Valenciennes RMN Photo René-Gabriel Ojéda.
Triptyque du Jugement Dernier (ouvert)

La binarité masculin/féminin se propage ici à l’intérieur, où les membres de la famille se répartissant dans les deux volets.


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Les triptyques armoriés de Van Orley

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Bernard-van-Orley-Mariage-de-la-Vierge-1513-NGA Bernard-van-Orley-Christ-parmi-les-docteurs-1513-NGA

Le mariage de la Vierge

Le Christ parmi les docteurs

Bernard van Orley, 1513, National Gallery of Arts, Washington

Ces deux panneaux faisaient probablement partie d’un retable dont le panneau central a disparu.



Bernard-van-Orley-Christ-parmi-les-docteurs-1513-NGA-revers-Putto-with-Arms-of-abbe-Jacques-Coene
Le revers du panneau du Christ parmi les Docteurs montre un ange nu portant les armoiries du donateur, l’abbé Jacques Coëne [25]


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Bernard-Van-Orley-The-Birth-and-Naming-of-Saint-John-the-Baptist-1514-15-NY-MET. Bernard Van Orley Retable Saint John the Baptist 1514-15 Decollation Coll priv

Naissance et baptême de Saint Jean Baptiste, Metropolitan Museum, New York

Mort de Saint Jean Baptiste, collection privée

Retable de Saint Jean Baptiste
Bernard Van Orley, 1514-15

Ici encore les deux panneaux faisaient partie d’un retable dont la partie centrale a disparu (sans doute une sculpture du baptême du Christ) . A l’origine, celle-ci avait en haut une forme arrondie, mais les volets ont été retaillés en rectangle, ce qui explique le cadrage serré du revers [26] :

Bernard-Van-Orley-The-Birth-and-Naming-of-Saint-John-the-Baptist-1514-15-MET-NY-revers Bernard Van Orley Retable Saint John the Baptist 1514-15 Decollation Coll priv revers

Metropolitan Museum, New York

Collection privée

Nous retrouvons à gauche l’Homme de douleurs, et en face l’abbé Jacques Coëne en prières, les deux représentés en trompe-l’oeil dans deux pendants (et non pas un diptyque) accrochés à une cloison. Ainsi le retable une fois fermé affiche publiquement une dévotion privée, encadrée par deux insignes de pouvoir : les deux crosses d’abbé, reconnaissables au voile qui y est accroché (à la différence d’un évêque, un abbé n’avait pas le droit de porter des gants). La logique de la composition en abîme joue à plein dans le panneau de droite, puisque la crosse peinte se retouve également à l’intérieur du tableau dans le tableau.

A la devise de la banderole, « FINIS CORONAT », il manque le mot OPUS , ici représenté, comme dans un rébus, par le tableau dans le tableau. « La fin est le couronnement de l’oeuvre », la devise de Jacques Coëne, est à comprendre comme l’espérance d’une bonne Mort [26]. Mais il n’est pas absurde, chez un mécène comme l’abbé, de lui trouver une interprétation esthétique : « la fermeture est le couronnement du retable « .


Bernard-Van-Orley-Adoubement de Saint Martin par l'Empereur Constantin, Nelson-Atkins Museum of Art, Kansas City

Adoubement de Saint Martin par l’Empereur Constantin, Nelson-Atkins Museum of Art, Kansas City

La Vierge et l’enfant adorés par St Martin et d’autres saints( Pierre, Agnès, Marie-Madeleine et Antoine), avec à l’arrière St Martin faisant abattre un arbre, Collection privée.

Retable de Saint Martin, Bernard van Orley, 1514-19

Bernard_van_Orley Retable St Martin revers gauche Bernard_van_Orley Retable St Martin revers droit

Au dos de cet autre retable, se trouvent également deux pendants en trompe l’oeil avec le même abbé, en prière cette fois devant une Vierge à l’Enfant.


Triptyque des onze mille vierges Atelier de Jan van SCOREL, vers 1541, Musee de la Chartreuse, Douai Jacques Coëne, Abbé de Marchiennes Triptyque de Sainte Ursule , c.1539 · Jan van Scorel Musee de la Chartreuse Douai

Triptyque des Onze mille vierges
Atelier de Jan van Scorel, 1539, Musée de la Chartreuse, Douai

Pour en terminer avec cet abbé très médiatique, signalons son portrait dans une niche, avec sur le parchemin en-dessous la devise « Finis coronat » et l’inscription « DIVA VICTORINE VIRGINIS / O divine vierge Victorine » (Sainte Victorine était une des Onze mille vierges, dont les reliques étaient conservées à l’abbaye de Marchiennes). L’inscription en bas du cadre donne la date, 1539 et l’âge de l’abbé : 70 ans.


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Bernard Van Orley Retable Calvaire Musee de l'Eglise Notre-Dame Bruges

Triptyque du Calvaire
Van Orley, 1534, Musée de l’Eglise Notre-Dame, Bruges

Ce triptyque fut commandé par Marguerite d’Autriche pour le monastère royal de Brou, à Bourg-en-Bresse.



Bernard Van Orley Retable Calvaire Musee de l'Eglise Notre-Dame Bruges revers
Le revers affiche, dans des oeils-de-boeuf en trompe-l’oeil, quatre blasons : en tournant depuis le bas à gauche dans le sens des aiguilles de la montre, on trouve celui des Ducs de Bourgogne, des Habsbourg d’Autriche, du Portugal et des Bourbons. Au centre, les commentateurs reconnaissent habituellement les armes de Philippe II, qui n’était alors qu’un enfant de sept ans.


Coat_of_arms_of_Margaret_of_Austria_(princess_of_Spain).svg Armes de Philippe II

Armes de Marguerite d’Autriche

Armes de Philippe II [27]

Or il se trouve que ce sont aussi celles de Marguerite d’Autriche avait portées en tant qu’infante d’Espagne (entre 1496 et 1501), ant qu’elle ne devienne duchesse de Savoie : les armoiries centrales font donc référence à la titulature la plus flatteuse de la donatrice.

On peut s’interroger sur le choix des quatre autres blasons. S’agissant d’une princesse qui régna sur tant de provinces, faut-il rechercher une logique historique ou géographique, ou bien de complexes allusions diplomatiques ? Faut-il les mettre en relation avec l’avers ? Mais avec quoi : les quatre scènes des volets (Portement, Flagellation, Descente aux Enfers, Descente de croix) ou bien les quatre secteurs du panneau central auxquels ils se superposent (les Saintes Femmes, le Bon Larron, le Mauvais Larron, les soldats romains) ?

La Crucifixion induit en tout cas une polarisation entre le côté honorable, à dextre (à la droite du Christ), et le côté mineur, à senestre, qui doit trouver son correspondant dans l’interprétation des blasons.



Bernard Van Orley Retable Calvaire Musee de l'Eglise Notre-Dame Bruges revers Marguerite d'Autriche genealogie
Un coup d’oeil sur la généalogie de Marguerite nous donne la solution :

  • les blasons de dextre (à gauche) sont ceux de ces deux grands-pères, paternel en haut et maternel en bas ;
  • ceux de senestre (à droite) ceux de ces deux grands-mères, dans le même ordre.

De plus, le principe de succession fait que les deux blasons du haut sont également ceux de son père et de sa mère.

Ainsi la logique binaire de la Croix sous-tend parfaitement la logique généalogique. Quant au blason de Marguerite, au centre, il se superpose exactement au visage de la femme à laquelle elle s’identifie le plus : Marie-Madeleine éplorée aux pieds de Jésus, comme elle-même déplora toute sa vie la perte de son second époux, Philibert de Savoie, à la mémoire duquel elle fit édifier le monastère de Brou, et commanda ce tableau.



Bernard Van Orley Retable Calvaire Musee de l'Eglise Notre-Dame Bruges revers detail
A noter dans tous les écoinçons un briquet (fusil) battant le silex, emblème des Ducs de Bourgogne.



Références :
[13] Catherine A. Metzger, John Oliver Hand, Ron Spronk, « Prayers And Portraits : Unfolding the Netherlandish Diptych », p 264 https://www.nga.gov/content/dam/ngaweb/research/publications/pdfs/prayers-and-portraits.pdf
[14] Douglas Brine, « Evidence for the Forms and Usage of Early Netherlandish Memorial Paintings », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 71 (2008), https://www.jstor.org/stable/20462780
[17] I.C. Reindl, « Georg Lemberger Ein Künstler der Reformationszeit, Leben und Werk », Dissertation, Bamberg 2006 https://fis.uni-bamberg.de/bitstream/uniba/252/2/Dokument_1.pdf
[18] Ingrid Falque « Catalogue of Early Netherlandish Paintings with Devotional Portraits (1400–1550) » https://www.academia.edu/84017236/Catalogue_of_Early_Netherlandish_Paintings_with_Devotional_Portraits_1400_1550_
[20] Stijn Alsteens, Nadine Orenstein, Lorne Campbell, « Man, Myth, and Sensual Pleasures: Jan Gossart’s Renaissance : the Complete Works », Metropolitan Museum of Art (New York, N.Y.), National Gallery (Great Britain), p 281 et ss
[27] Flandria – Chorographie Flanderns in Portraits der Landesfürsten, den Wappen des Adels und des Landes und in seiner Geographie – BSB Cod.icon. 265 https://codicon.digitale-sammlungen.de/Blatt_bsb00001350,37v.html

Les anges aux deux couronnes

23 mai 2025

L’ange porteur de couronne (stéphanophore) est un motif très courant. Cet article est consacré à une variante gothique particulière, où l’ange élève symétriquement deux couronnes de part et d’autre de sa tête.


En aparté : les origines du motif

De l’athlète au martyr

cratère à figures rouges. 5eme s av JC Col. D 111 – Athènes, Kanellopoulos MuseumCouronnement d’un athlète par la déesse Niké. Cratère à figures rouges. 5ème s av JC, Col. D 111 – Kanellopoulos Museum, Athènes Pierre et Paul BICULIUS 4eme Britsih MuseumLe Christ offrant des couronnes à Saint Pierre et Saint Paul (Coupe pour Biculius), British Museum

Dès l’antiquité grecque, la couronne de lauriers décernée par une Victoire ailée récompense l’athlète.

Dans l’art paléochrétien, c’est le Christ en personne qui offre des couronnes aux martyrs (pour d’autres exemples, voir 2 Dieu sur le Globe : époque paléochrétienne). Les auteurs chrétiens éclairent la métaphore, en expliquant que les martyrs obtiennent leur couronne de gloire en tant qu’athlètes du Christ.


De l’Empereur au Christ

347-355 RIC VIII Antioch 68 AMultiple d’or de Constance II (RIC VIII Antioch 68), 347-55
586 Ascension Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 13v detail angesAscension, 586, Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 13v

A Rome, l’Empereur triomphant est couronné par des victoires.

Le motif est très tôt transposé au Christ : ici, deux anges lui apportent des couronnes dans un linge, un signe de respect courant face à une figure d’autorité ( [1], p 200). Pour une analyse plus approfondie de cette image, voir Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient).


trierer_Apokalypse_fol_16vAcclamation des Vieillards,
Apocalypse de Trèves, 800-25, Staatsbibliothek Trier Cod 31 fol 16v

Le thème du don de la couronne en signe d’allégeance à la puissance suprême se lit en particulier dans le texte de l’Apocalypse :

Les vingt-quatre vieillards se prosternent devant Celui qui est assis sur le trône, et adorent Celui qui vit aux siècles des siècles, et ils jettent leurs couronnes devant le trône, en disant  » Vous êtes digne, notre Seigneur et notre Dieu, de recevoir la gloire et l’honneur, et la puissance, car c’est vous qui avez créé toutes choses, et c’est à cause de votre volonté qu’elles ont eu l’existence et qu’elles ont été créées. Apocalypse 4,10-11

En pratique, on ne représente jamais ce dépôt des couronnes devant le trône :

  • dans les images encore influencées par l’Antiquité, comme l’Apocalypse carolingienne de Trèves, les vieillards brandissent une couronne de triomphe ;
  • plus tard, ils gardent leur couronne pour signifier qu’ils sont bien rois, et brandissent comme substitut un instrument de musique et/ou une coupe [2] .

Victoires symétriques

Victoire ailée provenant de Myrina (Mysie), Musée des Beaux-Arts de Lyon (inventaire E 365-1)Victoire ailée provenant de Myrina (Mysie), Musée des Beaux-Arts de Lyon (inventaire E 365-1) Piramide_C_Cestio_interno_-_una_nike_1050797Fresque à l’intérieur de la pyramide de Cestius, Rome

La Victoire offrant symétriquement deux couronnes est un motif très exceptionnel, malgré sa force décorative.


 

284-94 Aureus RIC V Diocletian 313CONCORDIAE AUGUSTORUM NOSTRORUM
Aureus de Dioclétien, 284-94, RIC V Diocletian 313.

On le rencontre au moment de la partition de l’Empire, dans un souci d’égalité : Dioclétien et Maximien sont assis côte à côte en parallèle, chacun tenant son globe et son parazonium. La Victoire couronne simultanément les deux.

Inventé pour des empereurs païens, ce motif c’est transmis aux empereurs chrétiens jusqu’à Théodose et Valentinien II ( voir 1 Dieu sur le Globe : époque romaine)


Arc de Titus Victoires RomeArc de Titus, Rome Porte noire Besançon IIeme siecle Marc AurèlePorte noire, 2ème siècle (Marc-Aurèle), Besançon

Niké_Éphèse 4eme s

Niké, 4ème siècle, Éphèse

Dans l’art décoratif antique, on emploie souvent comme motif d’écoinçon des Victoires en vol, tenant une couronne et une palme, ou un trophée (Arc de Constantin).




A) Les anges aux deux couronnes en France

A0) Cathédrale de Reims (vers 1220)

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Cathédrale_ND_de_Reims_-_chevet_-11)Anges du chevet Cathedrale_ND_de_Reims-Ange_10_dix_5261Ange porteur de couronne

Le chevet est décoré de douze grandes statues, le Christ enseignant et onze anges portant le pain, le calice, le livre des Evangiles, des encensoirs, un sceptre et une couronne [3]. Le caractère royal du lieu, ainsi que l’espace triangulaire dans lequel ils s’inscrivent, ont pu jouer un rôle lointain dans la genèse de notre motif, une vingtaine d’années plus tard.


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A1) Sainte Chapelle (1241-46)

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Une motivation religieuse : la couronne des martyrs

Paris-Sainte_Chapelle angesSainte chapelle, Chapelle haute

Chaque travée de la chapelle haute suit le même principe décoratif, totalement original :

  • deux anges à l’encensoir sur les demi-écoinçons latéraux ;
  • trois médaillons représentant le martyre d’un saint ;
  • deux anges élevant deux couronnes.

Cette décoration angélique est indissociable des médaillons :

Les anges aux encensoirs gardent vivant le souvenir de la liturgie qui est célébrée le jour de la mort de chacun des martyrs représentés, c’est-à-dire le jour de leur entrée au paradis. (P.Kurmann [4] , p 400)

Tous les martyrs sont représentés au moment de leur supplice et reçoivent la couronne du martyr de la main des anges sculptés dans les écoinçons. Rassemblés autour de la couronne d’épines, couronne du Christ souffrant, les martyrs, en sont, en raison de leur passion, les dignes successeurs. Ils reçoivent la couronne céleste qu’ils vont porter comme le Christ portait la couronne d’épines. W.Sauerländer [5]


Paris-Sainte_Chapelle_-_anges couronne epinesTribune centrale

On aurait aimé que cette identification entre couronne des martyrs et couronne du Christ soit étayée architecturellement, avec ces deux anges qui se trouvent au même niveau, au centre de la tribune des reliques. Malheureusement, ils sont probablement dus aux restaurateurs du XIXème siècle, puisqu’ils ne figurent pas sur les deux seuls témoignages antérieurs aux destructions révolutionnaires :


 

 

Paris-Sainte_Chapelle Maitre de Bedford Pontifical de PoitiersPontifical de Poitiers, Maitre de Bedford

Paris-Sainte_Chapelle gravure de RansonetteGravure de Ransonette

Tribune des reliques


Paris-Sainte_Chapelle_-_reineAlcôve de la Reine (côté Sud) Alcôve du Roi (côté Nord)

Au niveau de la troisième travée, les deux alcôves royales interrompent cette composition, avec une arcade de largeur double supportant une scène complètement différente : un Christ bénissant  est encadré par deux processions : un ange qui offre une couronne suivi par trois anges aux encensoirs.

L’alternance systématique des anges aux deux couronnes et des médaillons de martyrs se poursuit néanmoins sur le mur du fond :

  • côté Reine, entre deux martyrs indéterminés ;
  • côté Roi, entre Saint Mathias et Saint Philippe apparaît un motif différent : un ange barré d’une banderole et flanqué de deux dragons :

Paris-Sainte_Chapelle_-_roi detail

Pour autant qu’on puisse en juger (sur 44 médaillons, seuls 25 ont été identifiés), Saint Mathias et Saint Philippe sont les deux seuls martyrs à être également des apôtres : si l’ange à la banderole n’est pas une fantaisie des restaurateurs, il se pourrait qu’il signale cette exceptionnelle dignité, seule l’alcôve du roi étant digne de cette compagnie.


Paris-Sainte_Chapelle Branner medaillons fig 1Figure 1, R.Branner [6]

Les destructions font que la répartition des martyrs n’a pas été élucidée. R.Branner a fait néanmoins l’observation intéressante que Louis IX, depuis son alcôve, voyait en face de lui Saint Denis, le patron des rois de France. Tandis que Marguerite de Provence voyait un face d’elle sa sainte patronne. Cette subtilité en laisse présager d’autres.


Des anges aux Vieillards (SCOOP !)

On compte deux anges à double couronne pour chacune des quatre travées, plus deux sur le mur Ouest et sept sur les pans du choeur, soit vingt quatre au total (en soustrayant l’ange à banderole). Ce nombre symbolique laisse penser que c’est intentionnellement qu’on a modifié le motif à l’intérieur de l’alcôve du Roi.

Tout en couronnant les martyrs en dessous d’eux, les vingt quatre anges imitent les Vieillards de l’Apocalypse en offrant leurs couronnes au Christ, présent par ses reliques à l’intérieur de la Grande Châsse qui était exposée sur la tribune.


Une motivation politique : la couronne royale

L’intention première de couronner les martyrs, de part et d’autre de l’ange à la double couronne , évite de postuler une signification politique précise au motif : union des royaumes de France et de Castille, continuité entre la régence de Blanche et le règne de Louis…. En revanche, le motif évoquait directement les deux couronnes du sacre, celle du roi et celle de la reine, léguées par Philippe Auguste au trésor de Saint Denis [0].

Dans la décoration de la Sainte Chapelle, de nombreux  éléments de la décoration sont au service d’un programme iconographique visant « à exalter le thème de la royauté triomphante du Christ en rapport avec la royauté du roi de France  » ( [7] , p 123).

En témoignent notamment les nombreux rois bibliques qui peuplent les verrières au dessus des alcôves, comme l’a montré Beat Brenk [1].

Avec l’acquisition de la couronne d’épines…, la monarchie se dotait non seulement d’une relique christique mais, dans les images de la propagande, établissait un parallélisme entre la couronne de Christ et la couronne du roi de France. » ([7], p 122)


Paris-Sainte_Chapelle_-_roi detail ChristAlcôve du Roi
Paris-Sainte_Chapelle_-_reine detailAlcôve de la Reine 

En outre, parmi la multiplicité de couronnes qui peuplent la Sainte Chapelle, les seules qui ne sont pas destinées à récompenser les martyrs sont celles brandies au sommet des deux arcades des alcôves du Roi et de la Reine : elles servent à honorer le Christ, qui  tient le globe de la puissance côté roi et le livre de la foi côté reine).

Ainsi s’établit une proximité immédiate entre la royauté terrestre et la royauté céleste.


Une motivation eschatologique : la couronne des Elus

La couronne est donc en premier lieu destinée aux Martyrs, qui accèdent directement au Paradis. Mais elle concerne par extension les Elus, qui n’y entreront qu’à l’issue du Jugement Dernier.


Elus couronnés, portail du Jugement, ChartresChartres
Elus couronnés, portail du Jugement, Amiens
Amiens
Cortège des Elus et des Damnés, Portail du Jugement

Le thème est présent à Chartres, où les anges de gauche tiennent des couronnes discrètes au dessus des Elus progressant vers le paradis ; il se développe à Amiens, où les anges de droite, en plus, brandissent des épées au dessus des Damnés.

« Une sorte de convention s’est en effet imposée dans l’iconographie médiévale du couronnement des élus : on représente les anges déposant la couronne sur la tête de l’élu ou se préparant à le faire, mais presque jamais l’élu couronné, sans doute pour éviter de le confondre avec un véritable souverain » [8]

P. Kurmann suggère que cette thématique des élus touche également la Sainte Chapelle, dans la mesure où le thème des Martyrs pourrait facilement glisser vers celui des Elus :

« Les spectateurs des scènes de martyrs – et dans la Sainte-Chapelle; ils ne sont autres que le roi et ses plus proches courtisans – sont appelés à suivre l’exemple des martyrs au moins dans la mesure où ils doivent accepter les moyens de grâce offerts par l’Église, recevoir les sacrements et lutter contre le péché. Dans la séquence d’images qui illustrent l’histoire du salut dans la Sainte-Chapelle, les anges ont la noble tâche de représenter la félicité céleste que la grâce divine accorde aux élus. » P. Kurmann ([4] , p 400)


Si le Jugement dernier n’est pas présent à l’intérieur de la chapelle haute, il l’était à son entrée :

Paris-Sainte_Chapelle portail JugementAncien portail de la chapelle haute (gravure de Martinet)

Ce portail, dont ne témoigne que cette seule gravure, reprenait dans les grandes lignes la composition du Portail de Jugement qui, vers 1240, venait d’être parachevé à Notre Dame de Paris :

  • au trumeau un Christ enseignant,
  • au linteau la Résurrection des morts autour de la Pesée des âmes,
  • et au bas des voussures le Paradis et l’Enfer.

Les douze apôtres des ébrasements de la cathédrale, qui ne pouvaient trouver place dans un portail bien plus étroit, furent « repoussées » à l’intérieur, y gagnant un sens nouveau, en accord avec le programme complexe de la chapelle supérieure. [9]

Ainsi ceux qui passaient le portail et pénétraient dans cette chapelle aérienne, ouverte de toutes part sur le ciel, se trouvaient comme au Paradis, entourés par les grandes statues des douze Apôtres et par les petits anges multipliant les couronnes.


Une innovation iconographique

Cette triple motivation, religieuse, politique et eschatologique, confirme que ce motif a été pensé spécifiquement pour la Sainte Chapelle, ainsi que le pressentaient ceux qui l’ont étudié :

Le remplissage du champ triangulaire d’un écoinçon arqué par un ange aux ailes largement déployées, un choix qui semble être évident pour l’occasion, semble avoir été une invention du concepteur de la Sainte-Chapelle P. Kurmann ([4] , p 401)

La diffusion de l’emploi en série des anges brandissant deux couronnes est de toute évidence portée par le rayonnement des chantiers parisiens, non sans modulations. Le type de la Sainte-Chapelle est très certainement premier. La version de Rampillon a peut-être suivi de près. Claude Andrault-Schmidt ([12], p 286)


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A2) Rampillon (1240-50)

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1240-50 Rampillon_Saint-Éliphe_498Portail Ouest, église Saint Eliphe, Rampillon

Ce portail reprend lui aussi la structure de ceux de Notre Dame et de la Sainte Chapelle, avec une particularité iconographique remarquable : l’absence des Elus et des Damnés, aussi bien dans le linteau que dans les voussures. En revanche les douze apôtres sont bien là, autour d’un personnage énigmatique qui, deuxième particularité iconographique, n’est pas un Christ enseignant. On notera une troisième particularité remarquable : le Christ-Juge du tympan est coiffé d’une couronne d’épines.

Dans les écoinçons des arcatures abritant les Apôtres, on retrouve notre ange aux deux couronnes.


1240-50 Rampillon ebrasement 2Arcatures se prolongeant en avant du contrefort droit

Sur les arcatures frontales, il est encadré par deux anges aux encensoirs, exactement comme à la Sainte Chapelle.


1240-50 Rampillon ebrasement 1Arcatures de l’ébrasement droit

Sur l’ébrasement, les demi-écoinçons des extrémités portent :

  • côté portail (à gauche sur la photographie), un mort sortant du tombeau, qui prolonge le thème du linteau ;
  • à droite un autre thème funéraire : un ange tenant un cierge.

Dans cette répartition systématique, une anomalie brise la symétrie du portail : un ange tenant une coupe au centre de l’ébrasement droit.


Les couronnes des Martyrs (SCOOP !)

« A Rampillon, on peut se demander si les anges ne destinent pas leurs couronnes aux apôtres des ébrasements. » ( [12], p 287)

Cette lecture semble contredite par l’ange à la coupe. Or il se trouve qu’un seul des douze apôtres n’est pas mort en martyr, mais de vieillesse, après avoir survécu miraculeusement à un ébouillantement : il s’agit de Saint Jean l’Evangéliste, dont l’attribut habituel est justement une coupe de poison [10] .

Ce détail est à la fois la preuve d’une conception rigoureuse et d’une parenté étroite avec la Sainte Chapelle : selon la même motivation première, les anges couronnent des martyrs, en l’occurrence les onze apôtres , et non des Elus, qui d’ailleurs ne sont présents nulle part dans le portail [11].


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A3) Le revers de la façade de la cathédrale de Reims (1250-60)

Le revers de cette façade comporte de nombreux éléments sur le thème du Couronnement, puisque c’est par là au sortaient les rois nouvellement sacrés. Il n’est donc guère étonnant qu’on y rencontre notre motif, avec trois nuances différentes.

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La récompense des Bons : la porte Nord

1250-60 Reims revers facade ouest porte nord (c) Centre André ChastelClé de l’archivolte de la porte Nord

Un ange aux deux couronnes se trouve surplombé par un ange tenant un encensoir. Pour interpréter ce motif très particulier, il est nécessaire de le situer au sein de la composition.


1250-60 Reims revers facade ouest porte nord schema
Les scènes se lisent ici  de bas en haut et deux à deux, une scène de l’Ancien Testament étant mis en parallèle avec une scène du Nouveau (flèches blanches) :

  • A1) Isaac et Abraham devant l’autel du sacrifice ;
  • A2) Le Christ et Saint Matthieu devant le bureau du percepteur
  • B1) Deux hébreux en dessous de Moïse avec le Serpent d’Airain (qui conserve la vie) ;
  • B2) Une femme et la fille de Jaïre, en dessous du Christ (qui ressuscite cette dernière) ;
  • C1) Aaron inscrivant le signe du Tau avec le sang de l’agneau, sacrifié pour la Pâque juive ;
  • C2) Le Christ guérissant un lépreux ;
  • D1) Elie et la veuve de Sarepta, qui lui donnera à boire (1 Rois 17:10) ;
  • D2) le Christ et la Samaritaine au puits

Jean Wirth ( [11a], p 131) a expliqué le thème de cette typologie très particulière :

« La vocation de Matthieu (Matthieu 9, 9-13) donne la clé de lecture du cycle typologique. Le Christ dit en effet à cette occasion: « C’est la miséricorde que je désire, pas les sacrifices ». Dans les trois scènes qui la surmontent, il donne en effet des exemples de sa miséricorde. Les scènes typologiques de gauche contiennent bien deux sacrifices sanglants, mais c’est précisément la miséricorde qu’ils soulignent, puisque celui d’Isaac a été arrêté à temps par l’intervention divine, et parce que celui de l’agneau pascal entraîne le salut du peuple hébreu, grâce à l’inscription du tau avec son sang. Le serpent d’airain sauve à son tour ses adorateurs et la veuve de Sarepta reçoit miraculeusement sa subsistance en contrepartie de sa charité envers Elie (I Rois 17, 8-24). Sous l’apparence des sacrifices sanglants, c’est déjà de la miséricorde qu’il s’agit sous l’ancienne loi. »



A la lumière de cette explication, on voit que :

  • l’ange à l’encensoir honore les personnages sacrés : Elie, Aaron, Moïse et Abraham d’un côté, le Christ de l’autre (sur fond bleu) ;
  • l’ange aux deux couronnes récompense ceux qui ont mérité la miséricorde, en commençant par les deux femmes charitables situées juste en dessous : le Veuve de Sarepta et la Samaritaine.

L’exception du registre  le plus éloigné   (A1 et A2) était inévitable, pour que le personnage  sacré (Abraham et le Christ) ait la plus grande taille.


Un attribut angélique : la porte Sud

1250-60 Reims revers facade ouest porte sud (c) Centre André ChastelClé de l’archivolte de la porte Sud

Cette fois, l’ange aux deux couronnes surplombe un ange tenant un astre rayonnant (étoile ou soleil). Là encore, il est nécessaire de replacer  le motif dans son contexte, ici une série de scènes inspirées de l’Apocalypse.


1250-60 Reims revers facade ouest porte sud schema
Les scènes se lisent dans le sens des aiguilles de la montre (flèche blanche) :

  • A) Les anges des quatre vents, chacun tenant un masque (cercle vert)
  • B) Plusieurs interactions entre l’ange de Saint Jean :
    • B1) l’ange interrompt Jean en train d’écrire (à Patmos) ;
    • B2) Il dialogue avec Jean : les deux tiennent des banderoles ;
    • B3) Il lui apporte le livre ouvert (cercle bleu foncé) et Saint Jean commence à écrire ;
    • B4) Un ange sonne de la trompette (cercle orange), un autre montre le livre (écrit ?), Jean est en adoration

Suivent trois scènes extraites de l’Apocalypse ( [11a], p 131) :

  • C) Les deux témoins devant la Bête
  • D) La femme vêtue de soleil et le Dragon
  • E) Le Christ tendant la coupe de colère à la Prostituée

Peter Kurmann ( [11b], p 280) a tenté de rapprocher ces scènes de passages précis du récit : ainsi l’ange de la clé  inférieure tiendrait l’étoile Absinthe (Apo 8,10) . Pour Donna L. Sadler ([11c], p 105), qui omet omettant les couronnes et l’étoile, les scènes sont à lire plus librement, et les deux anges de la clé seraient en rapport avec les sept anges à la trompette et l’ange à l’encensoir d’Apocalypse 8, 2-6.

Quoiqu’il en soit, la composition d’ensemble montre que :

  • l’ange aux deux couronnes complète la voussure angélique (fond bleu) : la couronne s’ajoute aux autres attributs, purement apocalyptiques (vents, trompette, livre) ;
  • l’ange à l’étoile s’insère dans la voussure johannique : l’astre incendiaire (cercle rouge), qu’il tient étrangement de la main gauche, sert probablement à introduire les scènes tragiques de la partie droite (en rouge).

Les anges aux couronnes dans la façade Ouest

 

1250-60 Reims revers facade ouest porte sud (c) Centre André ChastelPorte Sud (intérieur) 1250-60 Reims revers facade ouest porte nord (c) Centre André ChastelPorte Nord (intérieur)

On ne peut que constater une forme de continuité topographique entre les deux clés des portails latéraux, l’ange aux deux couronnes servant de motif de jonction :

  • côté Sud, l’ange du bas tient de la main gauche un astre brûlant ;
  • côté Nord, l’ange du haut tient de la main droite un feu qui ne se voit pas (l’encensoir).

Reims façade Ouest portail central voussure interneFaçade Ouest, portail central (extérieur)

L’intérieur des deux portes latérales manifeste une certaine unité de conception avec l’extérieur du portail central :

  • la voussure interne présente à son sommet quatre anges tenant une couronne  (cercle jaune),
  • un peu plus bas, un ange tenant un astre rayonnant (cercle rouge), qui se trouve du côté Sud, comme à l’intérieur.

 On ne peut donc douter que la question de l’exposition a joué, et que cet astre représente, à l’extérieur comme à l’intérieur, le soleil.

Reims façade Ouest portail Nord (Passion) bas de l'archivolte droite 1245-55Façade Ouest, porte Nord, bas de l’archivolte droite

A noter sur la même façade, mais dans la porte Nord sur le thème de la Passion, un couple d’anges portant chacun une couronne, au niveau inférieur de l’archivolte. Il faut la lire en deux scènes :

  • à gauche l’ange à l’encensoir, honorant le Christ ressuscité ;
  • à droite l’Enfer, le Christ libérant les Justes des Limbes, puis notre couple d’anges.

En pendant à l’ange thuriféraire du Christ, il ne fait pas de doute que les deux anges stéphanophores portent les couronnes destinées à ces Justes.

Sur un thème similaire, on trouve au Portail du Jugement quatre anges tenant des couronnées destinées aux Elus (voir 2b Les anges aux luminaires dans le Jugement dernier).


La grande rose de l’Assomption

1270 Reims Grande rose facade occidentaleRose supérieure de la façade occidentale, vers 1270 (détail)

« La grande rosace au-dessus du portail central contient peu de vitraux d’origine, mais elle conserve son sujet : la Mort et l’Assomption de la Vierge. Les apôtres, 24 anges portant des instruments de musique, des rois, des prophètes et deux anges portant des couronnes entourent Marie. Au sommet de cette verrière, le Christ porte l’âme de la Vierge entre les anges agenouillés. Cet acte final anticipe le Couronnement de la Vierge dans le pignon extérieur. Une fois encore, l’auteur de ce tour de force visuel a utilisé l’intérieur et l’extérieur de la façade pour raconter l’histoire complète de la gloire finale de la Vierge… son rôle d’Épouse du Christ et de Reine du Ciel n’est rendu visible que dans le pignon extérieur qui couronne la façade ouest. » ( [11b], p 54)


1270 Reims Grande rose facade occidentale detail
Ainsi, il ne fait guère de doute que les deux couronnes ne soient destinées au Fils et à sa Mère, qui apparaissent découronnés dans le vitrail, encadrés par le soleil et la lune



Couronnement Vierge Gable portail central facade occi 1260 ca Cathedrale_de_Reims
… et couronnés à l’extérieur, entre les  luminaires magnifiés par des insertions métalliques.


En synthèse

1250-60 Reims revers facade ouest schema

A la façade occidentale de Reims, notre motif prend donc plusieurs nuances distinctes :

  • récompense des Bons, à la porte intérieure Nord  ;
  • motif angélique s’ajoutant aux attributs apocalyptiques, à la porte intérieure Sud ;
  • couronnement du Christ et de la Vierge à la grande rose centrale (en écho au couronnement du roi et de la reine).

De la Sainte Chapelle à Reims, il semble particulièrement adapté aux monuments monarchiques.


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A4) A Notre Dame

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Notre dame Portail Saint EtiennePortail Saint Etienne, 1258-67, Notre Dame de Paris

La voussure interne présente douze anges portant des couronnes, la deuxième vingt et un martyrs, la troisième seize confesseurs. Les clés des deux premières voussures (anges et martyrs) sont des anges portant deux couronnes : si le positionnement est identique à celui des deux portails de Reims, la thématique est plus conventionnelle : comme à la Sainte Chapelle, il s’agit du couronnement des martyrs.


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A5) Le foyer poitevin

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1245-57 Stalles poitiers (c) Ministère de la CultureStalles de la Cathédrale Saint Pierre, Poitiers

Les anges aux deux couronnes s’intercalent entre des motifs profanes d’une grande variété : ici un coq et une chauve souris. Un seul des demi-écoinçons a été conservé intact, ici à gauche (les autres sont des anges sciés en deux) : il ne porte pas un ange à l’encensoir (comme à la Sainte Chapelle et à Rampillon), mais un ange vu de profil tenant une couronne.


1245-57 Stalles poitiers 2 1245-57 Stalles poitiers

On notera la Madone qui a été resculptée au centre d’un ange, dont on a conservé les bras et les couronnes. Comme Marie est elle-même couronnée, ceci exclut l’idée que les deux couronnes aient été comprises comme destinées à la Vierge et à l’Enfant

Claude Andrault-Schmidt [12] relie ici les anges non plus aux martyrs, mais à l’espérance pour les chanoines d’être admis parmi les Elus :

« Les stalles ne représentent-elles pas une sorte de paradis, une suite de ces mansiones ou petites demeures des justes évoquées dans l’exégèse ? Autrement dit, les couronnes attendent les chanoines eux-mêmes…. Il n’est pas absurde d’imaginer les chanoines dans leurs stalles jouant le même rôle les. apôtres, car cette assimilation est courante: l’évêque sur son trône est une figure du Christ et son clergé renvoie aux apôtres voire à d’autres saints, comme dans les théophanies absidales. » [12]

Si les stalles reprennent d’un point de vue décoratif le motif de la Sainte Chapelle, elles s’en démarquent clairement : pas de martyrs, pas d’anges à l’encensoir, mélange avec des motifs profanes. Cette influence lointaine s’explique par le donateur probable :

« Selon une tradition écrite , l’évêque Jean de Melun ( 1235-1257 ) a offert ces stalles à la cathédrale . Ce personnage , issu d’une famille très liée à la dynastie capétienne , a en effet pu concourir à introduire en Poitou l’art du domaine royal , dont ces stalles sont le témoin évident , à une époque où ce territoire venait de faire retour à la Couronne » [13]


1200-50 Poitiers Baptistère revers arc triomphalRevers arc triomphal, 1200-50, Baptistère Saint Jean, Poitiers

Claude Andrault-Schmidt suggère que le motif parisien a pu rencontrer une formule déjà présente localement, comme en témoigne cette fresque : l’ange ne couronne pas les deux grands saints anonymes : avec ses deux collègues à l’encensoir, il honore le chrisme central. Au revers de l’arc triomphal, cette scène d’adoration fait miroir avec le Christ en Majesté qui se développe dans le cul de four.


1280-1320 Poitiers Vue_sur_les_voûtes_du_transept_sudCathédrale Saint Pierre, Poitiers

Ces fresques récemment découvertes sont datées entre 1280 et 1320 [14]. Un voutain est entièrement dédié à notre motif : trois anges à double couronne et vus en pied surplombent deux anges aux encensoirs, de la même manière qu’au baptistère.

Le motif est ici clairement le couronnement des Elus : les six qui prennent place dans le Sein d’Abraham, dans le voutain de gauche gauche, portent tout des couronnes, de manière exceptionnelle. Le thème du couronnement se poursuit dans le voutain de droite, avec le couronne d’épines présentée par un ange ; et se termine dans le dernier voutain, avec le Couronnement de la Vierge.



1280-1320 Poitiers intrados
Le motif revient encore à l’intrados de l’arc d’entrée, où le Christ couronne de la main droite une vierge méritante, et dédaigne de la main gauche, avec la banderole NESCIO, les vierges réprouvées.



1280-1320 Poitiers Vue_sur_les_voûtes_du_transept_sud schema
La conception d’ensemble est très cohérente, avec cette particularité que le thème du Jugement est exprimé par la parabole des Vierges sages et des Vierges folles, répétée deux fois :

  • en 0, les morts ressuscitent ;
  • en 1a, le Christ dédaigne les Réprouvés (flèche rouge) et couronne les Elus (flèche verte) ;
  • en 1b, le Christ dédaigne les Réprouvés et les empêche d’avancer ; de l’autre côté, des Elus auréolés attendent ; les anges montrent les six couronnes pour les six Elus admis dans le Saint d’Abraham (cercles verts) ;
  • en 2, le Christ couronne Marie (flèche bleue), comme il a couronné la première des vierges sages.


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A6) La courte postérité du motif

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vPieds droits des portails de la façade ouest
1310-30 Cathédrale Saint Jean, Lyon

On trouve encore une résurgence des anges à deux couronnes au début du siècle suivant, dans les trilobes des gâbles de certains pieds droits de la Cathédrale de Lyon, en compagnie d’autres motifs eschatologiques tels que la Pesée des âmes et le Christ Juge, mais aussi de motifs végétaux ou hagiographiques ( [12], p 286). Il n’y a pas de relation discernable avec les scènes représentées en dessous, ni avec le thème du martyre. Tandis que le motif initial remplissait naturellement un triangle pointe en bas, il a dû être modifié pour s’adapter à un triangle pointe en haut, en plaçant les ailes à la verticale,


1350-1400 SAINT-ANTOINE-L'ABBAYE ange musicienAnge musicien du triforium
1350-80, Eglise abbatiale, Saint Antoine en Dauphiné

Citons pour mémoire une série d’anges musiciens aux ailes déployées, remplissant les écoinçons du triforium de le nef : il ne semble pas qu’il y ait des porteurs de couronne parmi eux.



B) Les anges aux deux couronnes en Angleterre

B1) Cathédrale de Wells, vers 1230

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Vers 1230, Façade Ouest de la cathédrale de Wells 

Formellement, les anges aux deux couronnes apparaissent une quinzaine d’années avant la Sainte Chapelle, mais en extérieur, et dans un usage complètement différent :

Au deuxième niveau de la façade Ouest , dans trente-deux quadrilobes, des anges surgissent des nuages, ayant deux ailes, un nimbe sur la tête, des linges élégamment et diversement disposés, et tenant dans leurs mains des mitres, des couronnes et des banderoles, emblèmes des récompenses temporelles et éternelles pour les fidèles«  [15]


1230 Wells cathedral angels Sir William Henry St. John Hope p 11

[15], figure 1

Les manques et l’état de dégradation des sculptures ne permettent pas un décompte complet, mais il ne subsiste actuellement qu’un seul ange avec deux couronnes : il les porte dans un linge passant derrière son dos (SF sur la figure). Il ne constitue qu’une combinatoire possible parmi d’autres, où l’on trouve une couronne à main gauche (portée dans un linge ou à main nue) , et à main droit un livre, une palme ou une mitre.

C’est ici le souci de variété qui prime, plutôt qu’une intention précise comme à la Sainte Chapelle.


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B2) Ancien jubé de Salisbury, 1236

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1236, Original Morning Chapel Choir Screen, Salisbury Cathedral west wall of the northeast transept

Vestiges de l’ancien jubé, Cathédrale de Salisbury

Ce jubé a été partiellement conservé et remonté dans le transept Nord Est. Les anges sont cette fois placés dans des écoinçons, anticipant la solution de la Sainte Chapelle : mais on ne trouve aucun ange portant une couronne et a fortiori deux.


1236 Salisbury anges 7 8Anges 7 et 8 [16]

Le motif le plus proche est celui d’un ange présentant la couronne d’épines face à un ange présentant le soleil.

Ici encore, c’est la variété qui prime plutôt qu’une intention systématique.


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B3) Westminster, vers 1245

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1245 Wetsminster abbey St Edmund chapel east wall 1245 Wetsminster abbey St Edmund chapel east wall Binski fig 55

Vers 1245, Mur est de la chapelle Saint Edmund, Abbaye de Wetsminster

Ce motif, dont un seul a été conservé, est une imitation très précoce de la Sainte Chapelle [17], dans un contexte de rivalité entre Henri III et Louis IX. L’ambition était de faire de Westminster un équivalent anglais de la Sainte Chapelle, ce qui se concrétisera en 1247 par l’acquisition de la relique du Saint Sang.

L’importation de ce motif particulier montre à la fois qu’il s’agissait d’une innovation remarquée, et que l’allusion monarchique était bien perçue, puisqu’ici il n’y pas ici de martyrs à couronner.


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B4) Le « Choeur des anges » de la cathédrale de Lincoln, 1256-80

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1260 ca Lincoln Choir of angel Bay I-II-III Nef NordBaies I-II-III, côté Nord de la Nef , vers 1260, cathédrale de Lincoln

On retrouve la diversité propre aux monuments anglais avec une vingt neuf anges en pied ornant les écoinçons du triforium, tous avec des poses et des attributs différents [18].


Lincoln_Cathedral,_Angel_with_sun_and_moon_(n.14)_(32142980871) (1) Lincoln_Cathedral,_Angel_holding_up_two_crowns_(31886470500)

Anges des baies I et III

Les deux seuls anges parfaitement symétriques se trouvent aux baies I et III :

  • l’ange aux luminaires (baie I), les pieds posés sur un nuage, présente une intéressante inversion lune-soleil (voir Les inversions topographiques (SCOOP)) ;
  • l’ange aux deux couronnes, les pieds posés sur les têtes d’un roi et d’une reine, proclame que la royauté céleste est supérieure à la royauté terrestre.

Le motif des anges en écoinçon se rencontre encore dans la cathédrale de Lincoln (arcades aveugles du choeur), Worcester (triforium de la nef, arcades aveugles du transept), et Chichester (triforium du retro-choeur), mais semble-t-il sans anges aux deux couronnes. [18a]


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B5) La chape d’Anagni

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1300 ca Anagni Chasuble (former dalmatic) with scenes from the life of St Nicholas A 1300 ca Anagni Chasuble (former dalmatic) with scenes from the life of St Nicholas B

Chape, Fin 13ème siècle, Cathédrale d’Anagni

Cette chape, réalisée en opus anglicanum, a été réalisée en Angleterre ou en France [19]. Elle fait partie des nombreux vêtements liturgiques offerts par le pape Boniface VIII à la cathédrale d’Anagni. Des anges à l’encensoir ou au cierge comblent les espaces entre les médaillons, consacrés à différentes scènes de la vie de Saint Nicolas.


1300 ca Anagni Chasuble (former dalmatic) with scenes from the life of St Nicholas A detail ange

Le seul ange aux deux couronnes subsistant se trouve à l’avers, à l’intérieur du médaillon en bas à gauche, malheureusement tronqué lorsque la dalmatique originale a été retaillée pour la transformer en chape. A la différence des anges intercalaires, purement décoratifs, il participait donc à la narration. Les deux médaillons précédents représentent deux épisodes de la fin de la vie de Saint Nicolas (les trois princes le remerciant de les avoir délivrés, Saint Nicolas exorcisant un enfant amené par sa mère) : il y a toute les chances pour que le médaillon tronqué ait représenté Saint Nicolas arrivant au Paradis. Etant mort de sa belle mort, il n’y entre pas en martyr, mais en élu.

Le motif décoratif de l’ange aux deux couronnes était alors suffisamment connu pour rentrer dans la narration sans poser problème : pour honorer un Elu, deux couronnes valent mieux qu’une.



En synthèse

Anges aux deux couronnes schema P.Bousquet V1

Les anges encadrés en orange sont ceux qui ne portent pas deux couronnes. Les flèches en pointillé orange indiquent les influences éventuelles dans l’apparition du motif à la Sainte Chapelle : un ange de Reims tenait déjà une couronne, les anges de Salisbury occupaient des écoinçons (mais sans tenir de couronne).

Les flèches en bleu indiquent la diffusion certaine du motif de la Sainte Chapelle, vers Rampillon, Westminster et Poitiers. . A Reims le motif d’écoinçon devient un motif de clé et prend plusieurs nuances,  avec probablement la même thématique royale (rectangle vert). A Notre Dame, il reste restreint à la thématique du couronnement des Martyrs.

Par la suite, le motif évoque plutôt le couronnement des Elus en général (Poitiers, Anagni) ou devient purement décoratif (Lyon).

En Angleterre, après Westminster, le motif évolue à Lincoln sous une forme originale, illustrant la supériorité de la royauté céleste sur la royauté terrestre.


Références :
[1] Beat Brenk « The Sainte-Chapelle as a Capetian Political Program » in « Artistic Integration in Gothic Buildings » 1995 (pp. 195-213) https://www.jstor.org/stable/10.3138/9781442671041.16
[2] Nurith Kenaan, Ruth Bartal « Quelques aspects de l’iconographie des vingt-quatre Vieillards dans la sculpture française du XIIe s. » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1981, pp. 233-239 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1981_num_24_95_2180
[4] P.Kurmann, « Himmelsboten aus Amiens. Bemerkungen zu den Engeln in der oberen Sainte-Chapelle ». In C. Hediger ( Ed. ), « La Sainte-Chapelle de Paris, Royaume de France ou Jérusalem céleste ?. Actes du colloque tenu au Collège de France, Paris (6-8 Décembre 2001) », 2007 p 393
[5] W Sauerländer, « Architecture gothique et mise en scène des reliques : l’exemple de la Sainte-Chapelle » in Christine Hediger, éd., « La Sainte-Chapelle de Paris, Royaume de France ou Jérusalem céleste ?. Actes du colloque tenu au Collège de France, Paris (6-8 Décembre 2001) », 2007 , p 124
[6] R.Branner, « The Painted Medallions in the Sainte-Chapelle in Paris », 1967, https://www.jstor.org/stable/pdf/1005981.pdf
[7] Chiara Mercuri, « Les reflets sur l’iconographie de la translation de la couronne d’épines en France » 2005 https://www.academia.edu/122553325/Les_reflets_sur_l_iconographie_de_la_translation_de_la_couronne_d_%C3%A9pines_en_France
[8] Marcello Angheben « L’iconographie du Jugement dernier au portail central de la cathédrale d’Auxerre », dans C. SAPIN (éd.), Saint-Étienne d’Auxerre. La seconde vie d’une cathédrale, Auxerre et Paris, 2011, p 424 https://www.academia.edu/14357833/_L_iconographie_du_Jugement_dernier_au_portail_central_de_la_cath%C3%A9drale_d_Auxerre_dans_C_SAPIN_%C3%A9d_Saint_%C3%89tienne_d_Auxerre_La_seconde_vie_d_une_cath%C3%A9drale_Auxerre_et_Paris_2011_p_411_429
[9] Pierre-Yves Le Pogam, Saint Louis, 2014, p 230
[10] Les statues des apôtres ont été déplacées, et les attributs trop mutilés pour permettre de les identifier (sauf Pierre et Paul). Cinq sont imberbes, candidats possibles pour Saint Jean.
[11] Mis à part les minuscules personnages nus qui entrent dans le sein d’Abraham, et un qui devait se trouver sur un des plateaux de la balance de Saint Michel, presque totalement mutilée.
[11a] Jean Wirth, La sculpture de la cathédrale de Reims et sa place dans l’art du XIIIe siècle
[11b] Kurmann Peter, Le portail apocalyptique de la cathédrale de Reims, in L’Apocalypse de Jean : traditions exégétiques et iconographiques, IIIe-XIIIe siècles, Genève, Droz, 1979.
https://books.google.fr/books?id=-nl2K_O26NQC&pg=PP1&dq=%22L%27Apocalypse+de+Jean+:+traditions+ex%C3%A9g%C3%A9tiques+et+iconographiques%22&hl=fr&newbks=1&newbks_redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwio8d2d2r6NAxVdRKQEHaPZIQAQ6AF6BAgHEAM#v=onepage&q=absinthe&f=false
[11c] Donna L. Sadler Reading the Reverse Facade of Reims Cathedral: Royalty and Ritual in Thirteenth-Century France, 2017
https://books.google.fr/books?id=oy4rDwAAQBAJ&pg=PA105
[12] Claude Andrault-Schmidt « Les stalles du XIIIème siècle, un chef d’oeuvre et un jalon » dans « La cathédrale Saint-Pierre de Poitiers. Enquêtes croisées » p 287
[13] Yves Blomme, « Poitiers: la cathédrale Saint-Pierre », 2001 , p 61
[14] Claude Andrault-Schmitt, Claudine Landry-Delcroix « Le décor gothique de la chapelle des Apôtres à la cathédrale de Poitiers », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Année 2017 https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_2017_num_161_1_96412
[14a] Ferdinand de Guilhermy, Eugène Viollet-le-Duc, Description de Notre-Dame, cathédrale de Paris
https://fr.wikisource.org/wiki/Description_de_Notre-Dame,_cath%C3%A9drale_de_Paris/Texte_sur_une_seule_page
[15] Sir William Henry St. John Hope « The Imagery and Sculptures on the West Front of Wells Cathedral Church » 1904 p 11 https://dn790008.ca.archive.org/0/items/imagerysculpture00hope/imagerysculpture00hope.pdf
[17] Paul Binski, « Westminster Abbey and the Plantagenets : kingship and the representation of power », 1200-1400 p 39 https://archive.org/details/westminsterabbey0000bins/page/39/mode/1up?view=theater

2b Les anges aux luminaires dans le Jugement dernier

23 mai 2025

Les anges portant le soleil et la lune apparaissent dans les Crucifixions autour de 1220. Cet article présente les rares tympans gothiques où l’on retrouve ce motif dans le contexte du Jugement dernier.

Pour mieux comprendre  son  apparition, commençons par présenter les quelques tympans romans où figurent le Soleil et la Lune.

Chapitre précédente : 2a Les anges aux luminaires dans la Crucifixion

A) Le Soleil et la Lune dans les tympans romans

Ces cas se comptent sur les doigts d’une main : on y voit seulement des personnifications du Soleil et de la Lune, mais jamais d’anges qui les transportent.

A1) Conques (vers 1100)

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conques_tympan_jugement_dernier_christ_croixTympan de Conques, vers 1100 (détail) 

Le sujet du tympan de Conques est le Jugement dernier : mais la croix en position sommitale et axiale structure toute la composition. Les deux anges des cantons supérieurs jouent un rôle double :

  • d’une main ils soutiennent la croix en tant que signe de la Parousie, comme le précise la seconde ligne de l’inscription :

Ce signe, la croix, apparaîtra dans le ciel lorsque le Seigneur viendra pour le Jugement

(h)oc signum crucis erit un celo cum dominus ad ivdicandum venerit

  • de l’autre ils tiennent les deux objets liés directement à la mort du Christ, la lance et un clou, que la première ligne de l’inscription associe aux deux luminaires :

Soleil Lance Clous Lune

sol lancea clavi luna

Les personnifications du Soleil et de la Lune sont presque identiques, chacune avec deux torches en main ; elles ne se différentient que par le sexe, le décor du disque (rayons ou nuages) et probablement les couleurs :

conques_tympan_jugement_dernier_christ_croix colorise (c) OT-Conques-Marcillac(c) OT-Conques-Marcillac

Il est logique que la lance soit située du côté du flanc qu’elle a percé, le droit. Mais son association avec le Soleil (le Jour) lui confère ici une valeur positive : en faisant jaillir l’eau et le sang, elle est du côté du Baptême, de l’Eucharistie, et de ceux qui respectent les sacrements : les Elus.

Réciproquement, l’association de la Lune (la Nuit) avec les clous leur confère une valeur négative : instruments de la souffrance du Christ, ils président aux souffrances des Damnés.

Par l’importance de sa croix sommitale, le tympan de Conques développe de manière explicite la superposition entre les polarités habituelles de la Crucifixion (voir – 1) introduction) et celles propres au Jugement dernier : idée qui restera en germe dans la plupart des tympans.


Une seconde éclipse

Cette superposition explique le positionnement des luminaires à l’emplacement qui est le leur dans la Crucifixion, au dessus de la traverse ; mais leur présence dans la scène du Jugement dernier se justifie par un passage de l’évangile de Matthieu décrivant les présages avant le retour du Christ :

Aussitôt après ces jours de détresse, le soleil s’obscurcira, la lune ne donnera plus sa lumière, les étoiles tomberont du ciel, et les puissances des cieux seront ébranlées. Mathieu 24,29

Ce texte évangélique reprend littéralement un passage de l’Ancien Testament :

Voici des multitudes et encore des multitudes dans la vallée du Jugement ; il est tout proche, le jour du Seigneur dans la vallée du Jugement ! Le soleil et la lune se sont obscurcis, les étoiles ont retiré leur clarté. Joël, 4,14- 15

Cette éclipse terminale prélude au retour triomphal du Christ, tout comme la première éclipse avait accompagné sa mort : sous cet aspect, lz  Jugement dernier apparaît comme la contrepartie de la Crucifixion.


Le thème de la disparition des luminaires

A propos du tympan de Conques, Emile Mâle fournira une explication assez réductrice, considérant que les anges non pas portent, mais emportent les luminaires :

Pour la première fois, le Soleil et la Lune planent au-dessus de la scène du Jugement, à côté des anges qui montrent la lance, les clous et la croix ; au siècle suivant , des anges emporteront les deux astres , comme on éteint des lampes devenues inutiles , car la croix , nous enseigne Honorius d’Autun , « brillera d’une lumière plus éclatante que le soleil  » . [1]

Cette interprétation, répétée sempiternellement pour tous les tympans gothiques, mérite comme le verrons d’être largement nuancée.


Le thème du jour perpétuel (SCOOP !)

Conques couronnement (c) OT-Conques-MarcillacAnge tenant une couronne au dessus des Elus, vers 1100, Tympan de Conques

Un ange tenant une couronne surplombe la file des Elus, commentée par les deux vers léonins :

Ainsi, aux élus conduits aux joies du ciel sont donnés la gloire , la paix , le repos et le jour perpétuel.

Sic datur electis ad celi gaudia vectis / gloria pax requies perpetuusque dies

La couronne est l’image du mot gloire. Il est donc très probable que le cierge, juste au dessus du mot « perpetuusque dies« , soit l’image de cette lumière permanente qui remplace l’alternance du soleil et de la lune. De la même manière, les étoiles tombées du ciel sont rassemblées sur le pourtour et à l’intérieur de la mandorle divine. On notera que le soleil et la lune se trouvent derrière la traverse de la croix, comme s’ils se reculaient vers le fond.

Ainsi, la composition de Conques se trouve être certainement la plus proche à la fois du texte de Mathieu (la disparition des luminaires) et de celui de l‘Apocalypse qui décrit le Jour perpétuel de la Jérusalem céleste :

La ville n’a pas besoin du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’illumine : son luminaire, c’est l’Agneau. Apocalypse 21, 23


Le thème du Juge-Roi (SCOOP !)

Tympan de Beaulieu détail couronneTympan de Beaulieu

Ce tympan présente lui aussi deux anges apportant la croix parousiaque, mais décentrée. Un autre apporte les quatre clous, et un autre une couronne royale.


Conques REX IUDEX (c) OT-Conques-Marcillac(c) OT-Conques-Marcillac

A Conques, l’auréole présente le mot REX (roi) sur les trois branches de la croix, le mot IUDEX (juge) dans les intervalles. On connaît plusieurs exemples de tels nimbes à anagramme à l’époque romane, dont plusieurs avec le mot REX à la même place [2], mais la combinaison REX /IUDEX inventée à Conques est unique : elle permet de désigner le Christ-Juge comme Roi, sans pour autant figurer la couronne

Le mot REX fait écho à l’inscription injurieuse du titulus, ici inscrite directement sur le montant de la croix :

<IESUS NAZAR>ENUS REX JUDEORUM


Conques REX IUDEX suppedaneum (c) OT-Conques-Marcillac

(c) OT-Conques-Marcillac

A l’extrémité opposée, la planche inclinée sur laquelle sont posées les pieds évoque le suppedaneum de la Croix.

Sous une forme très concise et astucieuse est affirmée à nouveau l’idée forte que le Jugement dernier vient venger la Crucifixion.


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A2) Perse (début 12ème siècle)

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Espalion_église_Perse_portail_tympan soleil-luneChapelle Saint Hilarian-Sainte Foy de Perse

Malgré la proximité avec Conques, la scène représentée dans le tympan n’est ni le Jugement dernier, ni la Parousie, mais la Pentecôte (voir Le Soleil et la Lune à la chapelle de Perse).


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A3) Autun (1130-35)

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Saint Lazare 1130-35 AutunTympan du Jugement dernier, 1130-35, Cathédrale Saint Lazare, Autun

Le Christ apparaît dans une mandorle transportée par quatre anges, les deux supérieurs encore en vol et les deux inférieurs atterrissant. L’inscription du pourtour, en quatre vers intersectés par les membres et la tête, mérite une traduction littérale (souvent approximative dans la littérature) :

Moi seul dispose de tout /
et couronne les mérites./
ceux qui pratiquent le crime,
moi / jugeant, la peine les châtie.

“MNIA.DISPONO.SOLUS /
MERITOS QUE CORONO: /
QUOS SCELUS. EXERCE(n)T
ME / JUDICE. PENA COERCET

Quoique évoqué dans le texte, le couronnement des Elus n’est représenté nulle part, à la différence de Conques.


Saint Lazare 1130-35 Autun detail
Le soleil et la lune sont présents très discrètement, personnifiés par un simple visage. Leur taille minime suggère moins un lien avec le thème général du Jugement, qu’un commentaire graphique du texte voisin : le Soleil jouxte le mot CORONO (je couronne) et la Lune le mot SCELUS (le crime).

Comme ils sont situés juste au dessus de la mandorle véhiculée par les anges, on peut aussi supposer qu’ils illustrent l’origine du mouvement : la descente DEPUIS le ciel. Le cas inverse se rencontre dans quelques rares Ascensions avec luminaires, où ils indiquent la destination du mouvement (voir Lune-soleil : Crucifixion 2) en Orient )


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A4) Parme (1196)

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Antelami 1200 ca Portail de la Vie Baptistere de ParmeTympan du Portail de la Vie (Sud), Benedetto Antelami, 1196, Baptistère de Parme

Ce tympan illustre un sujet très particulier, le Quatrième apologue du « Roman de Barlaam et Josaphat”. Pour l’analyse, voir Le Soleil et la Lune dans le tympan de Parme.



B) Les anges aux luminaires dans les tympans gothiques

B1) Chartres

C’est à Chartres qu’ils apparaissent, mais pas dans le Jugement dernier.

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Création des luminaires (1210-25)

Chartres 1220-30 portail Nord porte centre voussure externe gauche creation jpur et nuitPremier Jour : création de la Nuit et du Jour
Voussure externe gauche, portail Nord, porte centre, 1210-25, Cathédrale de Chartres

Pour le Premier jour, le groupe de droite est une allégorie : la Nuit – une jeune femme tenant comme emblème un disque en forme de lune – et le Jour -un jeune homme tenant une torche qui ouvre le chemin. Avant la Création de la Lumière, on ne voit rien (comme avant le big-bang) : aussi l’homme à gauche est un homme du futur : c’est le rédacteur de la Genèse en train d’ouvrir le récit, son livre sur les genoux [3].


Chartres 1220-30 portail Nord porte centre voussure externe gauche creation firmamentDeuxième jour : séparation des eaux et création du firmament

Dans la scène du Deuxième Jour, située juste au dessus, deux anges, l’un tourné vers Dieu, l’autre en prières, font voir le lieu où ils ils résident : le firmament.


Chartres 1220-30 portail Nord porte centre voussure externe gauche creation luminairesQuatrième Jour : création des luminaires

Le Quatrième jour présente lui aussi une narration continue : à gauche Dieu modèle un disque entre ses mains, à droite deux anges sexués, homme et femme; tiennent ce qu’il a fabriqué. Dans les manuscrits, la représentation canonique du Quatrième Jour est celle de Dieu élevant les deux mains pour placer lui-même les luminaires dans le firmament, dans l’ordre du texte : soleil, puis lune (pour les rares inversions, voir le Quatrième Jour). Tout en respectant l’ordre canonique, la formule chartraine est tout à fait originale. Il et clair qu’elle se situe dans une continuité graphique : le couple allégorique du Premier Jour puis le couple angélique du Deuxième. Mais, comme souvent, l’explication immédiate se double d’une interprétation plus théorique : les anges sont les intermédiaires chargés de régir le mouvement des planètes.


En aparté : les anges « gubernateurs »

Voici les grandes étapes de cette idée, selon Barbara Bruderer Eichberg ( [4], p 33 et ss)

Elle remonte au Timée de Platon, mais s’étoffe dans le commentaire néoplatonicien de Proclus (mort en 485), où se ne sont plus les Dieux de l’Olympe qui meuvent directement les astres, mais des esprits-serviteurs.

L’idée se christianise au sixième siècle :

Tous les astres ont été créés pour régler les jours et les nuits, les mois et les années, et se meuvent, non point par le mouvement même du Ciel, mais par l’action de certaines vertus divines ou de certains lampadophores. Dieu a créé les anges pour le servir, et il a donné charge à ceux-ci de mouvoir l’air, à ceux-là le Soleil, à d’autres la Lune, à d’autres les étoiles, à d’autres enfin il a ordonné d’amonceler les nuages et de préparer la pluie. Cosmas Indicopleustès, Topographie chrétienne, vers 550

Cependant, ce n’est pas cette source byzantine qui influencera les théologiens scholastiques, mais la synthèse effectuée par Avicenne au XIème siècle :

« il est aussi l’un des premiers théoriciens qui, par l’emprunt non des esprits divins platoniciens mais des intelligences aristotéliciennes comme moteurs intelligibles des astres, les ont intégrées au système hiérarchique des êtres purs et spirituels de Denys, autrement dit, aux ordres angéliques. Par l’amalgame des ces trois lignes spéculatives, il est parvenu à créer dans sa Métaphysique un univers irrévocablement hiérarchisé, dans lequel les ordres angéliques sont reliés, d’une part, à la sphère intelligible des intelligences et, d’autre part, à la sphère sensible des âmes moteurs des astres. »

Au XIIIème siècle à Paris, la question est très discutée : dans son De universo (1231), l’évêque et confesseur de Saint Louis, Guillaume d’Auvergne, s’y oppose vigoureusement ; mais un peu plus tard Vincent de Beauvais, lui aussi très apprécié de saint Louis, retient l’idée que les anges font mouvoir les planètes, position qui sera entérinée par Saint Thomas d’Aquin [5]. En 1277, l’évêque de Paris condamne l’idée qu' »une intelligence fasse mouvoir un ciel de sa propre volonté » [6], mais il s’agit essentiellement de condamner l’idée que les astres soient doués d’une forme de vie indépendante.


14eme BL MS Harley 9440 fol 28r Breviari d'amorBL MS Harley 9440 fol 28r 14eme BL Ms. Royal 19 C. I fol 50 Breviari d'amorBL Ms. Royal 19 C. I fol 50

14ème siècle, Matfre Ermengaud, Breviari d’amor

Cette question importante, mais très théorique, ne se prêtait guère à la figuration. La seule iconographie qui s’en rapproche date du siècle suivant, avec ces anges faisant tourner les sphères célestes, soit avec une manivelle, soit à la main.

Reste que les anges aux luminaires apparaissent simultanément dans les Crucifixions vers 1220 (voir 2a Les anges aux luminaires dans la Crucifixion) et dans la Création de Chartres à la même période, soit au tout début de ce renouveau d’intérêt théologique quant à la question du mouvement des planètes. L’abandon de la formule carolingienne, puis romane (le Soleil et la Lune personnifiés tels des divinités antiques) au profit de cette médiation angélique reflète probablement cette évolution des idées.



Portail de Job et Salomon (1210-25)

Chartres 1210-25 Portail de Job linteau gauche Chartres 1210-25 Portail de Job linteau droit

Première voussure au niveau du linteau, portail Nord, porte droite , 1210-25, Cathédrale de Chartres

Dans le même portail Nord, les anges portant la lune et le soleil, surplombés par un ange portant une étoile, sont réutilisés dans les voussures d’un portail sur le thème de de la Sagesse, avec au tympan Job et au linteau le Jugement de Salomon. Pour W.Sauerländer ( [7], p 436), ces signes célestes pourraient être en rapport avec un passage cosmique du texte de Job :

Noues-tu les liens des Pléiades, Ou détaches-tu les cordages de l’Orion ? Fais-tu paraître en leur temps les signes du zodiaque, Et conduis-tu la Grande Ourse avec ses petits ? Connais-tu les lois du ciel? Règles-tu son pouvoir sur la terre ? Job 38, 31-33


Chartres 1210-25 Portail de Job
Le fait qu’ils encadrent le linteau, avec la scène du Jugement de Salomon, leur donne à mon avis un usage plus précis, celui d’en faciliter la lecture :

  • le soleil (le jour) éclaire Salomon et la bonne mère, qui préfère donner son enfant plutôt que de le laisser couper en deux par le numide ;
  • la lune (l’obscurité) est du côté de la mauvaise mère, qui refuse l’enfant, et du côté des spectateurs moins sagaces que Salomon.

Les autres anges, au dessus, accompagnent la scène du tympan, Job sur son fumier torturé par le démon. Les anges des étages 3 et 4 portent des torchères, ceux de l’étage 5 une épée et un bouclier, et ceux de l’étage 6 une couronne : ils forment une escorte glorieuse qui proclame le triomphe de Job au ciel, après son combat contre le démon.


Portail du Jugement Dernier (SCOOP !)

Chartres Portail Sud Porte centrale Jugement dernierPortail Sud Porte centrale (1205-15), Cathédrale de Chartres

Quatre anges apportent dans de longs linges trois instruments de la Passion bien particuliers : la croix en position axiale, une couronne et les clous.

L’absence des luminaires rend moins visible une polarité très semblable à celle de Conques :

  • à gauche, la couronne est moins la couronne d’épines qu’une couronne générique, destinée aux Elus du registre inférieur ;
  • à droite, les clous président à la torture des Damnés ;
  • au centre, la croix réduite à son montant vertical sert d’élément de séparation.

Cette polarité est soutenue par un motif discret, dans la première voussure : les séraphins de gauche tiennent à bout de bras deux globes célestes, ceux de droite deux flammes.


Saint Denis Portail du Jugement 1140Saint Denis

Cette solution très formelle inverse en somme celle de Saint Denis, où la couronne est clairement une couronne d’épines et où la croix, réduite cette fois à la traverse (le patibulum), sert de séparation entre le registre angélique et le registre apostolique : la polarité Elus/Damnés est expulsée dans les voussures, à l’extrémité des deux textes.


Burgos 1240-50 Puerta de la Coroneria
1240-50 , Puerta de la Coroneria, Cathédrale de Burgos

Ce tympan espagnol s’inspire très étroitement de celui de Chartres, tout en atténuant ses aspects insolites : les séraphins ne tiennent plus de globe ni de flamme, la croix a retrouvé son montant horizontal et n’est plus tenue au travers d’un grand linge peu explicable : à la place, deux élégants foulards joignent les mains des anges, en passant derrière leur cou. La polarité couronne d’épines / clous est respectée.


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B2) Amiens, vers 1235

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Tympan du Jugement, vers 1235, Cathédrale d'AmiensPortail du Jugement dernier, vers 1235, Cathédrale d’Amiens

Pour leur première apparition dans un Jugement dernier, la position centrifuge des luminaires montre qu’ils sont effectivement emportés par les deux anges. Ceux-ci sont clairement séparés de la scène du Christ-Juge : placés au dessus du baldaquin, de part et d’autre de la Jérusalem céleste, ils accompagnent le Dieu vengeur juste au dessus, tenant deux banderoles et crachant deux épées, tel que décrit dans l’Apocalypse :

« Il tenait dans sa main droite sept étoiles; de sa bouche sortait un glaive aigu, à deux tranchants, et son visage était comme le soleil lorsqu’il brille dans sa force » Apocalypse 1, 16

Il est possible que la polychromie ait accentué le côté brillant de ce visage, tandis que les luminaires étaient assombris.

La taille très importante du tympan d’Amiens a probablement favorisé l’adjonction de ce trio apocalyptique.

A noter que, comme à Conques et à Chartres; on trouve la polarité couronne d’épines / clous (la couronne d’épines, tenue par l’ange portant la croix, jouxte la couronne royale de la Vierge).


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B3) Bourges, 1225-50

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Tympan du Jugement, 1225-50 Cathédrale de BourgesPortail du Jugement dernier, 1225-50, Cathédrale de Bourges

Les deux anges sont comme à Amiens posés sur le baldaquin, mais ils tiennent cette fois les luminaires en position centripète. L’interprétation est compliquée par le fait que le Christ-Juge a été refait en plus grand, au 14ème siècle, ce qui place sa tête juste sous les deux astres. Mais on a du mal à imaginer que la composition ait voulu illustrer la disparition apocalyptique des luminaires : ceux-ci se positionnent  plutôt ici comme des attributs christiques.

L’hypothèse la plus simple est que les luminaires, introduits à Amiens en relation étroite avec le texte de l’Apocalypse, aient été rapidement considérés comme des « arma christi » s’ajoutant aux instruments de la Passion des autres anges (couronne d’épines, croix, lance et clous).

Une autre possibilité -non exclusive – est que l’iconographie du Christ-Juge ait pu être contaminée par le souvenir d’une iconographie plus ancienne, celle du Christ dans sa mandorle accompagné des luminaires, comme à Autun (pour d’autres exemples en dehors des tympans, voir 1 Mandorle double dissymétrique).

A noter, comme à Amiens, la polarité des couronnes (royale et d’épines) et des clous.


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B4) Rampillon, vers 1240

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Tympan du Jugement, vers 1240, Eglise Saint Eliphe, RampillonPortail du Jugement dernier, vers 1240, Eglise Saint Eliphe, Rampillon

Cette situation est encore plus flagrante à Rampillon, où les anges sont complètement intégrés à la scène du Christ-Juge : de même taille que la Vierge et Saint Jean, posés en avant du feuillage sur une bande nuageuse, ils amènent le soleil et la lune en collision au dessus de la tête du Christ, et masquent partiellement son auréole : dans une inversion paradoxale, c’est celle-ci qui semble éclipsée au profit de ces luminaires géants.

L’insertion de ce motif innovant, avec des anges de taille réelle, dans un tympan de dimension réduite, est une question ouverte.

A noter que la polarité couronne / clou a disparu, puisque la couronne d’épines se trouve, de manière exceptionnelle, posée sur la tête du Christ.

De plus, le portail de Rampillon a la particularité, parmi les portails du Jugement du Nord de la France, d’être le seul à avoir supprimé également la polarité Elus / Damnés : le Paradis se trouve simplement évoqué par les scènes du Sein d’Abraham et de Saint Michel, insérées dans le linteau de la Résurrection.


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B5) Larchant

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Église_Saint_Mathurin_de_Larchant-Jugement dernier portail nordPortail du Jugement dernier, 1240-1300, Basilique Saint Mathurin, Larchant [8]

Ce tympan se place dans la proximité de celui de Notre Dame , puisque cette église de pèlerinage a été édifiée par le chapitre de Paris. L’élément remarquable est le quatuor d’anges thuriféraires du registre supérieur :

  • les deux grands, debout sur une nuée, tiennent un encensoir et une coupe à encens [9] ;
  • les deux petits sortent du ciel en tenant d’une main un encensoir et de l’autre le soleil et la lune (disparue), juste au dessus du dossier en amande du trône du Christ.

La polarité couronne / clous était probablement présente (l’ange de droite portant la lance et les clous).


Église_Saint_Mathurin_de_Larchant-schema portailPlan du portail [10] Église Saint Mathurin de LarchantAnge stéphanophore

A noter que la première voussure présente, de part et d’autre du linteau de la Résurrection, deux anges buccinateurs. Les six autres anges, qui bordent la partie tympan, sont couronnés et tiennent chacun une seconde couronne, celle qui attend les Elus dans le Ciel. Ce motif des couronnes apparaît également à Rampillon, situé à une soixantaine de kilomètres.


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B6) En Aquitaine

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Saint Seurin de Bordeaux (1230-67)

Saint Seurin Bordeaux 1220-1260Portail du Jugement, église Saint Seurin, 1230-67 [11]

Le composition développe de manière plus claire la même idée qu’à Rampillon et Larchant : deux anges surgissent du fond, les ailes passant devant le feuillage, pour amener au Christ les luminaires de sa Crucifixion : au deux bouts de la barre horizontale de l’auréole, ils sont cette fois tenus au travers d’un linge, non pour les sacraliser (les autres instruments de la Passion sont tenus à main nue) mais probablement pour évoquer l’éclipse.

Simultanément, dans la première voussure, deux autres anges amènent explicitement la couronne royale, qui a Conques était seulement suggérée par le mot REX.



Saint Seurin Bordeaux 1220-1260 schema
Ce thème royal est souligné par la couronne que porte Marie, et par la couronne d’épine presque en position symétrique (en jaune). Comme à Rampillon, l’élimination de la polarité Elus/Damnés coïncide avec l’élimination de la polarité couronne /clou au profit d’un nouveau dispositif : la couronne sommitale, qui vient honorer le Christ et, au delà, tous les Elus.

A noter que, selon une iconographie plus courante dans les enluminures, le Christ est ici assis sur l’arc-en-ciel. Ses pieds sont posés sur un escabeau évoquant la terre, plus souvent représentée par un globe ou un demi-globe (voir 6 Le globe dans le Jugement dernier).


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Le portail royal de la cathédrale de Bordeaux (1240-50) (SCOOP !)

Portail royal, 1250-60 BordeauxPortail royal, 1240-50, Cathédrale de Bordeaux

Les deux registres comportent quatorze anges, debout dans une attitude statique (sauf deux agenouillés). En l’absence de polarité Elus / Damnés, le couple clous / couronne d’épines est, comme à Saint Seurin, inversé.

Dans les portails du Jugement d’Aquitaine, la séparation entre élus et reprouvés disparaît progressivement, comme le note M.Angheben ( [12], p 96) :

L’étape ultime de cette évolution est manifestement celle du portail de Bordeaux où le registre inférieur n’est occupé que par les ressuscités…. La chronologie de ces nombreuses œuvres est toutefois trop incertaine pour attester cette évolution linéaire. Il se pourrait au contraire que le concepteur du portail de Bordeaux ait créé ou adopté cette formule avant les autres, imprimant ainsi à l’évolution du Jugement dernier une accélération remarquable.  Quelle que fût l’importance de cette innovation, elle fait du Jugement dernier de Bordeaux le plus sobre de sa génération et correspond probablement à une évolution de sa portée sémantique. Comme on va le voir au sujet des ressuscités, l’absence de pesée et de séparation vient sans doute de ce que les âmes ont été jugées une première fois à l’occasion du jugement immédiat et que le Jugement dernier ne modifie pas leur statut.


Portail royal, 1250 ca Bordeaux archeovisionReconstitution archeovision [13]

Les traces de polychromie ont permis cette restitution, qui rend évidente une ambiance nocturne devant un firmament constellé d’étoiles.



Portail royal, 1250 ca Bordeaux age porteur de lune
La présentation centripète des luminaires, et l’inventivité de ces faces humaines affrontées, suggère qu’il ne s’agit pas ici de représenter leur extinction. Ni de les assimiler à des arma christi, puisqu’ils sont dans un registre supérieur, clairement séparé.

Il y a probablement ici une ambition théologique proche de cette réflexion de Saint Thomas d’Aquin [14] :

Certains affirment avec assez de probabilité que la résurrection aura lieu quasiment au crépuscule, alors que le soleil se trouve à l’orient et la lune à l’occident: c’est dans cette disposition qu’ils ont été créés, croit-on; ainsi leur révolution (circulatio) sera-t-elle achevée par leur retour au même point. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1266-73

Le portail ayant la particularité d’être situé au Nord, le Soleil se trouve effectivement à l’orient et la lune à l’occident.



Portail royal, 1250-60 Bordeaux schema
Il faut tenir compte d’un autre élément, qui reprend la thématique de Saint Seurin : les deux anges sommitaux de la première voussure brandissent non plus une, mais deux couronnes royales, accolées autour d’une palme.

Pour M.Angheben ( [12], p 104), « ces couronnes correspondent aux récompenses destinées aux élus et ce sont elles que désigne le septième ange du registre supérieur du tympan ».

Les huit autres anges de la première voussure ont soit les mains jointes (pour les deux d’en bas, au niveau de la Résurrection des morts), soit les mains systématiquement cassées, ce qui suggère qu’ils auraient pu tenir devant leur torse la  couronne destinée aux Elus, comme à Larchant.



Portail royal, 1250-60 Bordeaux detail couronnes
Mais même si c’était le cas, le geste des deux anges du haut est bien différent, puisqu’ils élèvent les couronnes au dessus de leurs tête pour les fusionner avec le baldaquin. Je pense que cette trouvaille graphique, effectivement pointée par le septième ange, signifie que les luminaires, ayant achevé leur mouvement, forment comme deux nouvelles couronnes permanentes au centre de l’architecture céleste.

La relation ici affirmée entre luminaires immobilisés et couronnement du Christ-Juge pourrait bien être une des sources du motif des anges aux luminaires dans les Jugements derniers : les anges présentent au dessus du Christ le soleil et la lune comme les regalia d’un couronnement cosmique.


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L’ancien portail de la cathédrale de Dax (1300-20)

Portail des apotres 1300-20 Cathédrale_de_DaxCathédrale de Dax (1300-20)

Ce portail, malheureusement très mutilé, trahit l’influence du portail royal de Bordeaux, où le soleil et la lune ne sont plus des instruments de la Passion, mais des attributs permanents du Christ glorieux : ils sont néanmoins tenus au travers de linges, peut être sous l’influence locale de Saint Seurin. On observe la double polarité Elus / Damnés et Couronne d’épines / Clous. Il est très probable que les deux ange du haut tenaient une couronne royale, selon le dispositif commun à presque tous les tympans du Jugement aquitains [15].


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Le portail principal de la cathédrale de Bordeaux (1361-69)

Portail nord, 1361-69 BordeauxPortail principal (1361-69)

La cathédrale de Bordeaux a pour particularité d’avoir deux portails du Jugement dernier du côté Nord, le portail royal et celui-ci, réalisé une centaine d’années après : on ne peut doute que ce soit cette topographie très particulière qui ait conduit à répéter et amplifier, un bon siècle plus tard, la promotion extraordinaire des luminaires amorcée au portail royal. On assiste ici à un véritable cumul de plusieurs idées déjà évoquées :

  • les luminaires rappellent l’orientation générale de l’édifice ;
  • le registre inférieur représentant l’Ascension, ils en marquant la destination, telles deux bornes-frontières à l’entrée du ciel ;
  • ils sont présentés à égalité de dignité avec les autres arma christi :
    • la couronne d’épines et la lance, qui perforent comme les rayons du soleil,
    • le voile de Véronique, qui reflète l’image du Christ comme la lune la lumière du soleil.


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Portail du Jugement, Bazas (1233-1308)

Bazas 1233-1308Portail du Jugement, Bazas (1233-1308)

Un autre portail aquitain présente une composition en apparence comparable, où l’on a cru reconnaître le voile de Véronique et la couronne d’épines (en fait, celle-ci est portée par l’ange à droite de Saint Jean). Il s’agit bien d’une couronne royale, et son appariement avec le voile de Véronique ne ferait guère sens (sinon que tous deux concernent la tête du Christ). Je pense plutôt que l’ange de gauche tient le linge qui a servi à transporter la couronne, et que l’ange de droite vient de la saisir à main nue pour la poser sur la tête du Christ.

A noter que bien que le portail comporte un registre Elus/Damnés, les instruments de la Passion restent non polarisés [16] (sans doute sous l’influence régionale du portail royal).


Villeneuve l'archeveque 1240 caCouronnement de la Vierge, vers 1240, Villeneuve l’Archevêque

De la même manière, ici, deux anges amènent dans un linge la couronne du Christ, tandis que celui-ci pose à main nue une autre couronne sur la tête de la Vierge ( [7], p 468).


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Trois portails avec couronnement

Pour terminer ce parcours, citons trois portails du Jugement où les luminaires ne sont pas présents, mais où la couronne tient une place importante.

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1225-30 Reims-Portail_Nord-Tympan_du_Jugement_DernierPortail du Jugement, 1225-30, Reims

L’archivolte présente trois voussures de cinq registres :

  • celle de l’arrière est polarisée, avec à gauche cinq vierges sages surplombées par une porte ouverte, et à droite cinq vierges folles surplombées par une porte fermée ;
  • celle du centre présente cinq saints lisant un livre ;
  • celle de l’avant se divise en deux sections :
    • en bas, deux anges sonnent de la trompette (au niveau de la Résurrection des Morts et du Jugement ) ;
    • en haut, trois anges tiennent une couronne (au niveau du Christ).

De la même manière que les trompettes sont destinées aux Morts, les couronnes sont destinées aux Elus. Malgré le caractère éminemment monarchique de la cathédrale de Reims, le portail du Jugement ne comporte par encore l’idée de couronner le Christ-Juge.

Pour des anges à valeur monarchique dans cette même cathédrale, voir Les anges aux deux couronnes .


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Cathédrale de Ferrare vers 1250Loggia de la façade de la cathédrale de Ferrare, vers 1250

Dans la seule oeuvre italienne qui s’inspire des portails gothique français, c’est la couronne d’épines, tenue par deux anges au dessus du Christ, qui se place en haut du fronton : elle n’a donc aucun rapport avec le thème du couronnement des Elus, ce qui contredirait d’ailleurs la polarité Elus /Damnés de la frise. Les autres instruments de la Passion sont répartis selon la chronologie :

  • à gauche la lance et les clous, instrument de la Mort du Christ ;
  • à droite la croix, signe de son retour.


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1270 ca Catedral_Leon portada_JuicioCathédrale de Leon, vers 1270

Ce portail est le seul qui combine les deux couronnes :

  • la couronné d’épines tenue par deux anges posés sur le baldaquin,
  • la couronne royale, pour la première fois posée directement sur la tête du Christ.

Il est intéressant qu’on n’ait pas retenu l’option inverse :

  • la couronne royale au sommet, d’un point de vue honorifique,
  • la couronne d’épines sur le front, d’un point de vue narratif.

D’autant que les instruments présentés par les deux anges en pied suivent la chronologie de la Passion : à gauche la colonne et le fouet, à droite le manteau, la lance, la croix et les clous.

Sans doute a-t-on pensé que la couronne d’épines était incompatible avec la dignité du Christ-Juge, revenu devant les Nations en tant que Roi. Ce choix rend, a posteriori, d’autant plus étonnante la formule quasiment unique de Rampillon [17].

La motivation de ce double couronnement est ici probablement politique :

« Le Christ Juge, plus majestueux qu’à Burgos, apparaît couronné, élément iconographique banni auparavant à Saint-Denis. Cette disposition est liée à des motivations politiques. Il y a la volonté d’exprimer le caractère emblématique de la ville royale qu’était León, en conflit avec la ville royale qu’était Burgos à l’époque ». ( [18], p 186)

A noter que le Christ en Majesté apparaît également couronné dans une autre portail de la même cathédrale (portal del Sarmental).



En synthèse

Portails cosmiques schema P.Bousquet
Ce schéma synoptique récapitule tous les tympans du Jugement, du 12ème et 13ème siècle, soit cosmiques (soleil en bleu, lune en rose), soit présentant une couronne (d’épines en blanc, royale en jaune). La chronologie est très incertaine, et le schéma vaut surtout pour les rapprochements qu’il permet de mettre en évidence, avec toutes les réserves relatives à l’ampleur des pertes.

Les tympans non cosmiques ont un cadre orange.

Les tympans polarisés (à gauche) présentent une distinction forte entre Elus et Damnés ; les tympans non polarisés (à droite) présentent un registre unique avec la Résurrection des Morts, peu ou pas différenciés : mis à part Rampillon, ils se trouvent tous en Aquitaine.

Un premier résultat de cette catégorisation est que l’interprétation d’E.Mâle concernant les tympans cosmiques, selon laquelle les luminaires sont en train d’être éteints ou enlevés (cercles bleu et rose emplis de noir), n’est claire que pour quatre cas :

  • Conques et Amiens ;
  • en Aquitaine, Saint Seurin et Dax (dans la mesure ou les linges évoqueraient l’idée d’éclipse).

Dans les quatre autres tympans cosmiques, les luminaires paraissent plutôt s’assimiler à des arma christi (cercles bleu et rose emplis de jaune) :

  • à Bourges
  • en Ile de France, à Rampillon et à Larchant (le second sans doute influencé par le premier) ;
  • au portail royal de Bordeaux, où ils deviennent presque des regalia.

Un deuxième résultat est l’existence de cinq tympans doublement polarisés (encadrés en vert) qui soulignent la séparation Elus/Damnés en mettant en pendant la couronne d’épines (cercle blanc) et les clous (cercle rouge). L’idée semble s’ébaucher à Conques, où la couronne d’épines est absente, et où les clous sont mis en pendant avec la lance, et plus bas avec la couronne des Elus. Elle naît véritablement à Chartres (recopiée à Burgos) puis touche quatre tympans cosmiques (Amiens, Bourges, Larchant et à la fin du siècle Dax).

Un troisième résultat est que l’idée de placer au dessus du Christ-Juge une couronne royale (cercle jaune) n’apparaît qu’en Aquitaine : portail royal, Saint Seurin et sans doute Dax, plus quelques tympans mineurs très détériorés.

Le couronnement direct est exceptionnel. On ne le rencontre qu’à :

  • Rampillon (couronne d’épines)
  • Léon (couronne royale surplombée par une couronne d’épines), pour des raisons politiques.



Inversion Lune- Soleil dans deux portails du Jugement dernier du 14ème siècle

Daroca-Puerta-del-Perdon-Colegiata 1350-1400Christ de l’Apocalypse et Résurrection des Morts
Porte du Pardon, 1350-1400, Collégiale de Daroca (Aragon)

Ce tympan a été conçu pour la façade occidentale de l’ancienne église romane. L’inversion, qui avait probablement pour but de placer le soleil côté Sud, a été facilitée ici par l’absence de tout élément polarisant : pas d’Elus ni de Damnés, et surtout pas de croix centrale imposant le placement conventionnel des luminaires. Pour d’autres cas de ce type (Crucifixions ou Ascensions), voir Les inversions topographiques (SCOOP) .


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Nürnberg ( Mittelfranken ). Pfarrkirche St. Lorenz Westportal ( 1340-50 )
Portail Ouest de l’église St. Lorenz, 1340-50, Nurenberg

Cette composition présente une double incongruité iconographique :

  • les luminaires – une nouvelle lune plongée dans les nuages, et le soleil – sont piétinés par le Christ [19] ;
  • ils sont inversés, de sorte que le Soleil éclaire les Damnés et la Lune les Elus.

L’arc-en-ciel sur lequel le Christ est assis ajoute à cette ambiance cosmique.

Dans le silence des historiens d’art, Grok m’a fourni une explication très inventive :

« Le soleil, symbole du Christ et de la justice divine, placé du côté des damnés, pourrait créer une ironie théologique : les damnés, ayant rejeté la lumière du Christ, se retrouvent sous l’éclat du soleil, non pas comme une source de salut, mais comme une lumière révélant leurs péchés. Cette disposition accentuerait le contraste entre les élus, baignés dans la miséricorde (symbolisée par la lune, associée à l’Église), et les damnés, jugés par la justice implacable du soleil. »

J’aurais volontiers adopté cette lecture, sauf qu’elle n’explique pas pourquoi cette « ironie théologique » n’a été conçue qu’à Nuremberg.

C’est en fait une particularité de la composition qui rend compte simultanément des deux « anomalies »


Nürnberg ( Mittelfranken ). Pfarrkirche St. Lorenz Westportal ( 1340-50 ) schema
Remarquons d’abord que Saint Jean Baptiste (en bleu clair) sert ici d’assesseur au Christ-Juge, ceci pour éviter la redite avec la scène de la Crucifixion au registre inférieur, avec Saint Jean l’Evangéliste (en bleu foncé). La particularité du tympan de la Lorenzkirche est donc l’imbrication étroite entre les registres du Jugement et le registre de la Passion.

Placer les luminaires sous les pieds du Christ-Juge a pour effet de les rapprocher, par delà la Résurrection des Morts, des scènes de la Passion :

  • la Lune préside aux scènes nocturnes, qui commencent par la Comparution devant Caïphe (flèche rouge) et même plus à gauche, par les scènes de la voussure : Jardin de Gethsémani et Trahison de Judas ;
  • le Soleil préside aux scènes diurnes, qui se terminent par la Résurrection (flèche verte) – les scènes de la voussure droite sont perdues.



Nürnberg ( Mittelfranken ). Pfarrkirche St. Lorenz Westportal ( 1360 ) Rosette
Le plus étonnant est que l’inversion se propage jusqu’en haut de la façade Ouest, avec les deux bas-reliefs qui qui encadrent la grande rosace, en répétant exactement le motif : Nouvelle lune plongée dans les nuages, et Soleil [20].



Nürnberg ( Mittelfranken ). Pfarrkirche St. Lorenz Westportal ( 1340-50 ) schema ensemble
On notera une autre inversion étonnante tout en bas, pour les statues d’Eve et Adam de part et d’autre du portail (voir L’inversion Eve-Adam) [21] . L’inversion féminin/masculin (en rose et bleu) et l’inversion Lune/Soleil (rouge/vert) ne sont pas nécessairement corrélées, puisque Mund et Sonne sont masculins en allemand. Reste que ce parti-pris d’inversion des conventions, pour l’ensemble de la façade, témoigne d’un projet  pour le moins original : aurait-on voulu accorder la façade Ouest avec l’orientation générale de l’édifice, en plaçant le féminin et le nocturne au Nord, le masculin et le diurne au Sud ? Nous serions ainsi en présence d’un monumentale inversion topographique.


Chapitre suivant : 3 Le globe solaire

Références :
[1] Emile Mâle, L’Art religieux du XIIe siècle en France: étude sur les origines de l’iconographie du Moyen Age, Page 413 https://archive.org/details/lartreligieuxdux00ml/page/413/mode/2up?view=theater
[2] Jacques Bousquet, « Les nimbes à anagramme, origine et brève fortune d’un motif roman », Les cahiers de Saint-Michel de Cuxa vol. 11 (1980) p. 101-121
[3] Jean Villette « Les Portails de la cathédrale de Chartres » p 280 https://books.google.fr/books?id=PHxYDwAAQBAJ&pg=PT280
[4] Barbara Bruderer Eichberg « Les neuf choeurs angéliques. Origine et évolution du thème dans l’art du Moyen Âge » Civilisation Médiévale Année 1998 6 https://www.persee.fr/doc/civme_1281-704x_1998_ths_6_1
[5] « Mais je n’ai pas posé qu’il y ait des substances spirituelles qui aient une autorité immédiate sur les corps inférieurs – sauf peut-être les âmes humaines ; et cela parce que je n’ai pas considéré qu’il y ait des opérations exercées dans les corps inférieurs, mis à part les opérations naturelles, parmi lesquelles le mouvement des corps célestes était suffisant. » Cité par Barbara Bruderer Eichberg [4], note 157
[6] Edward Grant, « Planets, stars, and orbs : the medieval cosmos, 1200-1687 » p 472 et p 528
https://archive.org/details/planetsstarsorbs0000gran/page/528/mode/1up?view=theater
[7] W.Sauerländer « Gothic sculpture in France, 1140-1270″ https://archive.org/details/gothicsculpturei00saue/page/436/mode/1up
[9] Ce motif apparaît dès 1230 sur un ange du chevet de Reims ( [7], p 318) https://archive.org/details/gothicsculpturei00saue/page/318/mode/1up?q=censer+boat
[11] Ce portail est très difficile à dater. Voir Chiara Piccinini, « Le portail sud de la collégiale : hypothèses entre iconographie, datation, style », in Autour de Saint-Seurin de Bordeaux. Lieu, Mémoire et pouvoir des premiers temps chrétiens à la fin du Moyen Age, https://www.academia.edu/12076922/Le_portail_sud_de_la_collégiale_hypothèses_entre_iconographie_datation_style_in_Autour_de_Saint_Seurin_de_Bordeaux_Lieu_Mémoire_et_pouvoir_des_premiers_temps_chrétiens_à_la_fin_du_Moyen_Age_éd_I_Cartron_et_alii_Éd_Ausonius_Bordeaux_2009_p_331_344
[12] M.Angheben, L’iconographie du Jugement dernier dans Markus Schlicht « Le portail royal de la cathédrale de Bordeaux: redécouverte d’un chef-d’œuvre » 2016
[14] Légèrement postérieur au portail mais qui reflète les idées du temps. Cité par Gilbert Dahan Le Jugement dernier vu par les commentateurs des Sentences, Civilisation Médiévale Année 1996 3 pp. 19-35 https://www.persee.fr/doc/civme_1281-704x_1996_act_3_1_894
[15] C’est en tout cas ce que l’on croit deviner sur deux autres Jugements derniers d’Aquitaine, très érodés, à Saint Emilion (collégiale et église souterraine).
[16] Malgré l’érosion on distingue pour les anges de gauche l’éponge et le roseau, les clous, la lance ; pour ceux de droite, la couronne d’épines (?), la croix et le fouet. La colonne semble manquer.
[17] On ne la rencontre que dans un autre Jugement des années 1230-40, la « déesis deThérouanne », transportée dans la cathédrale de Saint Omer.
[18] Angela Franco Mata « Juicios Finales en la escultura monumental de las catedrales de Burgos y León y sus áreas de influencia. Peculiaridades iconográficas hispánicas » dans De l’art comme mystagogie. Iconographie du jugement dernier et des fins dernière à l’époque gothique. ( Actes du colloque de la Fondation Hardt, Genève, 13-16 février 1994), Civilisation Médiévale Année 1996 3 pp. 175-198 https://www.persee.fr/doc/civme_1281-704x_1996_act_3_1_902
[19] Je ne connais que deux autres exemples, dans une illustration française de la « De civitate dei », voir 6 Le globe dans le Jugement dernier
[20] Les vitraux ont été offerts par Hartwig Volckamer vers 1360. La rosace a été refaite en 1864, puis après la seconde guerre mondiale, mais les bas-reliefs sont d’origine.
[21] A la Frauenkirche de Nuremberg, construite à la même époque, les statues d’Adam et Eve sont dans l’ordre héraldique.

Couples flamands ou hollandais atypiques

24 avril 2025

Les inversions héraldiques sont excessivement rares dans l’art flamand ou hollandais.


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Les fileuses de Heemskerck

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​La fileuse de Madrid

Maarten-van-Heemskerck-Portrait-of-a-Spinning-Woman-c.-1530.Madrid-Museo-Thyssen-Bornemisza

Portrait d’une femme en train de filer
Maarten van Heemskerck, vers 1530, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid [1]

Dans ce portrait de fileuse, Heemskerck s’intéresse particulièrement au rouet à double entraînement, d’un modèle de grand luxe : mise en mouvement par la manivelle, la grande roue entraîne une poulie qui fait tourner l’épinglier…

Maarten van Heemskerck, Portrait of a Spinning Woman, c. 1530.Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza detail rouet…pièce en U par laquelle entre le fil et qui est chargée de sa torsion ; une seconde poulie, plus petite, fait tourner à une plus grande vitesse la bobine sur laquelle il s’enroule.

A noter, accroché au mur, le panier dans lequel la fileuse place les pelotes terminées.

L’instrument pendu sur la cloison de gauche est également instructif : il s’agit du dévidoir à main qui servait à transformer en écheveau la bobine sortie du rouet, de manière à faciliter ensuite la mise en pelotes.


Un grand écart thématique

Dans l’art hollandais, la thème de la fileuse oscille dangereusement entre la Vertu et le Vice.


The praise of the virtuous woman (1555), n° 1 the industry. Engraving by Dirck Volckertsz. Coornhert, after a design by Maarten van HeemskerckL’industrie, N°1 de la série L’éloge de la bonne ménagère,
Gravure de Dirck Volckertsz. Coornhert, d’après un dessin de Maarten van Heemskerck, 1555

Le même intérêt vis à vis des différentes opérations du filage inspirera à Heemskerck, vingt cinq ans plus tard, cette gravure à la fois technique et morale, dont la légende (en allemand) cite les Proverbes de Salomon :

Qui peut trouver une femme forte? Son prix l’emporte de loin sur celui des perles.
Le coeur de son mari a confiance en elle, et les profits ne lui feront pas défaut.
Elle lui fait du bien, et non du mal, tous les jours de sa vie.
Elle recherche de la laine et du lin, et travaille de sa main joyeuse.
Proverbes 33 10,13


1560-70 Man and Woman at a Spinning Wheel, Pieter Pietersz. (I),Homme et femme en train de filer
Pieter Pietersz. (I), vers 1560, 1570, Rijksmuseum, Amsterdam

A l’opposé de cette veine morale, des scènes de genre au rouet filent des métaphores ouvertement grivoises : la position de la femme, à gauche, souligne assez le caractère illégitime du couple. Pour l’analyse de ce portait d’amoureux, voir 4 Phalloscopiques par destination : objets mis en scène .


Le couple d’Amsterdam

Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-woman Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-man

Portrait d’un couple, possiblement Pieter Gerritsz Bicker et Anna Codde,
Maarten van Heemskerck, 1529, Rijksmuseum, Amsterdam

C’est dire la perplexité du commentateur devant ce pendant très officiel dans laquelle la femme, de manière quasiment unique dans l’art hollandais, se trouve du mauvais côté. Faute de mieux, on a suggéré qu’elle était peut être d’une extraction plus haute que celle de l’homme, ou bien qu’il s’agissait d’un portrait de fiançailles réalisé avant le mariage.

L’identification du couple est incertaine : on sait seulement, d’après le cartouche peint en bas du cadre, que la femme avait 26 ans en 1529, et l’homme 34, écart d’âge tout à fait banal. En tout état de cause, il s’agit d’un des tout premiers portraits d’un couple de notables flamands, et ils ne sont pas représentés dans une pose figée, en train de se regarder l’un l’autre : mais dans l’exercice de leur activité quotidienne.


Le panneau féminin

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La femme file, avec son rouet, la laine qu’elle tire de l’écheveau. Les trois lettres AEN, les mêmes que sur le tableau de Madrid, n’ont pas été déchiffrées. Dans une interprétation récente, en rapport avec des traités de dévotion  de l’époque, Anna Dlabačová [2] a proposé une signification pieuse :

« Contrairement à son mari, elle ne regarde pas le spectateur droit dans les yeux. Son regard peut être interprété comme le signe qu’elle visualise intérieurement la Vie du Christ tandis que sa vie austère défile entre ses doigts, dans la méditation que facilite le filage. Sa position est comparable à celle d’un homme maniant un chapelet, le regard perdu dans le vide… Les lettres « AEN » sur le ruban qui empêche les fibres de glisser le long de la hampe, et dont la signification est restée obscure jusqu’à présent, pourraient être l’abréviation de « AMEN », renforçant ainsi le caractère pieux du décor. Outre la vertu domestique, la quenouille témoigne ainsi de la religiosité de la femme assise : tout en travaillant, elle s’absorbe dans la méditation et la prière, probablement aussi pour l’âme de son mari. »


Le panneau masculin

Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-man
L’homme est en train de compter des pièces, son livre de comptes est ouvert (on déchiffre le mot betaelt, payé) et tous les accessoires d’écriture habituels sont disposés sur la table : de gauche à droite l’encrier, le rasoir, la plume, la boîte à sable, un bloc de cire rouge et un sceau marqué d’une ancre, avec son manche en ivoire virtuose (des anneaux ciselés dans la masse tournent librement).
Au mur, un petit miroir reflète son profil.


Une lecture d’ensemble (SCOOP !)

Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-woman Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-man

Les gestes des deux époux relèvent en définitive d’occupations parallèles :

  • une main travaille la matière première : fibres ou pièces de monnaie ;
  • une main enregistre la matière produite : le fil sur le rouet, les lignes dans le livre de compte.

Trois points remarquables n’ont pas été relevés dans la composition d’ensemble.

En premier lieu, le fait que le panneau de gauche soit vu de face et celui de droite en perspective : c’est la disposition traditionnelle des diptyques de dévotion, où la Madone occupe le panneau fixe et le donateur le panneau mobile (voir 3.2 Trucs et suprises).

Un deuxième point est l’ombre des deux objets accrochés au mur, le panier et le miroir : elle suppose une source lumineuse située au centre alors que, malgré l’apparence, les deux époux ne se tiennent pas dans la même pièce :

  • côté féminin, un lambris à une seule moulure et un mur de pierre creusé d’une niche ;
  • côté masculin, un lambris continu, avec deux moulures.

Bien que les deux époux soient séparés (et peut être même distants, l’un à la maison et l’autre au bureau), ils sont éclairés par la même lumière, qui ne peut être que la lumière divine.

Un troisième point crucial, passé totalement inaperçu, est le thème de la pelote:

 

Maarten van Heemskerck, Portrait of a Spinning Woman, c. 1530.Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza detail panierMusée Thyssen-Bornemisza, Madrid Maarten van Heemskerck,Portraits of a Couple, possibly Pieter Gerritsz Bicker and Anna Codde, 1529 Rijksmuseum woman detail panierRijksmuseum, Amsterdam

Le panier contenant les productions de la femme est protégé par un tissu, contrairement à celui de la fileuse de Madrid :


Maarten-van-HeemskerckPortraits-of-a-Couple-possibly-Pieter-Gerritsz-Bicker-and-Anna-Codde-1529-Rijksmuseum-man detail encrier
La pelote, invisible côté épouse, se trouve du côté du mari, en pendant avec le sceau remarquable qui incarne sa lignée.

Il est assez tentant d’interpréter cette pelote parfaite, abritée sous le livre, comme la métaphore de la vie chrétienne du couple, résultat de la piété de l’épouse, et qui permet au mari de régler ses comptes sous la lumière divine.


 

Maarten van Heemskerck,Portraits of a Couple, possibly Pieter Gerritsz Bicker and Anna Codde, 1529 Rijksmuseum woman detail panier

Le panier couvert et le miroir forment ainsi un couple d’emblèmes moraux : celui de la modestie et de l’humilité chez l’épouse, celui de l’honnêteté et de la clairvoyance chez le mari.

Ainsi, l’interversion exceptionnelle des panneaux exprime un rapport de causalité : c’est parce que l’épouse est vertueuse que le mari peut se regarder dans une glace. Cette valorisation presque outrancière de l’épouse, qui prend dans le couple la place d’une sorte de Vierge sans enfant, révèle-telle des circonstances biographiques particulières : choix d’une vie dévote, impossibilité d’avoir des enfants ou bien, tout simplement, attente d’un enfant ?



Maarten-van-Heemskerck-Portrait-of-a-Spinning-Woman-c.-1530.Madrid-Museo-Thyssen-Bornemisza
Le panneau célibataire de Madrid constituait lui aussi très probablement le panneau gauche d’un pendant de couple, comme le montrent le point de fuite du côté droit, la lumière venant de la droite et les armoiries d’alliance sur le bord droit (elles n’ont pas été identifiées).


Il y a donc très probablement un effet de mode dans cette invention sans lendemain de Heemkerck : une valorisation courtoise de l’épouse en Madone domestique, filant des bobines parfaites comme Marie le rideau du temple, dans l’attente de l’Enfant à venir.


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Hommage à une défunte

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Dirck_Jacobsz_-_Jacob_Cornelisz._van_Oostsanen_Painting_a_Portrait_of_His_Wife Anna Toledo Museum of ArtsPortrait de Jacob Cornelisz van Oostsanen peignant son épouse Anna
Dirck Jacobsz (attr), vers 1555, Toledo Museum of Arts

La comparaison avec un autoportrait signé ne laisse aucun doute sur l’identité du modèle, le peintre Jacob Cornelisz. van Oostsanen [6]. L’auteur du tableau pourrait être son propre fils, Dirck Jacobsz, réunissant ainsi ces parents dans un saisissant portrait de couple. La radiographie X a révélé que l’intention d’origine était de montrer le peintre en train de faire son autoportrait, remplacé ensuite par le portrait féminin.

Il pourrait s’agir d’une sorte de mémorial familial réalisé par Dirck Jacobsz à l’occasion de la mort de sa mère Anna [7] une vingtaine d’années après celle de son époux.

Ainsi s’expliqueraient :

  • la différence d’âge,
  • la tristesse de la veuve,
  • les coiffures qui se frôlent de part et d’autre de la toile, exprimant la séparation ici-bas ;
  • le demi-sourire du défunt que son épouse a rejoint dans l’au-delà, victoire sur la mort qui est, tout aussi bien, le pouvoir même de la Peinture.

L’inversion héraldique correspond ici à une nécessité pratique : montrer l’attribut indispensable, la palette, que la main gauche tient nécessairement en contrebas.


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Une question d’étiquette

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Antoine van Dyck, 1641 Le Prince Guillaume d'Orange (14 ans) et son epouse Marie-Henriette Stuart (10 ans) , Rijksmuseum, AmsterdamLe Prince Guillaume d’Orange (14 ans) et son épouse Marie-Henriette Stuart (10 ans)
Antoine van Dyck, 1641 , Rijksmuseum, Amsterdam
Gerard van Honthorst 1641 Le Prince Guillaume d'Orange (20 ans) et son epouse Marie-Henriette Stuart (16 ans) , Rijksmuseum, AmsterdamLe Prince Guillaume d’Orange (20 ans) et son épouse Marie-Henriette Stuart (16 ans)
Gerard van Honthorst 1647, Rijksmuseum, Amsterdam

Ces deux portraits du même couple à six ans d’intervalle sont une autre exception à l’ordre héraldique, qui s’explique par le fait que Marie-Henriette Stuart, fille du Roi d’Angleterre, était princesse royale, tandis que Guillaume II d’Orange n’était que le fils du Stadhouder de Hollande : il devint lui-même Stadhouder l’année du second portrait, et mourut trois ans plus tard.



Références :
[2] Anna Dlabačová « Spinning with Passion. The Distaff as an Object for Contemplative Meditation in Netherlandish Religious Culture », The medieval Low Countries : an annual review, 2018-01, Vol.5, p.177-209
[3] I. H. van Eeghen, « Cornelis Anthonisz en hun familierelaties » Netherlands Yearbook for History of Art, Vol. 37, (1986), pp. 95-132 https://www.jstor.org/stable/24705345
[4] Nicole Birnfeld « Der Künstler und seine Frau: Studien zu Doppelbildnissen des 15.-17. Jahrhunderts » 2009 p 125
https://www.db-thueringen.de/servlets/MCRFileNodeServlet/dbt_derivate_00038788/978-3-95899-313-6.pdf

6 La dame, le singe et les deux chevaux

20 avril 2025

Deux panneaux jumeaux de Memling sont doublement énigmatiques :

  • par leur fonction, à une période où la notion de « pendants » se s’est pas encore détachée d’une utilisation pratique comme panneaux d’un retable ;
  • par leur sujet profane, à une période où la quasi totalité des diptyques et triptyques s’inscrivent dans un cafre dévotionnel (voir Les premiers diptyques religieux).

Cet article résume l’état actuel du sujet, et propose une révision de l’interprétation classique de Panofsky.



Un diptyque profane

 

Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Memling 1485-90 diptyque allegorique Boijmans van Beuningen Rotterdam

Jeune femme avec un oeillet, MET (43.2 x 17.5 cm)

Deux chevaux et un singe devant un paysage, Museum Boijmans van Beuningen, Rotterdam 43.5 x 18 cm)

Memling et atelier, 1485-90


Des reconstructions discordantes

Du fait de la similitude des fenêtres dans le mur de brique et de la taille identique des panneaux, ils ont été très tôt appariés par les historiens d’art, mais de manière discordante [1] .

Vu leur faible épaisseur, la plupart ont pensé qu’il s’agissait d’un panneau biface scié en deux.

D’autres y ont vu les faces extérieures d’un diptyque ou d’un triptyque : l’inconvénient est que ces revers sont en général peints en grisaille, ne présentent jamais de portrait (réservés aux faces intérieures) et sont souvent dégradés par les frottements.

D’autres ont pensé à un diptyque de couple, la dame à l’oeillet formant pendant avec son époux ou son fiancé. Cependant, dans ce type de diptyque, la femme est pratiquement toujours placée sur le volet droit.



Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Boijmans hypo triptyque
Enfin, certains ont pensé aux volets latéraux d’un triptyque, les chevaux constituant une continuation de la scène centrale.


Adoration des Mages, Gentile de Fabriano, 1423, Offices detatil singesAdoration des Mages, Gentile de Fabriano, 1423, Offices [2]

Un candidat possible serait une Adoration des Mages : on voit ici deux singes enchaînés sur le dos d’un chameau et d’une autre monture, qui donnent une touche exotique au cortège.


La reconstruction de Panofsky (1953)

Comme souvent, Panofsky apporta au détour d’une longue note une démonstration décisive, qui aurait dû clore le débat :

« Que les deux tableaux constituaient un diptyque régulier, et qu’aucun n’appartienne à un retable…, ni ne forme le recto et le verso d’un même panneau…, cela ressort clairement du fait que le paysage et le parapet sont continus et que les lignes de fuite des « arcs diaphragmes » convergent de telle manière que l’intervalle entre les deux tableaux ne peut avoir dépassé la largeur de deux cadres. Les chevaux ne peuvent donc appartenir à un récit manquant (les associer à une Adoration des Mages est ipso facto improbable, car ils ne sont que deux et ne possèdent ni selle ni rênes), mais doivent être lus en lien direct avec le portrait. » [3], p 506

Longtemps après ces déductions implacables, l’analyse dendrochronologique a confirmé que les deux panneaux ne constituaient pas le recto et le verso d’une même planche.


Le schéma perspectif (SCOOP !)

Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Boijmans schema 1
Ce schéma tient compte du fait que les deux panneaux ont été tronqués l’un en bas et l’autre en haut (bandes noires). Ce léger décalage vertical améliore la continuité du paysage, mais fait perdre, de manière surprenante, celle du parapet.

Les lignes bleues pointent vers le centre des arcades, les lignes jaunes vers le point de fuite de chaque embrasure (les lignes en rouge sont deux erreurs). La ligne d’horizon (en violet) coïncide parfaitement avec les lointains du panneau de droite, ce qui confirme l’exactitude de la construction;

En fusionnant les deux points de fuite, on voit bien, comme l’explique Panofsky, qu’il n’y pas place pour un troisième panneau central : ni de la même largeur, comme dans le triptyque de Benedetto, ni de largeur double comme dans un triptyque traditionnel, tel le triptyque Donne. Ces deux exemples montrent que, dans ses triptyques, Memling utilise toujours un point de fuite unique (voir 4 Le triptyque de Benedetto).

La surprise de cette construction est la distance importante entre les deux panneaux : il ne s’agissait pas d’un diptyque ordinaire, avec deux volets se refermant l’un sur l’autre. L’épaisseur de l’encadrement suggère que les deux panneaux étaint intégrés dans une lourde menuiserie, de forme approximativement carrée : soit les portes d’un placard, soit un panneau fixe formant lambris. Dans tous les cas, nous sommes face à une décoration profane, conçue ad hoc pour un besoin qui nous échappe.



Une allégorie

 

Une femme idéale

Memling 1485-90 diptyque allegorique MET
Le manque de réalisme du portrait a fait hésiter sur l’attribution à Memling : il faut comprendre qu’il ne s’agit pas de l’image d’une jeune fille réelle, mais de la représentation idéalisée qu’il emploie souvent pour ses saintes ou pour ses anges. Les spécialistes du vêtement considèrent que la mode est celle de la cour de Bourgogne dans les années 1470 – soit presque une génération avant la date présumée du diptyque – comme en hommage à un temps révolu [4]. Le corsage comprimant la potrine, le hennin conique démesuré, le long voile transparent qui tombe dans le dos et remonte sur le bras gauche, le geste précieux de la main droite tenant l’oeillet coupé court, posé dans la paume et tenu entre le pouce et le majeur, sont ceux d’un fantasme d’amour courtois, d’une pinup pour chevalier.

L’oeillet rouge est le symbole habituel des fiançailles. Mais le fait que la dame se penche à la fenêtre, le hennin frôlant l’embrasure et regardant fixement vers la droite, suggère une autre possibilité : ne serait-elle pas la spectatrice d’un tournoi, se préparant à jeter sa fleur, couleur de sang, à l’élu de son coeur ?


Un décor factice (SCOOP !)


Diptyque de Maarten van Nieuwenhove
Memling, 1487, Memlingmuseum, Bruges

Une comparaison s’impose avec ce célèbre diptyque, conçu pour que le panneau du dévôt soit ouvert à un angle bien précis, avec un point de fuite unique situé au niveau des lointains. Ici, toute la construction est au service du réalisme : la Madone et Maarten se trouvent dans une même pièce qui domine la ville de Bruges, et que nous observons de l’extérieur, au travers d’une fenêtre géminée (voir 3.2 Trucs et suprises).



Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Boijmans schema 2
Avec un principe similaire (vue depuis l’extérieur au travers de deux fenêtre jumelles), la construction frappe ici par son caractère artificiel, puisqu’il n’y a pas d’intérieur. Il faut comprendre que ce mur de brique est une sorte de façade Potemkine, derrière laquelle la dame se tient sur un promenoir suspendu. La fenêtre de droite nous offre une vue plongeante sur les deux chevaux, dont l’un s’abreuve dans ce qui pourrait être un fossé : cette position en contrebas, qui explique la petite taille des animaux, a semble-t-il échappé aux commentateurs.

Une fois perçu le caractère fictif et théâtral du décor, la discontinuité du parapet choque moins, puisqu’elle amorce cette descente vers le fossé : tout se passe comme si la dame se trouvait dans un château réduit à un rempart, et perchée du côté de l’assaillant !



Singe et chevaux

 

Un antécédent douteux

Memling 1480 ca The Seven Joys of the Virgin Alte Pinakothek Munich detail photo Frans Vandewalle detail chevaux Memling 1480 ca The Seven Joys of the Virgin Alte Pinakothek Munich detail photo Frans Vandewalle detail singe

Les sept joies de la Viege, Memling, vers 1480, Alte Piacothek, Munich (photos Frans Vandewalle)

Des commentateurs ont pensé trouver un précédent dans ces deux fragments d’un grand panorama de Memling. On y voit effectivement :

  • deux chevaux les pattes dans l’eau, dont l’un s’abreuve et l’autre tourne la tête pour regarder ;
  • un singe assis sur un mur de brique ;
  • une donatrice en hennin.

Cependant ces deux fragments sont disjoints, séparées par la scène de la Résurrection du Christ. Il est donc difficile de prétendre que le cheval tourne la tête pour regarder la femme en hennin. Et le singe sert ici à présenter les armoiries de la donatrice, tel un homme sauvage à la sauce orientale, acclimaté à Jérusalem.

Il est donc abusif de relier à distance ces trois motifs (chevaux, singe et dame), comme s’ils relevaient d’une même intention : tout au plus peut-on en conclure que Memling remployait plusieurs fois les mêmes motifs, et y trouver argument pour confirmer l’attribution du diptyque.


Le singe lubrique

Getty-Museum-Flanders-1270-MS.-Ludwig-XV-3-De-avibus-Bestiary-folio-86vDe avibus, vers 1270 (Flandres), Getty Museum MS. Ludwig XV 3 fol 86v Universiteitsbibliotheek-LeidenNorth-France-ca.-1300-BPL-1283-Herbarius-De-medicamentis-ex-animalibus-folio-57rHerbarius – De medicamentis ex animalibus France du Nord), vers 1300, niversiteitsbibliotheek Leiden, BPL 1283 fol 57r

Photos bestiary.ca

Une des représentations les plus courantes du singe dans les Bestiaires médiévaux le montre dégustant un fruit d’une main et se grattant la jambe de l’autre : ce qui le place dans le camp du péché d’Eve, parmi les gourmands et les sensuels.

Dans la version de droite, plus crue, il soulage sa région anale et arbore ses génitoires.



Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Boijmans detail singe
Quoique restant digne, le singe de notre diptyque se rattache à cette tradition : il porte un petit fruit à sa bouche et se gratte le pied de la main, ce qui attire l’attention sur la difformité de ce pied préhensile ainsi que  sur le pénis, petit mais bien visible. Il ne s’agit pas d’un singe domestiqué, toujours représenté avec une chaîne autour du cou ou de la taille : mais d’un singe en liberté, avec tous les attributs de la sauvagerie.


Memling,1491 Triptyque de la Passion (Greverade), Musée Sainte-Anne, Lübeck detail singeTriptyque de la Passion (Greverade), Memling, 1491 Musée Sainte-Anne, Lübeck

Memling reprendra quelques années plus tard le motif d’un singe mangeant un fruit et assis sur la croupe d’un cheval blanc, juste sous le Mauvais larron. Ici il ne se gratte pas, mais est importuné par un enfant. S’il garde une certaine tonalité négative, allusion au péché d’Eve du mauvais côté de la Crucifixion, son côté petit démon est atténué par l’anecdote : enchaîné à la selle d’un pharisien, le singe ici est moins coupable que son maître.


Le cheval lubrique

Hans Baldung 1534 kunsthallekarlsruhe-hans-baldung-gruppe-von-sieben-wilden-pferdenSept chevaux sauvages
Hans Baldung Grien, 1534, Kunsthalle, Karlsruhe

Dans cette gravure largement postérieure, et à la tonalité sexuelle évidente, un singe petitement membré gratouille la signature de Baldung Grien, transposition comique de l’homme sauvage présentant les armoiries. Au dessus de lui, un étalon hennissant se prépare à saillir une jument qui broute. A l’arrière-plan gauche, à l’orée du bois, un soldat joue les voyeurs.



L’interprétation de Panofsky et de Vos

 

Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Memling 1485-90 diptyque allegorique Boijmans van Beuningen Rotterdam

« Le cheval blanc (et il faut garder à l’esprit que dans le symbolisme chrétien, le cheval blanc a souvent des implications défavorables car l’« equus pallidus » d’Apocalypse VI, 8, monté par la Mort et suivi par l’Enfer, était autrefois représenté blanc plutôt que « pâle » )…. est contrôlé par un singe, symbole de tout ce qui est égoïste et vil dans la nature humaine. Il ne s’attache qu’à étancher sa soif et ne prête aucune attention à la charmante jeune femme. Le noble isabelle, cependant, libre de tout appétit et non soumis à des pressions indésirables, regarde la jeune fille avec une expression de dévotion infinie. Le premier cheval personnifie le mauvais amant, le second le bon. » [3], p 507

On reconnaît ici la propension de Panofsky a détecter des « paysages moralisés » opposant une moitié positive et une moitié négative. La difficulté est qu’ici l’élément « vicieux » est blanc, couleur de la pureté, d’où le nécessité de convoquer de manière quelque peu forcée le cheval pâle de l’Apocalypse. Une autre difficulté est que, dans un paysage moralisé, le côté Vertu est toujours à gauche du côté Vice : pour que l’interprétation morale marche, il vaudrait mieux que le singe lubrique soit perché sur le cheval brun. Une difficulté supplémentaire, dont Panofsky ne dit mot, est que la fenêtre est en ruine du côté du cheval brun, contredisant quelque peu son côté supposément vertueux. Par ailleurs, l’interprétation « égoïste » du fait de boire perd de sa force si on considère que Memling a simplement repris le motif des deux chevaux qu’il avait utilisé dans Les sept joies de la Vierge.

Dans son ouvrage de 1994, Dirk De Vos [4] essaie d’intégrer le mur en ruine à l’interprétation de Panofsky : il symboliserait le mal dont l’amant vertueux a triomphé [5] . En définitive, Vos se résout à abandonner la dichotomie des deux amants imaginée par Panofsky :

« Une troisième interprétation, plus simple, est que le panneau de droite tout entier – deux chevaux et un singe – symbolise la luxure. Le geste de la femme – qui symbolise l’amour véritable – vers les chevaux s’intègre toutefois moins bien dans ce contexte. » [4]

Cette dernière réticence tombe dès lors que l’on comprend que le geste de la femme – le don de l’oeillet- ne s’adresse pas aux chevaux, situés derrière elle et en contrebas : mais au chevalier qu’elle attend, et qui arrivera du côté du spectateur.



Une interprétation révisée (SCOOP !)

Une intuition de Panofsky

« Aussi étrange que cela puisse paraître au spectateur moderne, il (le cheval brun) est, en un sens, le « portrait du fiancé de la dame » qui manque tant au Metropolitan Museum : l’image d’un amant « fidèle comme le cheval le plus fidèle qui ne se lasse jamais », comme le dit encore Thisbé de Shakespeare à propos de son Pyrame. Et que, dans ce cas, la dame occupe le panneau dextre du diptyque est tout naturel, puisqu’elle n’était pas encore l’épouse du donateur ; sous les traits d’un étalon, il admire sa bien-aimée comme il admirerait, sous forme humaine, la Madone. » [3], p 507

Englué dans sa dichotomie artificielle entre les chevaux, Panofsky n’a pas poussé plus loin cette idée simple que le panneau de droite constitue, dans son entier, un substitut du Fiancé. D’autant qu’on connaît deux exemples de doubles portraits de fiancés où la dame se situe à dextre et que, de manière générale, la femme placée à dextre de l’homme signale un couple non marié (voir Couples germaniques atypiques).


Les singes des Heures d’Engelbert de Nassau

Faisons un excursus par un manuscrit contemporain, orné de miniatures très originales.


1475-85 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures d'Engelbert de Nassau Bodleian Library MS. Douce 219 fol 36vSaint Antoine, Heures d’Engelbert de Nassau
Maitre viennois de Marie de Bourgogne, 1475-85, Bodleian Library, MS. Douce 219 fol 36v

Au début du manuscrit, un singe lubrique accompagné d’un couple de sangliers et d’autres animaux féroces, figure les tentations sexuelles qui assaillent Saint Antoine.


1475-85 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures d'Engelbert de Nassau Bodleian Library MS. Douce 219 fol 47rFol 47r Fol 60r

Un peu plus loin, les marges s’agrémentent d’une sorte d‘histoire muette, sans aucun lien avec les textes. Au début, un jouvenceau ploie le genoux et se découvre devant une dame à hennin, dont le long voile passe par dessus le bras gauche ; puis différents jouvenceaux, équipés de la même gibecière triangulaire (la fauconnière), se livrent à des activités de chasse aviaire ; jusqu’à ce que l’un deux ramène un trophée à la dame.


1475-85 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures d'Engelbert de Nassau Bodleian Library MS. Douce 219 fol 91vFol 91v 1475-85 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures d'Engelbert de Nassau Bodleian Library MS. Douce 219 fol 96vFol 96v

Dans la dernière section du manuscrit se développe une autre histoire marginale : une dame décerne son heaume et sa lance à un chevalier-singe, puis décore de pièces d’or le caparaçon de sa monture – une licorne – en compagnie d’un singe-écuyer. Dans les pages suivantes, le chevalier-singe et sa suite livreront bataille à des hommes sauvages ( tâche ordinaire de tout bon chevalier)…


1475-85 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures d'Engelbert de Nassau Bodleian Library MS. Douce 219 fol 160d
Fol 160d

…jusqu’au retour victorieux du chevalier-singe, portant un compagnon en croupe.


On voit combien l’imaginaire de ces pages, entre singe lubrique et singe chevalier, est proche du climat de notre diptyque, à la fois sensuel et ironique.


En synthèse

Memling 1485-90 diptyque allegorique MET Memling 1485-90 diptyque allegorique Boijmans van Beuningen Rotterdam

 

Le diptyque oppose l’amour courtois, symbolisé par la dame à l’oeillet sur son promenoir, et l’amour charnel, symbolisé par l’étalon et la jument en contrebas, les pattes dans le fossé. Menés par nul autre maître qu’un singe lubrique, ils sont venus par le chemin qui serpente : la jument se désaltère tandis que l’étalon hennit vers la châtelaine, dans une sorte d’appel bestial à l’amour : la fenêtre défoncée commente assez clairement la menace.

La dame sur sa muraille factice, sans autre protection que son élévation morale, offre sa fleur, côté spectateur, à celui qui se substituera au singe-cavalier, s’insérant dans le diptyque en position de fiancé.

Tout comme dans les Heures d’Engelbert de Nassau, la composition est empreinte d’une fantaisie distinguée, qui prend ses distances, non sans un certain humour, avec les codes de l’amour courtois.



Références :
[1] Pour un historique des hypothèses, voir [4]
[3] Erwin Panofsky « Early Netherlandish Paintings : Its Origins and Character. Vol. I », 1953, https://archive.org/details/earlynetherlandi0001erwi/page/506/mode/1up
[4] Dirk De Vos, « Hans Memling : l’oeuvre complet », 1994, p 264
[5] C’est l’interprétation que reprend le MET dans sa notice https://www.metmuseum.org/art/collection/search/437059