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La femme au poêle

6 novembre 2025
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Le thème de la femme nue à côté d’une source de chaleur a donné lieu à beaucoup de facilités, mais aussi à quelques oeuvres majeures.

Commençons par le cas le moins « risqué », où l’appareil de chauffage encage et même dissimule la flamme dangereuse : celui de la Femme au poêle.

Les précurseurs

Dürer

Durer Songe du docteur
Le Songe du Docteur (la Tentation du Paresseux)
Albrecht Dürer, 1498-99, NGA

Cette iconographie ténébreuse a probablement une source précise, comme l’a découvert F.Ohly [1] : une légende médiévale dont il existe de nombreuses variantes [2], telle que racontée dans la Chronique impériale rédigée à Ratisbonne [3] :

Astrolabius jouait à la balle avec ses amis, et la balle était perdue derrière un vieux mur. Pour la retrouver, il grimpa à sa poursuite et aperçut une magnifique statue de Vénus : elle lui faisait signe de la main. Le jeune homme fut alors si enflammé d’amour pour elle que tous ses sens furent transformés. Le diable lui suggéra d’ôter son anneau de son doigt et de l’offrir à Vénus en gage de mariage.

Ainsi, le petit Cupidon montant sur des échasses et accompagné d’une balle rappellerait, au pied du dormeur, le début de sa mésaventure. Le démon lui suggère dans l’oreille la mauvaise idée de passer son anneau à l’auriculaire gauche de Vénus, qui le hèle de la main.


Durer Songe docteur schema

Du côté masculin de la composition, la balle renvoie à la pomme posée sur le poêle, attribut de Vénus mais aussi symbole du Péché. Du côté féminin, l’affinité entre la chevelure de Vénus et le queue écailleuse du démon trahit graphiquement qu’ils ont partie liée.

Une première interprétation serait donc que l’homme endormi s’identifie, en rêve, à Astrolabius. Mais elle n’explique pas le second thème, celui de la chaleur, matérialisé par la robe fourrée, le bonnet de nuit, les deux oreillers, et le grand poêle en majesté, à une époque où les représentations de ce meuble sont rarissimes [4].


1493 Dürer Le bain de Bettsabée illustration pour La Tour Landry, Der Ritter von ThurmLe bain de Bethsabée, illustration pour La Tour Landry, Der Ritter von Thurm
Dürer, 1493

Dürer lui-même l’a associé à la Luxure dans cette gravure de jeunesse, où Bethsabée expose sa nudité au regard du roi David, emmitouflé et accoudé sur un coussin. On trouve ici en germe le même thème, celui du confort thermique excessif, qui rend l’homme libidineux  et la femme  exhibitionniste.

Ainsi la Vénus du docteur et la Bethsabée de David constituent les deux prototypes du thème que nous nous proposons d’explorer : celui de la femme nue ayant commerce avec un poêle.


En aparté : Vénus frigida

Spranger 1590 ca Sine Cerere et Baccho friget Venus Kusthistorisches Museum Wien 1610 ca peter-paul-rubens (ecole) venus-and-cupid-warming-themselves Dulwich Picture Gallery

Sine Cerere et Baccho friget Venus, Spranger, vers 1590, Kusthistorisches Museum, Wien

Vénus et Cupidon se réchauffant, Rubens (école), vers 1610, Dulwich Picture Gallery

Dans les illustrations de l’adage de Térence : « Sans Cérès et Bacchus , Vénus a froid » [4a], le froid est quelquefois évoqué par une faible source de chaleur : simple torche chez Goltzius (voir Les trois autoportraits situés de Goltzius) ou flambée chichiteuse sur le sol.


Thomas Willeboirts Bosschaert Venus_warming_herself_by_a_fire coll part Giacinto_Gimignani_Pistoia_(1606_-_1681_Rome)_-_Sine_Baccho_et_Cerere_friget_Venus

Vénus se chauffant près du feu, Thomas Willeboirts Bosschaert

Sine Cerere et Baccho friget Venus, Giacinto Gimignani Pistoia (1606-81, Rome), collection privée

Très exceptionnellement, on peut aller jusqu’au parent pauvre du poêle : le brasero, bien inutile en extérieur. Mais le thème interdit, par nature, la représentation d’un moyen de chauffage plus conséquent.



Paulus Bor

1630-35-Paulus_Bor_-_Ariadne_-Poznan-national-museum 1640 ca paulus-bor seated-nude-bathing-by-a-stove-coll part

Ariane, 1630-35, National museum, Poznan

Nu se baignant près d’un poêle, vers 1640, collection particulière

Paulus Bor

Il faut attendre un siècle et demi après Dürer pour trouver une nouvelle candidate, chez Paulus Bor, peintre néerlandais excentrique connu pour la caractère particulièrement obscur de ses compositions. Par exemple, dans le tableau de Poznan, seul le fil dont la fille tient un bout dans sa main droite permet de reconnaître Ariane. De la même manière, c’est la lettre posée par terre à côté de l’éponge de la baigneuse qui identifie Bethsabée [5]. A noter, dans les deux tableaux, le même panier tressé et le fil à peine visible.

L’épisode de la lettre envoyée à Bethsabée par David ne se trouve pas textuellement dans la Bible (Samuel, 11, 4) mais s’introduit au XVIème siècle dans l’iconographie nordique de Bethsabée au bain [6]. L’originalité de Paulus Bor consiste à avoir transposé la scène en intérieur, où par définition David n’aurait pas pu voir Bethsabée : c’est en somme le spectateur qui le remplace. La chemise qui aurait pu faire rideau est mise à sécher à l’arrière-plan, de sorte que le poêle noir, avec son tuyau suspect qui se plante dans la cloison, devient le complice objectif de notre regard voyeuriste.

Rembrandt

1658 Rembrandt Femme devant poele 2eme etat 1658 Rembrandt Femme devant poele 7eme etat

Deuxième état

Septième état

La Femme devant le poêle, Rembrandt, 1658, BNF [7]

La femme a posé sa main droite sur la chemise qu’elle vient d’ôter, et son pied droit sur la chaussure, afin de faire profiter sa peau nue de la chaleur du poêle. Le déshabillage s’accentue entre le premier et le dernier état, avec l’élimination de la coiffe.

On trouve fréquemment des décorations pieuses sur les poêles en céramique, afin de sacraliser ce mobilier dangereux, porte d’entrée du confort coupable dans le foyer. D’où le motif de la femme en prière qui innocente la partie « chaleur » de l’ustensile. Sur le tuyau coudé, Rembrandt a apposé sa signature de plus en plus illisible, comme pour s’assimiler à la noirceur qui enfume progressivement la gravure.

1661 Rembrandt_van_Rijn_-_Nude_Woman_Seated_by_a_Stove rijksmuseum 1661-62 Johannes Raven II (attr) British Museum

Femme nue assise devant un poêle, Rembrandt, vers 1661, Rijksmuseum

Etude de nu, Johannes Raven II (attr), 1661-62, British Museum

Samuel van Hoogstraten, dans son traité de 1678 intitulé « Introduction à l’école supérieure de la peinture », mentionne que des élèves des académies de dessin d’Amsterdam dessinaient des modèles nus masculins et féminins d’après nature, posant près de poêles pour se réchauffer.[8]

Ces deux dessins qui montrent exactement la même pose (le pied droit posé sur un livre) témoignent que même les maîtres profitaient de ces modèles partagés. En écho à sa gravure de 1658, Rembrandt n’a pas omis le poêle, qui fait tout l’intérêt de son étude : la femme semble regretter que cette source de chaleur ne protège pas sa face la plus vulnérable, offerte au regards froids des dessinateurs.


1660-62 aert de gelder Boijmans van BeuningenAert de Gelder, 1660-62; Boijmans van Beuningen

Presque tous les artistes qui reprendront le thème par la suite montreront la modèle tournée vers le poêle, entre deux poses : occasion toute trouvée pour une rare vue de dos.


Le poêle et la toilette

Ces images sont rares, car limitées à un milieu populaire.

1830-40 Jean Alphonse Roehn Jeune femme à sa toiletteJeune femme à sa toilette, Jean Alphonse Roehn, vers 1835

Roehn a produit plusieurs scènes de genre alambiquées, flirtant de loin avec le grivois, et dont la clé est souvent donnée par la gravure pendue au mur (voir Pendants avec couple).

Il nous montre ici une jeune fille seule, relativement éduquée (le livre), coquette (le robe rouge, le sac à main), qui connaît quelqu’un (la carte glissée dans le cadre du miroir, la lettre par terre), qui reçoit de petits cadeaux (la boîte à bijoux, le bouquet sur la cheminée) et qui vit à l’économie (le papier peint décati, pas de feu dans la cheminée). Elle se livre à une occupation prosaïque, faisant chauffer l’eau de la cruche dans un petit brasero pour se lever les pieds, l’un après l’autre.


1835 Jean_Alphonse_Roehn La_Toilette_de_MannequinLa Toilette de Mannequin, Jean-Alphonse Roehn, 1835

La gravure du mur est une autocitation, avec une autre scène de genre sur le thème de la Toilette : la maîtresse et la servante partagent un moment d’amusement en poudrant un mannequin. L’idée sous-jacente, à savoir que les classes sociales peuvent se rencontrer dans un plaisir commun, est également celle de notre tableau.


La Grisette (Dimanche matin) (Titre inscrit (lettre))
La grisette (Dimanche matin), Charles Philipon, 1828, Carnavalet

Cette lithographie nous donne le port au rose : cette fille qui se fait belle au matin de son jour de repos est le prototype de la grisette, fille légère, mais pas vénale, libre de choisir un amant dans une classe sociale supérieure, et d’en changer :

Toutes ces filles du petit peuple, accoutumées dès l’enfance à un travail assidu dont elles doivent tirer leur subsistance, se séparent à dix-huit ans de leurs parents pauvres, prennent leur chambre particulière, et y vivent à leur fantaisie : privilège que n’a pas la fille du bourgeois un peu aisé. [8a]


1900 jacques Wely 1906 Emmanuel_Barcet_-_Illustration_for_Le_Rire

Toilette suspecte, Jacques Wely, 1900

Monsieur est servi, Emmanuel Barcet, 1906, Illustration pour Le Rire.

Ces deux images reprennent le même thème de la toilette parcimonieuse chez les filles du peuple.

Dans la première, la mère, aussi moche que le poêle, rentrant du marché avec une baguette et un poireau, interroge sa fille : « Et maintenant, je voudrais bien savoir pourquoi, depuis quelque temps, tu es devenue aussi propre ».

Dans la seconde, chez les socialistes, on ne se lave que pendant les grèves, pour faire « chauffer le rôti ».


Le poêle de la danseuse

 

1879 Degas Danseuse lisant coll part
Danseuse lisant
Degas , 1879, collection particulière

La petite danseuse profite d’une pause pour jeter un coup d’oeil au journal en faisant réchauffer son café. Cet alibi impeccable dissimule le vrai sujet :  la fragilité du tulle et du papier, organiques et combustibles,  attirés par cette machine obtuse qui réchauffe, mais qui peut brûler.

L’image se trouve être une magnifique application de ce mot de Degas :

« Un tableau est une chose qui exige autant de rouerie, de malice et de vice que la perpétration d’un crime. Faites faux, et ajoutez un accent de nature. »


1880 Degas La classe de ballet Philadelphia museum of art
La classe de ballet, Degas, 1880, Philadelphia museum of Art

L’année suivante, Degas reprendra l‘incongruité mineure, le journal au milieu des tutus. Mais jamais il ne s’attaquera à nouveau à l’incongruité majeure : le poêle mafflu  planté au milieu de la classe de danse.

Rops le maillot 1925 ca forain Danseuse et Abonne a l'Opera

Le maillot, Rops, non daté

Danseuse et abonné à l’Opera, Forain, vers 1925

D’autres expliciteront le thème que Degas se contente de suggérer : la confrontation entre une féminité fragile et une masculinité faussement protectrice : le chapeau « tuyau de poêle« , claqué chez l’un où perché chez l’autre, est l’organe de son intention éminente.


Xavier MauzanLe poêle
Xavier Mauzan, carte postale, vers 1925

Avec les mêmes ingrédients, cette carte postale retourne complètement la situation : la petite femme aux bas noirs domine le poêle blanc, coupant court à toute avancée du tuyau. La descente de lit en léopard réunit dans une complicité féline les deux amateurs de chaleur et de lait, la dame et son chat (voir Pauvre minet (XIX et XXème) ). Et le pot qui chauffe évoque humoristiquement, par sa forme, les deux postérieurs satisfaits.



Le poêle de l’atelier

Cette explication simple de la présence d’un poêle à côté d’une femme nue, apparue une première fois au temps du réalisme hollandais, sera totalement oubliée au XVIIIème siècle : trop prosaïque et mécanique, le poêle n’est jamais représenté, ni dans les ateliers d’artiste, ni dans les gravures galantes, ni même dans les natures mortes.

C’est seulement à la fin du XIXème siècle que le nu au poêle va faire brutalement florès, propulsé par l’académisme.

Un symbole indécent

1815 1er janvier Annales du ridicule ou scenes et caricatures parisiennes, chez E. Hocquart, Saintin et Delaunay Gallica Atelier de peinture./Songez bien que vous peignez l'histoire. (Titre inscrit (lettre))

Atelier d’une dame peintre, 1er janvier 1815, Annales du ridicule ou scènes et caricatures parisiennes, chez E. Hocquart, Saintin et Delaunay, Gallica

Leçon de peinture, 1824, Charles Joseph Travies de Villers, Carnavalet

La symbolique virile du poêle était bien évidente au début du XIXème siècle, puisqu’elle sert à ridiculiser de deux manières différentes ces dames qui se piquent de peindre.

Dans la première caricature, la femme peintre est croquée en dominatrice hérissée de pinceaux, et le modèle en victime contrainte par des cordes à une pose impossible, tentant du pied droit de relier les deux attributs de sa virilité – le chapeau abandonné sur le sol et le tuyau. Les deux élèves sont quant à elles bien placées pour étudier ce qu’une jeune fille bien éduquée ne doit pas voir.

La seconde image est plus humoristique que pornographique : un maître de dessin chenu, emperruqué, myope et aux courtes jambes, caricaturé en taupe au dos de la toile, exhorte noblement l’artiste en herbe : « songez bien que vous peignez l’histoire« . On comprend que la jeune fille, tout en baissant ostensiblement les yeux, se sert de ce maître ridicule pour contempler l’ « histoire » en question, magnifiée par le tuyau de poêle.


Un ustensile de l’atelier

1828-29-grandville-academie_de_dessin-Maison-de-BalzacAcadémie de dessin (série des Métamorphoses du Jour)
Grandville, 1828-29, Maison de Balzac

Un rapin est, au départ, un apprenti peintre chargé des bas travaux :

 » Il y a donc un rapin dans cette académie, un petit rat aux oreilles en noeuds de rubans, au museau barbelé, qui bourre le poèle avec des bûches, et ranime quelque-fois celles-ci avec les esquisses de ces messieurs. » [8b]

Le peintre le plus expérimenté, au centre, s’emploie à reconstituer de mémoire l’académie de la modèle. Tandis que la mine entendue et le geste du rat suggèrent une connaissance pratique de ce que ces messieurs les singes n’effleurent que du bout du fusain et du pinceau.


1822 Adrienne Grandpierre, L'intérieur de l'atelier d'Abel de Pujol_Musée_Marmottan_Monet 1836 Adrienne Marie Louise Grandpierre-Deverzy L'Atelier d'Abel de Pujol Musee de Valenciennes

1822, Musée Marmottan

1836, Musée de Valenciennes

Adrienne Grandpierre, L’intérieur de l’atelier d’Abel de Pujol

Adrienne Grandpierre fut l’élève, puis la responsable de l’atelier féminin d’Abel de Pujol, avant de devenir sa seconde femme en 1856.

Le tableau de 1822 montre la visite du maître dans l’atelier réservé aux dames. Une modèle habillée pose auprès du poêle, mais il semble que – bien que la question soit sensible-  le dessin d’après le nu n’était pas totalement prohibé pour les femmes, du moins pour celles qui se destinaient au grand genre de la peinture d’histoire [9].

Le tableau de 1836 montre l’atelier personnel d’Abel de Pujol, en train de travailler à une grande peinture d’histoire (Le tonneau des Danaïdes). La modèle demi-nue pose au milieu de la grande pièce, tandis que le vieil assistant est allé se réchauffer et rallumer sa pipe près du poêle. Autant sont décrits avec une grande précision les accessoires du métier – plâtres, chevalets, escalier roulant à marche réglable, lumière zénithale, rideau permettant de la réguler – autant l’artiste lui-même, par une modestie transcendentale, s’efface derrière son oeuvre.

Dans les deux tableaux le poêle, en porcelaine chez les dames ou en tôle chez le peintre, est présenté comme un détail purement technique de l’atelier, dépourvu de toute connotation sensuelle.


1824 Auguste Antoine Massé - The Studio of Baron Antoine Jean Gros Musee marmottan 1891 Bouguereau's_Atelier_at_the_Académie_Julian,_Paris_-_Jefferson_David_Chalfant San Francisco De Young Museum

L’atelier du Baron Antoine Jean Gros, Auguste Antoine Massé, 1824, Musée Marmottan

L’atelier de Bouguereau à l’Académie Julian, Jefferson David Chalfant, 1891, De Young Museum, San Francisco

D’un bout à l’autre du XIXème siècle, le poêle apparaît comme l’accessoire obligé des cours d’académie, qui ne mérite pas plus qu’une attention périphérique.


1845 av Antoinette Cécile Hortense Haudebourt-LescotModèle nu dans un studio d’artiste
Antoinette Cécile Hortense Haudebourt-Lescot, avant 1845, collection particulière

Cette composition fait exception, par la place centrale qu’elle accorde à l’ustensile :

  • aux deux extrémités, dans la zone froide, un dessinateur débutant prend les mesures d’un plâtre du bout des doigts, et un élève un peu plus âgé contemple son gribouillis sans prendre le moindre recul ;
  • au centre, dans la chaleur du poêle, sont groupés les deux vrais professionnels de la scène : le modèle masculin prise tout en touchant la tôle de son pied nu, tandis que sa compagne, dans un prétendu geste de pudeur vis à vis du plus jeune élève, réchauffe sa chemise sur le tuyau.

Cette toile souriante moque l’application des artistes qui se gèlent, comparés au laisser-aller des modèles qui se la coulent douce.



Le Repos du modèle

A la fin du siècle, le nu, qu’il fallait auparavant justifier par un prétexte académique, mythologique ou historique, voit s’ouvrir un nouveau sous-genre : le making of de la peinture, avec l’image aguichante de la modèle prise à son insu lors d’une pause, comme dans une photo volée. Ainsi se développe une nouvelle scène de genre : le Repos du modèle, instant de détente, d’intimité et de chaleur dans une activité mercenaire.

L’invention du thème (1880-1900)

sb-line

1890 ca Tito lessi 1890, OSCAR PEREIRA DA SILVA - Descanso do modelo, cena de ateliê

Tito Lessi, vers 1890

Oscar Pereira Da Silva, Le repos du modèle ( Descanso do modelo), 1890

Ainsi, la modèle qui pose est supplantée par une image plus pittoresque, celle de la modèle qui pose. Le poêle, qui permet un intéressant contraste métal-chair (voir A poil et en armure), devient l’attribut qui désigne la femme nue comme ce nouveau fantasme fin de siècle : la modèle d’atelier, fille facile mythifiée par les récits de la vie de bohême.


1891 Philip-Alexius-de-Laszlo Female-Nude 1891 paul-laureaux-blick-in-ein-maleratelier-mit-stehendem-weiblichen-rückenakt

Philip Alexius de Laszlo

Paul Laureaux

Nu debout dans l’atelier, 1891, collection particulière

L’étude de Philip de Laszlo date de sa formation à l’Académie Julian, et le poêle n’y figure qu’à titre documentaire. La même année en revanche, le dijonnais Paul Laureaux (trente quatre ans) utilise le poêle sciemment pour surfer sur la popularité du Repos du modèle : comme si, non content de se coller contre la fonte, la fille méditait sur la verticalité du tuyau.


1883 Alphonse-Étienne Dinet, Jeune femme nue à l'atelier, coll part 1880-1900 Valdemar_Irminger_-Le modèle tente de retser au chaud_Modellen_varmer_sig

Jeune femme nue à l’atelier, Alphonse-Étienne Dinet, 1883, collection privée

Le modèle se réchauffe (Modellen varmer sig), Valdemar Irminger, 1880-1900, collection privée

Un certain misérabilisme imprègne ces oeuvres rapinesques, où la pauvre fille ravale sa beauté pour quelques kopeks et quelques calories.


1890 ca HENRIQUE BERNARDELLI - O descanso do modelo Museu Nacional de Belas Artes, Rio de Janeiro 1890-1910 Ernest de Vleeschouwer

Henrique Bernardelli, vers 1890, Museu Nacional de Belas Artes, Rio de Janeiro.

Ernest de Vleeschouwer, 1890-1910, collection particulière

Le repos du modèle

Isolée du sol par une fourrure, la fille  profite d’un confort animal dans une pose qui n’a plus rien de plastique, se chauffant les mains ou les pieds.


1892 Obdulio Miralles Mon modèle Royal Casino of Murcia
Ma modèle, Obdulio Miralles, 1892, Casino royal, Murcie

Cette modèle, qui apparaît dans plusieurs tableaux du jeune artiste, aurait refusé son amour, causant son suicide deux ans plus tard. L’article de journal relatant ce suicide au revolver [10] ne mentionne que des soucis d’argent, liés à la fin prochaine de la pension versée par  la Province. Néanmoins le geste de soulever le couvercle de la pointe d’un pique-feu, comme pour attiser les flammes sans se bruler, cadre  bien avec cette légende noire.


1889 Dudley_Hardy_-_Idle_MomentsUn moment de repos, Dudley Hardy, 1889

Le peintre s’accorde une cigarette tandis que la modèle se détend. Cette oeuvre de jeunesse d’un artiste qui se fera surtout connaître comme illustrateur fait montre déjà d’une belle imagination graphique : le couple de pichets qui attend au dessus du poêle est comparé au couple dos nu/ blouse au dessus de l’estrade.


Les nus au poêle de José Malhoa

1894 José_Malhoa_ Avant la séance José Malhoa Museum Caldas
Avant la séance, Musée José Malhoa, Caldas
1893-94 José_Malhoa_Repos (L'Atelier de l'artiste) Musee d'art de Sao Paulo
Le Repos (L’Atelier de l’artiste), Musée d’art de Sao Paulo.
José Malhoa, 1894

Exposés l’un au dessus de l’autre en 1894 à l’Atheneu Comercial de Porto [11], ces deux tableaux, constituent deux moments d’une petite histoire :

  • derrière le rideau vert, la modèle prend auprès d’un brasero une dernière bouffée de chaleur, avant d’aller poser dans l’atelier ;
  • de l’autre côté du rideau,  la modèle se détend près du poêle en regardant dans le vide tandis qu’un fumeur de cigarette -l’artiste ou l’un de ses amis – examine des croquis sans lui jeter le moindre coup d’oeil : la pause dans la pose est une double interruption du regard.

Considérées en séquence, les deux toiles ne montrent pas tant l’entrée en piste de la modèle que l’intrusion du peintre dans le couple naturel qu’elle forme avec le brasero, à ses pieds, et le poêle qui trône au centre de l’atelier,  véritable maître et organisateur de l’espace : l’idée frappante  est que que la toile en cours, qui devrait se trouver au tout premier plan près de la chaise du peintre, est comme devenue transparente, remplacée par le cadre virtuel que forme le tuyau autour de la jeune femme.


1880-Maurice-Bompard-Le-repos-du-modele-Musee-de-Rennes 1906 Vienne

Le repos du modèle, Maurice Bompard, 1880 (exposé au Salon de 1889), Musée de Rennes

Vienne, 1906

L’ajout de ce poêle en situation dominante constitue la principale originalité de Malhoa, qui s’est inspiré pour le nu de la composition plus académique de Maurice Bompard. Un photographe anonyme viennois retrouvera la même idée du poêle s’accouplant avec la modèle.


1918 José_Malhoa_ Le repos du modèle coll part
Le repos du modèle, José Malhoa, 1918, collection particulière

A noter que Malhoa s’autocitera  vingt ans plus tard sans grande originalité, dans un atelier embourgeoisé.


Dans l’Empire russe

1890 Illarion_Pryanishnikov Tretyakov Gallery 1896 janis-rozentals the-artists-studio, Latvia museum of arts, Riga

Illarion Pryanishnikov, 1890, Galerie Tretyakov

Janis Rozentals, 1896, Latvia museum of arts, Riga

L’atelier de l’artiste

Dans l’Empire russe, la formule se teinte d’une nuance respectueuse : l’artiste contribue au confort du modèle en s’agenouillant pour rajouter un bûche dans le poêle.

Dans le tableau de Pryanishnikov, les rôles sont tenus par son élève Alexeï Korine et sa nièce Serafima Ammosova, qui venaient de se marier [12]. Le geste d‘alimenter le foyer a donc une valeur symbolique pour le jeune couple. L’année d’après, Pryanishnikov allait contracter une tuberculose dont il mourra en 1894.

Il est possible que le tableau de Rozentals s’inspire de celui de son devancier : à défaut de connaître les circonstances précise de la composition, on peut conclure qu’il véhicule l’idée d’un tribut de l’artiste à la Beauté, bien éloigné de la narration misérabiliste des ateliers parisiens.


Dans l’avant-garde française

1894 vuillard_nude_stove loc inconnueNu près du poêle
Vuillard, 1894, localisation inconnue

En réaction à la mentalité rapinesque, Vuillard traite le thème d’une manière totalement nouvelle : lumineuse, géométrique (le coude du tuyau en écho au coude du cadre) et dépourvue de condescendance (la modèle s’intéresse aux esquisse empilées contre le mur).

Ce nu au poêle restera unique, Vuillard déménageant par la suite dans des ateliers-appartements équipés de cheminées (voir La femme au foyer).


sb-line

Au début du XXème siècle

En se banalisant, le thème gagne ses lettres de noblesse et s’éloigne de la scène de genre. Il devient un sujet plastique à part entière, qui n’appelle plus de justification narrative.

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En France

Marquet a pratiqué une première fois le nu durant sa période de vaches maigres, en partageant souvent un modèle avec ses amis fauves, Manguin et Matisse. Mais ses deux femmes au poêle, qui renouvellent le thème de manière magistrale, datent de son retour au nu après 1910, alors que ses moyens lui permettent de multiplier les modèles et de vivre avec l’une d’entre elles, la très jeune et très libre Ernestine Bazin. Comme si le poêle consacrait cette période de confort et d’érotisme à domicile.


1910 ca Albert_Marquet_-_Nu_au_poeleNu au poêle, vers 1910

Ce nu assis vu de face confronte avec ironie les deux formes fortement charpentées, l’une noire et l’autre blanche : aux trois étages du poêle – le corps de chauffe au tiroir béant, la colonne au couvercle triangulaire, le tuyau, correspondent les trois étages de la femme – le ventre au pubis noir, le torse avec les triangles des clavicules, la tête. Le poêle est éteint et la femme aussi.


Nude_Woman_1910
Vers 1910

Pour créer cette originale analogie, Marquet a délibérément réduit la taille de l’objet et inversé sa symbolique habituelle, plus volontiers masculine.


1912 ca Marquet Nude_in_the_Studio_(also_known_as_Female_Nude_Reclining_on_a_Bed_
Nu dans l’atelier (Nu allongé sur un lit), 1912

Ce nu vu de dos reprend, en format horizontal, le même idée de correspondance tripartite, cette fois entre le décor et le corps : les portes du placard font écho aux plantes des pieds , le poêle énorme à la croupe, la boîte ouverte à la petite tête.


1910 Helene Funke Nu au poele
Nu au poêle 45.5 x 37 cm
Helene Funke, 1910

Cette artiste allemande s’est intégrée aux avant-gardes parisiennes de 1905 à 1913, influencée par le fauvisme, par Derain et par Van Dongen.


1913 Helene Funke sitting female nude at the fireplace signé Helene Funke Paris Poele de faience 1840, style prussien

Femme assise devant la cheminée, Helene Funke, 1913 51,5 x 37 cm

Poêle « prussien » en faïence blanche

Cette toile aux couleurs chaudes apparaît comme l’antithèse de la précédente, la femme vue de dos dans le salon succédant à la modèle vue de face dans l’atelier. Signée « Helene Funke, Paris », la toile a été réalisé l’année même où l’artiste a quitté Paris pour Vienne.

Il est possible que l’accolement entre cette parisienne sans jambe et ce poêle d’allure germanique symbolise ce retour aux sources.


Hors de France

1901 Carl Larsson Leontine sitting in the Atelier x 1905 ca Carl Larsson Leontine debout

Léontine assise dans l’atelier, 1901

Léontine debout, vers 1905

Carl Larsson

Carl Larsson échappe à tout regard condescendant lorsqu’il peint Léontine assise prêt du poêle, écrasant par sa beauté naïve celle de la Vénus statufiée ; ou bien debout face au même poêle, victorieuse du concours de courbures. Larsson raconte dans ses mémoires comment il a encouragé « Nina » à échapper à sa condition misérable en devenant infirmière, puis mère d’une famille nombreuse [13].


1909 avant Constantin_Artachino_-_Model_in_repos 1903 Zorn_Before_the_Stove_l

Le repos du modèle, Constantin Artachino, avant 1909

Devant le poêle, Zorn, 1903

Au début du XXème siècle, le nu au poêle intéresse deux types d’artistes :

  • les scolaires qui se souviennent de la classe de nu à l’académie Julian, comme le roumain Artachino ;
  • les spécialistes du nu à la recherche de variantes, comme le suédois Zorn.

L’atelier n’est que succinctement évoqué, par un châssis posé le long du mur.


1906 Anders Zorn Girls from Dalarna in the Sauna Nationalmuseum, Stockholm 1909 Anders_Zorn_-_Mor_och_dochte Zorn Collections,

Filles de Dalarna au Sauna, 1906, Nationalmuseum, Stockholm

Mère et fille, 1909, Zorn Collections

1915 Anders Leonard Zorn - Le chaudron de pommes de terre Potatiskitteln 1916 anders-zorn-in-front-of-the-fire-place-(framför-brasan)

Le chaudron de pommes de terre (Potatiskitteln), 1915, collection particulière

Devant le feu (Framför brasan), 1916, collection particulière

Anders Zorn

Zorn préférera exploiter, au recto comme au verso, un motif plus scandinave : celui de la nudité au sauna.


1903 Max_Feldbauer_-_Akt_am_Ofen 1917 Max Feldbauer Weiblicher Ruckenakt

1903

1917

Nu au poêle, Max Feldbauer

Le premier tableau, de facture impressionniste et en appartement, échappe aux poncifs du repos du modèle. Le second, une étude sur carton, est en revanche beaucoup plus scolaire, alors que Feldbauer vient de quitter Münich pour enseigner à Dresde.


1912 Cuno Amiet Rückenakt vor roter Apfelernte 1912 Cuno Amiet roter Apfelernte Kunstmuseum Berne

Nu de dos devant « Récolte de pommes en rouge » (aquarelle)

Récolte de pommes en rouge (huile)

Cuno Amiet, 1912

Dans une première lecture, l’aquarelle fixe le souvenir de la modèle qui a posé pour le tableau. Dans une lecture plus « symboliste », on peut supposer que la vue de dos met en évidence ce qui, dans son physique, évoque le fruit défendu.


1917 pyotr-konchalovsky the-model-by-the-stove fusain 1917 pyotr-konchalovsky the-model-by-the-stove

Nu au poêle, Pyotr Konchalovsky, 1917

Il fallait bien que que quelqu’un tente une femme au poêle cubiste : voilà qui est fait, avec quelques années de retard.


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Après la première guerre mondiale

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1920 ca Bernard Karfiol 1930 Cesare Bacchi Petit Modele

Bernard Karfiol, vers 1920

Petit modèle, Cesare Bacchi, vers 1930

Le thème de la modèle frileuse resurgit sporadiquement, dans des styles et avec des bonheurs variés.


1928 James Abbe. The actress Bessie LoveL’actrice Bessie Love,
James Abbe, 1928

Ce cliché a été pris à Paris par le photographe de mode James Abbe, pendant une séance de poses pour la maison Patou, pendant que l’actrice se réchauffait entre deux robes au poêle du studio. C’est sans doute le seul exemple authentique de Repos du modèle. [14]


1925-ca-Lindsay-Bernard-Hall-model-reading-at-studio-fire
Modèle lisant devant le radiateur de l’atelier, Lindsay Bernard Hall, 1928

Le progrès fait irruption dans l’atelier et la littérature vient à la garçonne, sans produire de renouvellement bouleversant.


1920 ca Jacques Biederer
Jacques Biederer, vers 1920

Grand producteur de photographies « parisiennes », Biederer joue encore sur un semblant de chic artistique en épinglant au mur un vague Renoir, en écho à la pose de la dame. Mais son costume ne prétend pas être celui d’une modèle pour peintre.


1930 ca Studio Biederer Salamandre 1930 ca Studio Biederer Salamandre B

Studio Biederer, vers 1930

La question thermique concerne aussi les modèles plus spécialisés. Le poêle Salamandre, au tuyau barré par un bras ou par une jambe, évoque le bon gros client, facile à chauffer et à dominer.


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Après la seconde guerre mondiale

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1939 Brassai Picasso Near the Stove in His Workshop, rue des Grands Augustins, Paris 1944 Marcel Gromaire Woman sitting in front of a stove

Picasso dans son atelier rue des Grands Augustins, Brassai, 1939

Femme assise devant un poêle, Marcel Gromaire, 1944

De part et d’autre des années sans chauffage, ces deux poêles monumentaux servent de faire-valoir l’un au peintre, l’autre au modèle.


1948 Robert Knight Ryland the-chilly-model 1948_ Esquire November – Exposure, Ren Wicks

Le modèle frileux, Robert Knight Ryland, 1948

Exposure, Ren Wicks, Esquire, Novembre 1948

Trop vu dans l’atelier du peintre, le poêle va trouver un dernier souffle comme partenaire des pinups.


1952 Gil Elvgreen Blanket Coverage (And Now's the Time to See if Frozen Assets Can Be Thawed)
Blanket Coverage (And Now’s the Time to See if Frozen Assets Can Be Thawed)
Couverture globale (et il est maintenant temps de voir si les actifs gelés peuvent être dégelés)
Gil Elvgreen, 1952

Malgré la complexité du titre, l’image se résume à un incident de canotage.


1960 ca Duane Bryers Hilda Pin-Ups a 1960 ca Duane Bryers Hilda Pin-U

Hilda, Duane Bryers, vers 1960

La pinup Hilda, en particulier, va adopter le poêle comme compagnon ordinaire dans d’innombrables images, du fait d’une analogie manifeste entre les deux anatomies :

  • dans la première image, le poêle rubicond complète le babygros écarlate, et produit un café bien mérité ;
  • dans la seconde image, particulièrement inventive, le soufflet agresse la porte du poêle et le chien, aguiché par les deux lapins, a attaqué le pont arrière du pantalon : on comprend que le feu qui ne veut pas prendre est celui du plaisir de Hilda.

Article suivant : La femme au foyer

Références :
[1] Friedrich Ohly « Sage und Legende in der Kaiserchronik: Untersuchungen über Quellen und Aufbau der Dichtung« , 1968, p 210
[2] Claudio Galderisi « Le récit du mariage avec la statue. Résurgences et modalités narratives », Romania (Paris), 2001, 119 (473), pp.170-195. https://shs.hal.science/halshs-01482118/document
[3] Der Kaiser und der Könige Buch oder die sogenannte Kaiserchronik … publié par Joseph Maria Mayer p 225 https://books.google.fr/books?id=e-FgAAAAcAAJ&pg=PR6&hl=fr&source=gbs_selected_pages&cad=1#v=onepage&q=astrolabius&f=false
[4] Danièle Alexandre-Bidon, Le poêle : une histoire en images (fin XVe-XVIIe siècle) dans Archéologie du poêle en céramique du haut Moyen Âge à l’époque moderne https://books.openedition.org/artehis/20253
[4a] https://en.wikipedia.org/wiki/Sine_Cerere_et_Baccho_friget_Venus
[5] https://www.sothebys.com/en/auctions/ecatalogue/2013/old-master-paintings-n08952/lot.33.html
[6] Voir par exemple la gravure publiée en 1579 par Gerard de Jode dans le Thesaurus Sacrarum : « Dum lauat et recreat gelido sua flumine membra Bersabee regis litera missa datur 2. Reg. cap. 11  » La référence biblique est imaginaire. https://harvardartmuseums.org/collections/object/342408
[7] https://essentiels.bnf.fr/fr/image/eff2e8b4-8e73-4800-91fb-7d277ca66a34-femme-devant-poele-7e-etat
[8] Notice du Rijksmuseum : https://www.rijksmuseum.nl/en/collection/object/Nude-Woman-Seated-by-a-Stove–396d69507374ec8985179f3832f2cbf2/catalogue-entry
[8a] https://fr.wikipedia.org/wiki/Grisette_(femme)
[8b] Métamorphoses du Jour, éditions Gustave Havard libraire, Paris, 1854
[9] Alain Bonnet, France Nerlich « Apprendre à peindre: Les ateliers privés à Paris 1780-1863 » p 77 https://books.google.fr/books?id=rOd3DwAAQBAJ&pg=PA77
[10] « El Diario de Murcia « , 23 de diciembre de 1894 https://prensahistorica.mcu.es/es/catalogo_imagenes/grupo.do?path=2000559068
[11] https://provocando-umateima.blogspot.com/2013/05/antes-da-sessao-um-descanso-1894.html
[12] https://www.tretyakovgallerymagazine.com/articles/3-2016-52/story-behind-painting
[13] https://www.bukowskis.com/sv/auctions/633/580-carl-larsson-leontine-naken-vid-stranden
[14] https://faithfulreaders.com/2012/04/29/bessie-love-and-james-abbe/

La femme au foyer : jusqu’au XIXème siècle

6 novembre 2025
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Parfois la femme nue quitte le poêle prolétaire pour la cheminée du salon. Symboliquement prometteur, ce thème n’a pas eu, pendant très longtemps,  la fortune qu’il méritait.

Article précédent : La femme au poêle

Les précurseurs

La représentation de la nudité est extrêmement rare au Moyen-Age, en dehors de l’Enfer et des bains. Et les cheminées brûlantes ne se trouvent que dans l’iconographie de l’Hiver où de la Nativité.

Niederrhein. Mstr., Der Liebeszauber
Le Philtre d’Amour (Der Liebeszauber)
Vers 1480, Meister des Bonner Diptychons , Museum der Bildenden Künste, Leipzig

La combinaison des deux est donc tout à fait exceptionnelle. La clé de ce tableau, souvent mal interprété, est une métaphore galante : de la même main la femme enflamme le Coeur avec les escarbilles de son briquet, et le modère avec les gouttes d’eau de son éponge. La métaphore est reprise en écho, dans la chambre, par l’opposition entre le mur chaud et le mur froid, la cheminée qui brûle et le bassin qui nettoie : le Coeur amoureux se retrouve coincé entre l’Enfer et le Paradis.
Pour un analyse plus approfondie, voir 1 Le perroquet et le chien : une vieille histoire.


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Un thème dangereux

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1523 hans_baldung_grien-zwei_hexen staedel museum 1880-90 Edward John Gregory Fanny fanning

Deux sorcières, Hans Baldung Grien, 1523, Staedel museum, Francfort

Fanny à l’éventail (Fanny fanning), Edward John Gregory, 1880-90

En Occident, la proximité des femmes et des flammes renvoie à un imaginaire chargé.

C’est donc avec circonspection, enveloppée dans sa robe fourreau et sous la protection de l’éventail que cette femme fatale recule vers le foyer qui lui ressemble, surplombée par un oeil de sorcière. Le thème de l’artiste pris dans l’orbe, signifiant à la fois sa compétence technique et sa réduction à l’infime devant la féminité triomphante, est particulièrement prisé à l’époque victorienne ( voir 3a Le peintre dans sa bulle : Virtuosité).


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Une symbolique assumée, sous Louis XIII

Parmi les innombrables gravures d’Abraham Bosse, neuf comportent une cheminée allumée. Ce large échantillon nous donne une bonne idée de la manière dont on percevait cet équipement encore luxueux et réservé aux classes supérieures.

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1633-bosse_abraham-Le-Mariage-a-la-ville-laccouchement-Carnavalet 1633 bosse_abraham Le Mariage à la ville La visite de la nourrice British Museum

L’accouchement, Carnavalet

La visite de la nourrice, British Museum

Abraham Bosse, 1633, série Le Mariage à la ville

La cheminée allumée joue ici deux rôles différents :

  • dans la première gravure, elle évoque les tourments infernaux de l’accouchée : « Mon corps s’en va mourant et (il) n’est point de remède aux peines que je sens » ;
  • dans la seconde, elle sert au confort du nouveau-né, en chauffant ses langes ; mais le commentaire étonnamment polisson [14a] suggère qu’elle illustre surtout l’ardeur sexuelle du spectateur, aguiché par ces beautés ancillaires.

1633-ca-bosse_abraham-La-femme-qui-bat-son-mari-CarnavaletLa femme qui bat son mari, Abraham Bosse, vers 1633, Carnavalet.

Ici le feu violent attise les comportements contre nature : la poule qui monte sur le coq, la soeur qui bat le frère, la femme qui bat le mari, et l’amant qui attend derrière le lit qu’elle l’ait chassé par la porte.


1636-bosse_abraham-Les-quatre-ages-de-lhomme-la-vieillesse-Carnavalet- 1637-ca-bosse_abraham-Lhyver-Carnavalet.

La vieillesse (série Les quatre âges de l’homme), 1636

L’hyver (série Les quatre saisons), vers 1637

Abraham Bosse, Carnavalet.

Plus classiquement, Bosse utilise aussi la cheminée allumée dans ses deux iconographies traditionnelles :

  • celle de la Vieillesse, où elle permet de contrarier le froid de la Mort qui menace ;
  • celle de l’Hyver, où elle donne de la joie ; le Mardi-gras, les jeunes filles font des crêpes pour les jeunes gens, qui tentent de profiter de cette proximité autour du feu :

Monsieur, dict une Maistresse
Si vous touchez mon tétin,
Je repandray de la graisse
Sur votre habit de satin.

A noter qu’une des jeunes fille se protège le visage par un pare-feu circulaire.


1636 ca Bosse A braham The_Prodigal_Son_in_a_House_of_Ill_Repute_MET 1638-40_bosse_abraham_tactus._le_toucher-Carnavalet

Le fils prodigue dans la maison mal famée, vers 1636, MET

Le Toucher (Tactus), série des Cinq Sens, 1638-40, Carnavalet.

Abraham Bosse

L’association entre chaleur et plaisir sexuel se retrouve de manière encore plus nette dans ces deux gravures :

  • dans la salle à manger, on « allume » le Fils prodigue, et près du fourneau embrasé de la cuisine, on consomme ;
  • le Toucher entre les amants est aussi puissant que la sensation de la chaleur sur le pied.

1635-45-bosse_abraham_les_vierges_folles-jour-Carnavalet 1635-45-bosse_abraham_les_vierges_sages-jour-Carnavalet

Les vierges folles, le jour

Les vierges sages, le jour

Abraham Bosse, 1635-45, Carnavalet

Enfin, Bosse invente une métaphore inattendue pour la cheminée qui flambe, celle du gaspillage chez les vicieuses, et de la paix du coeur, chez les vertueuses.

Le jour :

  •  les vierges folles « s’amusent inutilement » auprès d’une cheminée allumée par pur caprice,
  • les vierges sages étudient devant une cheminée éteinte, « et cherchent le souverain bien / Dans les livres qu’elles lisent / Le coeur bruslant de charité ».

1635-45-bosse_abraham-Les-vierges-folles-somnolent-en-attendant-larrivee-de-lepoux 1635-45-bosse_abraham_les_vierges_sages-Carnavalet

Les vierges folles, la nuit

Les vierges sages, la nuit

Abraham Bosse, 1635-45, Carnavalet

La nuit :

  • les vierges folles s‘assoupissent devant une cheminée qui gaspille ses flammes sans les éclairer : « Leurs lampes sans huile et sans feu / sont pesle-mesle renversées… dans l’obscurité du péché » ;
  • en revanche les vierges sages, ayant allumées leur cinq lampes, « raisonnent et veillent, attendant leur céleste Espous ».


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Une symbolique édulcorée, sous Louis XIV

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1678-1700 Le Feu, Henri Bonnart II British MuseumLe Feu
Henri Bonnart II, 1678-1700, British Museum

L’élément dangereux est ici réduit à la fabrication de confitures, qui produisent chez la belle Phillis « empressement pour vos ardeurs ».


1678-1700 l'Hiver, Henri Bonnart II British Museum 1678-1700 Décembre, Henri Bonnart II British Museum

L’Hiver

Décembre

Henri Bonnart II, 1678-1700, British Museum

La disette, le froid les neiges les frimats,
Font de cette saison le plus bel appanage
Mais quand on est ainsi dans des chaudes maison
Il me paroit qu’on peut se moquer de l’orage.

Quand la rigueur de la saison
Tient au coin de la cheminée
Dorine souffle le tison
Jusqu’à la fin de de la Journée.

La cheminée n’évoque qu’un plaisir bien innocent : celui de se chauffer les pieds tandis que les autres se gèlent. La femme de qualité, dans l’Hiver, prend soin de se protéger le visage avec un pare-feu à main.


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Trop vulgaire pour le XVIIIème siècle

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1780 ca Nicolas-Réné Jollain La toilette Huile sur cuivre musée Cognacq-Jay 1784-85 Louis_Marin_Bonnet_-_La_Toillette Gallica

Nicolas-René Jollain, vers 1780 (huile sur cuivre), Musée Cognacq-Jay

Gravure de Louis Marin Bonnet

La Toillette

Le thème très XVIIIème siècle de la toilette est une occasion manquée : l’accessoire libidinal obligé est le miroir, tandis que le feu dans l’âtre, trop vulgaire, est escamoté et mis à distance de la maitresse par une croupe ancillaire – la chaleur directe, tout autant que le soleil, étant à proscrire chez une dame de qualité.


D'après Louis_Marin_Bonnet_-_La_ToiletteLa Toillette, Gravure de Louis Marin Bonnet, 1781, NGA [15]

C’est seulement dans la version en couleur que le cadrage s’élargit pour inclure la flambée matinale, qui n’a donc probablement aucune valeur symbolique : il s’agit simplement d’une notion de luxe et de confort, indispensable pour la lente opération de l’habillage, dès sept heures du matin.


Boucher_toilette_1742La Toilette du matin
Boucher, 1742, Fondation Thyssen-Bornemisza, Madrid

Chez Boucher, le feu est moins innocent : surplombé par un ruban rose et à demi démasqué par le paravent, il est l’analogue du chat sous le ruban démasqué par la robe. On comprend que c’est du réveil du désir animal qu’il s’agit. La pince bien mise en valeur dans l’âtre suggère d’ailleurs que la dame est habile à entretenir les flammes. Pour une interprétation détaillée de cette composition débordante de sous-entendus gracieux, voir Le chat et l’oiseau.


Gravure de Jean Charles Levasseur d'après A.Krause La chauferette Gravure de Jean Charles Levasseur D'après G.M. Krause La gayetté sans embarras

La chaufferette, d’après A.Krause

La gayetté sans embarras, D’après G.M. Krause

Gravures de Jean Charles Levasseur, 1781-1789 [15a]

Chez les filles du peuple, le luxe de la cheminée est remplacé par le confort discret de la chaufferette, qui permettait également des effets de chevilles affriolants. C’est encore en relaçant son bas que la grande soeur révèle le pot aux roses, au chat comme au spectateur.


Carte postale, vers 1900 1931 Jules_Marie_Auguste_Leroux_-_Illustration_for_memoirs_of_Casanova

Carte postale, vers 1900

Illustration pour les Mémoires de Casanova, Jules Marie Auguste Leroux, 1931

Une époque moins raffinée illustrera de manière plus directe la rhétorique du désir attisé.


1755 ca Gabriel de Saint Aubin L'Académie particulière Frick Collection 1878-81 Félicien_Rops_-_La_Belle_et_la_bête Cincinnati Art Museum

L’Académie particulière, Gabriel de Saint Aubin, vers 1755, Frick Collection

La Belle et la Bête, Félicien Rops, 1878-81,  Cincinnati Art Museum

En bref : du XVIIIème à 1880 (Rops y compris), la cheminée restera presque toujours noire, servant au mieux à mettre en valeur les courbes et la blancheur de la dame.


 

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Un thème érotique en Angleterre

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Thomas Rowlandson Sly-boots, 5 juin 1786La petite renarde (Sly-boots)
Thomas Rowlandson, 5 juin 1786

Rowlandson, auteur prolifique de caricatures et de gravures purement pornographiques, est le premier à avoir explicité, dès la fin du XVIIIème siècle, la caractère libidinal de la cheminée allumée : le chat jouisseur imite sa maîtresse, sous le portrait d’un prédicateur scandalisé.


Thomas Rowlandson Airing a Shift May 1st 1790
Airing a Shift (Aérant une équipe)
Thomas Rowlandson, May 1st 1790

Un peu plus tard, il invente le striptease devant l’âtre, sous un alibi littéraire :

Mille Cupidon dansent dans ses sourires ; de jeunes anges baigneurs, lascifs dans ses yeux, se fondent dans ses boucles et halètent sur ses seins.
Loyal brother, Southern

A thousand Cupids dance upon her smiles ; Young bathing angels , wanton in her eyes , Melt in her locks and pant upon her breasts


Mais le déshabillage ne touche encore que la poitrine. Plus tard, ce sont les pieds qui sont mis à réchauffer devant l’âtre :

Kitty Careless in Quod or Waiting for Jew Bail Rowlandson 28 mars 1811 MET Thomas Rowlandson A man of feeling 2 décembre 1811 Thomas Rowlandson The tradesman's bill

Kitty Careless in Quod or Waiting for Jew Bail (Chatte négligente en tôle, ou En attendant la caution du juif, 28 mars 1811, MET

A man of feeling (un homme de sentiment), 2 décembre 1811t

The tradesman’s bill (La facture)

Thomas Rowlandson

Une fille facile prend du bon temps :

  • en compagnie de ses geôliers éméchés, tandis qu’elle est emprisonnée pour dette [15b] ;
  • sur les genoux d’un « master of arts » d’Oxford, dont le livre en bas à droite proclame qu’il est un « Fellow Feeling for the human Race » [15c] ;
  • en ignorant son créancier, pour illustrer cette citation :

A vingt ans elle se moque du devoir que vous lui avez enseigné

R. B. Sheridan, The Duenna, Acte I, scène 5

At twenty she mocks you the duty you taught her


Death and the industrious wife The British dance of death, 1823, Van Assen, p 33 Welcome collectionLa Mort et l’épouse industrieuse (Death and the industrious wife), The British dance of death de Van Assen, 1823, p 33, Welcome collection

A l’inverse, l’âtre, la femme et le chat, dépouillés de tout sous-entendu érotique, peuvent servir à évoquer la vertu réchauffante de la femme au foyer. Les objets sur le manteau – le paysage de montagne avec un couple et la bougie – illustrent le début de l’Ode à l’Industrie qui accompagne l’image [15d] :

Contre la puissance stérile et menaçante de l’hiver, qu’est-ce qui fournit aux fourmis les provisions ; ou charge, avec les douceurs de chaque fleur, la cellule de cire de la mouche d’été ?

‘Gainst frowning winter’s sterile pow’r, What is’t that yields the ant supply; Or loads with sweets from ev’ry flower, The waxen cell of summer’s fly?


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Un thème particulier : la croupe enflammée

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1785 Angélique Papavoine d'apres Lenain Eduard Fuchs, L'élément érotique dans la caricature p 154 Eduard Fuchs, L'élément érotique dans la caricature; un document à l'histoire des moeurs publiques p 153

Le mal placé, 1785, gravure d’Angélique Papavoine d’après Lenain Eduard

Le curieux abbé [16]

Dans la profusion de natures galantes du XVIIIème siècle, le thème de la croupe enflammée reste marginal et purement pornographique.



Fragonard_ma_chemise_brule_louvre

Ma chemise brûle
Fragonard, dessin, Louvre

Fragonard le traite par l’humour, sans montrer grand chose : on comprend que la jeune femme s’est assise dans le fauteuil trop près du feu. Sur le détail de la « cage des filles », voir La cage à oiseaux : y entrer.


1791 Henry_Fuseli Femme en costume du XVIIe siècle esquisse 1791 Henry_Fuseli Femme en costume du XVIIe siècle

Femme en costume du XVIIe siècle, Johann Heinrich Füssli, 1791

Füssli traite le thème par l’allusion :

  • dans l’esquisse au lavis, les deux statues posées sur le manteau suggèrent d’imaginer la femme nue, et de voir dans cette robe extravagante ce qu’elle symbolise vraiment : un sexe féminin de la taille d’une cheminée ;
  • dans l’aquarelle terminée, l’escamotage de l’âtre rend la métaphore moins perceptible.


1795 James Gillray - A keen sighted Politician warming his Imagination 1800 J. Gillray the Comforts of a Rumpford stove Benjamin Thompson, Count Rumford

A keen sighted Politician warming his Imagination, 1795

The Comforts of a Rumpford stove, 1800

James Gillray

La première caricature s’en prend à William Wyndham Grenville, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, représenté comme un « Lord Pogy » (profiteur) qui, plutôt que de s’occuper de la guerre avec la France, laisse son large postérieur s’épanouir sur banc du Trésor ou devant une cheminée bien fournie [17].

La seconde montre en revanche une cheminée qui ne chauffe pas, pour ridiculiser Benjamin Thompson, Comte Rumford, inventeur au maigre derrière.


1801 Charles Williams Luxury or the Comforts of a RumpfordLuxury, or the Comforts of a Rumpford
Charles Williams, 1801

L’année suivante, la caricature est-elle même parodiée avec cette jeune femme exposant ses fesses à la flamme, en tenant à la main le roman gothique Le Moine. D’autres mauvais conseillers l’environnent, comme le tableau représentant Danaé au mur, la pendule où des puttis se bécotent comme des pigeons et deux autres livres inconvenants :

  • Les Baisers ouvert sur la table à côté de la bouteille de liqueur,
  • L’Économie de l’amour posé par terre sur le dos, à côté du chat qui jouit.

Le prétexte moralisateur n’est bien sûr qu’une grosse ficelle pour tourner autour d’un thème interdit.

Le chat lubrique vient manifestement de la gravure « Sly-boots » de Rowlandson.


1810 - 1820 Queen Hortense de Beauharnais in her Private Apartments RijksmuseumUne favorite de Madame Hortense Eugène Beauharnais, ancienne reine de Hollande Anonyme 1810-20, Rijksmuseum

Le sujet continue sa course en Hollande, avec cette charge contre l’immoralité française : les livres sont, de haut en bas : Thérèse philosophe, La Pucelle d’Orléans et Le cabinet des dames.



Un pendant improbable

 

jean-baptiste-mallet (attr)-Femme à la cheminée Louvre frileuse houdon refusee au salon de 1783 Musee Fabre Montpellier

Femme à la cheminée, Jean-Baptiste Mallet, Louvre

La Frileuse (L’Hiver), Houdon, 1783, Musée Fabre, Montpellier

La femme reprend, devant la cheminée, la pose qui avait valu à La Frileuse d’être refusé au Salon de 1783. Plusieurs toiles similaires, de petit format, montrent également une femme nue debout, dans différentes activités. On en a tiré une série de dix gravures, visiblement conçues pour permettre la composition de séries et de pendants [17a] :

1817 Gravure de Cardon d'après jean-baptiste-mallet La Frileuse 1817 Gravure de Cardon d'après jean-baptiste-mallet La Somnambule

La Frileuse

La Somnambule

Gravures de Cardon, d’après Jean-Baptiste Mallet, vers 1817

La Frileuse, vue de dos, un pied sur un tabouret devant l’âtre, avec sa boisson chaude posée sur le guéridon, était mise en pendant avec une antithèse inattendue : cette Somnambule sortie du lit, ayant posé par terre sa bougie pour jouer de la harpe devant une fenêtre grande ouverte, à la clarté de la lune.

Une vague symbolique Cigale / Fourmi pourrait justifier cet appariement improbable, mais sans doute ne faut-il pas aller chercher plus loin que l’attrait pour « les nudités de M. Mallet; d’abord la Toilette, gravée par M. Cardon; et le Bain par M. Gérard fils; ensuite sont venues la Frileuse et la Somnambule, de sorte que ces figures, qui toutes n’ont d’autre costume que celui de la Vérité, nous montrent les femmes par les quatre côtés … Il n’y a pas de mal. Tout cela ne nuit à personne et fait plaisir à bien du monde. » [17b]



Entre 1880 et 1900 : un bon sujet impressionniste

1876-77 Degas Femme nue se chauffant MonotypeFemme nue se chauffant (monotype), Degas, 1876-77, collection particulière

Cette composition aborde frontalement le thème totalement nouveau d’une femme nue dans un fauteuil, exposant son entrecuisse à une cheminée qui flambe : elle affirme graphiquement que la femme, pattes en l’air, est comme une cheminée à l’envers.


1880 Degas la cheminee monotype MET 1880–90 Degas Femme devant une cheminee monotype NGA

La cheminée, 1880, MET

Femme devant une cheminée, 1880–90, NGA

Degas, monotype

La version de gauche flirte avec le lesbianisme, puisqu’une autre femme nue, tournant le dos à la cheminée, ouvre le lit comme pour une invitation.

La version de droite exprime le confort après la toilette, tandis que la servante sèche les cheveux et que le miroir de la coiffeuse, à droite au dessus des flacons, renvoie le reflet du foyer.

Certains monotypes de Degas sont des reprises de tableaux ou de pastels, mais ce n’est pas le cas pour ces trois-là, bien trop osés pour l’époque : la technique est de facto confidentielle, puisqu’elle ne permet de produire sur papier qu’un seul bon exemplaire. Et Degas a gardé ses monotypes secrets, jusqu’à sa mort, en 1917.


1885 Federico Zandomeneghi, pastel The-model-resting-in-the-studio-nude-before-a-fireplace 1898 Federico_zandomeneghi-woman_drying_herself-s 1911 Federico Zandomeneghi In front of the fireplace

Modèle se reposant dans l’atelier (nu devant une cheminée), Exposition impressionniste de 1886 (huile)

Femme se séchant, 1898 (pastel)

Devant la cheminée, 1911 (huile)

Federico Zandomeneghi

Si Degas n’a jamais traité le thème en dehors de ses monotypes, son ami Zandomeneghi s’est intéressé à sa composante intimiste. La cheminée est coupée par le cadrage serré et les éléments narratifs sont réduits au strict minimum, la serviette blanche, qui justifie la nudité par le thème de la toilette.


1896 Nikolai Sergeevich Matveev La cheminée Russian Art Center, Kaliningrad

La cheminée, Nikolai Sergeevich Matveev, 1896, Russian Art Center, Kaliningrad

Le thème atteint presque une dimension symboliste  avec cette jeune russe qui se prosterne pour glisser un quartier de bouleau dans le feu, comme une offrande à un dieu barbare dans dans un lieu baptismal.


Delphin Enjolras (French, 1857-1945) - Catherine La Rose (36) pastel

pastel

huile

Delphin Enjolras, vers 1900

Enjolras se fait connaître par ses huiles ou pastels de femmes en intérieur avec effet de lumière, dont celle de la cheminée. Le cadrage large permet d’inclure une bonne partie du mobilier, de très bon goût, et l’érotisme bourgeois de ces dames en déshabillé de soie n’a plus rien de commun avec celui des modèles frileux.


Delphin Enjolras (French, 1857-1945) - Catherine La Rose LES JEUNEs CHATS huile Delphin_Enjolras_-_Près du feu huile

Les jeunes chats

Près du feu

Des clins d’oeil à Boucher, tel que le chaton au ruban ou la pince à bûches, ajoutent à la respectabilité du thème.


1895-1900_Louis_Amedee_and_Goldschmidt_Edmond__Female_Nude_Seated_by_Fireside_c(mantochrome)Nu assis près d’une cheminée (mantochrome), Louis-Amedée Mante et Edmond Goldschmidt, 1895-1900

Même en photographie, l’incongruité de la nudité se fait oublier par l’accumulation éclectique de richesses (le bahut à marqueteries, le miroir et la cheminée démesurés, la chaise curule), parmi lesquelles la fille n’est qu’une porcelaine supplémentaire.


1896 albert-dagnaux-femme-qui-se-chauffe 1895 Gervex Parisienne a sa toilette musée national des Beaux-Arts Buenos Aires

Femme qui se chauffe, Albert Dagnaux, 1896

Parisienne à sa toilette, Gervex, 1895, Musée national des Beaux-Arts, Buenos Aires

Dagnaux en reste à un traitement authentiquement impressionniste, qui privilégie le prosaïsme du quotidien : la femme lève le pied en prenant appui sur le manteau, ignorant la pose plastique de la statuette dans le miroir.

En revanche, fidèle à sa réputation (voir 1 Les objets d’un scandale), Gervex exploite la composante scandaleuse du thème avec cette rousse flamboyante qui exhibe sa cambrure en s’effeuillant devant la glace, entre des bougies qui ne demandent qu’à s’enflammer.


1898 Camille Claudel Femme agenouillée devant une cheminée (La profonde pensée) 1899 camille-claudel eve-au-coin-du-feu

Femme agenouillée devant une cheminée (La profonde pensée), 1898

Eve au coin du feu, 1899

Camille Claudel

A la toute fin du siècle, les rituels de la vie quotidienne inspirent à Camille Claudel ces deux fortes sculptures…


1900 Julien Caussé
Julien Caussé, 1900

…rapidement imitées.

Article suivant : La femme au foyer : au XXème siècle 

Références :
[14a] La mine de cette accouchée / Me semble si fort en bon point, / Que volontiers pour mon pourpoint / Je voudrais la voir empêchée.
A cette gentille nourrice, / Coiffée de son bavolet, /Quand on devrait troubler son lait / Ferait bon lui rendre service.
Et pour cette jeune servante / Qui chauffe la couche à l’enfant, / Qui lui voudrait en faire autant / Je crois qu’elle serait contente.
J’entends à faire le ménage / Et surtout à dresser un lit. / Mais pour y prendre son déduit Je fais mieux encor cet ouvrage.
[15] Herold, Jacques. Louis-Marin Bonnet (1735-1793): Catalogue de l’oeuvre gravé. Paris: La Societé pour l’étude de la gravure Francaise, 1935, N°654 p 263 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1910064j/f287.item.r
[15a] D’après les dédicaces, ce pendant gravé a été constitué à la toute fin de l’Ancien Régime, à partir de tableaux dus à des peintres différents. Voir Émile Delignières « Catalogue raisonné de l’œuvre gravé de Jean-Charles le Vasseur, p 32 https://books.google.fr/books?id=b1wOAAAAYAAJ&pg=PA32
[15b] Grego, « Rowlandson the Caricaturist: A Selection from His Works with Anecdotal Descriptions of His Famous Caricatures and a Sketch of His Life, Times, and Contemporaries », Volume 2 p 202 https://books.google.fr/books?id=I5lU-FrIBPUC&pg=PA202#v=onepage&q&f=false
[15c] https://www.britishmuseum.org/collection/object/P_1872-1012-4981
[15d] https://wellcomecollection.org/works/utva4uj7/items?canvas=67
[16] Fuchs, L’élément érotique dans la caricature p 97 et 98 https://archive.org/details/lelementerotique00fuch/page/n151/mode/2up
[17] https://www.james-gillray.org/pop/keen-sighted2.html
[17a] Le Lever / Le Coucher ; Les Cartes / La réussite ; La Toilette / Le Bain ; La Frileuse / La Somnambule ; Le Jour de noces / Le Lendemain de noces (voir Deux moments d’une histoire)
[17b] Armand Henri Ragueneau de la Chainaye « La chronique indiscrète: Juillet-Decembre 1818 » p 170 https://books.google.fr/books?id=OXBFAQAAMAAJ&pg=PA170

La femme au foyer : au XXème siècle

6 novembre 2025
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Au tout début du siècle, trois peintres majeurs, trois amis issus du groupe des Nabis, vont donner, chacun dans son style, un coup de neuf au motif. D’autres peintres moins fameux suivront, escortés par quelques photographes, jusqu’à ce que le motif s’éteigne au début des années 60, en même temps que les cheminées.

Article précédent : La femme au foyer : jusqu’au XIXème siècle 

Au foyer de Vallotton (SCOOP !)

 

1896 vallotton-intruments-musiques-3-violon
Le violon, série des Instruments de musique
Vallotton, 1896

Fort des acquis de sa période Nabi – japonisme, formes stylisées – Vallotton va illustrer deux fois, à partir de 1899, le thème de la femme nue à la cheminée, dans un esprit bien différent de celui de l’impressionnisme. C’est l’année de son mariage, mais aussi d’un grand tournant dans sa carrière : il s’éloigne de la gravure et du groupe des Nabis et revient à la peinture, sa première vocation.


Avant la mariage : l’appartement de la rue Jacob

Felix-Vallotton-La chambre rouge 1899 Félix_Vallotton,__-_Intérieur,_femme_en_chemise coll part COPIE

La chambre rouge, 1898, Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

Intérieur, femme en chemise, 1899, collection particulière

Vallotton

A la toute fin de la période où Vallotton vit encore en union libre avec Hélène Chatenay, La chambre rouge est encore une critique du mariage à travers sa conséquence inévitable, l’adultère.

Dans les deux tableaux, un même dispositif théâtral – le miroir entre les deux rideaux – fait de la cheminée une sorte d’autel domestique (voir Des reflets incertains). Ce décor est sans doute composé à partir d’éléments de mobilier de l’appartement du 11 rue Jacob, que Vallotton occupait avant son mariage ( [18], II p 158).

Dans le second tableau, la symétrie de cet intérieur – à laquelle fait écart seulement la prêtresse blonde en chemise – créé autour de la cheminée brûlante un espace ritualisé : il n’est pas question ici de repos ou de chaleur, mais d’une sorte de sacrifice, de prière devant la flamme, en tout cas d’une activité occulte à laquelle la vue de dos confère son aura de mystère.


Félix_Vallotton,_1899_-_Femme couchée jouant avec un chat coll part Félix_Vallotton,_1900_-_Femme_se_coiffant musée d'Orsay

Femme couchée jouant avec un chat, 1899, collection particulière

Femme se coiffant, 1900, musée d’Orsay

La même fille blonde apparaît dans ce tableau empli des classiques symboles galants hérités du XVIIème siècle : mule, rubans, lettre et surtout chat (voir Pauvre minet). Mais comme par un dernier geste de liberté, Vallotton a emprunté, pour coucher cette fille amoureuse, le lit XVIIème de sa future épouse, bien visible dans le tableau de l’année suivante.


Après le mariage : l’appartement de la rue de Milan

Car le 10 mai 1899, Vallotton a fait une fin : à la grande surprise de ses amis, l’anarchiste protestant a épousé une juive aisée, Gabrielle Rodrigues-Henriques, fille du grand marchand de tableaux Alexandre Bernheim, et quitté la rive gauche pour s’installer rive droite, dans l’appartement de la rue de Milan où la jeune veuve vivait avec ses trois enfants.


1899 Valloton La Chambre rouge Etretat Art Institue chicagoLa Chambre rouge, Etretat (Madame Vallotton et sa nièce Germaine Aghion)
Vallotton, 1899, Art Institute, Chicago

L’été juste après leur mariage, les deux époux louent le château d’Etretat, dans lequel Vallotton peint une nouvelle Chambre rouge tout à fait maritale cette fois : la cheminée, fermée en été, est équipée du poêle que l’on voit sur la photographie. Le bébé, rajouté lors de l’élaboration du tableau, ne peut être la nièce de Gabrielle, Germaine Aghion (âgé de six ans en 1899), mais possiblement sa petite soeur Marie-Louise ([18], II p 163). On pourrait tout aussi bien y voir le symbole du désir d’enfant du peintre, et dans les papiers déchirés une sorte de nostalgie de son anarchisme originel.


1900 vallotton Max Rodrigues dans l'atelier de Felix Vallotton Cologne, Collection RauMax Rodrigues dans l’atelier de Félix Vallotton, son beau-père, au 6 rue de Milan à Paris 9ème (huile sur carton, 51 x 69 cm)
Félix Vallotton, 1900, Collection Rau, Cologne

A l’automne, après un détour par la Suisse, le couple revient à Paris et Vallotton installe son atelier sous les toits, où il se hâte de reconstituer son décor laraire : il place sur la cheminée un vase et les deux abat-jours, promus lampes à huile, autour d’un souvenir de l’été, Le bain à Etretat. L’âtre a lui aussi été promu puisqu’y est allumé un poêle Salamandre, synonyme de confort bourgeois. Sur les deux placards latéraux, Vallotton a punaisé ses Courtisanes d’Utamaro. Dans les cadres plus à gauche on reconnaît un portrait de Dostoïevski et une copie, faite par Vallotton, du Vieillard au bonnet rouge de Dürer.

Le jeune homme vu de dos, qui fait semblant de donner la dernière touche aux Saules (la palette étant prudemment placée de l’autre côté de la cheminée), est Max, le second fils de Gabrielle, alors âgé de quinze ans. Cette toile complexe peut être interprétée comme une sorte de bilan, où Vallotton contemple, à travers Max, le jeune homme qu’il était lui-même à son arrivée à Paris, entouré des cadres qui résument ses diverses influences artistiques ([18], II p 201). Mais elle a clairement aussi une signification familiale : en le faisant asseoir à sa place dans son atelier, Vallotton souhaite introniser Max dans un rapport de filiation. Au centre du tableau, la Salamandre allumée symbolise leur nouveau foyer, à tous deux.


1885 Salamandre Renaissance 1886-Publicite-de-Cheret-pour-La-Salamandre

Poêle Salamandre, modèle Renaissance

Publicité de Chéret pour La Salamandre, 1886

Cette « cheminée roulante » a été inventée en 1885.


1900 Valloton La salamandre collection priveeLa Salamandre
Félix Vallotton, 1900, collection privée

Peint l’année d’après l’aménagement rue de Milan, ce tableau est probablement le plus célèbre représentant du thème qui nous occupe. Pris isolément, il soulève des interrogations sans fin :

« Vient-elle d’essayer des robes en attendant son amant, ou se réchauffe-t-elle après son départ précipité ? Dans l’un et l’autre cas, son attitude déroute. Pourquoi l’attendre dans le froid en s’ôtant d’emblée tout mystère, dans le premier, et rester nue si l’on gèle, dans le second ? Le poêle est-il là pour évoquer le foyer dont elle rêve, ou la brûlante intimité dont elle vient de jouir ? La braise dirait alors la puissance inquiétante du désir et la fonte, la froide objectivité de la machinerie masculine. À moins que le nom du poêle, qui donne au tableau son titre, ne désigne l’aptitude de certaines femmes à traverser, intactes, les incendies de l’amour... » [18]

Pris dans son contexte, à savoir la série des « tableaux au foyer » de 1899-90, il serait logique de reconnaître, après Max, sa mère Gabrielle : ce serait alors le seul cas où Vallotton l’aurait représentée nue, dans l’anonymat de la vue de dos. Le titre qu’l a donné au tableau, La Salamandre, aurait alors une valeur symbolique : car si la femme est Gabrielle, la capacité générique de traverser les « incendies de l’amour » prend une signification particulière :

  • la résilience après le décès de son premier mari Isaac David Bernheim, la laissant veuve à 31 ans avec ses trois enfants ;
  • la capacité à animer un nouveau foyer – soit la mobilité même de la « Salamandre ».

Mais la lecture inverse est tout aussi possible : cette fille dépouillée de sa chemise bleue, qui a jeté sa robe en vrac à l’opposé des draps bien repassés mis en pile dans le placard, et à la coiffure châtain bien différente de celle de Gabrielle, pourrait représenter la nostalgie du passé libertaire de Vallotton, contemplant la flamme mise en cage.

Dans son ambiguïté, le tableau synthétise l’état d’esprit du peintre en ces années charnière : voulant croire à son nouveau foyer mais encore attaché à son ancienne vie.


L’appartement de la rue des Belles-Feuilles

1903,Intérieur, femme en bleu fouillant dans une armoire, Vallotton, Musée d'Orsay 1520 Albrecht_Dürer_Viellard au bonnet rouge Louvre

Intérieur, femme en bleu fouillant dans une armoire, Vallotton, 1903, Musée d’Orsay

Vieillard au bonnet rouge, Albrecht Dürer, 1520, Louvre

Trois ans plus tard, dans l’hôtel particulier au 59 rue des Belles-Feuilles (16e arrondissement), cette toile froide entérine la victoire de Gabrielle : engoncée de pied en cap dans sa chemise bleue, elle contemple dans le placard entrouvert les toiles mises en rang de son mari. Relégué dans le coin, le Vieillard au bonnet rouge regarde la porte.



Le cas Vuillard, ou le nu en appartement

L’appartement de la rue Truffaut

Entre 1899 et 1904, Vuillard loue au 28 de la rue Truffaut un appartement qui lui sert aussi d’atelier. Dans de nombreuses toiles, il campe,  à côté d’une cheminée, Madame Vuillard mère, ou bien une visiteuse. Mais quelquefois on y voit une modèle nue.


1900-01 Vuillard Modèle nu près de la cheminée dans l'appartement de la rue Truffaut coll part 1900 Vuillard_-_La_maisonnette_à_l'Etang-la-Ville Musee de l'Oise Beauvais

Modèle nue près de la cheminée dans l’appartement de la rue Truffaut, collection particulière

La maisonnette à l’Etang-la-Ville, Musée de l’Oise Beauvais

Vuillard, 1900

Ce tout premier opus oppose le petit âtre rouge avec son bois de chauffe et le grand tableau bleu traversé par une branche, les deux partiellement masqués par des cartons à dessin. Le modèle dans un des fauteuils, et le bouillonnement de ses vêtements dans l’autre, introduisent un élément organique dans ce monde quadrangulaire.

Dans le paysage, la maisonnette perdue au sein d’un monde végétal joue le même rôle d’accident, mais en sens inverse.


1902-03 vuillard_nu-devant-une-cheminee 1902-03 Vuillard Modele assis près de la cheminee

Nu devant une cheminée

Modèle assis près de la cheminée

Vuillard, 1902-03

Le Catalogue raisonné [20] date de 1902-03 une série de petites huiles (sur toile ou carton) sur le même thème.

La première composition enferme le corps nu dans le cadre de la cheminée, tandis qu’un fouillis de vêtement prend possession du fauteuil de droite.

La seconde exploite la même opposition ordre/désordre, mais c’est cette fois l’oeil du peintre dans le miroir qui préside au monde réglé de la cheminée, tandis que la modèle habite le monde du laisser-aller, du fauteuil mou à l’empilement de châssis.


1902-03 Vuillard Nu debout devant une cheminee Carnegie Museum of Art Pittsburgh 1902-03 vuillard Modèle lisant devant la cheminée Israel museum Jerusalem

Nu debout devant une cheminée, Carnegie Museum of Art, Pittsburgh

Modèle lisant devant la cheminée, Israel museum, Jérusalem

Vuillard, 1902-03

Debout, le modèle fait mine de se diriger vers la porte de gauche, ou lit le journal à la chaleur du foyer pendant que le peintre s’est absenté, laissant sa palette sur la chaise.


1903 Vuillard-model_undressing_in_the_studio_rue_truffaut Kimbell Art Museum schemaModèle se déshabillant dans l’atelier de la rue Truffaut
Vuillard, 1903, Kimbell Art Museum

Dans cette dernière composition, plus élaborée, les éléments s’équilibrent deux à deux :

  • au bouquet de fleurs correspond la palette accrochée au mur ;
  • à la Léda de Maillol la modèle ;
  • à l’âtre rouge dans le manteau noir, le carton à dessin bleu dans le châssis jaune.
  • au seau de cendres le fauteuil avec la robe noire ;

Tout en semblant s’inscrire dans le thème du Repos du modèle, ces compositions le renouvellent par leur dynamisme : Vuillard est en effet connu pour ne pas avoir fait poser longuement ses modèles, les saisissant plutôt dans des croquis pris sur le vif.


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L’appartement de la rue de Calais

Vuillard revient brièvement au thème après guerre, entre 1922 et 1925 [21]. Pour les grandes toiles, il dispose d’un atelier au 112 boulevard Malesherbes, équipé d’un poêle. Mais c’est devant la cheminée de son atelier-salon, dans l’appartement du deuxième étage du 26 rue de Calais (où il vit entre 1911 et 1926) qu’il va inviter ses modèles à se déshabiller.

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Jacques Salomon, Auprès de Vuillard Avec 74 dessins inédits de Vuillard, dont 6 rehaussés de couleurs et 12 photographies, p 79 1924 Madame Vuillard lighting a 'Mirus' Stove, 1924. (c) Flint Institute of Arts, Flint

Jacques Salomon, Auprès de Vuillard: Avec 74 dessins inédits de Vuillard, dont 6 rehaussés de couleurs et 12 photographies, p 79

Madame Vuillard allumant le poêle Mirus, Vuillard, 1924, (c) Flint Institute of Arts, Flint

Plusieurs oeuvres montrent cette cheminée, sur laquelle trônait, à côté de la Léda de Maillol, un grand buste de la Vénus de Milo. Vuillard s’est amusée dans un cas à confronter la statue avec la petite dame, dans l’autre avec sa vieille mère, prosternée dans la parodie amusée d’un culte à la Beauté.


1922-25 Vuillard Modele se deshabillant (atelier de la rue de Calais) 1922-25 Vuillard Modele mettant ses bas devant la cheminee (atelier de la rue de Calais)

Modèle se déshabillant

Modèle remettant ses bas devant la cheminée

1922-25 Vuillard nude-seated-in-front-of-the-fireplace 1922-25 Vuillard Femme nue près de la cheminée coll part

Nu assis devant la cheminée

Femme nue près de la cheminée

Vuillard, 1922-25

Le miroir  reflète la fenêtre en anse de panier, qui donnait sur la place Vintimille et son square. C’est le fait que Vuillard soit resté célibataire, ne partageant l’appartement qu’avec sa mère, qui a rendu possible ce déshabillage des modèles à domicile. Quant à sa maîtresse, il la peignait dans l’atelier du boulevard Malesherbes.

Contrairement à son ami Vallotton, Vuillard ne cherche pas à  creuser la symbolique ou l’érotique de la chair dénudée près de l’âtre. Il peint des scènes de sa vie quotidienne dans son appartement-atelier,  quelquefois des nus, et il se trouve que la cheminée, éteinte ou allumée, se rajoute parfois dans son champ de vision.


Les deux amies anglaises (SCOOP !)

Malgré cette approche sans calcul, la cheminée de la rue de Calais va devenir le décor d’un tableau aussi important que La Salamandre de Vallotton, bien qu’il n’ait pas retenu l’attention qu’il mérite : car le journal de Vuillard explique en détail sa genèse.


1923 Vuillard Les deux amies anglaisesLes deux amies anglaises, Vuillard, 1923, collection particulière

Devant la cheminée que nous connaissons bien, une femme nue rajuste son chignon en se regardant dans le miroir, tandis que sa compagne, vêtue et assise par terre, tient entre ses mains un tissu jaune, peut être un jupon. Elle ne la fait pas sécher devant le poêle allumé, et sa compagne semble attirée plus par le miroir que par la chaleur, de sorte que, narrativement, la scène n’a guère de sens. Plastiquement, le montant vertical de la fenêtre sépare la femme nue, qui se déploie à côté d’un grand mur blanc, et la femme habillée, qui se ratatine sous un bouquet de fleur multicolores. Enfin, humoristiquement, on constate que l’anglaise longiligne supplante la Vénus en plâtre, comme si la femme moderne éclipsait la Beauté classique. Mais tout cela ne nous mène pas loin.

Il faut savoir que ce tableau mystérieux a pour point point de départ une gageure : les deux anglaises sont des amies de Lucy Hessel, la maîtresse de Vuillard, et lui ont proposé de peindre une version art déco de la toile énigmatique de Titien, lL’Amour sacré et l’amour profane.

  • Mercredi 25 avril 1923 : soir dîner chez Lucie avec Mrs Booth et Courtot, singulière proposition qui prend corps.
  • Jeudi 26 : préoccupé de la séance de l’après-midi… Mrs Booth et Courtot, deux dessins assez en train, quelques tons après leur départ, travail
  • Vendredi 27 : travaille l’étude Courtot, après-midi séance de pose avec elle, quelques tons après son départ, idée un peu de son caractère de visage [22]

Au départ, selon sa technique habituelle, Vuillard fait des croquis séparés des deux dames, et s’intéresse au visage de Mrs Courtot : celle pourtant qui finira nue et vue de dos.

  • Lundi 30 matin : séance Me Courtaud… Chez Lucie, dîner avec Bonnard chez Poccardi ; sort des Terrasse [23] ; besoin d’échapper aux tristesses ; Olympia ;
  • Mardi 1 mai : séance Me Courtot, en train mais commencement confusion tableau 2 personnages. [24]
OLYMPIA manet 1863 Musee Orsay La_Blanche_et_la_Noire_-_Félix_Vallotton_-_1913

Olympia, Manet, 1863, Musée d’Orsay

La blanche et la noire, Vallotton, 1913, Villa Flora, Winterthour

Ce passage est important car il montre qu’au moment de mettre en place la composition avec deux femmes, l’une nue et l’autre habillée, Vuillard a en tête des références moins lointaines que Titien : l’Olympia de Manet, mais certainement aussi le pastiche qu’en avait fait dix ans plus tôt son ami Vallotton (après une premier pastiche dans Le repos des modèles de 1905, voir Des reflets incertains). Concurrence qui fait de la conception du tableau une affaire sérieuse, et qui va s’avérer très pénible par rapport aux habitudes de Vuillard, peu porté sur le nu et encore moins sur les tableaux à thème.

  • Samedi 5 mai : Courte séance Me Booth seule le matin, confidences, détente, solution des problèmes de peinture entrevu (?) simplement.
  • Dimanche 6 : Lumière radieuse, matinée libre au travail, m’énerve (?), recherche maladroite, tons isolés et gamme d’autres harmonies, fragments. Cours après compréhension et moyens d’expression, absorbé, préoccupé [25]
  • Vendredi 11 : matin, séance Me Courtot, reprend pose assise.
  • Samedi 12 : Me Courtot dos, étude ancienne, arrivé à un certain résultat illusoire de soin, qui dégénère vite et me fait horreur (?), impression confuse d’ancienne académie qui me plonge dans le doute. Descends déjeuner chez Weber, les Thadée et Bonnard ; m’énerve bêtement… Enervement grandit, remonte rue de Calais vers 9h. Travaille un peu désorienté (?) académie du matin ; lis sonnets de Michel-Ange, n’y comprends pas grand chose, m’énerve de plus en plus. [26]

Vuillard hésite donc, pour la femme nue, entre une vue de face comme ses devanciers ; ou bien une vue de dos, mais qui risque de paraître comme une « ancienne académie ». On touche là à une des explications de la rareté du nu à la cheminée chez les artistes véritablement novateurs : la crainte de renvoyer à l’exercice scolaire du Repos du modèle (voir La femme au poêle), qui a saturé les cimaises au siècle précédent.

  • Mardi 15 : Séance Me Courtot. Bon croquis d’abord, idée plus nette, nouvelle et ancienne, analyse du dos bras levés. N’ai vu que la couleur encore, puisqu’idée de la forme, autre danger ancienne mais nécessité aborder question, assez bonne séance, un peu trouble à la fin encore. [27]
  • Vendredi 18 : Me Courtauld le matin, beaucoup de croquis, gros intérêt pour finition.

Le journal s’interrompt le 20 mai et ne reprend que le 5 juin, sans nouvelle mention du tableau, qui ne semble pas avoir été totalement achevé.



Bonnard, ou la cheminée froide

Contrairement à ses amis Vallotton et Vuillard, et malgré ses innombrables nus, Bonnard n’a traité le thème que sporadiquement, sans accorder d’importance particulière à la cheminée. Sauf peut être dans son dernier opus.

 

1913 Bonnard Nu de Dos Devant la cheminée Beaubourg en depot au musee de l'Annonciade St TRopez 1913 Bonnard_-_Nude_in_front_of_a_Mantelpiece

La femme au miroir, ou Nu devant la cheminée, Centre Pompidou, en dépôt au musée de l’Annonciade, St Tropez [28a]

Nu debout vu de dos

Bonnard, 1913

Le tableau de gauche est le seul où la cheminée est allumée : Marthe nue, hormis ses habituelles mules, frotte son bras avec un gant de toilette ; le miroir à trois pans est décalé du côté droit de la cheminée.

La variante de droite supprime le miroir et oblitère le foyer avec la serviette qui sèche : probablement pour éviter le rendu hasardeux de la flamme.


1915 Bonnard, Nu devant la glace ou Baigneuse National Gallery of Ireland 1915 pierre-bonnard-nu-à l'etoffe rouge Kunstmuseum bale

Nu devant la glace ou Baigneuse, National Gallery of Ireland, Dublin

Nu à l’étoffe rouge, Kunstmuseum, Bâle

Bonnard, 1915

Même escamotage de l’âtre dans ces toiles réalisée deux ans plus tard. On voit que la cheminée est encadrée par deux portes et que le miroir à trois pans présente le même décalage sur la droite : il s’agit bien d’une pièce réelle, la salle de bains de La Roulotte, à Vernonnet.


1916 Bonnard Femme à demi-nue ou Nu se coiffant devant la glaceFemme à demi-nue ou Nu se coiffant devant la glace, Bonnard, 1916

Changement de lieu et de modèle (Lucienne Dupuy de Frenelle ?) avec cette jeune fille aux cheveux longs, ouverte en haut côté miroir et couverte en bas côté cheminée.


1919 Pierre_Bonnard_-_Jeune_fille_nue_devant_la_cheminee Kunst Museum Winterthur
Jeune fille nue devant la cheminée, Bonnard, 1919, Kunst Museum, Winterthur

Dans cette dernière toile, le grand nu a quitté la salle de bain pour la chambre, posant son pied chaussé sur le lit comme une vilaine fille : sa longue jambe en oblique semble encourager à pencher le cadre doré du miroir, et le lit, expulsé en hors champ sur la droite, revient dans le reflet sous la forme du divan, autre lieu de libertinage. Pour la seule et unique fois, à cette période ou commence sa liaison avec Renée Monchaty, le feu dans la cheminée pourrait symboliser, pour Bonnard, le plaisir et le péché.



Au début du siècle

En France

1906 Everett Shinn By the firePrès du feu, Everett Shinn, 1906

Cette proposition radicale, à la limite de la caricature, se situe à une époque où Shinn passe souvent par Paris, et est influencé par Degas et Toulouse-Lautrec. Le comparaison entre les deux arches, celle sous la robe et celle sous le manteau, est rendue d’autant plus grinçante que la dame a gardé, en haut, son manteau et son chapeau.


1909 Guy Rose Bowers museum 1912 Julius_Le_Blanc_Stewart_-_Before_the_Fire,_

Nu à la lumière du feu, Guy Rose, 1909, Bowers museum

Devant le feu, Julius Le Blanc Stewart, 1912

Ces deux autres peintres américains, l’un de passage à Giverny, l’autre vivant en France depuis l’enfance, prolongent le goût impressionniste pour les effets de matière et de lumière sur une chair dénudée, inacceptable outre-Atlantique.


Prostituee Expo Splendeurs et Misères musée d'Orsay
Prostituée, Exposition Splendeurs et Misères, musée d’Orsay

Cette fille de joie a emprunté le chapeau et la canne du client pour prendre la pose entre les trois attributs de son métier : la cuvette des ablutions, l’horloge, et la cheminée qui flambe.


1910 Jean_Metzinger,_,_Nu_à_la_cheminée,_published_in_Les_Peintres_Cubistes,_1913Nu à la cheminée
Jean Metzinger, 1910 (photographié dans Les Peintres Cubistes, 1913)

Ce tableau a eu une certaine importance, puisque c’est la première oeuvre cubiste à avoir été montrée au grand public, au Salon des Indépendants de 1910 [28]. On n’en a conservé que cette photographie en noir et blanc, qui permet tout de même de distinguer, de part et d’autre de la femme nue :

  • à gauche la volute d’un fauteuil, et un trépied portant un vase de fleurs ;
  • à droite une pendule et un autre vase, sur le manteau de la cheminée.


1913 Marquet Nude_by_the_Fireplace (Nu lisant debout)
Nu à la cheminée (Nu lisant debout), Marquet, 1913

Cette composition très charpentée place la modèle en équilibre entre deux objets inutiles : la chaise vide, qui contredit sa verticalité, et la cheminée close, qui ne la réchauffe pas. La brochure, sur laquelle se concentre toute son attention, se multiplie horizontalement dans les cadres : comme si cette modèle esthète lisait dans la revue la critique de l’exposition.


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Hors de France

1906 Carl Andreas Seeber akt-am-kamin
Nu devant la cheminée
Carl Andreas Seeber, exposé à la Grossen Berliner Kunstausstellung de 1906

On ne sait rien sur ce peintre berlinois d’origine polonaise (1855-1915, qui renouvelle avec finesse le thème éculé du Repos du modèle. Entortillonnée par son boa de fourrure, la fille d’Eve porte la main vers le brasier, et tous les péchés qui s’ensuivent. Mais la symbolique péjorative est contredite par la composition : car la fille tourne la dos au mur froid, où pendent des plâtres morts et une collection d’équerres, pour s’incliner vers la chaise, la palette, et le tissu chatoyant. Les pinceaux se prolongent dans les deux objets métalliques posés sur la plaque rougeoyante : la clé pour ouvrir la porte du poêle et la tirette pour faire tomber les cendres, accessoires que complètent le racloir et la pelle posés par terre, frôlant les pieds nus.

La modèle se révèle ainsi être, non pas une pêcheresse combustible, mais une sorte de Prométhée femelle, qui maîtrise le feu et transfère son énergie au peintre.



Après la Première guerre mondiale

En France

1900 Helleu_-_Madame_Helleu_Seated_at_her_Secretaire 1920 ca paul cesar helleu femme_nue_se_rechauffant_devant_cheminee

Madame Helleu assise devant son secrétaire, 1900

Femme nue devant une cheminée, vers 1920

Paul César Helleu

Ces deux compositions illustrent bien l’évolution des moeurs : la même pose serpentine et la même vue plongeante encastrent l’épouse dans son secrétaire et la jeune fille déshabillée devant l’âtre. Même chez un peintre mondain comme Helleu, la nudité en appartement, sans feu ni serviette, n’a plus besoin des alibis d’avant-guerre.


1924 Aloys Hugonnet_A_Femme_nue_devant_la_cheminee Louis-Marie Joseph RIDEL Nu à la cheminee

Femme nue devant la cheminée, Aloys Hugonnet, 1924

Nu à la cheminée, Louis-Marie Joseph Ridel

Il existe encore une clientèle pour la nudité impressionniste, désormais bien embourgeoisée.


1906 Albert_Guillaume_-_Illustration_for_Le_Rire 1920-30 Albert Guillaume Chauffage central

Le Salon ou l’on cause, 1906, Illustration pour Le Rire

Chauffage central, 1920-30

Albert Guillaume

De la même manière, l’illustration de la Belle époque a à coeur de respecter visuellement les convenances, malgré l’audace du propos : la pendule gonflée de puttis et les deux souliers qui s’agitent dans le miroir nous font comprendre que Le Salon ou l’on cause est un bordel : la femme vulgaire, cigarette au bec et verre de rouge à portée de main, qui relève sa chemise contre la Salamandre, n’envie l’habit de religieuse que pour son confort thermique.

Après-guerre, l’audace passe du scénario à l’image : la garçonne qui fume autant que la vieille cheminée prend la pose, jambes grandes ouvertes au feu, que Degas n’avait osée que dans le secret de ses monotypes  (voir La femme au foyer : jusqu’au XIXème siècle ). Le titre assimile ce relâchement au confort moderne, à savoir le « chauffage central ».


1912 Paysanneries grivoises 1920 ca Val d'Es Le retour au foyer La vie parisienne

Paysanneries grivoises, JIL, 1912

Le retour au foyer, vers 1920, Val d’Es, La vie parisienne

L’image d’Avant-guerre ajoute à la quittance qui sèche de vieux et gros symboles (la chat, les brandons, la bougie) pour nous faire comprendre comment la paysanne paye son loyer.

Après-guerre, le même thème de la fille chaude se déplace à la ville, avec cette garçonne dont la jupe courte encourage la flamme à sauter d’un foyer à l’autre.


1925 ca DE GrouxNu de dos à la cheminée, De Groux (Victor Marais-Milton ?), vers 1925

Cet artiste, qui signe « De Groux », pratique impunément le mélange des styles, en incrustant sa garçonne délurée – clope, bouquins et café – dans un intérieur à la Boucher, sur une carpette en peau d’ours.


1929 wegener-sur-talons-rouge-011 1934 fortunio-wegener-016

Illustration pour Sur talons rouges, contes, 1929

Illustration pour Fortunio, 1934

Gerda Wegener

La même cheminée renflée, avec ses bougies éteintes, symbolise dans les deux images la bouche de la mort.

Dans la seconde illustration, le rouge du foyer s’oppose à la blancheur de Musidora, qui vient de se suicider en recevant la nouvelle de la mort de Fortunio :

…elle embrassa la boucle de cheveux de Fortunio, et se piqua la gorge avec la pointe de l’aiguille. Ses yeux se fermèrent, les roses de ses lèvres se changèrent en pâles violettes ; un frisson courut sur son beau corps. Elle était morte. Théophile Gautier, Fortunio, chapitre XXV.


1926 Icart L'ingenue libertine 1925 ca max-bruening-Mädchen bei einem Kamin, radierung,

Illustration pour L’ingénue libertine, Icart, 1926

Fille près de la cheminée, Max Brüning, vers 1925

Dans la gravure parisienne, Minne semble à la fois fascinée et repoussée par le chenet intéressant.

Dans la gravure berlinoise, c’est le reflet inexpliqué dans le miroir qui suggère ce à quoi pense la jeune fille.


Z.Naudy (alfred-renaudin)_femme et cFemme et chat, Z.Naudy (Alfred Renaudin)

Nième resucée d’un intérêt commun aux filles et aux chattes.


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Aux Etats-Unis

 

1916 Albert Arthur Allen. Woman by the fireplace a 1916 Albert Arthur Allen. Woman by the fireplace b

Femme à la cheminée, Albert Arthur Allen, 1916

Ces deux clichés datent de l’ouverture du studio d’Allen à Oakland. Considérés comme pornographiques, ses nus étaient vendus par voie postale. La flamme invisible est probablement un simple projecteur, et la photo claire utilise une seconde source de lumière, pour éclairer le dos du modèle.


1924 Albert arthur allen From the Boudoir serieSérie « the Boudoir »
Albert Arthur Allen, 1924

Huit ans plus tard, l’esthétique Art déco impose des cheveux courts et des lumières géométrisées : un carré pour le corps, un spot pour la tête. Les deux chenets modernistes, à la fois longilignes et bombés, schématisent cette nudité magnifiée.


1925 ca Katherine Grant b 1925 ca Katherine Grant a

Katherine Grant, vers 1925 [29]

Ces clichés hollywoodiens font exactement l’inverse : ils censurent la chair nue mais exhibent autour d’elle tout un attirail de symboles agressifs. Les monstres à patte de lion de la cheminée, les dents du porte-bûches et celles de l’ours, les flammes et la fourrure, prennent en sandwich cette fille ambigüe, visage angélique et crinière de lion. Et la courbure de la grille suggère hypocritement un déhanché que, dans une situation analogue mais en France, une star de la Belle époque ne craignait pas d’exagérer :

Colette, Paris, ca. 1907Colette, Paris, vers 1907


1923 James van der Zee Nude by Fireplace 1926 James van der Zee Future expectations San Francisco Museum of Modern Art

Nu à la cheminée, 1923

Future expectations, 1926, San Francisco Museum of Modern Art

James van der Zee

Premier photographe noir américain, ce chantre de Haarlem aborde le thème prudemment et pudiquement. La cheminée n’a rien de brûlant : c’est la même qui symbolise le foyer dans ses photographies de mariage.


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En Angleterre

 

1920-30 Thomas Tennant Baxter The studio 1920-35 Lindsay Bernard Hall SEATED NUDE BY THE FIRE

L’atelier, Thomas Tennant Baxter, 1920-30

Nu assis près du feu, Lindsay Bernard Hall, 1920-35

Les Anglais entretiennent toujours la fiction du Repos du modèle, dans des ateliers qui n’ont plus rien de bohême.



Après la Seconde guerre mondiale

1948-willy-ronis-Mouche-chantal-Chateau-de-Neuilly-Saint-Fron

Mouche (Chantal), Château de Neuilly Saint Front
Willy Ronis, 1948

Le cadrage et l’inversion du tirage modifient subtilement la lecture du cliché :

  • dans la version « accroupie », la cheminée avec ses deux montants semble vouloir avaler la jeune fille, qui repousse de ses deux paumes la flamme menaçante ;
  • dans la version « assise », la courbure analogue place la fille et la cheminée dans le même camp : celles qui savent dompter la flamme.

Femme devant chemineePhotographie argentique anonyme, années 50

Les courbes contre le carré et le croisement des nylons contre le croisement des bûches.


Émile Savitry

1949 ca La famille Reinhardt chez Savitry 1 Boulevard Edgar Quinet 1952 Émile Savitry Brigitte Bardot chez elle avec sa famille

La famille de Django Reinhardt chez Savitry 1 Boulevard Edgar Quinet, vers 1949

Brigitte Bardot chez elle avec sa famille, 1952

Émile Savitry

Dans la première photographie, la cheminée symbolise le foyer que cette famille nomade n’a pas,  et oppose l’immobilité des courbures du marbre à la mobilité de la guitare.

La seconde photographie exploite, dans le sens ascendant, la même idée d’échelonnement des âges et des tailles. La cheminée symbolise ici aussi la famille, et la flamme ce qui sépare les petites filles de la grande.


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Balthus (SCOOP !)

La même idée de transition, via la flamme, entre la nymphette et la femme, travaille en profondeur les trois tableaux que Balthus a consacrés à notre thème.

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1944-46 the-golden-days-by-balthus Smithsonian Institution, Washington
Les beaux jours
Balthus, 1944-46, Smithsonian Institution, Washington

Ce tableau qui multiplie les symboles invite soit à des interprétations débridées [30], soit à rester coi.



1944-46 the-golden-days-by-balthus Smithsonian Institution, Washington schema
La diagonale descendante conduit pourtant à une lecture assez simple :

  • dans le triangle inférieur, la lumière blanche, le récipient d’eau et la main droite vide (une étude préparatoire montre qu’initialement elle caressait un chat) ;
  • dans le triangle supérieur, la lumière dorée, le récipient de feu, et la main gauche tenant un petit miroir, à savoir l’admiration de soi-même.

A cheval entre le domaine du froid – l’enfance – et celui du chaud – le désir sexuel – la jeune fille, ayant passé un collier, dénudé son épaule et relevé sa jupe, se contemple pour la première fois en femme :

La flamme naine perd sa fleur dans son miroir
Et ce rire est la fin du rire pour toujours
Et cette source est la première et la dernière
Eluard, A Balthus, Cahiers du Sud, 1947

A l’arrière-plan, le jeune garçon illustre la même transition, mais du côté masculin : entièrement englobé dans le domaine du désir – la cheminée embrasée, le pullover rouge – il abaisse sa main gauche au risque de la brûler mais se retient de la main droite au marbre et au miroir, à savoir la connaissance objective.


1949-51 Balthus Jeune fille à sa toilette coll partJeune fille à sa toilette, Balthus, 1949-51, collection particulière

Dans cette confrontation hiératique, le rectangle du papier peint rapproche graphiquement des formes homologues : les pieds de la table et les jambes de la modèle, la cuvette et le bassin, l’eau invisible et l’écoulement irrépressible de la chevelure.


1955 Balthus Nude in front of the fireplace dessin perparatoire 1955 Balthus Nude in front of the fireplace MET

Nu devant un manteau de cheminée, Balthus, 1955, MET

Quelques années plus tard, Balthus remplace la table par une cheminée et décomprime la composition en largeur : les fuyantes éloignent la jeune fille et le cadrage, décalé sur la droite entre le dessin préparatoire et le tableau réalisé, suggère que la cheminée est un terme et que la jeune fille vient de loin. Sa main droite, qui dans le dessin préparatoire tenait probablement un peigne disparaît complètement, dans un procédé de subtilisation (voir https://artifexinopere.com/blog/tag/subtilisation/ )

La corniche jaune du lambris maintient néanmoins l’idée d’une comparaison, moins formelle que symbolique : le bas de la jeune fille est assimilé à la cheminée fermée, le haut au miroir et au broc. Dans cette toile froide, la jeune fille esquisse un geste de femme, mais se trouve entièrement figée dans un monde encore absurde pour elle : un miroir qui ne la reflète pas, un broc qui ne la lave pas, une cheminée qui ne la réchauffe pas.


1955 Balthus La cheminée de l'atelier de Chassy 1956 balthus Frederique Tison Chassy reportage LIFE photo Loomis Dean

La cheminée de l’atelier de Chassy, Balthus, 1955

Frédérique Tison à Chassy, 1956, reportage LIFE, photo Loomis Dean

Réalisée la même année, cette toile chaude creuse le thème dans la direction opposée : en robe rouge, Frédérique Tison, muse au nom prédestiné, se réchauffe et s’instruit auprès de ces trois initiateurs que sont les gros volumes sur la table, les mystères de la cheminée, et le Peintre réduit au veston.


1952-53 Pierre Klossowski La Cheminée ill pour Roberte ce soirLa Cheminée, illustration pour Roberte ce soir
Pierre Klossowski, 1952-53

Ajoutons que le romancier Pierre Klossowski, frère de Balthus, a emprunté pesamment à Fragonard le thème de la chemise qui prend feu :

« Le dessin représente un pas de deux ambigu entre la femme du théologien Octave, Roberte, dont la jupe s’enflamme au contact de la cheminée alors qu’elle terminait une conférence sur la censure, et Vittorio, l’assaillant-sauveur qui lui arrache le pan de jupe pour éteindre la flamme. » [31]


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Gil Elvgren

Moins intellectuelles que les nymphettes de Balthus, les pinups d’Elvgren, devant la cheminée, n’en proposent pas moins d’intéressantes devinettes freudiennes.

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1953 elvgren sheer delight 1954 Elvgreen

Sheer Delight (This Soots Me), Décembre 1948

A Christmas eve, 1954

Gil Elvgren

La première fille de Décembre élabore sur le personnage de Cendrillon : la pauvre souillon qui trimait devant la cheminée se voit transfigurée en une princesse dont la robe est « un pur délice » et qui, telle la pantoufle de vair, « lui va bien », mais « la met en cendre » (jeu de mot entre This Suits Me et This Soots Me). On notera le chenet à la forme évocatrice.

La seconde fille joue du même effet de transparence pour nous faire comprendre qu’elle est un cadeau comme les autres, attendant devant l’âtre de se faire ouvrir.


1950-59 Gil elvgreen 1959 Gil Elvgren Pinup Girl A Warm Welcome

Merry Christmas, 1950-59

A warm welcome, 1959

Parmi toutes les pinups de Noël qui traînent bêtement devant une cheminée, en s’offrant ou en se faisant offrir, celles d’Elvgren se font remarquer par leur inventivité.

La première, une rousse incendiaire,  ne peut attendre minuit pour dépendre son bas et récupérer son cadeau. Les objets arrondis – le pouf, l’âtre incandescent et la couronne agrémentée d’un noeud clitoridien, s’associent à sa victoire sur la phallocratie ogivale des objets du haut – la pendule et les cinq bougies rangées par ordre de taille.

La seconde, une brune piquante qui vous accueille à son foyer en rôtissant des marshmallows, se sous-entend fondante, délicieuse, et prête à être embrochée.


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Pour conclure

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1951 Marilyn Monroe b 1951 Marilyn Monroe a

Marilyn Monroe, photographie Don Ornitz

Marilyn Monroe est élue en décembre 1951 « The Present All GI’s Would Like To Find In Their Christmas Stocking ». D’où le bas qui l’enveloppe et la transforme en cadeau de Noël.


1949 Fair and Warmer Arnold Armitage 1961 Sharon Wagner magazine Bound No 3. Satellite Publishing Co

Fair and Warmer, Arnold Armitage, 1949

Sharon Wagner, magazine Bound N°3, Satellite Publishing Co, 1961

Tandis que la cheminée brûlante entretient des fantasmes à la Lady Chatterley, la cheminée éteinte métaphorise la froideur inaccessible de la maîtresse.


Jan De Maesschalck 1998
Sans titre, Jan De Maesschalck, 1998

Assise sur le marbre de la cheminée, la femme chauffe son pied nu au dessus du cadre de l’âtre, dans lequel elle a déjà jeté une demi-pile de livres ; et de son pied chaussé elle désigne une autre pile, laquelle semble menacée de se liquéfier dans le miroir.

A l’opposé de l’escarpin, coincé entre le cadre et le reflet du châssis, le peintre semble être le seul à résister, par son regard, à cette dissolution généralisée par la flamme et par la glace.


BigBadWolf 2012 illustration pour The Reinvention of Draco Malfoy b BigBadWolf 2012 illustration pour The Reinvention of Draco Malfoy a

Calypso Malfoy
BigBadWolf, 2012, illustration pour « The Reinvention of Draco Malfoy »

Ces deux images illustrent une histore de Ellandrah Sylver, dans lequel Draco Malfoy, métamorphosée en fille suite à un accident de potion, se retrouve en situation périlleuse devant Harry Potter [32] :

« Oh, pour l’amour du ciel… enfilez-la. Je doute que votre mère approuve que vous restiez là, en chemise de nuit, à contre-jour, devant moi. »


Références :
[18] Marina Ducrey, avec la collaboration de Katia Poletti, Catalogue raisonné « Félix Vallotton, 1865-1925 : l’œuvre peint
[19] Claude Arnaud, catalogue de l’exposition Félix Vallotton, Le feu sous la glace , Grand Palais, 2-10-2013 – 20-1-2014
[20] Wildenstein Institute, Vuillard catalogue raisonné, T II, p 138 https://view.publitas.com/wildenstein-plattner-institute-ol46yv9z6qv6/c-r_edouard_vuillard_volume_ii_wildenstein_institute/page/138-139
[21] Wildenstein Institute, Vuillard catalogue raisonné, T III, p 200 https://view.publitas.com/wildenstein-plattner-institute-ol46yv9z6qv6/c-r_edouard_vuillard_volume_iii_wildenstein_institute/page/200-201
[22] Vuillard, Journal, mercredi 25 avril 1923 https://bibnum.institutdefrance.fr/viewer/24341/?offset=#page=136&viewer=picture&o=bookmark&n=0&q=
[23] Claude Terrasse, compositeur ami de Vuillard et Bonnard, est malade et mourra peu de temps après, le 30 juin.
[24] Vuillard, Journal, lundi 30 avril 1923 https://bibnum.institutdefrance.fr/viewer/24341/?offset=#page=138&viewer=picture&o=bookmark&n=0&q=
[25] Vuillard, Journal, samedi 5 mai 1923 https://bibnum.institutdefrance.fr/viewer/24341/?offset=#page=140&viewer=picture&o=bookmark&n=0&q=
[26] Vuillard, Journal, Samedi 12 mai 1923 https://bibnum.institutdefrance.fr/viewer/24341/?offset=22#page=144&viewer=picture&o=bookmark&n=0&q=
[27] Vuillard, Journal, Mardi 15 mai https://bibnum.institutdefrance.fr/viewer/24341/?offset=#page=146&viewer=picture&o=bookmark&n=0&q=
[28] https://en.wikipedia.org/wiki/Nu_%C3%A0_la_chemin%C3%A9e
[28a] Ce tableau est souvent daté par erreur de 1919. La catalogue raisonné de Jean et Henry Dauberville le replace avec raison en 1913 (voir https://archive.org/details/bonnard0000jean/page/n343/mode/2up ). Il est d’ailleurs reproduit, dès 1914, sous le nom de La glace à trois pans, dans le livre de Gustave Coquiot, Cubistes, futuristes, passéistes : essai sur la jeune peinture et la jeune sculpture (6e éd.), Ollendorf p 8 https://ia904608.us.archive.org/1/items/cubistesfuturist00coquuoft/cubistesfuturist00coquuoft.pdf
[29] Sur la courte et tragique vie de Katherine Grant, voir https://www.lordheath.com/menu1_430.html
[30] Voir par exemple celle d’André Pijet : https://mydailyartdisplay.uk/2016/02/17/balthus-part-4-setsuko-and-the-latter-days/
[31] La Cheminée, analyse par Nathalie Roelens, https://imagesanalyses.univ-paris1.fr/la-cheminee/index.html
[32] https://www.tthfanfic.org/Story-16165-11/EllandrahSylver+Fool+s+Consequences.htm

Les Trois âges de l’Homme

29 septembre 2025
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Les Trois âges de l’Homme, de Titien, est un tableau multi-commenté. Comme pour les criminels multi-récidivistes, il n’est sût qu’une conclusion heureuse. soit accessible. Cet article est l’occasion de rappeler les principales interprétations en lice, et d’ouvrir quelques pistes neuves.

Les principales interprétations

Titien Les trois âges de l'homme 1512-14 Galerie nationale d'Écosse Édimbourg
Les trois âges de l’homme, Titien, 1512-14, Galerie nationale d’Écosse Édimbourg

 

La description par Vasari

Plus tard, lorsque Titien revint à Venise, il peignit pour le beau-père de Giovanni da Castel Bolognese un tableau à l’huile représentant un berger nu et une paysanne qui lui offre des flûtes pour qu’il en joue, le tout dans un paysage d’une grande beauté. Ce tableau se trouve aujourd’hui à Faenza, dans la demeure de Giovanni da Castel Bolognese.

Tornato poi Tiziano a Vinezia, fece per lo suocero di Giovanni da Castel Bolognese, in una tela a olio, un pastore ignudo et una forese che gli porge certi flauti perché suoni, con un bellissimo paese; il qual quadro è oggi in Faenza in casa il su detto Giovanni.

Vasari, Le vite de’piu eccellenti pittori…, p. 809.

Bien que Vasari ne parle ni du vieillard, ni des enfants, Peter Humfrey [1] a démonté que la peinture d’Edimbourg est, parmi les différentes variantes connues, la seule qui correspond à cette description.


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L’interprétation de Panofsky (1969)

Voici, en trois paragraphes, l’intégralité de cette interprétation classique [2], complétée par les remarques qu’elle appelle aujourd’hui.


Le couple, ou la Jeunesse

Simon Francois Ravenet detail couple INVERSE National Galleries of ScotlandGravure par Simon Francois Ravenet (National Galleries of Scotland), détail inversé.

La jeune fille n’offre pas à son partenaire deux flûtes « pour qu’il puisse en jouer », mais une seule, afin qu’il puisse jouer un duo avec elle – un duo d’amour, bien sûr. Ses gestes peuvent même suggérer un échange : la flûte qu’elle tient dans sa main gauche, la plus petite des deux, est destinée à elle ; tandis que l’autre, tenue dans sa main droite, le bec près de ses lèvres, est destinée à lui. Ce couple représente, sans surprise, le second stade, « parfait », de la vie humaine.

Ainsi Panofsky nuance la lecture de Vasari, mais ne relève pas plus que lui le point qui invalide l’offrande de deux ou d’une flûte : la troisième flûte, peu visible, que le jeune homme tient déjà dans sa main droite.


Simone Martini, Adoubement de Saint Simone Martini, Adoubement de Saint Martin, 1320-25, Cappella San Martino, Basilique inférieure, Assise

Le musicologue E. Winternitz [3] pense que la fille jouait des deux flûtes simultanément (comme le musicien dans la fresque de Simone Martini), et qu’elle vient de s’interrompre.

Giles Robertson ( [4], p 722) imagine une séquence égrillarde : le garçon a lancé un appel avec sa flûte, la fille lui a répondu avec les deux puis a déplacé sa flûte gauche à un endroit stratégique, en prélude à un rapprochement plus intime.


Le vieillard aux crânes, ou la Vieillesse

Simon Francois Ravenet detail vieillard INVERSE National Galleries of ScotlandGravure par Simon Francois Ravenet (National Galleries of Scotland), détail inversé.

Le troisième stade est représenté par un vieil homme, au second plan, qui, ayant survécu à tous ses proches, médite sur la mort. Mais ce qui est important – et, à ma connaissance, unique – c’est que l’objet visible de cette méditation n’est pas, comme d’habitude… une seule tête de mort, mais deux : le vieil homme médite non pas sur la mort en général, mais sur la mort de deux amants disparus.


Sassoferrato, The Three Ages of Man, from Titian, c. 168 Galeria BorgheseSassoferrato, The Three Ages of Man, d’après Titian, vers 1682, Galeria Borghese, Rome

On connaît deux copies, l’une à la galerie Doria Pamphili, l’autre plus récente à la Villa Borghese, qui montrent le vieillard entouré de quatre crânes et d’ossements, sans chapelle à l’arrière-plan. Or l’étude aux rayons X de la version d’Edimbourg a révélé la présence des quatre crânes : les copies romaines reflètent donc une étape initiale de la conception de Titien [4].

L’idée était probablement d’opposer la Vie – les moutons gardés par les bergers – et la Mort – les crânes gardés par le vieillard. C’est dans un second temps que Titien a eu l’idée, bien vue par Panofsky, d’associer les crânes au couple : il a supprimé les deux crânes surnuméraires et  éloigné le troupeau de moutons pour évoquer, non plus la Mort opposée à la Vie,  mais les funérailles du couple.


Les deux enfants endormis, ou l’Enfance

Simon Francois Ravenet detail trio enfants INVERSE National Galleries of Scotland

L’Enfance est elle-aussi représentée par un couple d’amoureux : deux enfants dormant dans les bras l’un de l’autre, symbolisant un stade de la vie où l’amour n’est ni présent (comme pour le couple à gauche) ni passé (comme pour le vieil homme triste au fond), mais présent potentiellement.

L’enfant ailé

Ce qui est un peu difficile à expliquer, c’est le rôle de la figure associée aux enfants endormis. Ailé, contrairement aux enfants, cet amorino ou, si l’on préfère, cet angelino, jette un regard affectueux sur les enfants, comme s’il les protégeait, tout en posant fermement ses mains sur le tronc incliné d’un arbre sans feuilles, apparemment déjà arraché à ses racines. Selon une tradition aussi ancienne que la Bible, l’arbre sec symbolise la mort et l’arbre vert la vie. Un groupe d’arbres verts est donc tout à fait approprié pour accompagner le jeune couple à gauche. Et le petit esprit ailé – sorte de mélange entre Cupidon et ange gardien – tente d’empêcher le tronc d’arbre mort de tomber sur les enfants endormis. Il le retient ou l’éloigne afin de protéger ces deux jeunes vies de tous les dangers qui pourraient entraver leur développement.

L’opposition entre l’arbre vert et l’arbre mort a été retenue par la critique, mais personne n’a repris l’idée que l’angelot empêche le tronc de tomber sur les bébés : son tronc penche dans l’autre sens, et est étayé par une souche coupée.


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L’interprétation de Joannides (1991) [4a]

« Daphnis et Chloé » n’a été imprimé, puis traduit du grec que bien longtemps après Titien, mais on peut toujours supposer que celui-ci avait eu connaissance du texte par un ami humaniste. Développant une idée de Judith Dundas [5], Joannides prélève dans ce long roman trois passages qui expliqueraient les trois groupes du tableau :

  • Cupidon au dessus des deux enfants endormis évoquerait le rêve simultané des parents adoptifs de Daphnis et Chloé, rêve dans lequel ils voient les Nymphes présenter chacun des enfants à Cupidon (Livre I, 9) ;
  • le couple aux flûtes illustrerait le passage où Chloé, au cheveux blonds, tombe amoureuse de Daphnis, aux cheveux noirs, tandis qu’il se baigne nu puis joue de la flûte en gardant son troupeau (Livre I, 16-17) ;
  • le vieillard aux deux crânes illustrerait un détail minuscule du texte, Dionysophane pleurant ses deux enfants : « mon fils aîné et ma fille moururent de même mal en même jour » (Livre 4, 170).

La faiblesse de l’article est de sélectionner, dans ce long roman plein de rebondissements, trois passages éloignés les uns des autres, que seul un spectateur ayant en main le manuscrit grec était à même d’apprécier.

Le point fort de l’interprétation est qu’elle explique le point le plus singulier de la composition : l’homme nu et la femme habillée. Mais si l’intention de Titien était narrative – illustrer le thème, inédit à l’époque, de Daphnis et Chloé – pourquoi aurait-il omis toute référence au bain ?


Le_Concert_champêtre,_by_Titian,_1510-11 Louvre Titian Sacred Profane

Le Concert champêtre, Titien, 1510-11, Louvre

Amour sacré et Amour profane, Titien, 1514, Galerie Borghese, Rome

On peut tout aussi bien proposer que, dans une intention purement plastique, il ait voulu expérimenter la formule inverse de celle de son autre tableau à énigmes, le Concert champêtre (deux femmes nues et deux hommes habillés). Avant d’expérimenter, dans Amour sacré et Amour profane, un troisième contraste : femme habillée / femme nue (voir Habillé/déshabillé : la confrontation des contraires ).


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L’interprétation de Rafael Zafra Molina (2024) [6]

Boldù et le génie de la Mort, 1458, NGABoldù et le génie de la Mort, 1458, NGA

L’article commence par un rapprochement avec cette médaille qui présente une séquence similaire – un jeune homme nu affligé (Boldù lui-même), un crâne et un angelot. Par ailleurs, la grande absente dans la médaille – la jeune femme avec sa couronne de myrte – aurait été rajoutée parce que le tableau était épithalamique (commandé à l’occasion d’un mariage). La conclusion, inventive, ne repose que très vaguement sur la médaille, présentée pourtant comme la source lointaine du tableau :

Ce tableau – que nous pouvons désormais appeler « L’Amour et la Mort » – adresse un message aux jeunes mariés : avant de consommer leur union – ce moment de bonheur si intense –, qu’ils tempèrent un instant leurs désirs et se souviennent que, même s’ils se sentent déjà unis pour toujours, la vie, la leur comme celle de leurs proches, peut prendre fin subitement. Seul le maintien de ce lien qui les unit aujourd’hui leur permettra de vivre un amour qui perdure au-delà de la mort. [6]



Quelques pistes nouvelles

La variante gravée par Valentin Lefebvre

Valentin Lefebvre Opera selectiora quæ Titianus ... et ... Veronensis inventarunt ac pinxerunt, Iacobus Van Campen, Venetiis, 1682 National Galleries of ScotlandValentin Lefebvre, Opera selectiora quæ Titianus … et … Veronensis inventarunt ac pinxerunt, Iacobus Van Campen, Venetiis, 1682, Galerie nationale d’Écosse Édimbourg

Les commentateurs qui ont parlé de cette gravure admettent qu’elle reflète une variante disparue, copiée à un moment précoce de la conception du tableau d’Edimbourg, avant même que Titien ait eu l’idée d’introduire le vieillard aux quatre crânes. Les autres différences sont :

  • l’absence de la seconde flûte de la fille ;
  • les bâtiments campagnards à gauche de la chapelle ;
  • une étendue d’eau avec deux bateaux à l’arrière-plan droit ;
  • les ailes du bébé central ;
  • les repousses sur le tronc étêté ;
  • l’objet en T accroché par un ruban à une branche (peut-être un carquois, mal interprété par Lefebvre).

La conclusion manifeste, mais que personne n’a tirée, est que l’idée de Mort n’était pas présente dans la conception initiale : le tronc des enfants n’est pas sec mais, au contraire, en train de repousser après la taille.


L’emblème de l’arbre qui renaît (SCOOP !)

Tiziano, 1515-20 sacra_conversazione_edimburgoConversation sacrée
Tiziano, 1515-20, Galerie nationale d’Écosse, Édimbourg

Le motif de la vieille souche étayant un jeune tronc apparaît dans cet autre tableau de Titien, avec une valeur symbolique bien comprise par Judith Dundas ([5], p 53) :

En étant transmis des mains de la Vierge au donateur, l’enfant Jésus passe d’un arbre desséché à un arbre verdoyant, symbolisant ainsi le pouvoir vivifiant de l’amour.


Valentin Lefebvre Opera selectiora quæ Titianus ... e 1682 National Galleries of Scotland detail enfants Mantegna Bacchanale a la cuve detail 1475 ca

Bacchanale à la cuve (détail), Mantegna, vers 1475

Les deux bambins couchés sont une citation, immanquable pour les contemporains, des deux enfants assommés par l’ivresse dans la Bacchanale de Mantegna. Le troisième, qui grimpe en posant son pied sur l’un deux, rappelle le garçonnet de Mantegna, qui escalade la cuve en prenant appui sur le robinet.

Ainsi le groupe de bambins, dans son état initial, traduit l’idée d’ascension :

  • le premier dort par terre,
  • le second se voit pousser des ailes, 
  • le troisième, ailé et vêtu, s’élève le long du tronc reverdissant.

Aux deux bambins ailés, futurs Cupidons, sont promis les deux carquois encore vides, suspendus hors de portée au dessus d’eux.

Tout se passe comme si, pour son emblème, Titien avait pastiché le motif bien connu de Mantegna pour exprimer l’inverse : non plus la chute vers l’inconscience – des grappes dans l’arbre jusqu’à l’écuelle vide sur le sol –  mais l’éveil du désir, parallèle à la montée de la sève dans l’arbre.



Titien Trois Ages de l'Homme etat initial
Dans cette composition initiale, le trio des enfants autour de l’arbre en repousse (en bleu clair) fait comprendre ce qui se passe du côté du jeune couple (en bleu moyen), à savoir le renouvellement de la capacité génésique. Les deux flûtes, dans les mains des adultes, contrastent avec les deux carquois, inaccessibles aux Cupidons en herbe. La souche morte (en bleu sombre) sert d’antithèse au surgissement des nouvelles pousses.


Le contraste d’attitude, bien noté par Judith Dundas, entre le jeune homme sombre et fourbu et la jeune femme plus active serait en définitive une nouvelle manière de traiter le thème de l’éveil (voire du réveil) du désir, avec les mêmes ingrédients – une jeune femme habillée, un jeune homme nu, et un tas d’enfants – que dans un  autre célèbre tableau de mariage  :

Venus_and_Mars_National_GalleryVénus et Mars, Botticelli, vers 1485, National Gallery

Pour l’analyse de ce tableau, voir 1 Vénus et Mars.


Les trois flûtes

Simon Francois Ravenet detail couple INVERSE National Galleries of Scotland

Paul Holberton [7] est le seul a avoir creusé le problème des trois flûtes et à avoir trouvé une explication ingénieuse, qui n’a guère suscité d’intérêt.


scène de la pièce « Andria » de Térence Pompéi - Musée Archéologique National NaplesScène de la pièce « Andria » de Térence, Pompéi, Musée Archéologique National, Naples

Elle repose sur le fait qu’à la Renaissance, toutes les éditions des pièces de Térence [8] commençaient par un court traité du scholiaste Donatus expliquant comment ces comédies était accompagnées par une flûte à deux tuyaux égaux, tenus à main droite et à main gauche (tibiis paribus, id est dextris aut sinistris) :

« Les tuyaux de droite, par leur son grave, annonçaient un passage sérieux de la comédie, ceux de gauche, par la légèreté de leurs sons aigus, montraient un passage enjoué. Quand la comédie portait dans sa rubrique de titre la mention droite et gauche, on pouvait s’attendre à un mélange de jeu et de sérieux. » [9]

Dans le tableau de Titien, le jeune homme sombre tient de la main droite la flûte sérieuse, tandis que la jeune femme tient les deux, la sérieuse et la joyeuse.

Holberton pressent, mais sans développer son propos, que les trois flûtes amorcent un motif qui s’étend aux autres secteurs de la composition :

Les flûtes symbolisent une sorte de point Janus, au milieu de chacun des Trois âges : le jeune homme prend conscience de sa propre mortalité à travers le concept de procréation ; les putti sont innocents et ignorants, bien qu’un d’entre eux s’élève vers la lumière et la connaissance ; enfin le vieil homme, conscient du temps et du destin, est penché vers la terre et la poussière.


sb-line

Une élaboration progressive (SCOOP !)

Titien Trois Ages de l'Homme etat initialValentin Lefebvre, 1682

Au départ, la composition, purement binaire, confronte une scène amoureuse à sa métaphore :

  • un couple devant un arbre mature s’éveille à l’amour par un duo de flûtes ;
  • devant un arbre renaissant, un bébé endormi acquiert des ailes, puis un vêtement, puis se redresse en direction des carquois, illustrant par cette transformation en deux Cupidons la montée mutuelle du désir.

Sassoferrato, The Three Ages of Man, from Titian, c. 168 Galeria Borghese
A un moment donné de la conception, la souche morte étayant l’arbre renaissant a donné à Titien l’idée de développer le thème de la Mort en ajoutant le vieillard aux quatre crânes, entre cette souche et le troupeau de moutons : le thème était alors proche de celui du  Et in Arcadia ego : même en Arcadie la mort est là.



Titien Trois Ages de l'Homme etat final
Puis il a bifurqué vers le thème des Trois Ages, en montrant un même couple au temps de l’Amour (bleu moyen), au temps de la Mort (bleu sombre), et au temps de l’Enfance (bleu clair) : deux amoureux, deux crânes, deux enfants aptères.

L’idée des trois flûtes s’est alors imposée pour imprimer un rythme ternaire – deux graves, un aigu – qui se propage dans les trois groupes :

  • les deux flûtes sérieuses, à main droite, (ellipses) rejoignent les deux crânes et les deux enfants aptères dans une même notion d’inertie, de gravité ;
  • la flûte joyeuse dans la main gauche de la jeune femme (rectangle) renvoie au vieillard et à l’enfant ailé, autour de la notion d’animation, d’élan vital.

En s’enrichissant ainsi, la composition, tissée sur ce rythme ternaire, acquiert une qualité proprement musicale.


Le thème de l’arbre coupé

Simon Francois Ravenet detail trio enfants INVERSE National Galleries of Scotland

Reste à comprendre pourquoi Titien a supprimé les branches neuves sur l’arbre au dessus des enfants.

Une première explication est que, en renonçant aux ailes de l’enfant du milieu, il renonçait aussi à l’idée d’un réveil en trois stades, cohérent avec la montée de la sève et la pousse des branches. Il s’est donc rabattu sur une idée plus simple, le contraste entre la souche définitivement morte, côté vieillard, et l’arbre étêté, en dormance, côté enfants.

Une seconde raison, plus obscure, est que l’expression « albero tagliato » peut prendre, en italien, le sens de castré, d’impuissant (pour d’autres exemples picturaux de cette symbolique, voir 2 Phalloscopiques par destination : les fruits de la Nature). Dans une composition restée pour l’essentiel binaire, l’arbre touffu de la moitié gauche, emblème de la maturité sexuelle, s’oppose aux deux troncs impuissants de la moitié droite : l’un trop âgé, l’autre trop jeune.



Références :
[1] Peter Humfrey, « The Patron and Early Provenance of Titian’s ‘Three Ages of Man », The Burlington Magazine, Vol. 145, No. 1208, Art in Italy (Nov., 2003), pp. 787-791, https://www.jstor.org/stable/20073284
[2] Erwin Panofsky, « Problems in Titian, mostly iconographic », 1969, https://archive.org/details/problemsintitian0000pano/page/96/mode/1up
[3] E. Winternitz, Musical Instruments and their Symbolism in Western Art, 1967, pp.50-51 https://archive.org/details/musicalinstrumen0000wint/page/50/mode/1up
[4] Giles Robertson, «The X-Ray Examination of Titian’s “Three Ages of Man” in the Bridgewater House Collection», The Burlington Magazine, 113, 825, 1971, pp. 721-726. https://www.jstor.org/stable/876810
[4a] Paul Joannides, Titian’s Daphnis and Chloe: A search for the subject of a familiar masterpiece, Apollo Vol. 133, N° 352, (Jun 1, 1991) p 374-382.
[5] Judith Dundas, « Titian Enigma », Artibus et Historiae, Vol. 6, No. 12 (1985), pp. 39-55 https://www.jstor.org/stable/1483235
[6] Rafael Zafra Molina, Titian’s Three Ages of Man: A New Interpretation, HIPOGRIFO, 12.1, 2024 (pp. 753-781) https://dialnet.unirioja.es/descarga/articulo/9576140.pdf
[7] Paul Holberton, « The pipes in Titian’s Three Ages of Man » Apollo, 2003-02, Vol.157 (492), p.26-30
[8] Notamment le premier incunable de Térence imprimé à Venise : Terentius cum duobus commentis: uidelicet Donato et Guidone, Venetiis : Simon Bevilaqua  pour Lazarus de Soardis, 1494, München, Bayerische Staatsbibliothek — 2 Inc.c.a. 3115 p 8 https://www.digitale-sammlungen.de/en/view/bsb00059001?page=8
[9] Evanthii de comoedia excerpta VIII, 11 http://hyperdonat.huma-num.fr/editions/html/DonEva.html

5.7 Un procédé rare : les drôleries recto-verso

18 septembre 2025
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Il arrive qu’au détour d’une page, une drôlerie se transforme en une autre, obtenue par décalque. Ce procédé rare n’est utilisé que dans quelques manuscrits luxueux de l’école ganto-brugeoise, entre la fin du XVème siècle et le début du XVIème.

Le Livre d’Heures de Marie de Bourgogne

Stundenbuch der Maria von Burgund ÖNB, Cod 1857 fol 170rfol 170r Stundenbuch der Maria von Burgund ÖNB, Cod 1857 fol 170vfol 170v

Maître de Marie de Bourgogne, 1467-1499, Vienne, ÖNB, Cod 1857

En tournant la page, la baigneuse pudique, qui cache son sexe sous une serviette, se transforme en une femme sauvage ; les deux tiges de fraisier se séparent et se plantent comme des arbres.


Stundenbuch der Maria von Burgund ÖNB, Cod 1857 fol 172rfol 172r Stundenbuch der Maria von Burgund ÖNB, Cod 1857 fol 172vfol 172v

La sauterelle dissimulée sous une fleur est débusquée par un héron.



Le Livre d’Heures de Jeanne de Castille

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Master of the David Scenes (Bruges ou Gand), 1496–1506 BL Add Ms. 18852 fol 78v-79v

Dans le bifolium 78v-79r (lignes pointillées), le singe au miroir fait face à un homme-cornemuse au miroir. En tournant la page (ligne continue), la cornemuse se transforme en alambic et le foulard change de couleur.



1496–1506-Master-of-the-David-Scenes-Bruges-or-Ghent-Book-of-Hours-of-Joanna-of-Castile-BL-Add-Ms.-18852-schema-204r 204v
Plus loin apparait une autre transformation du singe : le plat qu’il récure devient une plaque sur laquelle il broie les couleurs.

Sur le thème du miroir et de la mort dans ce manuscrit, voir 3 Fatalités dans le miroir



Les Heures de Croy

1510-20 Heures de Croy OBN 1858 fol 31r 31v miroirs

Heures de Croy, 1510-20, Vienne,  OBN 1858 fol 31r 31v

La femme sauvage avec queue de cheval tenant un miroir se  transforme en une femme-cornemuse tenant une claquette.


1510-20 Heures de Croy OBN 1858 fol 168r 168vHeures de Croy, 1510-20, Vienne,  OBN 1858 fol 168r 168v

Cette transformation quasi surréaliste fait écho à l’expression placé juste au dessus de chaque drôlerie :

  • le lézard retourné et attaché sur un soulier fait écho à « lacéré par d’innombrables calomnies » ;
  • la femme souris aux pieds ligotés par une corde en forme de queue fait écho à « en perforant tes pieds délicieux »

Le principe n’est pas l’illustration littérale, mais l’association quasiment poétique entre mots et images.



1510-20 Heures de Croy OBN 1858 miroirs
Le singe au miroir du folio 111v accompagne ironiquement un passage sur la permanence divine :

Tu les changeras comme un manteau, et ils seront changés Mais toi, tu restes le même, et tes années n’ont point de fin. Psaume 101,27

Ces deux miroirs annoncent le clou du manuscrit, le miroir macabre du folio suivant , qui tombe à pic sous les mots « apud dominum misericordia (auprès de la Miséricorde divine) ».  Il n’est toujours pas question ici de la  mort subjective, mais de la Mort éternelle à laquelle permet d’échapper le Pardon de Dieu.

Le bijou en losange du verso a pour commentaire l’inscription « memor fui dierum antiquorum » (je me souviens des jours antiques) » : il propose une sorte de retour en arrière au temps de la Croix, qui referme le miroir et accorde la miséricorde espérée.

Sur le thème du miroir et de la mort dans ce manuscrit, voir 3 Fatalités dans le miroir

1 Annonciations en diagonale au XVème siècle : l’ange au premier plan

24 août 2025
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Dès qu’ils ont commencé à maîtriser la représentation de l’espace, les artistes ont cherché à disposer les personnages dans la profondeur. Cependant, une scène a longtemps résisté à cette évolution naturelle : celle de l’Annonciation. Dans l’immense majorité des cas, les Annonciations de cette période positionnent l’Ange et la Vierge face à face, dans le même plan, avec la plupart du temps l’Ange à gauche, conformément au sens de la lecture : il a fallu de fortes raisons pour s’écarter de ces conventions.

Ces trois articles étudient les rares Annonciations en diagonale qui ont émergé dans le courant du XVème siècle, pour aboutir à deux gravures très originales d’Altdorfer. Ce sont souvent des oeuvres très commentées, mais les analyser sous cet angle leur apporte un éclairage nouveau.

Ce premier article présente les cas où c’est l’ange qui se décale au premier plan.

L’Annonciation en diagonale de Melchior Broederlam (SCOOP !)

Melchior Broederlam, 1394-99, Musée des Beaux Arts, DijonMelchior Broederlam, 1394-99, Musée des Beaux Arts, Dijon

Les volets externes de ce retable alternent un décor d’architecture et de paysage. Les quatre scènes, dont seule la première montre un événement surnaturel, ont été composées pour se répondre deux à deux, autour du personnage de Marie :

  • en intérieur :
    • elle reçoit le message de l’Ange (Annonciation),
    • elle offre l’Enfant au Grand prêtre (Présentation au Temple) ;
  • en extérieur :
    • elle sent son ventre tressaillir, au dessus d’un ruisseau sec (Visitation),
    • elle serre l’enfant contre son ventre, au dessus d’une source vive (Fuite en Egypte).

On a souvent opposé la perspective oblique de l’Annonciation, où les fuyantes entraînent l’oeil vers la scène suivante, à la perspective frontale de la Présentation au temple, où l’oeil est recentré vers l’Enfant. La perspective oblique a inspiré à Panofsky un beau passage sur la différence de perception de l’espace entre le Sud et le Nord [1]. Mais le point crucial, à savoir que cette perspective inhabituelle touche spécifiquement une Annonciation, n’a pas été suffisamment souligné : car cette Annonciation en diagonale n’a aucun précédent connu, et très peu de successeurs.



Melchior Broederlam, 1394-99, Musée des Beaux Arts, Dijon Annonciation schema
En fait, il est faux de dire que le demi-panneau consacré à l’Annonciation est vu en perspective oblique : le jardin clos et le Temple, en arrière-plan, restent vus de face. La rotation ne touche que l’édifice gothique, à savoir le vestibule et la chambre : de sorte que le lit de Marie, qui devrait logiquement se trouver à l’intérieur du Temple cylindrique, se retrouve en un lieu indéfini, dans un espace surnaturel où se joue l’Incarnation. Cette imbrication de deux espaces disjoints se voit particulièrement dans le détail du rayon de lumière, qui s’interrompt au niveau du plafond du portique, et réapparaît mystérieusement au niveau de la fenêtre (en jaune).

L‘aigle sculpté du pupitre [2] entretient avec la colombe vivante un parallélisme visuel, qui traduit probablement un rapport de précédence : il symbolise l’omnivoyance du Père, portant sur ses ailes l’Ancien Testament, mais de manière invisible pour le lecteur. Cette interprétation est étayée par le détail très rare du rat de cave [3], dont Marie utilise la faible lumière pour déchiffrer le texte : de la même manière que l’aigle précède la colombe, cette flamme terrestre précède le rayon de lumière divine, qui vient enfin élucider l’Ancien Testament.

La composition en oblique (flèche bleu) a pour effet d’établir un parallèle avec le troisième être ailé : l’ange, porteur de la banderole dominus tecum réalise la prophétie portée par l’aigle, et conduit l’oeil non pas en hors champ, mais vers le drap blanc de l’autel (ou du lit) [3a] de Marie : là s’accomplit l’Incarnation, dans la pièce barrée qui métaphorise le ventre virginal, à côté mais en dehors du Temple. C’est seulement lors de la Présentation que celui-ci deviendra le nouveau réceptacle de l’Enfant.



L’Annonciation en diagonale du Maître de Rohan (SCOOP !)

Ce manuscrit, célèbre pour son originalité iconographique, compte deux exceptionnelles Vierges vues de dos.

Grandes-Heures-de-Rohan-1430-35-fol 227r-Gallica

Vierge à l’Enfant
Grandes Heures de Rohan, 1430-35, BNF Latin 9471 fol 227r (Gallica)

L’image secondaire montre « ceux qui meurent en luxure, en convoitise et en orgueil du monde, les morceaux en la bouche », comme le résume le diable qui vole au dessus, deux jambes s’échappant de sa gueule. Dans l‘image principale, les deux anges déroulant un parchemin remplacent la figure démoniaque, et la Vierge à l’Enfant tourne très logiquement le dos aux méchants qui agonisent.

La seconde Vierge vue de dos, celle de l’Annonciation, a elle-aussi une justification contextuelle. Mais il faut pour le comprendre remonter quelques folios en arrière.


Grandes-Heures-de-Rohan-1430-35-f41r-GallicaLa Quinte Douleur de Marie
Grandes Heures de Rohan, 1430-35, BNF Latin 9471 fol 41r (Gallica)

Cette image pleine page constitue le frontispice de la section consacrée aux Cinq Douleurs et aux Cinq Grâces de Marie, avec la cinquième Douleur, la plus dramatique : « tout sanglant et défiguré je vous couchai en mon giron ». La miniature secondaire est la première d’une série de quatre miniatures sur les pages recto, qui accompagnent le texte des Cinq Douleurs et des Cinq Grâces.


Grandes-Heures-de-Rohan-1430-35-f42v-GallicaFol 42v Grandes-Heures-de-Rohan-1430-35-f43r-GallicaFol 43r

Elles s’intercalent avec une série de trois miniatures sur les pages verso, illustrant le sacrifice d’un veau tel que décrit dans le Lévitique. On a ainsi une série de trois bifoliums mettant en correspondance, de manière quelque peu grand guignolesque, le sacrifice du veau fait au Dieu de l’Ancien Testament et un le sacrifice d’un martyre, fait au  Christ.


Grandes-Heures-de-Rohan-1430-35-f44v-GallicaL’Offrande du veau, fol 44v Grandes Heures de Rohan 1430-35 f45r GallicaL’Annonciation, fol 45r

La miniature pleine page de l’Annonciation, qui sert de frontispice aux Heures de la Vierge, constitue aussi le dernier bifolium de la série :

  • côté Ancien Testament, Dieu agrée par un rayonnement le sacrifice déposé dans le Temple ;
  • côté Nouveau Testament, Dieu envoie son rayonnement dans l’étude de la Vierge.

La vue de dos de Marie s’explique par le rôle terminal de cette miniature, comme si la jeune femme de l’Annonciation regardait en arrière, au travers du texte des Cinq Douleurs, son futur tragique, et le sacrifice de son Fils.

Millard Meiss ( [4], p 10) souligne le caractère céleste, plus graphique qu’architectural, et irrationnel spatialement, de la loggia conçue par le Maître de Rohan. Elle me semble au contraire tout à fait en cohérence avec les autres architectures présentes dans le manuscrit, à commencer par le Temple de la page de gauche.



Grandes-Heures-de-Rohan-1430-35-f45r-Gallica schema
La page s’analyse plus fructueusement non pas comme une construction flottant dans le ciel, mais comme une image entourée par une bordure abritant douze angelots, dont seulement trois côtés sont matérialisés par un liseré doré (en jaune) : le bord supérieur est remplacé, comme souvent, par l’architecture elle-même. Seul Dieu le Père constitue un véritable débordement, ce qui est conforme aux conventions graphiques du gothique international (voir 10 Débordements dans le gothique international).

L’édifice est composé :

  • d’une chapelle dont on voit quatre travées, fuyant vers la droite derrière l’étagère aux livres ;
  • d’une antichambre à quatre pans (en bleu), dans laquelle se trouve l’ange, qui se raccorde latéralement à la loggia de Marie.

La composition en diagonale s’explique par le besoin de caser Isaïe, avec le texte de sa prophétie, en pendant à Dieu le Père dans l’angle opposé : il fallait donc placer Marie plus haut, quitte à ce que son auréole touche les voûtes.



L’Annonciation de Van Eyck (SCOOP !)

Cette oeuvre très complexe est ici abordé uniquement du point de vue de la composition en diagonale.

Annunciation_-_Jan_van_Eyck_-_1434-36 NGA schema

Annonciation
Van Eyck, 1434-36, NGA

La Vierge est parallèle au mur du fond, de structure ternaire (en blanc), avec au centre le Dieu de l’Ancien Testament (voir La Vierge dans une église : résurrection du panneau perdu (2 / 2) ). L’Ange est parallèle au mur de gauche, à l’aplomb de la fenêtre d’où tombent les sept rayons de l’Esprit Saint. En faisant abstraction de tous les détails des vêtements, on voit que l’ange (en rouge) et la Vierge (en bleu) font contact orthogonalement : l’ange n’est pas au niveau de la Vierge, mais un peu en avant, au niveau du tabouret à demi caché par la robe.

Cette rencontre en diagonale met particulièrement en exergue les deux carrés de carrelage placés au centre, avec Judas faisant s’écrouler le temple de Dagon, et le Combat de David et Goliath. Les médaillons qui les entourent ont résisté aux interprétations ([5], [6]).



Annunciation_-_Jan_van_Eyck_-_1434-36 NGA detail

Sur les sept médaillons des intersections :

  • quatre sont des signes du Zodiaque (en blanc, avec leur numéro d’ordre dans l’année), dans une disposition apparemment aléatoire (Scorpion ou Cancer, Lion, Sagittaire, Capricorne) ;
  • trois (en rouge) sont d’autres symboles.

Je pense que ces médaillons très mélangés ne cachent pas une puissante énigme astrologique ou typologique, mais qu’ils entretiennent avec les tableaux bibliques des liens quasi humoristiques (flèches bleus), à la manière des drôleries marginales :

  • la sirène avec Dalida, autre femme fatale ;
  • le scorpion à la queue coupante, avec ses ciseaux ;
  • le guerrier à queue de poisson avec Dagon [6] ;
  • le dragon à la gueule transpercé avec Goliath en cuirasse, le cou tranché ;
  • le Lion avec David,
  • le Sagittaire avec le cavalier qui poursuit Absalom ;
  • le Capricorne avec Absalom lui même, pris par ses cheveux dans un arbre, tel le bélier d’Abraham pris par les cornes dans un buisson.



L’Annonciation de Petrus Christus (SCOOP !)

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Annonciation Friedsam
Attribuée à Petrus Christus, vers 1450, MET

Il est très réducteur d’analyser cette oeuvre en tant qu’Annonciation en diagonale, car il s’agit d’une construction symbolique très aboutie (pour une synthèse de l’interprétation classique de Panofsky, voir 5.3 L’Annonciation du Prado ; pour une interprétation moins classique du singe, voir Figurines, mécanismes et bestioles dans l’Annonciation d’Aix).



Annonciation-Petrus-Christus-schema diagonale
Reste qu’un des éléments-clés de la composition est ce rectangle de terre nue, vers lequel tous les sentiers convergent, et que l’Ange et la Vierge flanquent orthogonalement : on y voit quelques bouts de pierres et un long bloc mal équarri, posé récemment devant la marche (il écrase une touffe d’herbe), sans nécessité pratique et sans équivalent connu.

La seule interprétation qui a été proposée est celle de John Malcolm Russell [7], qui voit dans ce bloc la pierre d’achoppement dont parle Isaïe (8, 14-15), pierre sur laquelle les incrédules trébuchent. Mais ce thème n’a pas de lien avec l’Annonciation.


Annonciation-Petrus-Christus-detail terre battue

Une piste plus fructueuse est donnée par la prière « Regina Caeli », dont les premiers mots sont inscrits sur les carreaux de céramique du seuil. Cette prière remplace en période de Pâques celle de l’Angelus, qui commémore quotidiennement l’Annonciation. En effet elle ajoute une référence à la Résurrection :

« Reine du ciel, réjouis-toi, alleluia. Car celui qu’il te fut donné de porter, alleluia, Est ressuscité comme il l’avait dit« .

Le spectateur du tableau pouvait donc comprendre que cette Annonciation particulière avait lieu à Pâques, et associer le bloc à la fin du Regina Caeli, donc à l’annonce par le Christ de sa Résurrection (« comme il l’avait dit »).

Un de textes où le Christ annonce implicitement sa Résurrection est la parabole de la vigne, telle que racontée par Mathieu : les vignerons ayant tué le fils du maître de la vigne, celui-ci les fait périr et embauche d’autres vignerons, qui eux sauront la faire fructifier. Jésus cite ensuite abruptement le psaume 117 :

Jésus leur dit: N’avez-vous jamais lu dans les Ecritures : La pierre qu’ont rejetée ceux qui bâtissaient est devenue la principale de l’angle. C’est du Seigneur que cela est venu, Et c’est un prodige à nos yeux ? C’est pourquoi, je vous le dis, le royaume de Dieu vous sera enlevé, et sera donné à une nation qui en rendra les fruits. Celui qui tombera sur cette pierre s’y brisera, et celui sur qui elle tombera sera écrasé. Matthieu 21, 42-44

Le bloc jeté devant le seuil est « la pierre qu’ont rejetée ceux qui bâtissaient », autrement dit le Fils tué par les vignerons. Mais, par la Résurrection, ce bloc deviendra la « pierre principale de l’angle » (caput anguli) : ce que le tableau démontre visuellement, puisque le bloc occupe l’angle entre le terrain non bâti et l’Eglise.



Le foyer germanique

Une Annonciation doublement tripartite (SCOOP !)

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Oberrheinischer_Meister_-_Verkündigung 1430-40 caMaître du Haut Rhin (attr), vers 1430-40, Musée Oskar Reinhart « Am Römerholz » Winterthur

Ce très petit panneau marque le début de l’influence du réalisme flamand dans le gothique tardif germanique. Malgré la simplicité apparente, les détails sont très étudiés :

  • le rayon de lumière comporte sept rayons, allusion au sept dons de la sagesse (comme dans l’Annonciation de Van Eyck, ou dans le retable de Mérode) ;
  • le mur du fond comporte trois fenêtres, dont l’une est voilée.

Ainsi, en passant devant ce fond rouge, la colombe du Saint Esprit, envoyée par le Père, se dirige vers le lieu encore caché du Fils.



Oberrheinischer_Meister_-_Verkündigung 1430-40 ca schema
La composition en diagonale permet une autre tripartition, cette fois dans la profondeur (rectangles blancs) :

  • le premier plan, avec la porte, est le lieu des envoyés de Dieu : l’ange et les trois récipients qui transportent, à l’intérieur de la chambre les merveilles de la nature : vase de fleurs, arbre topiaire, cassette à joyaux ;
  • le plan moyen, avec la banquette, est le lieu de l’absorption de la Parole, avec la serviette immaculée, les deux livres et Marie (sur l’équivalence entre l’eau et la Parole, voir 4.5 Annonciation et Incarnation comparées) ;
  • l’arrière-plan, avec le lit dont on ne voit que la courtine, est celui de l‘Incarnation.


Master of the Nuremberg Passion 1440-50Maître de la Passion de Nüremberg, 1440-50

La composition a dû avoir une certaine célébrité, puisqu’elle a été reproduite à l’identique dans une gravure connue en un seul exemplaire, et qu’on la retrouve un peu plus tard (sans la composition en diagonale) dans une tapisserie [8].


1450 Jost Haller Basel KunstmuseumAnnonciation
Jost Haller (attr), 1450-60 Basel Kunstmuseum

La fenêtre tripartite et le rideau rouge sur sa tringle, escamotant le lit, laissent penser que cet artiste a voulu moderniser « à la flamande » l’Annonciation de Winterthur, qu’il connaissait par la gravure. L’idée est très originale : dans le coin arrière gauche, nous est montrée la porte fermée qui donne accès à l’étude de la Vierge : l’ange apparaît miraculeusement dans le coin opposé, comme s’il venait de traverser le mur. Il tient une lettre fermée (mais non cachetée) et Marie reçoit ce messager extraordinaire du côté opposé à celui où elle s’assoit pour lire. La table entre les deux apparaît comme le morceau de bravoure de la composition : avec son livre et sa cuvette, elle évoque peut-être une table d’autel, qui présente l’Incarnation comme une pré-Eucharistie : avec le livre, mais sans les espèces.


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Des contraintes contextuelles (SCOOP !)

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Kleiner Albrechtsaltar 1435 ca Annonciation detruit en 1945 Kleiner Albrechtsaltar 1435 ca Visitation Belvedere

Annonciation (détruite en 1945)

Visitation, Belvedere, Vienne

Maître de l’AlbrechtsAltar, Kleiner Albrechtsaltar, 1435

La composition du retable complet n’est pas connu, mais ces deux scènes se trouvaient probablement côte à côte, formant une sorte de pendant :

  • les deux édifices (le dais de Marie, le temple d’Elisabeth) sont positionnés au centre, côte à côte  ;
  • les visiteurs en contrebas (l’ange, Marie) font un mouvement centripète.

La composition en diagonale de l’Annonciation répond donc à un souci de cohérence contextuelle. Par ailleurs, le mouvement ascensionnel, côté Annonciation, attire l’oeil vers le morceau de bravoure du tableau, le placard, peint dans le style tout à fait moderne du réalisme flamand : plat métallique avec ses reflets, encrier suspendu projetant son ombre sur le mur, chandelier double, feuille de papier portant une prière.


Albrechtsaltar 1438-39 Annnonciation Stift Klosterneuburg (c) IMAREAL Albrechtsaltar 1438-39 Visitation Stift Klosterneuburg (c) IMAREAL

Annonciation

Visitation

Maître de l’AlbrechtsAltar, Albrechtsaltar, 1438-39, Stift Klosterneuburg (c) IMAREAL

Cet autre retable du même maître viennois, dont les vingt quatre panneaux ont été conservés, montre cette fois une disposition en parallèle :

  • le siège-cible (avec un pupitre pour Marie et une quenouille pour Elisabeth) se trouve à gauche, indiquant l’occupation interrompue ;
  • le visiteur se dirige vers la gauche,  de plain-pied avec la personne visitée.

On remarquera que l’artiste a inversé l’Annonciation sans inverser les mains de l’ange, qui fait désormais de la main gauche le signe de la prise de parole. Dans l’autre main il tient un manuscrit roulé en forme de cône.

Selon Till-Holger Borchert ( [9], p 434) , cette composition reflèterait celle du panneau central d’une oeuvre perdue de Van Eyck, le triptyque Lomellini (vers 1436), influence que l’on retrouve aussi, un peu plus tard, dans cette Annonciation d’un peintre de Munich :

Master of the Munich Marian Panels 1445-50 Kunsthaus, ZurichAnnonciation
Master of the Munich Marian Panels 1445-50 Kunsthaus, Zurich

On notera le motif typiquement germanique des trois sceaux apposés par la Trinité sur le document de l’Ange, pour achever de convaincre Marie. Il relève probablement d’une particularité linguistique :

« La formule allemande standard pour le début d’un texte officiel comportait l’expression kund tun, « faire connaître », « annoncer ». Le mot kund est le radical de verkünden, qui signifie « annoncer » en allemand, et une variante de ce mot est bien sûr Verkündigung, ou « annonciation ». Ainsi, dans l’Allemagne de la fin du Moyen Âge, il existait un lien linguistique entre les documents juridiques et l’Annonciation. » [10]

Le fait que la composition diagonale n’apparaisse, pour des raisons contextuelles, que dans le Kleiner Albrechtsaltar, suggère que l’Annonciation perdue de Van Eyck ne suivait pas cette disposition diagonale.


Annonciation Allemagne du Sud, 1440-50, MET Atelier de Campin Vierge a l'enfant dans un interieur National Gallery

Annonciation, Allemagne du Sud, 1440-50, MET

Vierge à l’enfant dans un intérieur, Atelier de Campin, National Gallery

Ce panneau de format miniature (16 x 10 cm), qui reprend le détail des trois sceaux, s’inspire du même prototype eyckien. Mais il le déploie dans une espace à la Campin : la partie « étude », avec un plafond identique à celui de la Vierge à l’enfant dans un intérieur, se complète en arrière par une partie « chambre », et une fenêtre là aussi identique ( [11], p 264 )

L’Annonciation en diagonale apparaît comme naturelle dans cette conquête de la profondeur : sa grande rareté montre, a contrario, la force du schéma mental ramenant l’Ange et la Vierge dans le même plan : un peu comme un photographe hésiterait à montrer une rencontre officielle depuis le dos d’un des protagonistes (ce qui est presque le cas ici).


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Des natures mortes à la flamande (SCOOP !)

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1444 MEISTER-DER-POLLINGER-TAFELN_LINKER-FLUEGEL-DES-MARIENALTARS-AUS-DER-EHEMALIGEN-STIFTSKIRCHE-HEILIG-KREUZ-IN-POLLING-VERKUENDIGUNG--
Annonciation (panneau supérieur gauche du retable de La Vierge, provenant de l’église de la Sainte Croix à Polling), 1444, Alte Pinakothek, Munich

Le retable réalisé par ce peintre de Munich comportait quatre très grands panneaux de part et d’autre d’un retable sculpté, ce qui écarte les considérations de cohérence d’ensemble. L’Annonciation renvoie encore au modèle perdu de Van Eyck, mais la position basse de l’ange pourrait s’expliquer ici par le souhait de caser en bonne place le « trompe-l’oeil à la flamande », avec les mêmes objets que pour le Kleiner Albrechtsaltar :
1444 MEISTER-DER-POLLINGER-TAFELN_LINKER-FLUEGEL-DES-MARIENALTARS-AUS-DER-EHEMALIGEN-STIFTSKIRCHE-HEILIG-KREUZ-IN-POLLING-VERKUENDIGUNG detail-
On notera, en plus, le rat de cave qui s’éteint.


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Germania_meridionale Geburt Maria Lüttich Universitätsbibliothek Germania_meridionale,_annunciazione 1450_ca._galleria estense Modene Germania_meridionale visitazione,_1450_ca._galleria estense Modene

Naissance de Marie, Liège, Musée Wittert (inv 12037) [12]

Annonciation, Galleria Estense, Modene

Visitation, Galleria Estense, Modene

Allemagne méridionale, German-Netherlandish Altarpiece, vers 1450

La première scène conservée, la Naissance de Marie, est en vue plongeante, mais les personnages se font face. A noter le détail amusant de la sage-femme qui met un pied dans le bassin afin d’en vérifier la température : on retrouve un geste analogue dans la Vierge à l’enfant devant une cheminée, de Robert Campin (Ermitage), où Marie tend une main vers les flammes dans la même intention.

Dans une vue plongeante à la Broederlam, l’ange de l’Annonciation se trouve placé sur un palier en contrebas, qui permet de faire communiquer l’étude de Marie et la chapelle de gauche. L’inscription sur la tranche établit, de manière lapidaire, l’identité de celui qui a été prophétisé par Isaie (Emmanuel) avec Christus. Dans une idée très proche de celle de l’Annonciation du retable de Mérode, le livre ouvert sur le genoux de la Vierge (l’Ancien testament) s’oppose au livre encore à écrire, enveloppé dans son tissu de couverture comme un bébé dans ses langes (voir 4.5 Annonciation et Incarnation comparées). Le lustre réglable en hauteur est quant à lui emprunté à l’Annonciation de Van der Weyden (Louvre, vers 1434), voir 3 Du lit marital au lit virginal.

Dans la Visitation, Elisabeth a quitté son siège pour accueillir Marie en haut du sentier pentu.


C’est le format particulièrement oblong des panneaux qui a dicté ces deux compositions en diagonale, mais aussi l’intention de mettre en pendant la scène en intérieur (l’Annonciation) et la scène en extérieur (la Visitation).


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Annonciation Retable-de-Schoppingen-Volets-Fermes
Retable de l’église de Schöppingen (fermé), vers 1453-57

Après le « foyer » autrichien et bavarois, on retrouve des Annonciations en diagonale plus au Nord, en Westphalie. L’Annonciation recopie celle du retable de Mérode (voir 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament) dans une disposition selon la diagonale descendante destinée à faire pendant avec la diagonale montante de la scène en extérieur, ici la Nativité.


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Annonciation retable de liesborn 1466 National Gallery
Annonciation, retable de Liesborn, 1466, National Gallery

Ce retable a été démembré, mais la grande taille des autres panneaux, autour d’une Crucifixion, évite ici encore d’interroger la cohérence d’ensemble.

La maîtrise de la perspective centrale change totalement la donne : l’entrée de l’ange, par une porte latérale au premier plan, sert à accentuer la profondeur par effet repoussoir. La nature morte obligée, avec les objets habituels, se trouve placée au plus loin, donc au plus petit : l’artiste tente de compenser par la virtuosité la banalisation de la formule flamande.


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Stanisław Durink (attr) 1475-1485 Annonciation Our Lady of Sorrows Triptych Wawel Cathedral CracovieAnnonciation (volet extérieur gauche du retable de Notre Dame des Douleurs),
Stanisław Durink (attr), 1475-1485, Chapelle de la Sainte Croix, Cathédrale de Wawel, Cracovie

Ce retable présente des influences flamandes marquées, au point que certains ont proposé qu’il ait été réalisé à Bruxelles [13]. L’ange délivre son Ave Maria sous le forme d’un acte notarié, toujours authentifié par les trois sceaux rouges.

L’Annonciation en diagonale cumule les trois justifications que nous avons déjà rencontrées :

  • accentuer l’effet de profondeur (quoique la perspective soit moins rigoureuse que dans le retable de Liesborn) ;
  • faire converger l’oeil vers le clou du spectacle, la nature morte ;
  • s‘harmoniser avec la scène voisine, ici juste en dessous :

Stanisław Durink (attr) 1475-1485 circoncision Our Lady of Sorrows Triptych Wawel Cathedral Cracovie

Circoncision

Les deux panneaux s’organisent autour d’une colonne centrale, avec un agent à genoux face au récipient approprié à chaque usage : vase à fleurs de l’Annonciation, bassin et aiguière de la Circoncision On comprend que l’Enfant, dans les bras du Grand Prêtre, réalise ce qui était écrit dans le livre tenu par Marie.



Trois Annonciations italiennes

L‘Annonciation en diagonale est  inconnue en Italie au XVème siècle, mis à part trois exceptions notables.

L’Annonciation d’Alvaro Pires d’Evora

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Anunciação_Alvaro_Pires_d´Évora 1430-1434 Museu Nacional de Arte Antiga Lisbonne Lorenzo_Monaco_ Annonciation Bartolini Salimbeni ca._1425_Santa_Trinita_Florence

Alvaro Pires d´Évora 1430-1434 Museu Nacional de Arte Antiga, Lisbonne

Lorenzo Monaco, Annonciation Bartolini Salimbeni, vers 1425, Santa Trinita, Florence

Ce peintre d’origine portugaise a peint en Toscane ce petit tableau de dévotion privée.

La partie Ange s’inspire du retable de Lorenzo Monaco, mais la suppression de la main gauche et du lys libère au centre une large plage dorée, qui met en valeur la trajectoire de la colombe.

La partie Vierge en revanche est très originale, avec ce brocard expansif qui masque le dossier de la chaise, noie dans un repli le lutrin à deux étages et se fond en bas avec le rouge de la robe

La composition en diagonale résulte de l’adaptation de la composition de Monaco à un format plus étroit :

  • décaler l’ange au premier plan permet :
    • graphiquement, d’allonger ses ailes et de laisser place à la main de Dieu dans le coin supérieur ;
    • symboliquement, de dédier ce premier plan au thème de l’Annonciation ;

Anunciação_Alvaro_Pires_d´Évora 1430-1434 Museu Nacional de Arte Antiga Lisbonne detail

  • déplacer Marie en arrière, sous le dais et sur l’estrade unifiés par le tissu rouge, la met en tête à tête avec la colombe, dans une strate plus profonde où se joue l’Incarnation.

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L’Annonciation de Giovanni Angelo d’Antonio (SCOOP !)

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Giovanni Angelo d'Antonio, Annonciation avec un donateur laïc,1455, Musée civique, Camerino lunetteAnnonciation avec un donateur laïc et une franciscaine (lunette)
Giovanni Angelo d’Antonio, ,1455, Musée civique, Camerino

La lunette de ce retable est tout à fait extraordinaire. On y voit, en symétrie de part et d’autre du Christ sortant du sépulcre :

  • Saint François (reconnaissable au stigmate de sa main droite) et Saint Antoine de Padoue ;
  • la Vierge et Saint Jean, affligés ;
  • deux anges entourant la colonne de la Flagellation (surmontée d’une bassine en cuivre sur laquelle est posé le fouet) puis deux anges entourant la croix ;
  • l’autoportrait du peintre en béret noir, rapprochant l’éponge de la plaie au flanc comme pour lui emprunter son rouge.

L’artiste se place ainsi dans une situation extraordinairement privilégiée, sans alter ego, au dessus des saints franciscains et à la dextre du Christ : la situation même de Saint Longin, retrouvant la vue au contact du sang qui sort de la plaie du flanc.



Giovanni Angelo d'Antonio, Annonciation avec un donateur laïc,1455, Musée civique, Camerino bas
Le panneau principal, en dessous, propose la vue en perspective d’une rue, avec les deux donateurs derrière l’ange, face à la chambre de la Vierge. Arasse a noté le caractère symbolique de la colonne, qui ne se situe pas dans le prolongement du mur ( [14] , p 195) : mais il n’a pas relevé qu’elle fait écho à la colonne de la Flagellation du registre supérieur : manière de signifier que l’Annonciation est l’antichambre de la Passion et, au delà, de la Résurrection.

Un aspect qui a échappé aux commentateurs est que la Vierge, derrière son pan de mur, ne peut pas voir l’ange. Réciproquement, ni les donateurs, ni même l’ange, ne peuvent voir la Vierge : tout au plus le bout de son pupitre qui, très artificiellement, dépasse d’une case côté rue. Ici la composition en diagonale semble un pis-aller, permettant au moins une communication par la parole, matérialisée par la salutation en lettres d’or qui surcharge le mur.

Trente ans plus tard, Crivelli, dans sa célèbre Annonciation avec Saint Emidius, restaurera la communication visuelle en ouvrant une fenêtre dans le mur, ce qui lui permettra de s’affranchir de la composition en diagonale (voir 7-2 Les donateurs dans l’Annonciation…à gauche ).



Giovanni Angelo d'Antonio, Annonciation avec un donateur laïc,1455, Musée civique, Camerino detail colombe
Un détail méconnu est celui de la colombe, sortant de la colonne christique comme pour illustrer l’unicité du Saint Esprit et du Fils, dans un jeu de mot columBa /columNa.

Un autre détail encore plus inattendu est celui de l’objet situé juste derrière, et qui semble bien être un rat de cave en train de s’éteindre, avec les ciseaux qui ont permis de le moucher. Ainsi, par un cheminement improbable, la rare métaphore flamande est descendue jusque dans les Marches.


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L’Annonciation de Cossa (SCOOP !)

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cossa 1470-72 annonciation Dresde Gemaldegalerie Alte MeisterRetable pour le couvent des Clarisses de l’Observance, à Bologne
Francesco del Cossa, 1470-72, Gemldegalerie Alte Meister, Dresde

Le second exemple italien a été étudié in extenso par Arasse ([14] , p 199 et ss, [14a]), sans insister sur la composition en diagonale. Il est improbable que le ferrarais Del Cossa ait connu le retable de Giovanni Angelo d’Antonio, à l’abri et au loin dans le monastère de Spermento ; mais il a dû affronter une topographie similaire : l’ange dans la rue et la Vierge dans sa chambre.

La colonne en plein centre prend une valeur symbolique massive : pointée du doigt par l’ange et à l’aplomb du bébé de la Nativité dans la prédelle, elle est le résultat même de l’Annonciation, le pilier qui supporte, encore en avant, en direction du spectateur, la première poutre d’un monde nouveau.

Arasse a bien montré comment la perspective centrale, en apparence implacable, est bricolée en de nombreux points.


Plan au sol de !'Annonciation de Francesco del Cossa (Loïc Richalet). Fig 19 De l4annonciation italienne, ArassePlan au sol de !’Annonciation de Francesco del Cossa (Loïc Richalet). Fig 19 ([14]

En avant de la chambre de la Vierge a été édifiée une architecture totalement artificielle :

  • un portique à quatre arcades, devant laquelle se tient Marie (le pilastre central arrière tombe en plein sur la roue à livres) ;
  • un portique corinthien, dans lequel se tient l’Ange, et dont on ne voit que la colonne centrale.

Le fait que la colonne empêche la Vierge de voir l’ange, et réciproquement, ne doit pas être surévalué : cet effet de masquage, qui n’est évident ni sur le panneau, ni sur le plan, n’est pas l’objectif de cette construction, tout au plus un effet de bord. Del Cossa a voulu créer une réalité virtuelle blufante, dont l’ange vu de dos au premier plan, inédit en Italie, est l’ingrédient majeur. L’effet repoussoir de son pied au ras du tableau est bien supérieur à celui de l’anecdotique escargot, dont l’importance au sein de la composition a été par trop exagérée.



cossa 1470-72 annonciation Dresde Gemaldegalerie Alte Meister schema
Car le gastéropode liminaire n’est pas le seul détail bizarre à expliquer :

  • pourquoi l’ange porte-t-il une auréole en dur, assujettie sur sa tête par un harnachement en cuir ?
  • pourquoi, à la place du lys habituel, masque-t-il dans sa main gauche une rose blanche et un bouton fermé ?
  • à quoi sert l’ouverture sur la corniche, sinon à suggérer le trajet de la colombe, directement vers le ventre de la Vierge (ligne jaune), et non vers sa tête ou son oreille, comme habituellement ?
  • le pli de la robe en forme de spirale, qui semble faire écho à l’escargot, n’est-il pas l’indice d’une signification cachée, utérine ou ombilicale ?

Un anthropologue du corps [14b] a tenté doctement de justifier tous ces écarts, à grand renfort d’analogies tous azimuts et d’alignements qui font fi des contraintes tridimensionnelles de la composition. Un théoricien de l’art [14c] a eu l’honnêteté de classer l’auréole de l’ange parmi ces détails qui résistent à toute explication, et dont les commentateurs évitent prudemment de parler.



cossa 1470-72 annonciation Dresde Gemaldegalerie Alte Meister schema 4
L’auréole du Gabriel de Cossa peut sembler étrange par sa matérialité, mais elle ne fait que cumuler de manière créative le disque incliné sur le haut du crâne et le diadème, que l’on trouvera chez d’autres artistes, jusqu’au boutistes de la perspective.



cossa 1470-72 annonciation Dresde Gemaldegalerie Alte Meister schema 2
Il faut admettre que Cossa est un peintre imaginatif, prodigue en détails bizarres, et apprécié pour cela par ses contemporains. Le pli « en forme d’escargot » se retrouve sur la Sainte Catherine qui faisait partie du même retable de l’Observance, ce qui relativise son importance dans l’économie de l’Incarnation. D’autres détails – l’auréole opaque de l’ange opposée à l’auréole transparente de la Vierge, le bouton de rose proéminent – seront repris par Cossa dans le Polyptyque Griffoni de 1472-73 [14d].



cossa 1470-72 annonciation Dresde Gemaldegalerie Alte Meister schema 3
Comme le remarque très justement Arasse ([14] , p 204), Dieu « est devenu une minuscule figurine et la colombe est pratiquement imperceptible : de façon très rare à l’époque, Francesco del Cossa a soumis la représentation de la divinité à la loi de la réduction perspective. »


Ce Dieu minuscule, ce bouton de rose à la taille d’un chien, cet escargot qui crève l’écran, mais surtout cet ange en saillie, dont l’aile et le pied frôlent le cadre, sont autant d’effets spéciaux, de démonstrations de force de ce nouveau système optique, qui éclipse définitivement les représentations hiérarchiques médiévales.


Article suivant : 2 Annonciations en diagonale au XVème siècle : Marie au premier plan 

Références :

[1] On peut dire que le Nord, comparé à l’Italie, ressentait même l’espace pictural comme une « masse », c’est-à-dire comme une substance homogène au sein de laquelle l’espace ouvert, à savoir l’espace occupé par la lumière, était ressenti comme presque aussi dense et « matériel » que les corps individuels qui y étaient distribués. Inversement, il devient maintenant clair que l’élaboration des méthodes de perspective géométrique était réservée aux Italiens : pour eux, la conquête de l’espace procédait d’abord du désir d’assurer la liberté de mouvement et de disposition des corps, et était donc plus un problème stéréométrique que pictural. L’incarnation artistique de l’espace homogène et infini ne pouvait donc être réalisée que par la collaboration du Nord et du Sud, car l’un était capable de saisir le problème sub specie qualis, et l’autre sub specie quantis.

Erwin Panofsky, Perspective As Symbolic Form, p 152 https://archive.org/details/ErwinPanofskyPerspectiveAsSymbolicForm/page/n75/mode/1up?q=broederlam<

[2] Dans un lutrin-aigle, meuble liturgique habituellement dédié à la lecture de l’Evangile, il symbolise habituellement le Fils. On l’évite dans les Annonciations (voir Figurines, mécanismes et bestioles dans l’Annonciation d’Aix), où sa présence serait anachronique puisque l’Incarnation n’a pas encore eu lieu. Le choix de Broederlam relève donc d’une intention spécifique à ce retable.
[3] Melchior_Broederlam 1394-99 The_Annunciation_(detail)_ Musee des BA de Dijon
Il ne s’agit pas d’une pelote de fil, comme on le lit souvent, mais d’un rat de cave, longue bougie enroulée en forme de pelote.
[3a] L’interprétation comme un lit ou comme un autel diffère selon les historiens d’art. Voir Micheline Comblen-Sonkes, Le Musée des beaux-arts de Dijon : Les Primitifs flamands (1988) p 86
Cette ambiguïté visuelle est probablement voulue.
[4] Millard Meiss, Marcel Thomas, « The Rohan Master : a book of hours », 1971 https://archive.org/details/rohanmasterbooko0000roha/page/10/mode/1up?view=theater&q=annunciation
[5] Panofsky, Early Netherlandish Paintings : Its Origins and Character. Vol. I , p 138 https://archive.org/details/earlynetherlandi0001erwi/page/138/mode/1up
[6] John L. Ward « Hidden Symbolism in Jan van Eyck’s Annunciations » The Art Bulletin, Vol. 57, No. 2 (Jun., 1975), pp. 196-220 https://www.jstor.org/stable/3049370
[7] John Malcolm Russell, « The Iconography of the Friedsam Annunciation », The Art Bulletin, Vol. 60, No. 1 (Mar., 1978), pp. 24-27 (4 pages) https://www.jstor.org/stable/3049740
[8] Vera K. Ostoia « Tapestry Altar Frontal with Scenes from the Life of the Virgin », MET Bulletin ,VOLUME XXIV, NUMBER 10 JUNE i966 https://resources.metmuseum.org/resources/metpublications/pdf/The_Metropolitan_Museum_of_Art_Bulletin_v_24_no_10_June_1966.pdf
[9] Till-Holger Borchert « Reflecting Van Eyck : The Diffusion of an Optical Revolution in European Art around 1450 » dans 2020, Van Eyck: An Optical Revolution https://www.academia.edu/42214713/Reflecting_Van_Eyck_The_Diffusion_of_an_Optical_Revolution_in_European_Art_around_1450
[10] Waterman, https://www.metmuseum.org/art/collection/search/438761
[11] Maryan W. Ainsworth and Joshua P. Waterman, « German Paintings in The Metropolitan Museum of Art, 1350 –1600 » https://cdn.sanity.io/files/cctd4ker/production/84f8d5e6cd8581d363fe1de5f9c614fe3dd0a5a2.pdf
[12] Friedrich Winkler, « Jos Ammann von Ravensburg », Jahrbuch der Berliner Museen, 1. Bd. (1959), pp. 51-118 (68 pages) https://www.jstor.org/stable/4125615
[13] MAGDALENA ŁANUSZKA, « Tryptyk Matki Boskiej Bolesnej w kaplicy Świętokrzyskiej – najbardziej niderlandyzujące dzieło z fundacji Jagiellonów https://posztukiwania.pl/wp-content/uploads/2015/08/Patronat-Jagiellono%CC%81w.compressed.pdf
[14] D.Arasse, L’Annonciation italienne
[14a] D. Arasse, « Le regard de l’escargot » dans On n’y voit rien, p. 38
[14b] Dimitri Karadimas, La part de l’Ange : le bouton de rose et l’escargot de la Vierge. Une étude de l’Annonciation de Francesco del Cossa, Anthrovision.2013
https://journals.openedition.org/anthrovision/177
https://journals.openedition.org/anthrovision/676
[14c] Sandro Spiccati, Inesplicabilità dell’immagine, Antinomie, 11/11/2020 https://antinomie.it/index.php/2020/11/11/inesplicabilita-dellimmagine/
[14d] Aujourd’hui dispersé entre plusieurs musées. Pour une reconstitution, voir https://it.wikipedia.org/wiki/Polittico_Griffoni

2 Annonciations en diagonale au XVème siècle : Marie au premier plan

24 août 2025
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Ce dispositif pose immédiatement problème puisque la Vierge, personnage principal, ne peut être montrée de dos. On en arrive donc à la conception bizarre d’un ange arrivant en catimini, par derrière.

Article précédent : 1 Annonciations en diagonale au XVème siècle : l’ange au premier plan



Les Annonciations atypiques du Maître ES (SCOOP !)

Lehrs [15] a attribué six Annonciations à ce graveur allemand, entre 1450 et 1460 : elles suivent toutes la composition en diagonale et qui plus est cinq d’entre elles sont en configuration inversée (l’Ange à droite). Certaines ont été copiées (en les inversant) par Israhel van Meckenem.

Maitre ES Annonciation Lehrs 10 fig 164 METMaitre ES (Lehrs 10 fig 164) MET

Gabriel entre en scène dans le dos de la Vierge, les deux faisant face au spectateur. Le carrelage est toujours dessiné en perspective frontale et le décor du fond varie : Maître ES travaille en assemblant des morceaux, sans avoir les moyens d’obtenir une cohérence spatiale complète. Cette variante est la seule où il adopte, pour le décor du fond, la solution classique d’un mur oblique et d’un mur dans le plan de l’image.


Maitre ES Annonciation Lehrs 11Lehrs 11 Maitre ES Annonciation Lehrs 13Lehrs 13

Ici, il incline le mur par où entre l’ange de manière à former un dièdre symétrique. Les deux gravures, avec le château fort vu par la fenêtre, sont presque des images miroir. Seul le mobilier diffère : un autel plaqué devant la fenêtre, ou un vase posé dans son épaisseur.



Maitre ES Annonciation Lehrs 12 Städel Museum, Frankfurt am MainLehrs 12, Städel Museum, Frankfurt am Main

Compte-tenu des deux solutions précédentes, relativement cohérentes. cette gravure pose question, avec son espace totalement déstructuré. L’autel occupe un emplacement improbable, orthogonal à la fenêtre et placé au milieu, ce qui a pour effet de resserrer l’espace disponible : pour la première fois l’ange n’est pas en arrière, mais vient frôler Marie.



Maitre ES Annonciation Lehrs 12 Städel Museum, Frankfurt am Main schema
Il semble que l’artiste ait voulu varier sa composition habituelle en remplaçant le dièdre rentrant par un dièdre saillant. Pour cela, il s’est contenté d’inverser les obliques, l’idée étant que la rencontre se situe maintenant en avant de la pointe du dièdre : Marie compare la prophétie inscrite dans son livre avec le message apporté par l’ange (cercle jaune).


Maitre ES Annonciation Lehrs 8 fig 195Lehrs 8, fig 195 Maitre ES Annonciation Lehrs 9 fig 184Lehrs 9, fig 184

Enfin, dans ces deux composition similaires, le Maître a placé ses protagonistes devant un décor à trois pans.

Dans la gravure de gauche, l’ange vient de passer de seuil, dans le dos de la Vierge .

Dans celle de droite, la porte étant fermé, il s’est matérialisé au plus près de la Vierge, au moment même où l’homoncule rentre par la fenêtre, flanquée de quatre prophètes.



Laisser place au donateur (SCOOP !)

Dans plusieurs Annonciations, le décalage de l’ange sert simplement à laisser place à son alter ego humain : le donateur.

Museum-fur-Kunst-und-Kulturgeschichte-der-Stadt-Dortmund (c) MKK Foto Jürgen SpilerAnnonciation avec donatrice
1480-1500, Museum fur Kunst und Kulturgeschichte der Stadt Dortmund

L’artiste se rapproche de la composition en dièdre et du mobilier des gravures de Maître ES, tout en asseyant la Vierge face à l’Ange à la manière flamande. Le décalage en hauteur semble destiné à créer une homologie entre l’ange et la religieuse, qui présentent tous deux la même banderole, avec la salutation angélique.


1480-1500 Domschatz- und Diozesanmuseums Eichstatt
Annonciation avec donateur
1480-1500, Domschatz- und Diozesanmuseums, Eichstatt

Là encore, le décalage en hauteur de l’ange a été motivé par l’insertion en bonne place du donateur, dont la banderole de supplication fait écho au certificat notarié présenté par l’ange. Pour d’autres détails de ces compositions inventives, voir 7-2  Les donateurs dans l’Annonciation …à gauche .


1510 ca AllgauTirol Diozesanmuseus Rottenburg
Annonciation avec donateur (volets extérieurs d’un retable)
Vers 1510, région de l’Allgäu, Tyrol, Diözesanmuseum, Rottenburg

Lorsque l’Annonciation est inversée, le donateur, avec sa supplication, reste sous les pieds de l’ange, avec sa salutation. Pour une interprétation possible de la cage, voir 7-4 Le cas des Annonciations inversées .


1470-1500 Annonciation avec le duc d Albe Maitre Virgo_inter_Virgines Palacio de Liria
Annonciation avec le duc d’Albe
Maître des Virgo inter Virgines, 1470-1500, Palacio de Liria, Madrid

Le Duc d’Albe est dans le camp de l’Ange mais il imite également la Vierge, avec son prie-Dieu parallèle, et son casque en guise de vase.


1520 ca Ecole de Lucas de Leyde coll part
Annonciation avec une donatrice
Ecole de Lucas de Leyde, vers 1520, collection particulière

La pratique de surélever l’ange pour caser le donateur se poursuit au siècle suivant.



Les suiveurs de Van der Weyden

L’Annonciation de Dijon

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L'Annonciation Maître de la Rédemption du Prado attr ca 1470 Dijon_Musée_des_Beaux-ArtsL’Annonciation
Maître de la Rédemption du Prado (attr) , vers 1470, Musée des Beaux-Arts, Dijon

Marie se trouve en avant-plan dans un oratoire plafonné par deux voutes en berceau en bois. L’ange se tient sur la marche qui mène à la chambre. Il n’y a pas de point de fuite unique, car la composition s’attache avant tout à diviser la partie haute en deux sections symboliques : le lit derrière Marie, la porte fermée derrière l’Ange, et entre les deux la banderole portant le texte  « ave gratia plena dominus tecum » : il ne s’enroule pas comme d’habitude autour du bâton du messager, mais autour de la colonne centrale, la désignant ainsi clairement comme le symbole du Christ et de l’Incarnation, qui unit la terre et le ciel.

Il n’y a aucun précédent connu à cette composition dans la peinture flamande, l’antécédent le plus proche étant germanique, avec les compositions rustiques de Maître ES.


L'Annonciation Maître de la Rédemption du Prado attr ca 1470 Dijon_Musée_des_Beaux-Arts christ_appearing_to_the_virgin_NGA 1937.1.45

L’Annonciation, Dijon

L’apparition du Christ à Marie, NGA

Une étude récente [16] a montré que ces deux panneaux fonctionnaient en pendant, et qu’ils constituaient probablement les volets internes d’un grand retable à panneau central sculpté, datable plutôt des années 1450, par un peintre de l’atelier de Van der Weyden.

La colonne, qui était centrale, s’est dédoublée de part et d’autre, pour mettre à égalité de dignité le Fils ressuscité et sa mère, dont  le voile de la femme âgée a remplacé la chevelure dénouée de la jeune fille. Côté masculin, l’étendard de la Résurrection (un repentir ajouté durant la réalisation) a remplacé le bâton de l’Ange, et la porte s’est ouverte.


Reconstitution (c) M. S. TuckerReconstitution (c) M. S. Tucker [16]

Tandis que l’Annonciation plaçait le spectateur face à la colonne centrale, dans l’intimité d’un oratoire au fond d’une chambre close, l’Apparition est construite avec un point de fuite unique qui décale le spectateur en hors champ sur la gauche, contemplant latéralement une chapelle ouverte sur le monde : ce dispositif est cohérent avec le placement des volets aux deux extrémités d’un large retable, que le spectateur découvrait en progressant de gauche à droite.


1280px-Rogier_van_der_Weyden_-_The_Altar_of_Our_Lady_(Miraflores_Altar)_-_Google_Art_ProjectRetable de Miraflores
Van der Weyden, 1442-45, Gemäldegalerie, Berlin

L’apparition du Christ à gauche de sa mère lisant se trouve déjà dans le volet droit de ce retable, dont les trois panneaux sont d’égale largeur et vus en perspective centrale. La différence notable est que le Christ est ici sur le même plan que sa mère.

La composition atypique de l’Annonciation de Dijon, avec son ange à la fois à droite et en retrait, ne résulte probablement pas de l’influence hypothétique de Maître ES, mais de considérations de symétrie par rapport au volet de l’Apparition, qui suit le modèle de Van der Weyden : on a simplement décalé le Christ en arrière, pour tenir compte de l’exiguïté du panneau.


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L’Annonciation de Rothenburg ob der Tauber

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Friedrich Herlin, 1466 St._Jakob,_Zwölfbotenaltar_Rothenburg_ob_der_Tauber_vilet gauche interneVolet gauche interne du Zwölfbotenaltar
Friedrich Herlin, 1466, église St. Jakob, Rothenburg ob der Tauber

Les mêmes cause produisant les mêmes effets, c’est sans doute le format en hauteur du panneau de l’Annonciation qui a conduit ici à la disposition en diagonale, afin d’occuper toute la surface disponible. Les gravures de Maître ES avaient rendu admissible en Allemagne l’idée de l’ange arrivant par derrière, et Friedrich Herlin a pu s’en inspirer, tout en revenant à la formule traditionnelle de l’ange à gauche. Néanmoins, la présence du lit à courtines dénote l’influence de Van der Weyden, que Herlin a introduite en Souabe [17].



Friedrich Herlin, 1466 St._Jakob,_Zwölfbotenaltar_Rothenburg_ob_der_Tauber_vilet gauche interne schema
Le plafond en bois à double berceau en est également témoin, ainsi que la polarité entre la porte derrière l’ange et le lit derrière Marie : mais le décor est devenu ternaire avec la fenêtre  qui montre une seconde porte, dans le rempart cette fois : ainsi la ville de Rothenburg se trouve  promue comme jardin clos de Marie. Le lit a été repoussé dans une chambre en arrière de la colonnade : tout se passe comme si la partie oratoire de l’Annonciation de Dijon s’était agrandie vers l’avant, et la partie chambre rétrécie vers l’arrière.

Un détail renforce encore l’idée que Friedrich Herlin  s’est inspiré directement de l’Annonciation de Dijon : la colonne de droite, dont la base devrait tomber au niveau de la marche donnant accès au lit, tombe bien plus en avant, au niveau du pupitre de Marie : cette architecture impossible lui confère une valeur symbolique, celle de la colonne christique, ici décalée du centre vers le bord.


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Un suiveur de Van der Weyden (SCOOP !)

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Annonciation-Suiveur-de-Van-der-Weyden-coll-partAnnonciation, Suiveur de Van der Weyden, collection particulière

Le format du tableau n’est pas particulièrement oblong. Pour expliquer cette Annonciation en diagonale, il faut comprendre que l’artiste a procédé par collage à partir de deux Annonciations de Van der Weyden.



Annonciation Suiveur de Van der Weyden coll partic schema
Le surplis blanc de l’Ange et la vase du lys en cuivre ont été copiés sur l’Annonciation du Retable de Sainte Colombe (rectangle bleu). Mais l’essentiel (mobilier de la pièce, gestes des personnages) provient de l’Annonciation du Louvre : l’artiste a repris tel quel le lustre réglable, le bassin et le médaillon du lit (cercles blancs), en remplaçant cependant l’image du Christ trônant par celle de Moïse recevant les tables de la Loi. Le format plus étroit l’a obligé à tronquer des éléments importants de la composition du Louvre, mécanique symbolique de précision où tous les détails comptent (voir 3 Du lit marital au lit virginal).

En supprimant la fenêtre de droite, on ne comprend plus la position étrange du livre, incliné vers la nouvelle lumière venant de la droite : notre copiste a noyé le problème en rajoutant par terre (cercle rose) l’étui ayant contenu le livre, autre manière de suggérer que l’Ancient Testament est désormais dévoilé.

En supprimant la porte de gauche, par où l’ange du Louvre était entré, il déverrouille sa position verticale et lui évite de piétiner la robe. Par scrupule, il rajoute la porte manquante au fond du jardin (en rose).


On voit dans ce cas que la composition en diagonale ne porte en soi aucune valeur symbolique : c’est une manière pratique d’agencer les personnages, lorsque la place manque pour une rencontre frontale.


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L’Annonciation de Memling

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Memling Annonciation de Ferry de Clugny 1465-75 METAnnonciation, Memling, 1465-70, MET

Ce très grand panneau (186.1 x 114.9 cm) a été commandé par Ferry de Clugny (d’après les armoiries). L’opinion dominante est qu’il était destiné à la Chapelle Dorée, fondée par Ferry en 1465 dans la cathédrale Saint-Lazare d’Autun. Vu sa grande taille, il s’agissait non pas du volet d’un triptyque, mais d’une oeuvre autonome, correspondant bien à la prière que le chapitre devait réciter sur sa tombe ( [18], p 127) :

Ô Dieu, qui a voulu que ton Verbe prenne sa chair, lorsque l’ange l’a annoncé, depuis le ventre de la bienheureuse Vierge Marie , accorde à tes suppliants, qui croyons vraiment qu’elle est la Mère de Dieu, nous soyons aidés devant toi par ses intercessions.

Deus qui de beate Marie virginis utero verbum tuum angelo nunciante carnem suscipere voluisti, presta supplicibus tuis ut qui vere eam dei genitricem credimus eius apud te intercessionibus adiuvemur.

L’atypique composition en diagonale pourrait s’expliquer par le fait que le panneau était placé sur le mur gauche de la chapelle [19], mais Melena Hope ([18], p 121) a montré que ce mur était entièrement occupé par une fresque de la Transfiguration au dessus des portraits des donateurs, et que les autres murs étaient entièrement peints : le panneau du MET ne peut donc provenir de cette chapelle.



Memling Annonciation de Ferry de Clugny 1465-75 MET schema
Tout le monde reconnaît la filiation avec le Triptyque de Sainte Colombe de Van der Weyden, dont le jeune Memling était l’assistant. Une fois inversée et datée plus haut, l’Annonciation de Dijon devient un jalon crédible entre les deux. Pour permettre la comparaison, les tailles ont été ajustées d’après la dimension du lit (lignes blanches). Les trois compositions présentent la même bipartition : ange et porte d’une part, Vierge et lit de l’autre (ligne bleue). On notera également que dans les trois cas le bout des orteils de l’ange est visible, pour signifier qu’il est bien posé sur le sol.

La composition de Van den Weyden souligne la ligne médiane en y plaçant la colombe, juste au dessous du noeud de la courtine, dont la symbolique utérine est bien établie (voir  Du lit marital au lit virginal ).

L’Annonciation de Dijon supprime la colombe et le rayon de lumière, et accentue la bipartition grâce à la colonne, dont le symbolisme christique vient éclipser celui du noeud. La compacité de la composition en diagonale permet d’agrandir la taille des personnages, et d’éviter la place perdue au dessus du lit.

Dans le panneau autonome de l‘Annonciation Ferry, Memling n’a pas besoin de l’inversion Marie / Ange de l’Annonciation de Dijon, qui n’était nécessaire que pour la symétrie d’ensemble du triptyque. Il garde l’idée de la colonne et des deux arcades, mais en la repoussant au fond de la pièce, comme Friedrich Herlin. Comme lui également, il rajoute la porte de la ville vue par la fenêtre. L’idée que l’ange doive franchir deux portes pour parvenir jusqu’à la Vierge, celle de la ville et celle de la chambre, se trouvait déjà dans le volet gauche du retable de Mérode (voir 1.3 A la loupe : les panneaux latéraux). Friedrich Herlin et le jeune Memling ont donc pu avoir indépendamment la même idée de déplacer  cette seconde porte  du volet gauche au  panneau central.

Tout se passe ici comme si Memling citait, mais comme à regret, le symbolisme vieilli de la génération précédente. De l’Annonciation de Van der Weyden au Louvre, il reprend :

  • le détail de la fiole bouchée, mais en la cachant dans la pénombre au dessus de la porte ;
  • les trois coussins trinitaires du banc, mais en ne montrant plus que celui du centre.


Annonciation detail rat de cave Memling 1465-70 MET Annonciation detail rat de cave Memling 1465-70 MET infrarouge

Le détail du rat de cave allumé dans la main de la Vierge, dont le seul autre exemple conservé est celui de Broederlam, perd ici toute sa charge symbolique, en l’absence du rayon de lumière. La réflectographie infrarouge montre d’ailleurs qu’il remplacé la bougie prévue dans la conception initiale.


Memling Annonciation 1480-89 MET

Annonciation, 1480-89, Memling, MET

Memling le réutilisera dix ans plus tard, mais éteint, dans cette Annonciation beaucoup plus conventionnelle, en pleine lumière près de la fenêtre.



Annonciation detail Memling 1480-89 MET
Les trois objets forment une sorte de rébus symbolique assez transparent : grâce à la Virginité de Marie (le flacon fermé) une chair intacte (la cire non allumée) va pouvoir alimenter le bougeoir vide. Sur ce type de métaphore cher à Robert Campin, voir 4.6 L’énigme de la bougie qui fume .

Il semble donc que le symbolisme, chez Memling, s’ajuste au goût plus ou moins moderne du commanditaire.


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L’Annonciation de Jean Hey (SCOOP !)

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rencontre a la Porte Doree jean-hey-maitre-de-moulins-1490-1495-National gallery annonciation-jean-hey-maitre-de-moulins-1490-1495-art-institute-of-chicago

Rencontre à la Porte dorée , National Gallery

Annonciation, Art Institute of Chicago

Jean Hey (Maître de Moulins), 1490-95,

Dans ce triptyque, dont le panneau central est perdu, la Conception de Marie faisait pendant à l’Incarnation du Christ. La présence de Saint Charlemagne dans le volet gauche était équilibrée par celle d’un autre saint monarque devant la colonne du volet droit, découpé et partiellement repeint pour rendre la scène indépendante : on pense qu’il s’agissait de Saint Louis. Le triptyque présentait un paysage continu, comme le montrent le triangle de pelouse de part et d’autre et le fragment de brocard rouge côté Charlemagne.


annonciation-jean-hey-maitre-de-moulins-1490-1495-art-institute-of-chicago reconstitution by Rachel Billinge (c) national galleryReconstitution par Rachel Billinge (c) National Gallery [20]

Tandis que dans la volet gauche, l’enlacement de Sainte Anne et de Joachim laissait de la place pour Charlemagne, le nécessaire écartement entre l’Ange et la Vierge, dans le volet droit, posait un problème pour Saint Louis, décalé (à cheval sur le cadre) vers le panneau central. La disposition en diagonale de l’Annonciation répond à ce problème d’encombrement.

Cette reconstitution pose néanmoins problème, dans la mesure où Saint Louis tourne le dos à l’Annonciation. On peut imaginer qu’il était dirigé vers la droite, en témoin de l’Annonciation, remettant en cohérence le flux de lecture avec le mouvement de l’Ange. Mais cela laisse intact le problème du panneau central, qui devrait montrer une scène chronologiquement située entre la Conception de Marie et l’Annonciation.


1450-1475-Christine-de-Pisan-Epitre-Othea-La-sibylle-de-Tibur-Auguste-La-Haye-Bibliothèque-Meermanno-KB74G27-
Auguste et la Sybille
1450-1475, Christine de Pisan, Epître Othea, KB74G27, La Haye, Bibliothèque Meermanno

Il en existe une : la vision dite de l’Ara Coeli, où la Sibylle tiburtine montre à l’empereur Auguste celui qui lui succédera.


annonciation-jean-hey-maitre-de-moulins-1490-1495-art-institute-of-chicago reconstitution P.BousquetReconstitution P.Bousquet

Il faudrait admettre que l’empereur Auguste ait été francisé sous les traits de l’empereur Charlemagne, et que la vision céleste se soit rapprochée du sol. Mais cette solution très originale a pour elle :

  • la cohérence chronologique : l’Ange qui entre dans la chambre réalise la prophétie de la Sibylle ;
  • l’homogénéité : dans chaque panneau, un couple homme/femme prend part à un événement extraordinaire : la Conception de Marie, la Vision de Marie et de l’Enfant, l’Incarnation de l’Enfant.



annonciation-jean-hey-maitre-de-moulins-1490-1495-art-institute-of-chicago detail
Le petit tableau du Salvator Mundi, entre la colombe et le noeud du rideau, marque le point terminal de l’histoire.



La formule Bouts


L’Annonciation de Bouts, selon Robert Koch

Dirk_Bouts_-_The_Annunciation_1450-55 Getty Museum
Annonciation
Dirk Bouts, 1450-55, Getty Museum

Lors de sa réapparition, cette Annonciation a été considérée comme un faux par certains, du fait de son austérité, atypique pour l’époque. Les faits, rétablis par Robert Koch [21], sont les suivants :

  • le décor, celui d’une église, reprend une oeuvre perdue de Robert Campin, la Messe de Saint Grégoire ;
  • le baldaquin n’est pas celui d’un lit, mais d’une tente de prière qu’on installait à l’intérieur d’une église pour isoler les grands personnages ; le rideau noué tombe en avant de Marie ;
  • la tente est équipé de deux bancs, l’un au fond sous le tissu et portant un coussin, l’autre à droite nu et portant un livre ;
  • Marie est assise sur le sol, en position d’humilité ;
  • le geste des mains levées, déjà présent dans l’Annonciation de Van Eyck, est celui de l’acceptation.

Dieric_Bouts_-retable de la Crucifixion 1450-55 reconstitution Robert KochReconstitution [21]

L‘Annonciation se trouvait en haut à gauche d’un triptyque, dont tous les panneaux ont pour particularité d’être peints à tempera sur une toile de lin [22].


L’Annonciation de Bouts (SCOOP !)

Dirk Bouts (attr) Adoration des mages Offices FlorenceAdoration des mages
Dirk Bouts, Offices, Florence

La structure du retable donne une des clés du choix de la composition diagonale : elle fait écho au geste, dans le panneau en dessous, du second roi mage tendant un cadeau à Joseph, au dessus de Marie assise sur le sol. D’une certaine manière, les Trois Rois sont une expansion de l’Ange, et la sainte Famille dans la crèche une expansion de Marie dans la tente.

Une des particularités de l’Annonciation de Bouts est l’absence de tout élément surnaturel : Dieu le Père, le rayon de lumière, la colombe.



Dirk_Bouts_-_The_Annunciation_1450-55 Getty Museum schema
La composition suggère une analogie entre la partie nue et la partie couverte, entre l’unique livre et l’unique coussin. Une manière de la lire est de considérer que le livre va se projeter dans le coussin, en même temps que l’Ange est en train de refermer le réceptacle de tissu. L’idée serait que l’Incarnation – la transformation du parchemin du livre en une chair qui va occuper le coussin – doit s’effectuer dans l’ombre, comme le précise l’Evangile de Luc :

Marie dit à l’ange: Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d’homme? L’ange lui répondit: Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu… Marie dit: Je suis la servante du Seigneur; qu’il me soit fait selon ta parole! Et l’ange la quitta. Luc 1,34-38

L’ambition de Bouts aurait donc été d’illustrer non pas le début de l’Annonciation avec la salutation angélique, mais la fin, avec l’acceptation de Marie.


L’influence de la formule Bouts

Maitre-de-1473-1473-Soest-Maria_zur_Wiese_retable-de-la-Sainte-Parente-annonciation-Retable de la Sainte Parenté
Maître de 1473, 1473, église Maria zur Wiese, Soest

Koch retrouve l’influence de Bouts dans l‘Annonciation de ce retable (premier panneau en haut à droite), où la composition en diagonale permet à l’ange de tirer le rideau. Le remplacement de la tente par un lit fait perdre l’idée profonde de Bouts et banalise le geste : l’ange ouvre le rideau pour montrer où Marie accouchera.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 89v.Livre d’heures de Jean sans peur , 1410-19, BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 89v

On retrouve un équivalent de ce geste emphatique dans cette miniature, où l’ange tire le rideau pour montrer la Nativité aux bergers.


Dirck Bouts - The Annunciation vers 1475 - Musée Czartoryski, CracovieAnnonciation
Dirck Bouts, vers 1475, Musée Czartoryski, Cracovie

Tout à la fin de se vie, Bouts s’autocite dans cette autre composition diagonale, où l’ange entre dans la chapelle par la porte du fond. Le geste d’acceptation de Marie est renforcé, d’une manière très originale, par la main qui referme le livre comme pour clore l’épisode : c’est sans doute pour que ce geste-clé soit effectué de la main droite que Bouts a inversé Marie et l’Ange.



Dirck Bouts - The Annunciation vers 1475 - Musée Czartoryski, Cracovie schema
L’orthogonalité des bancs à deux coussins est mise au service d’une nouvelle idée : le lys de l’Annonciation se projette dans la croix du meneau, signifiant que l’acceptation de l’Incarnation implique, pour la Vierge, celle de la mort de son Fils : ce pourquoi le livre qu’elle touche se situe à dextre du meneau, la place-même qui sera la sienne lors de la Crucifixion.


Ce tableau, destiné à une dévotion privée et non à un retable, montre encore une fois avec quelle économie de moyens Bouts réussit à exprimer des idées originales et profondes.


Annonciation 1485-1500 Anonyme Boijmans van Beuningen Rotterdam schemaAnnonciation, Anonyme,1485-1500, Boijmans van Beuningen, Rotterdam

La composition de Bouts, inversée, a probablement inspiré cette Annonciation dont on ne sait rien.


1490-1500 Maitre de St Jean L'evangeliste Museo Poldi Pezzoli Milan
Annonciation (panneau central d’un polyptique)
Maître de St Jean l’Evangéliste, 1490-1500, Museo Poldi Pezzoli, Milan

La colombe tient dans son bec un anneau nuptial destiné à Marie, épouse de Dieu [23]. L’influence lointaine de Bouts se voit ici dans l’idée des deux baldaquins : un à gauche au dessus du prie-Dieu, un à droite au dessus du lit.


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Une Annonciation composite

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Coulange la Vineuse AnnonciationAnnonciation, église Saint Christophe, Coulange la Vineuse

Cette Annonciation isolée n’a pas été très étudiée, malgré sa composition atypique. Le plus étonnant est le banc-tournis : ce type de meuble réversible, qui apparaît dans plusieurs oeuvres de Campin, était placé soit devant une table, soit dans la plupart des cas devant une cheminée, afin de profiter de la position hiver (face au feu) ou de la position été (face au public) [17a]. On peut s’étonner de la voir ici plaqué contre le mur du fond, et surmonté d’un dais.


strycsitten jehan froissart britsh museum royal d v folio 8 Ung advis pour faire le passage d'outremer, ms 9095, fol. 1. Royal Library, Brussels, Belgium, around 1455.

Jean Froissart s’agenouille devant Gaston III Phébus, comte de Foix, British Library, Royal 14 D V f. 8

Ung advis pour faire le passage d’outremer, ms 9095, fol. 1. Royal Library, Brussels, Belgium, around 1455.

Dans l’exemple de gauche, on a bien un banc-tournis surmonté d’un dais, mais il est situé au centre de la pièce. Dans le second exemple, le banc tournis est plaqué contre le mur du fond, mais il n’est pas surmonté d’un dais.



Coulange la Vineuse Annonciation schema
L’Annonciation de Coulange la Vineuse reprend du triptyque de Sainte Colombe la pose des personnages, le vase en cuivre et l’emplacement de la colombe sur la ligne médiane (en bleu) ; mais le banc du fond, avec sa large plage rouge, rappelle l’Annonciation de Bouts. Le plus étonnant est que, malgré la porte située sur le mur du fond, l’artiste ait inversé la composition diagonale en plaçant la Vierge en arrière, au ras du banc, et l’ange au premier plan, ce qui laissait la place pour lui faire étendre les ailes à la verticale.

Toutes ces manipulations, y compris la transformation étrange du lit à courtines en un banc-tournis avec dais, ne visaient peut être qu’à placer les armoiries du commanditaire à un emplacement privilégié, au premier plan et à l’aplomb du livre, le caractère abstrait des armoiries autorisant cette proximité avec la Vierge.


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L’Annonciation du Maître de la Vie de Marie (SCOOP !)

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Maître de la Vie de Marie Annonciation 1463-80, Munich, Alte PinakothekAnnonciation
Maître de la Vie de Marie; 1463-80, Munich, Alte Pinakothek

Cet artiste de Cologne révèle l’influence de Van der Weyden et de Bouts. Dans cette composition très symétrique, il a pris soin de raccourcir le banc de gauche de manière à laisser place à la porte par où entre l’ange. Cependant celui-ci, au lieu d’aller tout droit rajouter son lys dans le vase marial, fait un crochet vers le haut : l’artiste a voulu introduire une composition en diagonale qui ne s’imposait pas, vu la largeur du panneau.



Maître de la Vie de Marie Annonciation 1463-80, Munich, Alte Pinakothek schema
La perspective est presque à point de fuite unique (lignes jaunes), mis à part pour les décorations internes des dossiers (lignes rouges). Il est probable que l’artiste a fait reculer l’ange afin d’accentuer l’effet de profondeur.

La reconstruction montre que le meuble de droite aurait dû reculer beaucoup plus, jusqu’à intersecter l’auréole de la Vierge. L’artiste a délibérément truqué ce meuble pour aérer la silhouette : nous sommes encore à une période où la perspective centrale ne règne pas en maître absolu, et peut céder à des compromis graphiques.


Master_Aachen_-_The_Annunciation_from_the_Stories_from_the_Life_of_Mary_-_Treasury at the Minster in Aachen 1485Annonciation
Maître d’Aaren, 1485, Trésor du Monastère, Aix la Chapelle

Dans cette copie, la perspective du mur côté Vierge a été rectifiée. Tandis que le drap d’honneur archaïque, barrant la pièce, appelait la composition en diagonale pour accentuer la profondeur, elle n’est plus nécessaire ici, avec le mur du fond remis à sa place correcte. Ses deux fenêtres symboliques, l’une ouverte et l’autre fermée, appellent à restaurer la symétrie entre l’Ange et la Vierge, et à supprimer, en plein centre, l’accident du coussin couché.


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L’Annonciation de Schongauer (SCOOP !)

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Annunciation Schongauer 1475-82 METAnnonciation, Schongauer, 1475-82, MET

On pense que, lors de sa formation, Schongauer est passé par les Pays-Bas méridionaux, où il aurait été en contact notamment avec Bouts. Ainsi s’explique le geste unique de la main gauche de Gabriel, tenant à la fois le bâton de messager et le rideau de la tente : Schongauer a voulu expliciter la composition très allusive de Bouts, en montant à la fois le rayon de lumière divine qui allume l’auréole de Marie, et le rideau tiré qui va protéger l’Incarnation.

Comme chez Bouts, Marie est en position d’humilité sur le sol, mais son geste d’acceptation a été totalement repensé, dans un contrapposto subtil avec l’Ange :

  • sa main droite baissée, répondant à la main angélique qui tire le rideau, ramène vers elle un pan de sa robe ;
  • sa main gauche levée, répondant à la main angélique qui prend la parole, plaque sur son sein,, à la manière d’un bébé, le tout petit livre qui était posé sur le coussin.

Annonciation d'apres Schongauer coll partAnnonciation, d’après Schongauer, collection particulière

La composition a été reprise en peinture, à l’identique…


Ecole de Gerard_David Annonciation 1500 ca Musee National Messine Maitre de la Sisla Annonciation 1500 ca Prado Grão Vasco 1501-06 Anunciacao_-_Poliptico_da_Capela_mor_da_Sé_de_Viseu Musée Grão Vasco

Ecole de Gérard David, vers 1500, Musée National, Messine

Maître de la Sisla, vers 1500, Prado

Grão Vasco, 1501-06, Polyptique de la Capela mor da Sé de Viseu, Musée Grão Vasco

… ou avec quelques modifications.



La banalisation à la fin du siècle

Les Annonciations en diagonale deviennent plus courantes, et les filiations se brouillent.

1480 Dirck BOUTS Richmond , Albrecht Bouts, Gemäldegalerie, Berlin schema

Atelier de Dirck Bouts, 1480-90, Richmond Museum of Arts

Albrecht Bouts, 1480, Gemäldegalerie, Berlin

Chez les suiveurs de Dirck Bouts, l’adoption de la perspective centrale rend mécanique la placement des personnages, et leurs postures se normalisent. Dans ces deux compositions, Marie est debout à gauche devant son livre, l’ange la salue en habit de diacre, avec son bâton à la main. Et qu’il entre par la porte du fond ou par celle de droite ne modifie pas substantiellement le message.


1490 ca Salzburg_-_Master_of_the_Virgo_inter_Virgines Annonc VisitAnnonciation et Visitation (volets gauche d’un polyptyque)
Maître de la Virgo inter Virgines, vers 1490, Salzburg

Cet artiste à une prédilection pour les Annonciations inversées. Celle-ci se caractérise par une diagonale particulièrement vigoureuse, qui s’explique par le geste très particulier de l’ange : il abaisse son bâton vers le livre de Marie, parallèlement au rayon de lumière qui amène la colombe, suivie par l’homoncule [24]. Jugé inapproprié, celui-ci avait plus tard été masqué par une seconde colombe [25].

La Visitation, où Elisabeth vient s’agenouiller devant Marie, suit le même mouvement de droite à gauche. On notera les deux portes derrière les deux femmes, manière élégante de suggérer les utérus que certains artistes médiévaux représentaient plus directement (par des bébés dans le ventre, des boutonnières ou des étoiles).


1491 michael-wolgemut Illustration pour le Schatzbehalter, fol 53Michael Wolgemut, 1491, illustration pour le Schatzbehalter, fol 53

Cette illustration largement diffusée entérine l’adoption en Allemagne de tous les éléments flamands : lit à courtines derrière Marie, porte derrière l’ange, ligne médiane soulignée par le noeud du rideau, le montant de la fenêtre, les lys et le pied du banc. La touche germanique se voit dans les deux sceaux qui officialisent la missive de Gabriel.


De manière générale, on notera que la composition en diagonale coïncide, bien plus souvent que les statistiques, avec l’inversion de l’Ange : comme si les deux raretés étaient corrélées. Sans doute les deux écarts aux conventions de l’Annonciation s’adressaient-ils à un même public, plus ouvert à l’originalité.



Quelques enluminures isolées

1450 Montfort-Gebetbuch Osterreichische Nationalbibliothek Cod. Ser. n. 12878, fol. 25v
Philippe le Bon devant l’Annonciation
Miniature de Willem Vrelant dans Jan Miélot, Traité sur la Salutation angélique,
1458, KBR MS 9270, fol 2v, Bibliothèque royale Albert Ier, Bruxelles

Ici c’est la nécessité d’un contact direct entre grands, Philippe le Bon sous sa tente, et la Vierge dans son étude, qui a conduit a repousser l’Ange à l’arrière-plan.


Book of Hours of Louis of Orleans 1469-90 Atelier de jean Colombe Annonciation Bibliothèque nationale de Russie St Petersbourg Lat. QvI126. fol 11v Book of Hours of Louis of Orleans 1469-90 Atelier de jean Colombe Annonciation Bibliothèque nationale de Russie St Petersbourg Lat. QvI126. fol 12r

Création d’Eve fol 11v

Annonciation, fol 12r

Livre d’Heures de Louis d’Orléans, Atelier de Jean Colombe, 1469-90, Bibliothèque nationale de Russie, Saint Petersbourg, Lat. QvI126.

Ce bifolium illustre visuellement le parallèle EVA / AVE : la désobéissance d’Eve lors du péché originel est compensée par l’obéissance de Marie au moment de l’Annonciation. De haut en bas, on retrouve :

  • la grande arcade ;
  • le choeur d’anges ;
  • Gabriel imitant les gestes de Dieu créateur ;
  • Marie dans la même posture qu’Eve ;
  • son livre, faisant écho à celui du donateur (selon les uns, il s’agit de Louis d’Orléans, selon les autres d’un Toulousain anonyme dont la devise « A prier me lie » est peinte au début du manuscrit).



L’évolution vers l’Ange en vol

Rueland_Frueauf_l'Ancien (atelier) 1490 ca Annonciation Musee des BA Budapest Rueland_Frueauf_L'ancien 1490 ca Annonciation belvedere

(atelier), Musée des Beaux Arts, Budapest

Belvédère, Vienne

Annonciation, Rueland Frueauf l’Ancien, vers 1490

La version de Budapest suit le motif devenu très commun de l’ange arrivant par derrière. Dans la version du Belvédère, la porte fermée montre que l’ange vient de sa matérialiser, et la colombe piquant par le fenêtre suggère que l’ange est lui aussi en vol, même si l’intention de la composition est avant tout de montrer l’ombre qu’il projette sur la Vierge.


Gerard David, Annonciation, 1490 ca,Detroit Institute of Arts)Annonciation
Gerard David, vers 1490, Detroit Institute of Arts

Gérard David passe de l’ange au sol à l’ange en lévitation par le simple rajout d’une ombre sous ses pieds.


Jan_Joest Annonciation 1506-08 Retable de la criucifixion St Nicolas, Kalkar Jan_Joest_Geburt_Christi, 1506-08 Retable de la criucifixion St Nicolas, Kalkar

Annonciation

Nativité

Jan Joest, 1506-08, Volets extérieurs haut du retable de la Crucifixion, église Saint Nicolas, Kalkar

Dans le coin supérieur gauche, le rayon de lumière tombe sur la toison de Gédéon, image de la descente du Verbe dans le sein virginal de Marie. Guidée par le bras de l’Ange, cette lumière produit plus bas une ombre qui graphiquement montre que l’ange est en suspension, et symboliquement illustre la formule de Luc : la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre.

La Nativité de nuit montre un jeu de lumière inverse, qui monte depuis l’Enfant jusqu’à la colonne manquante (voir Lumières sur la pierre).


veronese 1580 1930.120_anunciacion Thyssen Bornemisza Salomon_Koninck_-_The_Annunciation 1655 Hallwyl Museum Stockholm

Véronese, 1580, musée Thyssen Bornemisza, Madrid

Salomon Koninck, 1655, Hallwyl Museum, Stockholm.

Nous sommes aux prémisses d’une formule promise à un beau succès dans les siècles qui viendront : celle où l’ange fait irruption soudainement par derrière, en vol ou porté par un nuage.


Tintoret Vision de Ste Catherine 1560 Chicago coll part Annonciation, atelier de Veronese, vers 1585, Blanton Museum of Art, Austin

Vision de Ste Catherine, Tintoret, 1560, Chicago, collection particulière

Annonciation, atelier de Véronese, vers 1585, Blanton Museum of Art, Austin

On verra également, mais plus rarement, l’intrusion de l’ange survolant le spectateur : mise au point d’abord par Tintoret pour exprimer le caractère surnaturel de la Vision de Sainte Catherine, puis récupérée sans scrupule par Véronèse pour l’appliquer à la Vierge.

Mais bien avant ces innovations à grand spectacle, un artiste majeur va produire, tout en restant sur le plancher des vaches, deux gravures que l’on peut considérer comme l’apogée des Annonciations en diagonale.


Article suivant : 3 Annonciations en diagonale : Altdorfer et postérité

Références :
[15] Max Lehrs, Geschichte und kritischer Katalog des deutschen, niederländischen und französischen Kupferstiches im 15 Jahrhundert : Meister E. S., Text und Tafelband, vol. 2, Vienne, Gesellschaft für vervielfältigende Kunst, 1910 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/lehrs1910bd2text/0066/image,info,thumbs
[16] Griet Steyaert, Mark S. Tucker, « The Philadelphia Crucifixion, Dijon Annunciation, and Washington Apparition: A carved altarpiece’s painted wings from the workshop of Rogier van der Weyden » , Boletín del Museo del Prado 32, no. 50 (2014)
https://www.museodelprado.es/aprende/boletin/the-philadelphia-crucifixion-dijon-annunciation/b36615f1-a2c5-47a8-8713-de7e48a48e70
[17] https://de.wikipedia.org/wiki/Friedrich_Herlin?oldid=25944933
[17a] https://mobiliermedieval.org/2024/01/22/a-curious-mobilier-of-the-15th-century-part-one/
https://thomasguild.blogspot.com/2011/01/try-out-post.html
[18] Melena Hope, Ferry de Clugny’s Chapelle Dorée in the Cathedral of Saint-Lazare, Autun, Gesta , 2011, Vol. 50, No. 2 (2011), pp. 113-135 https://www.jstor.org/stable/41550553
[19] Voir la section Catalogue entry dans la notice du musée : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/437490
[20] https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/catalogues/campbell-2014/the-meeting-at-the-golden-gate-charlemagne#
[21] Robert Koch, « The Getty ‘Annunciation’ by Dieric Bouts », The Burlington Magazine , Jul., 1988, Vol. 130, No. 1024 pp. 509-516 https://www.jstor.org/stable/883375
[22] Sur l’historique de ce triptyque, voir la notice de Lorne Campbell : https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/catalogues/campbell-1998/the-entombment#LC_1998__NG664__fig__5
[23] Lavinia Galli, « Recto e verso di un polittico fiammingo in territorio sabaudo: note a margine di un restauro » 2023 https://www.academia.edu/105186074/_Recto_e_verso_di_un_polittico_fiammingo_in_territorio_sabaudo_note_a_margine_di_un_restauro_in_rivista_on_line_PALAZZO_MADAMA_2023
[24] Image en haute définition sur le sire du Musée : https://sammlung-online.salzburgmuseum.at/detail/collection/6bd8f9f6-5013-4fc5-b291-6cddd07e2a72#home
[25] Albert Châtelet, Les primitifs hollandais: la peinture dans les Pays-Bas du Nord au XVe siècle, p 233

3 Annonciations en diagonale : Altdorfer et postérité

24 août 2025
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Ce dernier article analyse les deux Annonciations en diagonale  totalement atypiques, gravées par Altdorfer en 1513. Puis parcourt rapidement les rares Annonciations en diagonale, du XVIème au XXème siècle.

Article précédent : 2 Annonciations en diagonale au XVème siècle : Marie au premier plan 

Les deux Annonciations en diagonale d’Altdorfer

Un précurseur autrichien : Michael Pacher


Michael_Pacher_-_St_Wolfgang_Altarpiece_1471-81-_Resurrection_of_Lazarus_-Sankt Wolfgang im Salzkammergut Michael_Pacher_-_Altarpiece_of_the_Church_Fathers_1480 -_Vision_of_St_Sigisbert_-_Alte Pinalothek Munich
Résurrection de Lazare (panneau du retable de St Wolfgang)
Michael Pacher, 1471-81, Sankt Wolfgang im Salzkammergut
Vision de St Sigisbert ((panneau du retable des Pères de l’Eglise)
Michael Pacher, 1480, Alte Pinalothek Munich

On trouve déjà chez Pacher des procédés violentant les conventions visuelles habituelles :   vue en contreplongée, raccourcis violents,  et personnage de dos au premier plan, jouant le rôle de repoussoir. On n’a pas la certitude qu’Altdorfer avait vu ces oeuvres, mais il a employé, quarante ans plus tard, les mêmes procédés [26].


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La série « Chute et Rédemption de l’Humanité »


La publication de la série Chute et Rédemption de l’humanité, en 1513, s’inscrit dans un contexte germanique très concurrentiel, marqué par le grand nombre de cycles de la Passion gravés depuis le début du XVIème siècle. Altdorfer s’efforce de se distinguer des récentes gravures sur bois de Hans Schäufelin (1507), de Lucas Cranach (1509) et surtout de la Grande et de la Petite Passion publiées par Dürer en 1511, en faisant preuve d‘originalité, en matière  :
  • d’iconographie : quarante scènes représentées (soit trois de plus que la Petite Passion de Dürer) ;
  • de technique : la petite dimension de ces gravures sur bois en fait un tour de force ;
  • d’invention formelle : notamment par l’exagération de la perspective et la recherche de points de vue inhabituels.

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Les inventions formelles

Albrecht_Altdorfer_-_The_Fall_and_Redemption_of_Man_The_Embrace_of_Joachim_and_Anne_at_the_Golden_Gate 1513 ca Albrecht_Altdorfer_-_The_Visitation 1513

La rencontre entre Joachim et Anne à la Porte Dorée

La Visitation

Altdorfer, vers 1513, série Chute et Rédemption de l’humanité

L’ellipse sur les traits du visage, contrainte technique due à la très petite taille des planches, est aussi un procédé expressif, qui crée un effet d’énigme : seul le chapeau fait comprendre, dans la première gravure, que la personne vue de dos est Anne, et rien ne permet, dans la seconde, de distinguer Marie et Elisabeth : seule la figure de Zacharie, au fond, permet de supposer que la femme vue de face est son épouse  Elisabeth. La similitude de composition met en évidence la similarité des deux épisodes, la conception miraculeuse de Marie, d’une part, de Jésus et Saint Jean Baptiste, d’autre part.

Albrecht_Altdorfer_-_The_Fall_and_Redemption_of_Man-_Presentation de Marie au temple Albrecht_Altdorfer_-_The_Fall_and_Redemption_of_Man-_The_Circumcision_-_1932.330.11_-_Cleveland_Museum_of_Art

Présentation de Marie au temple

Circoncision, Cleveland Museum of Art

Altdorfer, vers 1513, série Chute et Rédemption de l’humanité

Un autre procédé-choc d’Altdorfer est de montrer de dos le personnage principal : Marie montant vers l’autel ou l’Enfant Jésus maintenu par le Grand Prêtre. Deux éléments circulaires en partie haute, le halo  autour du lustre et l’oculus, suggèrent  la présence divine.

annunciation_to_joachim_The Fall and Redemption of Man 1513 1943.3.329 NGA
Annonciation à Joachim, Altdorfer, 1513, NGA (inv 1943.3.329 )

Le spectateur se trouve  soumis à une identification contradictoire, puisqu’il entre dans la gravure comme l’ange, mais au niveau du sol comme Joachim.

Wolf_Huber_-_The_Annunciation_to_Joachim_1514 L'Annonce à Joachim Beham, Hans Sebald, Musée du Louvre,

Wolf Huber, 1514

Hans Sebald Beham, 1520, Louvre (c) RMN photo Tony Querrec

L’Annonce à Joachim

Cette composition très innovante sera reprise rapidement par  Wolf Huber, et quelques années après par Hans Sebald Beham.

Dürer The_Small_Passion 1511_32_Noli_me_tangere_PK-P-127.188 Noli-me-tangere_The-Fall-and-Redemption-of-Man-1513-MET

Dürer, Petite Passion, 1511

Altdorfer, vers 1513, série Chute et Rédemption de l’humanité

Noli me tangere

Même principe de champ-contrechamp dans ce duo, qui n’est pas sans rapport avec l’Annonciation (voir Figurines, mécanismes et bestioles dans l’Annonciation d’Aix). Dürer en avait eu l’idée, mais Altdorfer surenchérit, avec un Christ géant, encore rehaussé par l’étendard de la Résurrection, et une Marie-Madeleine le cul par terre dans le jardin.

L’Annonciation de la série « Chute et Rédemption de l’Humanité »


1513 Annonciation Aus Sündenfall und Erlösung des Menschengeschlechtes. Albrecht Altdorfer hamburger-kunsthalle
Annonciation (7,3 x 4,9 cm)
Altdorfer, vers 1513, série Chute et Rédemption de l’humanité, Kunsthalle, Hamburg

Pour la première et unique fois à ma connaissance, un artiste ose montrer Marie de dos,  plaçant le spectateur dans la position d’un voyeur qui observe la Vierge à son insu. La Colombe, arrivant en piqué depuis l’avant-plan, contredit la trajectoire de l’ange. Dans cette Annonciation muette, Marie ne lève pas les yeux vers l’émissaire sans visage qui se précipite vers elle, comme si son esprit était déjà entièrement obnubilé par la lumière de l’Esprit Saint.

1513 Annonciation Aus Sündenfall und Erlösung des Menschengeschlechtes. Albrecht Altdorfer hamburger-kunsthalle schema

Ce rayonnement explosif, côté lit, s’oppose à la faible lumière qui arrivait auparavant dans la pièce par la fenêtre grillagée. Tout en exacerbant radicalement la composition en diagonale, Altdorfer reste fidèle à la bipartition stricte entre la zone mariale et la zone angélique. Sa signature, discrète, est apposée sur le ciel de lit, à l’endroit le plus sacré.


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La Grande Annonciation de 1513

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1513-Annonciation-Albrecht-Altdorfer-MET
Annonciation (12.5 × 9.8 cm), Altdorfer, 1513

Le terme « grande » est tout relatif, et le foisonnement des détails est, pour une gravure sur bois, un exercice de pure virtuosité. Elle constitue le contrechamp parfait de son autre composition. Au lieu d’être placé au plus profond de la pièce, le spectateur est rejeté en dehors, dans le dos de l’ange qui vient à peine de mettre un pied à l’intérieur.

1513 Annonciation Albrecht Altdorfer MET detail pied ange

Dans cette contreplongée spectaculaire, l’humble place du spectateur est tout en bas, à l’aplomb de la date, à côté du pied nu de l’ange. Celui-ci est habillé en diacre, avec une aube (en blanc) sous une dalmatique à galon (en bleu et jaune).

Master_Aachen_-_The_Annunciation_from_the_Stories_from_the_Life_of_Mary_Treasury at the Minster in Aachen 1485 detail table
Annonciation (détail)
Maître d’Aachen, 1485, Trésor du Monastère, Aix la Chapelle
Ce qu’on voit de la table de Marie est assez indistinct, mais elle devait ressembler à celle-ci, avec l’entretoise qui traverse le pied en jambage.

1513 Annonciation Albrecht Altdorfer MET detail table

Comme dans l’autre Annonciation de 1513, Marie est absorbée dans sa lecture et ne regarde pas l’ange. La colombe est perchée sur son auréole. On distingue sur la table le vase de lys, une bougie allumée, et un accessoire à pied que les rares commentateurs qui en parlent nomment « écran ». Il est composé d’une tige filetée permettant de régler en hauteur un disque probablement opaque, puisqu’on y voit l’ombre portée de la tige. Il ne s’agit pas d’un miroir, accessoire de coquetterie impensable pour Marie, et pour lequel la vis de réglage serait d’ailleurs superflue.

Joos van cleve 1525 Annonciation MET detail Chadelier avec reflecteur (victorien)

Annonciation (détail), Joos van Cleve, 1525,  MET

Epoque victorienne
Chandelier avec réflecteur

Je n’ai pas retrouvé un tel accessoire d’époque, mais je pense qu’il s’agissait d’un réflecteur amovible, servant à  accroître la luminosité du bougeoir, et réglable en hauteur en fonction de la taille de la bougie.

Dans l’Annonciation de Joos van Cleve, la bougie allumée, avec son réflecteur fixe, est située en arrière de l’Ange, en compagnie d’autres objets bibliques : un triptyque représentant la rencontre entre Abraham et Melchisédech, et une image de Moïse. Elle symbolise très probablement la faible  lumière de l’Ancien Testament, éclipsée par le rayonnement de la Colombe.

Ce thème est plus courant dans les Nativités inspirées par la Vision de Saint Brigitte, qui précise explicitement que la lumière divine émanant du Nouveau né éclipse la lumière terrestre de la bougie (voir 3 Fils de Vierge) Mais il a aussi percolé dans certaines Annonciations [27].

1513 Annonciation Albrecht Altdorfer MET detail reflecteur

Altdorfer a développé cette métaphore de manière tout à fait originale : Marie, avec son auréole (en jaune),  est analogue au  réflecteur (en blanc) :
  • tourné vers la bougie de l’Ancien Testament, il en accroissait la lumière ;
  • tourné maintenant à l’envers, il projette la lumière nouvelle amenée par la colombe
    • sur le livre dont, il éclaire le sens ;
    • et au delà vers le ventre de la Vierge, déclenchant l’Incarnation.

1513 Annonciation Albrecht Altdorfer MET schema

Altdorfer propose en somme une variante particulièrement inventive du miroir marial (speculum sine macula), transposé en un réflecteur orientable et réglable. Et pour attirer l’attention sur la trouvaille, il a suspendu sa signature juste à l’aplomb, et dans la même inclinaison.

La fortune du thème

Les Annonciations en diagonale ne sont guère devenues plus fréquentes par la suite : les artistes se sont plutôt intéressés à faire décoller l’ange, ce qui donnait de nombreuses possibilités de variation.

Voici néanmoins un panorama (partiel) de la postérité de trois formules dont nous avons décrit la Génèse :
  • l’Ange arrivant dans le dos de la Vierge (15ème siècle) ;
  • la Vierge ou l’Ange vu de dos au premier plan (Altdorfer, 1513)

L’Ange dans le dos de la Vierge

Au 16ème siècle, la composition qui a la vent en poupe est celle où l’ange est en suspension, ce qui rend moins sensible sa place dans la profondeur. Mais la composition traditionnelle en diagonale continue d’être pratiquée.

Les Annonciations en plan large

Certains artistes en restent au plan large, structuré par la topographie de la pièce.

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Une composition devenue standard


1500-1600-Anonyme_flamand_1-eme-Lannociation_Ph_L.Gauthier-Musee-de-Bordeaux 1500-1600 Annonciation · Flemish School eglise st nicolas du chardonnet

Musée des Beaux Arts de Bordeaux  (photo L.Gauthier)

Eglise Saint Nicolas du Chardonnet

Anonyme flamand, 16ème siècle

Cette composition, connue en plusieurs variantes, est une bonne synthèse des acquis du siècle précédent.

Dans la version de Bordeaux, la médiane est fortement marquée symboliquement : colombe, colonne christique, coussins trinitaires, vase de lys.

Dans celle de  Saint Nicolas du Chardonnet, l’élargissement du format a obligé à dupliquer les fenêtres et à multiplier les coussins, et l’artiste a dû renforcer l’axe central en rajoutant sur le vase un aigle, en écho à la colombe.

D’autres détails sont immuables : la volée d’anges derrière Gabriel, la Visitation vue par la fenêtre, le coussin blanc sur le lit, l’image du livre de la Vierge (Moïse recevant les tables de la Loi).

1523 Frey Carlos Annonciation peinte pour la sacristie du monastère d'Espinheiro, , Lisbonne
Frey Carlos , 1523, peint pour la sacristie du monastère d’Espinheiro, Lisbonne

Frey Carlos  s’est plu à mettre au point une topographie originale : tout un parcours mène l’oeil du lit de la Vierge, à l’arrière plan, jusqu’à l’autel dont le tableau figure probablement Moïse et le Buisson ardent : cette scène biblique, considérée comme une métaphore de la Virginité de Marie, redonde le bouquet de lys.

Mais l’Ange n’a pas suivi ce parcours : il s’est matérialisé soudainement derrière la porte fermée, comme le montrent ses compagnons ailés restés au dehors.

508-Jacob-Cornelisz._van_Oostsanen__-_Annunciation_-Musee-dArt-Indianapolis
Annonciation
 Jacob Cornelisz. van Oostsanen, 1508, Musée d’Art, Indianapolis

On peut considérer ce tableau atypique comme la vulgarisation, cinquante ans plus tard, de la formule Bouts.  La Vierge prie à l’intérieur d’une tente, devant une statue de Moïse. Mais tandis que dans la formule originale, l’Ange restait au fond et refermait le rideau pour placer Marie sous son ombre,  Cornelisz van Oostsanen inverse la métaphore et déplace l’Ange au premier plan, ouvrant le rideau pour dissiper l’obscurité du judaïsme. L’étendard triomphal (avec la salutation abrégée) et la foultitude d’anges derrière la porte, attestent de cette victoire du christianisme.

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Une Annonciation en diagonale en Italie (SCOOP !)


520-Duomo_Treviso_-_Interior_-_Annunciation_chapel_or_Malchiostro
Annonciation
 Titien, 1519, Chapelle Malchiostro , Duomo, Trévise

L’autel central est la toute première Annonciation peinte par Titien, tandis que les deux apôtres qui la flanquent et la fresque du cul de four sont de Pordenone : cette scène complète l’Annonciation par son prélude : la vision d’Auguste, auquel la Sibylle montre l’apparition dans le ciel d’une femme tenant un enfant. Bien que les fresques aient été réalisées par Pordenone après le retable de Titien, il y a eu coordination quant au programme d’ensemble, l’annonciateur (la Sibylle ou l’ange) se trouvant du côté droit. Mais tandis que Pordenone a choisi un éclairage central, qui projette symétriquement les ombres des Apôtres dans les niches, Titien a opté pour un éclairage venant du haut à droite, comme les fenêtres de la chapelle, sur le mur Sud. Ainsi la double inversion, par rapport aux conventions, de l’Annonciation et de la direction de l’éclairage, résultent de la topographie de la chapelle.

1520 Duomo_(Treviso)_-_Interior_-_Annunciation_by_Titian schema

On a proposé que l’idée que l’Annonciation en diagonale, si rare en Italie, ait été inspirée à Titien par l’Annonciation de Bouts (voir 2 Annonciations en diagonale au XVème siècle : Marie au premier plan)  qui se trouvait  probablement à Venise. Pourquoi pas ? Mais cette composition dissymétrique a aussi pour propos d’échapper à l’écrasante centralité de la chapelle, propagée à courte distance par le cadre de marbre (en bleu).   Titien a opté pour une perspective latérale qui place l’ange sur le point de fuite (en jaune), au niveau des yeux de la Vierge. De sorte que la diagonale angélique, dans le plan (flèche jaune), et la diagonale divine, dans le cube (flèche blanche) convergent vers le même point : le livre fermé devant Marie.

Sur le donateur Broccardo Malchiostro, voir 7-1 Les  donateurs dansl’Annonciation …au centre et sur les bords.

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Une seconde Annonciation en diagonale en Italie (SCOOP !)


Lotto 1528 ou 1533 Annonciation Museo Civico Recanati
Annonciation (peinte pour l’église Santa Maria dei Mercanti)
Lotto, 1528, Museo Civico Villa Colloredo Mels, Recanati

Vu la double rareté des Annonciations avec l’ange à droite, et des Annonciations en diagonale en Italie, la comparaison s’impose avec l’Annonciation de Titien, que Lotto connaissait nécessairement.  Il est devenu classique de les opposer ( Argan [28], Arasse [29]), mais on ne sait rien sur les intentions réelles de Lotto. Plutôt qu’une comparaison artificielle, il est plus fructueux de se concentrer sur ce qui est spécifique dans le panneau de Lotto : à savoir qu’il pastiche les natures mortes des Annonciations flamandes.

1528 ou 1533 Lorenzo_Lotto_-, Museo Civico, Recanati detail nature morte

L’étagère du haut monte le bric-à-brac habituel : livres, lampe à huile, bougie éteinte et nécessaire d’écriture.

Le niveau médian est plus original, avec ses objets suspendus : un bonnet de dentelle (qui pourrait bien être une kippa) et un voile rituel – un talit (et pas un torchon, comme on le lit souvent), le troisième objet étant probablement le cordon du rideau vert du placard.

Le niveau inférieur est une énigme à la Lotto, avec un sablier  couvert d’un voile (à la manière d’un calice) et posé sur un tabouret. Pour ajouter aux bizarreries, on notera la petite fenêtre lumineuse qui s’ouvre derrière Marie, lui faisant une sorte d’auréole carrée. Que tirer de tout cela ?

  • 1528 ou 1533 Lorenzo_Lotto_-, Museo Civico, Recanati schema

Tandis que la perspective décentrée construisait véritablement  la composition de Titien, les fuyantes ici sont rares (en jaune) : tout au plus permettent-t-elles de situer le yeux du spectateur au niveau du parapet, soit en contrebas de la Vierge et de l’Ange.  Ce qui frappe est avant tout la binarité de la composition (ligne bleue) :
  • à gauche l’obscurité, l’ambiance flamande et les objets rituels juifs ou pré-eucharistiques (le sablier / calice) ;
  • à droite la lumière de midi (voir les ombres courtes), le climat  italien et le jardin clos.

Il est étonnant que les historiens d’art, toujours prêts à détecter dans les Annonciations la dichotomie Ancien Testament / Nouveau Testament, ne l’aient pas remarquée ici. Elle est pourtant corroborée par la dynamique des gestes :   l’Ange à l’arrêt  montre Dieu qui désigne Marie du bras (flèches blanches), déclenchant la fuite rétrograde du chat fourbe vers les ténèbres . Sans doute le public local visé par  Lotto (probablement la Guilde des marchands de Recanati)  associait-il facilement le caractère vieilli et étranger du style flamand avec l’obscurité du monde juif,   et la lumière italienne avec le monde chrétien.

Retable de la Santa Casa, Andrea Sansovino, 1523, Loreto
Annonciation, Retable de la Santa Casa, Andrea Sansovino, 1523, Loreto
Il est probable que le chat animé de Lotto est un clin d’oeil au chat sculpté que Sansovino avait dérangé de son sommeil, quelques années plus tôt, à quelques kilomètres de Recanati.


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Les Annonciations en plan serré

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Retable de la Nativite vers 1500 Musee de Cluny

Retable de la Nativite (Bruxelles), vers 1500, Musée de Cluny

Cette grisaille très graphique situe la scène dans un espace abstrait, à la fois en intérieur pour la Vierge au lutrin, et en extérieur pour l’ange derrière le rocher. Une forte lumière projette au sol, en direction de l’Ange, l’ombre portée de la Vierge. Au dessus, le vol en biais de la colombe et l’hélice de la banderole renforcent encore l’effet diagonal, qui est manifestement l’idée-forte de cette composition.


1511-13-annonciation-lucas-cranach-the-elder-MET. 1523 Jacob-Cornelisz-Van-Oostsanen-Annunciation Petite Passion British museum

Lucas Cranach l’Ancien, 1511-13, MET

Jacob Cornelisz Van Oostsanen, 1523, Petite Passion, British museum

Au début du 16ème siècle, des gravures propagent des Annonciations en diagonale simplifiées, où le décor est réduit au strict minimum.


Trois Annonciations de Juan de Flandes


1500 ca Annunciation'_by_Juan_de_Flandes,_Cincinnati_Art_Museum 1508-19 Juan_de_Flandes,_The_Annunciation,NGA_46121 1519 juan_de_flandes_anunciacion catedral de Palencia

Vers 1500, Cincinnati Art Museum

1508-19, NGA

1519, Cathédrale de Palencia

Annonciation, Juan de Flandes

Destinées à être vues de loin au sein d’immenses retables, ces trois Annonciations de Juan de Flandes se concentrent sur l’essentiel : l’Ange debout, Marie à genoux, et le halo de la colombe pour compléter le triangle. On voit que le caractère diagonal est plus ou moins prononcé selon le format plus ou moins oblong du panneau.

Autour de 1900

1889 Arthur Hacker Le retour sur terre de Perséphone Torre Abbey Historic House and Gallery, Torquay The Annunciation 1892 by Arthur Hacker 1858-1919

Le retour sur terre de Perséphone, 1889, Torre Abbey Historic House and Gallery, Torquay

Annonciation, 1890, Tate Gallery

 

Arthur Hacker

Hacker récupère pour son Annonciation la formule qu’il avait mise au point l’année précédente pour Perséphone :
  • l’Ange du Printemps répand des fleurs,
  • Gabriel amène son lys.

1898 Arthur Joseph Gaskin The Annunciation, 1907-08 Oleksandr_Murashko_-_Annunciation_-_National Art Museum of Ukraine

Arthur Joseph Gaskin, 1898, collection particulière

Oleksandr Murashko,  1907-08, National Art Museum of Ukraine

Annonciation

Ces deux oeuvres ont pour particularité d’avoir été réalisées par des peintres peu intéressés par la religion, pour des raisons essentiellement plastiques.

Gaskin était un socialiste non conformiste, membre du mouvement Arts and Crafts. En 1898, il s’initie à la tempera, commence par un portait de sa femme puis passe à un sujet pour lequel les modèles ne manquent pas dans a peinture italienne. le résultat est un collage assez déconcertant de détails pris à droite et à gauche, et de deux faciès idéalement britanniques, un Gabriel roux aux joues rouges, et une Marie brune aux yeux bleus.

Oleksandr Murashko n’a peint qu’une seule oeuvre religieuse, cette Annonciation qui est un exercice de contrejour impressionniste. Il aurait été motivé par la scène impromptue, lors d’une réception, d’une jeune fille ouvrant un rideau.

1910, Desvallières, Annonciation, col privée 1912 Annonciation e George Desvallières

1910

1912

Annonciation,  Georges Desvallières, collection privée

Desvallières est en revanche un chrétien militant, revenu à la fois en 1905. Ces deux Annonciations intimistes sont peintes « dans sa maison, au milieu des siens, dans les meubles de son enfance »  [30].

1928 Desvallières annonciation St. John the Baptist Church Pawtucket
Annonciation
Desvallières, 1928,  église St. John the Baptist Pawtucket (Nouvelle-Angleterre)

Dans un format monumental, il reprendra de manière plus explicite  l’idée de l‘ange crucifié, esquissée en 1912.



La Vierge vue de dos

Ces cas se comptent sur les doigts d’une main, même en incluant l’époque moderne : il est quasi-sacrilège pour le spectateur d’espionner la Vierge par derrière.

1518 Lucas_van_Leyden_-_Saint_Matthew schema
Saint Matthieu, Lucas de Leyde, 1518

Dans la série des Quatre Evangélistes qu’il réalise en 1518, ce n’est pas par hasard que  Lucas de Leyde choisit la vue de dos pour l’évangéliste dont le symbole est l’Ange : sa composition imite celle d’Altdorfer, avec Marie lisant, indifférente à l’ange qui la pointe du doigt.

1904 vittorio-matteo-corcos-annunciazione Convento di San Francesco Fiesole 1907 Vittorio_matteo_corcos_portrait_of_yole_biaggini_moschini coll part

Annonciation, 1904,  Convento di San Francesco, Fiesole

Portrait de Yole Biaggini Moschini, 1907, collection particulière

Vittorio Matteo Corcos

Il faut attendre quatre siècles pour qu’un artiste montre à nouveau de dos la Vierge de l’Annonciation. Entre temps, la photographie a accoutumé l’oeil  à la profondeur de champ, et les peintres ont pris conscience du  prestige mystérieux et quelque peu provocant de la Rückenfigur féminine.

Dans l’esprit du temps, il n’y a pas tant de différence entre la jeune vierge qui rêvasse près de la fontaine tandis que son initiateur arrive du fond du tableau, et la femme du monde qui fait tapisserie près de la chaise aux lions, attendant qu’un interlocuteur intéressant  s’y arrête.

1923 Jacek Malczewski AnnunciationMuzeum Narodowe w Warszawie, Warsaw 1920-30 kalmakof coll part

Jacek Malczewski, 1923, Muzeum Narodowe, Varsovie

Nicolas Kalmakoff, 1920-30,  collection particulière

Annonciation

On pouvait attendre de ces deux grands originaux des détournements malicieux   :
  • le Polonais nous montre une couturière rurale prête à faire confiance   à un ange parfaitement niais ;
  • le Russe fait sortir d’une mandorle vaginale un ange androgyne et baraqué, avec lequel parlemente, devant une porte   accueillante, une orientale qui n’a plus trop l’air d’être vierge.



L’Ange vu de dos

Ces cas, plus anodins théologiquement, sont en fait restée exceptionnels, tant est puissante la prégnance de la confrontation frontale.

L’Annonciation de Boccaccino


1513-Annonciation-Albrecht-Altdorfer-MET 1516 BOCCACCINO, Boccaccio Annunciation to Mary Fresco Cathedral, Cremona

Altdforfer, 1513

Boccaccio Boccaccino, 1516, Fresque de la nef, Cathédrale de Crémone

Il est probable que Boccaccino a puisé son idée de l‘ange vu de dos dans la gravure d’Altdorfer, mais qu’il n’a pas osé aller jusqu’à reprendre la composition en diagonale. Tout se passe comme si, dans une Annonciation symétrique à l’italienne, parfaitement cadrée par la perspective centrale, Boccaccino avait fait pivoter chaque protagoniste de 45° en sens inverse : de sorte que le doigt de l’ange, pointant le centre du cul de four (qui est aussi le point de fuite), n’est pas visible par la Vierge.


On notera le détail du manteau de l’ange, qui frôle sur le sol le tissu rose tombant du pupitre, comme si le contact textile remplaçait le contact visuel.


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Une Annonciation de Joos van Cleve

1515 ca Joos Van Cleeve revers du triptyque de l'Adoration des Mages Capodimonte
Revers du triptyque de l’Adoration des Mages
Joos Van Cleve, vers 1515, Capodimonte

On connait plusieurs Annonciations en grisaille au revers de triptyques de Joos van Cleve, mais celle-ci a la double particularité :

  • d’être inversée – ce qui place, dans les banderoles exubérantes, la réponse de Marie avant la salutation de l’Ange ;
  • de montrer l’Ange vu de dos, ce qui en fait un alter ego du spectateur.



1515 ca Joos Van Cleeve revers du triptyque de l'Adoration des Mages Capodimonte schema
Ces deux particularités sont une incitation à commencer par ouvrir le volet droit : la Vierge de l’Annonciation contemple alors son avenir, tandis qu’à l’arrière-plan commence à arriver le cortège des Rois.


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Les Annonciations des Gentileschi (SCOOP !)


1622 Orazio-Gentileschi-Annunciazione-eglise San Siro Genes 1623 Orazio_Gentileschi_-_Annunciation Galerie Sabauda Turin

1622, Eglise San Siro, Gênes

1623, Galerie Sabauda, Turin

Annonciation, Orazio Gentileschi

La composition comporte  encore quelques éléments traditionnels, avec les symboles de la colonne et de la colombe, et surtout l’immense rideau rouge, rappelant les lits flamands, qui fait la célébrité de le seconde version. La construction perspective  permet encore un repérage spatial : le point de fuite est à hauteur des yeux de la Vierge mais très décalé sur la gauche : de sorte que le spectateur est debout comme Marie, mais voit de très loin l’arrivée de la colombe et de l’Ange qui s’agenouille. Une audace de la composition est d’inverser à la fois le sens conventionnel de la lumière (tombant de la gauche) et de l’Annonciation (Ange venant de la gauche), un peu comme Caravage l’avait fait dans La vocation de Saint Matthieu.

1623 Orazio_Gentileschi_-_Annunciation Galerie Sabauda Turin 1630 artemisia gentileschi Capodimonte

Orazio Gentileschi, 1623, Galerie Sabauda, Turin

Artemisia Gentileschi, 1630, Capodimonte

Lorsque Orazio peignait son Annonciation à Gênes, sa fille Artémisia était à Rome. Lorsqu’elle a peint la sienne à Naples sept ans plus tard, rien ne prouve qu’elle avait vu l’oeuvre de son père. Mais la similarité  est telle qu’au moins des croquis avaient circulé entre eux.


La composition d’Artemisia, plus baroque, abolit la spatialité, tout en revenant à des conventions anciennes (auréole de la Vierge, Ange et source de lumière à gauche). Le parti-pris d’une inversion en miroir oblige à modifier subtilement les gestes conçus par son père :
  • la Vierge, qui faisait de la main droite le geste de réception de la parole (paume en avant), le fait maintenant de la main gauche, ce qui oblige à donner à la main droite le geste plus important de l’acceptation (main sur le coeur), au lieu du geste de pudeur (remonter un pan du manteau) ;
  • l’ange, qui faisait de la main droite le signe de la prise de la parole (index levé) et tenait le lys de la gauche, le tient maintenant de la droite : de ce fait la gauche fait le geste plus vague de désigner le ciel qui s’ouvre.

Bien que la tendance actuelle des historiens d’art soit de proposer qu’Artémisia s’est inspirée d’autres sources,  la rareté de ce type de composition et la précision des adaptations effectuées montrent clairement qu’elle a retravaillé la composition de son père.


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Deux Annonciations de ter Brugghen


1624 Hendrick ter Brugghen coll part 1622 Orazio-Gentileschi-Annunciazione-eglise San Siro Genes detail ange INVERSE

1624, collection particulière, Hendrick ter Brugghen

1622, Orazio Gentileschi, église San Siro (inversé)


On a supposé [31]  que ter Brugghen avait fait en 1621-22 un second voyage en Italie, où il aurait pu étudier l’Annonciation d’Orazio Gentileschi à San Siro de Gênes. Il est vrai que la similitude des gestes de l’ange vu de dos est frappante. En rapprochant la colombe du bout de son index,  ter Brugghen construit un contraste puissant entre l’oiseau céleste et la plante des pieds crottée  de  l’ange descendu sur terre.


1621 jan_janssens_dirck_baburen_annunciation , Museum voor Schone Kunsten, Ghent 1629 Hendrick_ter_Brugghen_(d'après un tableau perdu de Dirck van Baburen)-_The_Annunciation Stadsmuseum De Hofstadt Diest

Jan Janssens, d’après Dirck van Baburen, 1621, Museum voor Schone Kunsten, Ghent

Hendrick ter Brugghen, 1629, Stadsmuseum De Hofstadt, Diest


Le tableau original de Dirck van Baburen est perdu, mais sa copie par Janssens montre que c’est à lui que ter Brugghen a emprunté les vêtements de son ange de 1624, avec sa robe jaune et sa ceinture bariolée, ainsi que le panier à linges posé au sol. Le geste d’offrir le lys vient en revanche de Gentileschi. En rehaussant la stature de l’ange et en rapetissant Marie et son pupitre, ter Brugghen introduit un rapport de domination tout à fait spectaculaire, qui n’est pas sans rappeler la composition d’Altdorfer.


Jacques de Gheyn II 1599 Annunciation Chicago art instituteAnnonciation
Jacques de Gheyn II, 1599, Chicago art Institute

Le motif, très Contre Réforme, de la gloire d’anges surplombant l’Annonciation, s’est répandu à Utrecht à partie de cette gravure ([31a], p 90).


Ter Brugghen y a a également trouvé l’idée du dévidoir.  Mais il l’a représenté de manière parfaitement symétrique et a supprimé les fils enroulés. De la même manière, il a expurgé du panier les ciseaux et la bobine (que Janssens avait conservés), comme pour dénier à ces objets, dévidoir et panier, le statut anecdotique d’accessoire de couture.



1629 Hendrick_ter_Brugghen_(d'après un tableau perdu de Dirck van Baburen)-_The_Annunciation Stadsmuseum De Hofstadt Diest schema
Au centre de la composition s’organise un étagement d’éléments puissamment symboliques, conduisant du dévidoir aux trois fleurs de lys à trois stades de maturité, puis à la couronne de lauriers dans le ciel, totalement inédite dans une Annonciation ([31a], p 91) :

Ter Brugghen suivait une tradition iconographique mineure mais persistante, initiée par Léonard de Vinci, qui utilisait le dévidoir, quelle que soit sa forme, comme symbole de la croix. Cette association symbolique se trouve corroborée par le placement par Ter Brugghen de son dévidoir directement sous la couronne ; il est significatif que la deuxième signification théologique d’une couronne soit le martyre. Le placement soigneusement étudié du dévidoir laisse penser que cette seconde référence symbolique était intentionnelle.

Ainsi, l’unicum iconographique que constitue cette couronne vise  à magnifier Marie, mais aussi, par sa position à l’aplomb du dévidoir, à préfigurer la Crucifixion au moment même de l’Incarnation.



1629 Hendrick_ter_Brugghen_(d'après un tableau perdu de Dirck van Baburen)-_The_Annunciation Stadsmuseum De Hofstadt Diest os et chien
Il faut inclure dans  cette Crucifixion symbolique le détail tout à fait incongru de l’os qui traîne au ras du tapis, tel le crâne d’Adam au pied de la Croix. Le chien noir tout aussi insolite, couché dans l’ombre du tapis, justifie la présence de l’os tout en évoquant le deuil. Tandis que dans le coin opposé, le panier répandant son linge est une image du  tombeau vide et du linceul.

Cette composition hors du commun constitue donc un exemple très élaboré, totalement original, et passé pratiquement inaperçu, d’inclusion dans une Annonciation du thème de la Préfiguration de la Croix.


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Autres Annonciations du 17ème siècle

17eme Ecole de Rembrandt (c) Harvard College 1932.197 1513-Annonciation-Albrecht-Altdorfer-MET

Ecole de Rembrandt (c) Harvard College 1932.197

Altdorfer


Sans doute un pastiche direct de la gravure d’Altdorfer.

1600-49 theodor-van-loon-the-annunciation M-Leuven Museum
Annonciation
Theodor van Loon, 1600-49, M-Leuven Museum

Dans ce cadrage très étudié, les mains de l’ange établissent un parallèle entre les ailes de la colombe et les ailes du livre, comme si l’une allait atterrir sur l’autre.


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Une Annonciation de Tiepolo


1767-70 Tiepolo Fuite en Egypte MET 1762-70 tiepolo_annonciation-Pedrola - Collection duchesse de Luna-Villahermosa

Fuite en Egypte, Tiepolo, 1767-70,  MET

Annonciation, Tiepolo, 1762-70, Collection duchesse de Luna-Villahermosa, Pedrola


A la fin de sa vie, en Espagne, Tiepolo utilise la même prosternation spectaculaire de l’ange pour une scène de la Fuite en Egypte et pour une Annonciation.


Contrairement à ce qu’énonce la notice du MET [32], il ne peut s’agir d’un retour d’Egypte, vu l’âge du bébé.  La stèle avec une inscription hébraïque montre que la Sainte Famille vit ses derniers instants en terre Sainte avant d’embarquer pour l’Egypte. L’ange et le nautonier, pieusement, se mettent à son service pour cette traversée.

Dans l’Annonciation, la Vierge a pratiquement la même posture mais l’ange est vu de dos, en raccourci.

1762-70 tiepolo_annonciation-Pedrola - Collection duchesse de Luna-Villahermosa schema

On notera la splendide discordance de perspective entre le carrelage et les poutres, probablement voulue pour dynamiser la composition :
  • en abaissant son regard vers le carrelage et l’ange, le spectateur se trouve expulsé en hors champ, par la porte (en bleu) ;
  • en l’élevant vers les poutres, il voit la colombe entrant pas la fenêtre et se dirigeant vers le livre (en jaune).


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Un Noli me tangere exceptionnel


Nous avons vu que Dürer, puis Altdorfer, ont ouvert la voie des « Noli me tangere » avec Marie-Madeleine vue de dos, une formule qui est restée par la suite très minoritaire.

1857 La Madeleine où Noli me tangerePierre Puvis de Chavannes musee Angers
La Madeleine où Noli me tangere,
Pierre Puvis de Chavannes, 1857, musée d’Angers

Mais Puvis de Chavannes est à ma connaissance le seul à avoir montré le Christ de dos, solution pourtant impeccable pour exprimer le mystère de la Résurrection.


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Deux Annonciations de Domenico Bruschi


1886 Domenico Bruschi The Annunciation, Cattedrale di Mdina, Malta 1889 amelia eglise du couvent de SS-Annunziata-Bruschi

1886, Cathédrale de Mdina, Malte

1889, église du couvent de SS-Annunziata, Amelia

Annonciation, Domenico Bruschi

Ce peintre de Pérouse, lié avec les préraphaélites anglais, applique dans ces deux Annonciations sa conception de la tradition en peinture :
« J’adore et j’étudie les classiques pour leur sentiment, sans toutefois les imiter grossièrement. Ils m’inspirent plutôt à devenir aussi original que possible sans sortir du cercle de la recherche classique. » [33]


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Au 20ème siècle


901-Jacek_Malczewski_-_Angel_I_shall_follow_thee_-_MP_374_-_National_Museum_in_Warsaw
Ange, je te suivrai,
Jacek Malczewski, National Museum, Varsovie

Comme souvent chez Malczewski, le symbolisme croise la caricature grinçante : l’ange, qui cache  sa canne dans son dos, baratine une petite gardeuse d’oie, devant une enfilade de cous dressés qui conduisent l’oeil, à travers une clôture défoncée, jusqu’à une tour phallique.

1927-the_painful_annunciation-Leon-Henri-Marie-Frederic annunciation Leon Henri Marie Frederic

L’Annonciation douloureuse, 1927

Annonciation

Léon Frédéric, collection particulière

Léon Frédéric s’est intéressé dans les années 20 au thème de l’Annonciation, en variant la vue de dos : tantôt l’ange et tantôt la Vierge. On voit à l’arrière-plan le village ardennais de Nafraiture, où le peintre séjournait en été.

1935 Eugene Berman Annunciation coll part
Annonciation
Eugene Berman, 1935,  collection particulière

Références :
[26] https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020546338
[27] On lit souvent que la bougie allumée symbolise « la présence de la divinité dans le mystère de l’Incarnation », à cause d’une interprétation erronée de la bougie en train de s’éteindre du retable de Mérode. Voir David M. Robb , The Iconography of the Annunciation in the Fourteenth and Fifteenth Centuries, The Art Bulletin , Dec., 1936, Vol. 18, No. 4 (Dec., 1936), pp. 480-526 https://www.jstor.org/stable/3045651
[28] « La Vierge du Titien est une reine en prière qui se tourne noblement pour accueillir le messager divin dans son palais. La Vierge de Lotto est une bonne fille ; le message la prend par surprise alors qu’elle prie dans sa chambre ; elle n’ose même pas tourner la tête ; son geste, presque défensif, est celui de quelqu’un qui se sent frappé par derrière par un appel soudain. »
Giulio Carlo Argan, Storia dell’arte italiana 3, Firenze, Sansoni, 2000, p. 152.
[29] « Le chat haineux et craintif était sans doute l’élément le moins étrange de l’image ; son diabolisme traditionnel justifie sa fuite devant Gabriel. L’étrange vient ici surtout de l’expression et de la gestuelle exacerbée qui soulignent une communication intense entre des personnages pourtant isolés. La disposition globale de l’image change profondément les données du modèle inventé par Titien ; dans l’Annonciation de Trévise , tout concourait en effet à la logique narrative et à l’impact dramatique sur le spectateur ; ici, l’impact est distancié par un aspect presque caricatural et par la simplification extrême du sol et des murs. Lotto veut, en fait, empêcher une lecture « anodine » ou même plaisante de l’image, il s’agit de renouveler un thème rebattu et de créer un choc moins esthétique (car l’image est gênante) que moral. L’Annonciation de Recanati oblige le spectateur à s’interroger sur l’étrangeté de la scène, c’est-à-dire finalement sur le mystère même de l’Incarnation. Il rejette l’élégance ou la virtuosité brillante pour faire appel à une dévotion exacerbée. »
D.Arasse, L’homme en jeu, Les génies de la Renaissance,2008, Éditions Hazan, p 110
[30] http://www.georgedesvallieres.com/
[31] R. Ward Bissell « Orazio Gentileschi and the poetic tradition in Caravaggesque painting » p 67
[31a] Leonard J. Slatkes, Wayne Franits, « The paintings of Hendrick Ter Brugghen, 1588-1629 : catalogue raisonné » p 90
[32] https://www.metmuseum.org/art/collection/search/438128
[33] https://en.wikipedia.org/wiki/Domenico_Bruschi

Figurines, mécanismes et bestioles dans l’Annonciation d’Aix

2 août 2025
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Dans une monographie remarquée, Christian Heck [1] a récemment présenté une synthèse des connaissances accumulées sur Barthélemy d’Eyck, peintre et enlumineur majeur redécouvert par un siècle d’érudition, et proposé une interprétation d’ensemble de son oeuvre la plus énigmatique, le triptyque de l’Annonciation d’Aix (revers des volets exclus). Cette étude, qui verse au dossier de nombreux éléments inédits, discute avec rigueur des interprétations aventureuses et renverse quelques idées reçues, peut être considérée comme définitive sur de nombreux points, sur lesquels il est inutile de revenir.

Cependant, l’argumentation de Christian Eyck repose pour partie sur une analyse en profondeur de plusieurs textes – les prophéties d’Isaïe et de Jérémie d’une part, certains écrits du théologien Albert le Grand d’autre part – qui éclairent peu à peu les détails intrigants du triptyque.

Cet article a pour but de montrer que, sans remettre en cause les principaux acquis de l’étude de Christian Eyck, il est possible de se passer de ces sources textuelles et de parvenir à une interprétation d’ensemble de l’avers et du revers du triptyque, basée uniquement sur des arguments internes à la composition.


Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyqueTriptyque de l’Annonciation d’Aix (reconstitution P.Bousquet).

Pour cela, nous procéderons du général au particulier en analysant :

  • la composition d’ensemble et les questions qu’elle pose ;
  • la tribune sculptée, côté ange ;
  • la roue à livres, côté Marie (un élément crucial, mais méconnu) ;
  • le singe juché à son sommet (très commenté, mais à rebours).



La composition d’ensemble et ses questions

Les éléments historiques

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Une offrande à la cathédrale

Aix Cathedrale St Sauveur emplacement autel Annonciation

De longues recherches archivistiques [2] ont fini par prouver que le panneau central provenait du retable de l’Annonciation, commandité entre 1442 et 1445 par le marchand drapier Pierre Corpici, fournisseur du roi René, pour l’autel qu’il avait fait construire près de la porte droite de la clôture du choeur de la cathédrale d’Aix, et devant lequel il souhaitait être enterré [2a].

L’église à deux nefs représentée dans le tableau n’est pas la cathédrale Saint Sauveur, bien que les chapiteaux s’inspirent de certains des chapiteaux du cloître ([1], p 85).



Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation detail messe
La scène représentée au fond est très précisément le moment où les fidèles enlèvent leur bonnet et où le prêtre commence à lire l’Evangile, sur le pupitre à la droite du choeur ( [3], [1] p 73)

On peut ajouter que ce moment liturgique renvoie à la fois :

  • à l’emplacement prévu pour le panneau dans la cathédrale, du côté réservé à la lecture évangélique ;
  • au sujet même du panneau, l’Annonciation, cette scène inaugurale où la Vierge interrompt sa lecture pour écouter le message de l’ange.

Une reconstitution progressive

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque prophetes

Les volets ont été démontés entre 1623 et 1679, mais aucun texte ne précise leur sujet. On a d’abord retrouvé le prophète du volet gauche, qui avait été découpé, puis le volet droit au complet, avec la nature morte et le nom (Ieremias), ce qui a permis de rattacher au volet gauche une nature morte déjà connue.


L’identification des prophètes

Les théologiens ont retrouvé chez plusieurs prophètes des passages évoquant l’Incarnation. Pour Jérémie, la phrase est assez obscure :

Jusques à quand seras-tu errante, Fille rebelle? Car Jéhovah a créé une chose nouvelle sur la terre. Une femme entourera un homme. Jérémie 31,22

Mais le prophète de l’Incarnation le plus célèbre est Isaïe, qui s’exprime plus directement :

« La vierge concevra et elle enfantera un fils «  (Isaïe, 7,14)

C’est pourquoi on n’a pas hésité à le reconnaître dans le personnage du volet de gauche, bien que l’appariement Isaïe/Jérémie soit bien moins naturel qu’on ne le dit.


Annonciation Biblia Pauperum 1480-85 British MuseumAnnonciation, Biblia Pauperum 1480-85, British Museum

Dans cette gravure souvent évoquée, Isaïe est apparié avec le roi David (en haut) et Ezéchiel avec Jérémie (en bas).

Au dessus de l’Annonciation du retable de l’Agneau Mystique, Van Eyck a choisi un autre couple de prophètes, Zacharie et Michée.


Maître des Heures de Charles le Noble, The_Annunciation_1406-07_Book_of_Hours_BL_Add_MS_29433 fol 20Annonciation
Maître des Heures de Charles le Noble, 1406-07, Livre d’heures (Paris), BL Add MS 29433 fol 20

Enfin, dans cette enluminure parisienne, Jérémie figure à droite, en bonnet et robe rouge, mais le prophète qui lui fait pendant n’est pas Isaïe (situé au centre) mais Aggée, vêtu de vert et montrant du doigt Dieu le père, comme dans le retable d’Aix, avec pour phylactère : Le désiré de toutes les nations viendra.


Bien que personne ne la questionne, l’identification du prophète de gauche comme étant Isaïe n’est donc pas absolument assurée, d’autant plus que des préférences personnelles ont pu jouer dans le choix du couple de prophètes : leur physionomie très particularisée laisse penser qu’il s’agit de portraits de contemporains.


Les prophètes comme portraits cachés

L’hypothèse la plus répandue repose sur la ressemblance entre Jérémie et le roi René, qu’on a cherché à étayer par d’autres arguments ([3], p 95) :

  • la robe rouge serait un habit de chanoine, or René était chanoine d’honneur de Saint Sauveur ;
  • les deux clés qui pendent à sa ceinture seraient une allusion aux blasons d’Angers et du Mans.

Dans ce cas, l’autre prophète, en situation héraldique dominante sur le volet gauche, ne pourrait être que son père, Louis II d’Anjou. Ce qui respecterait également la chronologie biblique, Isaïe venant avant Jérémie.

Cette hypothèse a été vigoureusement contestée par Jean Boyer ( [4], p 137), sur la base d’arguments solides :

  • l’homme de droite semble avoir nettement plus de 36 ans, l’âge du roi René en 1445 ;
  • pourquoi se serait-il déguisé en prophète dans un retable commandé par son drapier, et sans aucun attribut monarchique [5] ?

Jean Boyer propose que l’homme de droite serait le commanditaire Pierre Corpici et l’homme de gauche son fils aîné et héritier, Elzéar Corpici, avec les présomptions suivantes :

  • à l’instar de Pierre, les Corpici ont été enterrés devant l’autel de l’Annonciation, qui fonctionnait donc comme une sorte d’épitaphe familiale ;
  • les objets des natures mortes pourraient tout aussi bien être ceux de marchands que de lettrés.

On peut objecter à cette hypothèse que, dans le cas d’un couple père / fils, le père aurait dû être situé en position d’honneur, sur le volet gauche. Cependant, dans le cas d’une Annonciation, la polarisation est différente que dans celui d’une Madone ou d’une Crucifixion : le plus souvent, les donateurs se placent, par humilité, dans le sillage de l’ange ; le fait plus rare de se placer dans le dos de la Vierge peut être considéré comme honorifique (voir 7-3 …à droite: la spécialité des Lippi).

L’idée que les personnages des volets seraient le commanditaire et son fils est improuvable, mais semble la plus plausible, compte tenu de la filiation entre le triptyque d’Aix et deux retables de Van Eyck, tous deux comportant un couple de donateurs.


L’influence de Van Eyck

1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand
Retable de l ‘Agneau Mystique (fermé), Van Eyck, 1432, Cathédrale Saint Bavon, Gand

Il est très probable que Barthélemy d’Eyck avait en tête ce célèbre retable, qu’il avait pu voir lors de sa formation dans les Flandres (l’hypothèse d’un lien familial avec les frères Van Eyck est possible, mais pas prouvée).

Le triptyque d’Aix apparaît comme la transposition horizontale de cette composition verticale, puisque ses volets fusionnent les prophètes, les donateurs en habits modernes, et les socles empruntées aux statues des deux Saint Jean.

L’une des innovations majeures de Barthélemy d’Eyck, l’idée de représenter les prophètes à la fois comme des contemporains et comme des statues, pourrait donc simplement résulter de cette réduction du polyptyque en triptyque [6].


Un retable perdu de Van Eyck, le triptyque Lomellini (vers 1436), a certainement influencé aussi Barthélemy, à l’instar de nombreux peintres italiens. Il a pu le voir à Gênes en 1438, très peu de temps après sa réalisation, en accompagnant le roi René dans son voyage à Naples ( [7], p 36). Ce triptyque, qui ne nous est connu que par une description de 1456 ( [8], p 36), comportait :

  • au centre une Annonciation ;
  • à gauche, Saint Jean Baptiste, avec au revers le donateur, Battista Lomellini,
  • à droite, Saint Jérôme dans son étude, avec au revers l’épouse du donateur.

L’influence du panneau de Saint Jérôme pourrait expliquer les deux natures mortes aux livres, ainsi que l’idée de représenter la Vierge dans son étude.


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Une composition novatrice

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Une redondance délibérée

La composition comporte deux couples de prophètes :

  • deux nommés, en couleur et en costume moderne sur les volets ;
  • deux anonymes, en costume de prophète et en pierre sur la tribune du panneau central.

Cette redondance, voire même cette opposition, pose question. On a proposé que les deux prophètes internes soient Ezéchiel et David, venant compléter Isaïe et Jérémie. Mais David devrait porter une couronne.

La solution de Christian Heck est simple et élégante : les deux couples sont les mêmes, et leur confrontation est voulue :

Représenter ces personnages ad vivum sur des socles de statues est ainsi une étonnante invention plastique, ainsi qu’une extraordinaire manière de servir une très profonde signification théologique. Nous avons sous les yeux, dans le retable ouvert, deux représentations d’Isaïe, et deux de Jérémie, mais ce ne sont pas des doublons. Au cœur de l’œuvre irradie une image qui se constitue en discours spirituel, et sur ses champs s’affirme un discours qui sort des mots pour devenir image incarnée. Il fallait le génie d’un immense artiste pour mettre les choix possibles de la peinture au service d’une telle expression d’une question spirituelle majeure. ( [1], p 119 )



Dans une formulation plus structurelle, on pourrait dire que :

  • les deux prophètes en grisaille renvoient à l’Ange et au temps passé de l’Annonciation (en blanc),
  • les deux prophètes en couleur projettent cette annonce dans le présent : en ce sens, les livres des natures morte et le socle fonctionnent comme des expansions de la roue à livres de la Vierge (en bleu).

Un certain manque d’homogénéité ?

En 1980, Barbara Hochstetler Meyer [9] a tenté de bousculer soixante ans d’érudition en soutenant que les volets provenaient d’un autre triptyque que le panneau central, sur la base d’arguments techniques et iconographiques qui ont été immédiatement réfutés par tous les spécialistes ([1], p 55). Cette tentative kamikaze a néanmoins eu pour mérite de souligner deux points intéressants quant à la conception d’ensemble :

  • les personnages des prophètes sont légèrement plus grands que ceux de l’Annonciation ;
  • la perspective des panneaux latéraux diffère de celle du panneau central.

Ces deux points, disparité d’échelle des personnages et perspective locale à chaque registre, s’observent également dans le retable de Gand (voir 1-2-1 Les donateurs dans le retable de l’Agneau Mystique (1432)), ce qui constitue un nouvel argument en faveur de l’influence eyckienne.



Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque schema perspective
Comme chez Van Eyck, l’espace où se déroule l’Annonciation n’est pas entièrement construit avec un point de fuite unique, notamment pour les poutres et le bas des fenêtres (en rouge). Néanmoins, la majorité des fuyantes convergent, et la ligne d’horizon (en violet) est la même que pour les volets : cette volonté d’unification est remarquable pour l’époque, puisque c’est seulement Memling qui inscrira les volets et le panneau central dans la même construction perspective.


Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque reversL’apparition du Christ à Marie-Madeleine (Noli me tangere)
Triptyque d’Aix fermé (reconstruction P.Bousquet)

Enfin, on peut aussi s’étonner du style plus libre du revers. Il a pu être exécuté par un collaborateur ou de manière moins minutieuse par Barthélemy lui-même ([1], p 57) : exposé aux dégradations, l’extérieur des triptyques est souvent moins abouti que l’intérieur.

Les gros motifs en fleurons permettent de déterminer l’écartement entre les deux figures.


1475 ca Chap. St Jean Baptiste Cathédrale de BourgesNoli me tangere
Fresque de la Chapelle St Jean Baptiste, Cathédrale de Bourges

Cette composition, centrée sur l’arbre et le vase, donne une bonne idée de ce à quoi ressemblait l’extérieur du triptyque d’Aix.


L’unité de conception entre intérieur et extérieur (SCOOP !)

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque avers revers
Il est possible que, du côté externe, l’encadrement n’ait pas été matérialisé mais peint en continuité avec la scène principale, comme ce sera le cas pour le retable du Buisson ardent dans la même cathédrale Saint Sauveur [10]. Dans ce cas, l’arbre dont on voit le feuillage et le tronc côté Christ, aurait pris une importance centrale, tout comme le chef d’oeuvre de menuiserie qui occupe le centre de l’Annonciation (en bleu). On aurait même pu rajouter le vase à parfum de Marie Madeleine, se superposant exactement au vase de fleurs de Marie (en vert).

Quoiqu’il en soit, l’unité de conception est surtout théologique. Tout comme l’ange est le messager de l’Incarnation, Marie-Madeleine est la messagère de la Résurrection (l' »apôtre des apôtres »), puisqu’elle est la première à qui le Christ apparaît, le dimanche matin :

Jésus lui dit: Ne me touche pas; car je ne suis pas encore monté vers mon Père. Mais va trouver mes frères, et dis-leur que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. Marie de Magdala alla annoncer aux disciples qu’elle avait vu le Seigneur, et qu’il lui avait dit ces choses. Jean 20,17-18

L’absence de contact physique et l’annonce d’un transfert imminent (arrivée sur terre, départ vers le ciel) font de l‘Annonciation et du Noli me tangere deux épisodes profondément symétriques.

Malgré son évidence, cette symétrie ne semble pas avoir été développée explicitement par les théologiens, et le triptyque d’Aix est la seule oeuvre d’art qui l’exploite : cette singularité, qui n’est pas la moindre du retable, dénote une ambition qui dépasse le cadre d’une commande privée : on sent un milieu intellectuel raffiné derrière la conception de ce retable, destiné à un emplacement prestigieux dans la cathédrale d’Aix, juste en face de la chaire à prêcher.



Les sculptures de la tribune

 

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation

L’idée de Christian Eyck est que les détails étranges de la tribune illustrent le thème de la détestation des idoles. Ce thème n’est pas habituellement associé à l’Annonciation, mais peut lui être rattaché indirectement via les deux prophètes Isaïe et à Jérémie, l’un annonçant la destruction des idoles, l’autre déplorant qu’elles aient envahi la maison du Seigneur.

Sans prétendre résumer un développement très intéressant de plusieurs pages ([1], p137 à 159), je vais reprendre les trois éléments principaux et proposer une explication alternative, sans faire appel aux textes de ces prophètes : l’avantage étant qu’elle ne repose pas sur l’identification d’Isaïe dans le volet gauche, très probable mais pas certaine.

La chauve-souris ambivalente

Le retable d’Aix est le seul cas d’une chauve-souris associée à une Annonciation, et les commentateurs y voient en général un être démoniaque ou maléfique.


Le Bestiaire divin de Guillaume Le Clerc vers 1270 BNF FR 14969 fol 12 rLe Bestiaire divin de Guillaume Le Clerc vers 1270 BNF FR 14969 fol 12 r

Dans ce poème, c’est un hibou (nycticorax) qui est associé à l’Annonciation, mais dans les textes médiévaux il est souvent confondu avec la chauve-souris (vespertilio), l’animal qui sort au crépuscule (vesper). Le texte le prend comme le symbole des Juifs, qui dans la miniature, inspirés par le démon, se détournent de l’Annonciation :

Et cest oisel sont figure
Le felon Jeve maleure,
Qui ne voudrent Deu esgarder,
Quant il vint ca por nos sauver;
De Deu, qui est verai solel,
Ne voudrent creirre le consel,
Einz (au contraire) le refuserent par tot,
Encontre lui furent debot (debout),
Et tot planiement diseient
Que nul rei fors Cesar n’aveient.
Donc se monstra Dex a nos, genz
Qui estion las et dolenz,
En tenebrose region,
En l’ombre de mort seion.
Quant la lumiere nos nasqui,
Qui de la seinte Virge essi (sortit);
Adonc fumes enluminez; [11]


Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation panneau central detail tribune
La proximité des deux oiseaux nocturnes avec les deux prophètes anonymes, qui semblent les admonester, incite d’autant plus à y voir l’image des Juifs qui refusent « le vrai soleil« .

Tout en admettant que cette idée, explicitée dans le poème, puisse fournir un élément d’explication complémentaire ([1], p 153), Christian Heck consacre d’intéressants développements ([1], p 161 à 170) aux métaphores récurrentes de la chauve-souris dans les oeuvres d’Albert le Grand, qui sont nettement moins négatives : l’animal y est l’image des limitations de l’intellect humain, car elle ne peut supporter la lumière que mêlée d’ombre.

Cette promotion de la chauve-souris est originale et pertinente, mais Christian Heck la renvoie derechef dans la négativité en voyant  dans les deux volatiles des écoinçons l’illustration d’une citation d’Isaïe, qui les associe aux fausses idoles :

« En ce jour-là l’homme jettera ses idoles d’argent et ses idoles d’or, qu’il s’était faites pour les adorer, aux rats (taupes) et aux chauves-souris«  Isaïe 2,20

Séduisant à première vue, le rapprochement pose quatre problèmes :

  • dans le livre d’Isaïe, la citation en question est très éloignée du passage prédisant qu’une vierge enfantera ;
  • l’animal de l’écoinçon de gauche n’est ni une taupe ni un rat : Christian Eyck résout la question en supposant que la taupe, habitant sous la terre, était incompatible avec un placement en hauteur ; la figure hybride qui la remplace évoquerait « le monde de l’erreur et des faux dieux » ([1], p152) ;
  • les deux animaux sont placés dans l’ordre inverse du texte, manifestement pour valoriser la chauve-souris : on s’écarte donc de la lettre, mais aussi de l’esprit de la citation, dans laquelle les deux animaux sont égaux en indignité ;
  • l’élément graphique essentiel n’est pas pris en compte, à savoir que l’hybride de gauche est une chauve-souris ratée.

Nous expliquerons plus loin cette incontournable polarité.


L’oculus et les figurines de l’arcade

Détruits en 1794, deux tombeaux contribuaient à faire de l’église Saint Jean de Malte, à Aix, une sorte de Panthéon des Comtes de Provence.


Aubin-Louis Millin Voyage dans les départemens du midi de la France. Atlas, planche XLI gallica ST Jean de Malte Mausolee d'Alphonse II Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque detail oculus

Mausolée d’Alphonse II, planche XLI [12]

Louis-Philippe May [13] a monté que l’oculus de l’Annonciation d’Aix recopie la rose du Mausolée d’Alphonse II.


Aubin-Louis Millin Voyage dans les départemens du midi de la France. Atlas, planche XLIV gallica ST Jean de Malte Mausolee de beatrix de provence Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation panneau central porte

Mausolée de Béatrix de Provence, planche XLIV [12]

De la même manière, le motif des têtes affrontées, sur les redents du trilobe, se retrouve dans les deux tombeaux. Le motif plus rare des deux jeunes gens portant le polylobe provient également des deux tombeaux, mais celui de Béatrix de Provence en est plus proche, avec son polylobe à six lobes (cinq pour l’Annonciation).

Christian Heck analyse en détail les différences introduites par Barthélemy d’Eyck, et y trouve matière à justifier son interprétation ([1], p 154). Si les têtes sont âgées et affrontées (et non plus jeunes et regardant vers le bas) , ce pourrait être en référence à ces différents passages :

Ils ont rendu leur visage plus dur que la pierre, ils n’ont pas voulu revenir vers vous. Jérémie 5,3

Que chacun se méfie de son ami, que nul ne se fie à son frère, parce que le frère ne pense qu’à perdre son frère, et que l’ami use de tromperie contre l’ami. Jérémie 9,4

[…] les vieillards, […] les personnes d’un visage vénérable, ceux qui peuvent donner conseil […]. Je leur donnerai des enfants pour princes, et des efféminés les domineront. Tout le peuple sera en tumulte; l’homme se déclarera contre l’homme et l‘ami contre l’ami; l’enfant se soulèvera contre le vieillard, et les derniers du peuple contre les nobles. Isaïe 3,2-5

Christian Heck suggère que les jeunes gens portant le polylobe, et placés au dessus des vieillards, pourraient se référer à ce dernier passage. Par ailleurs, le fait qu’ils soient vus de dos s’expliquerait par deux autres citations :

Ayant dit au bois: Vous êtes mon père; et à la pierre : Vous m’avez donné la vie. Ils ont tourné vers moi le dos et non la face. Et ils n’ont voulu ni m’écouter, ni recevoir le châtiment. Jérémie 2,27

Ils ont tourné vers moi le dos et non la face, lorsque je prenais un grand soin de les instruire et de les corriger. Ils ont mis des idoles dans la maison où mon nom a été invoqué, pour la profaner. Jérémie 32,33-34

Cette artillerie de citations, disséminées dans les textes de deux prophètes et s’attaquant de près ou de loin aux idolâtres, peut convaincre.


Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation panneau central detail tetes

Mais on passe ainsi à côté du point essentiel, la différence d’éclairement entre les deux têtes, l’une dans l’autre et l’ombre dans la lumière : seconde polarité sur laquelle nous reviendrons bientôt.


Un paysage de lumière ?

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation panneau central détail ville Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation panneau central détail cavalier chien

Sous la tribune, la porte par laquelle entre l’ange laisse entrevoir un paysage avec un ciel bleu très pâle, avec quelques oiseaux. Sur la route qui serpente vers la ville, on devine un cavalier qui se dirige vers elle, suivi par un piéton et un chien.

La ville a été diversement interprétée : Jérusalem resplendissante, Aix-en-Provence, le monde de l’ère sub lege (époque de l’Ancien Testament). Christian Heck, qui réfute vigoureusement les interprétations basées sur la dichotomie sub lege/ sub gratia, y voit « un paysage de lumière » ([1], p 95) : ce qui est quelque peu exagéré, eu égard à la tonalité relativement assombrie de ce passage.

Par ailleurs, il rappelle que les ailes de l’ange sont celles d’un hibou des marais ([1], p 151), ce qui le rattache aux « forces démoniaques sombres » de cette partie du tableau, et le rapproche de la chauve-souris.

Dans son compte-rendu du livre de Christian Heck, Dominique Poirel [14] va plus loin en qualifiant de crépusculaire le petit monde de la tribune :

« Je serais tenté de voir dans la partie gauche du panneau central une certaine ambivalence. L’ambiance y est paisible mais nocturne et rappelle l’antienne biblique, tirée de Sagesse 18, 14 et appliquée d’ordinaire à l’Incarnation : « Alors que tout gardait un silence médian et que la nuit était au milieu de sa course, ta Parole toute-puissante, Seigneur, descendit du ciel, depuis les demeures royales ». D’un côté, l’annonce à Marie accomplit les prophéties : c’est ce qu’affirme la présence d’Isaïe et Jérémie. De l’autre, l’Incarnation, qui s’accomplit au même moment, inaugure le salut par le Christ : c’est, je crois, ce que manifeste la tonalité crépusculaire et les signes ambivalents du côté gauche. Puisque a débuté la victoire sur le mal et la mort, ceux-ci sont esquissés à travers des figures traditionnellement négatives, mais empreintes ici d’une certaine sérénité. Les forces de l’ombre demeurent, mais sont comme désamorcées, anesthésiées. Les prophètes signalent gravement l’importance de l’heure : c’est un tournant dans l’histoire. »


Une aube prématurée (SCOOP !)

Je pense pour ma part que Barthélemy d’Eyck a voulu montrer à travers la porte un paysage non pas crépusculaire, mais auroral : le ciel blanchit, les oiseaux commencent à voler, le voyageur se dirige vers la ville au moment où elle ouvre ses portes. Et deux hybrides font mouvement en parallèle  : l’ange aux ailes de nocturne passe le seuil pour annoncer l’arrivée d’une nouvelle lumière, tandis que le mammifère aux ailes d’oiseau quitte la scène par les cintres.


Livre_du_cœur_d'amour_épris_-_vidobo2597_-_f46 Livre_du_cœur_d'amour_épris_-_vidobo2597_-_f47

Les trois compagnons arrivent à l’aube à la maison de Grief soupir, fol 46r

Les trois compagnons arrivent au crépuscule à l’ermitage, fol 47r

Barthélemy d’Eyck, Livre du Cœur d’Amour épris, Vienne, ONB, cod. 2597

En 1445, Barthélemy d’Eyck n’était pas encore le spécialiste reconnu des effets de lumière et de contrejour qu’il deviendra à la fin de sa vie, dans ses miniatures pour Le Livre du cœur d’amour épris, et ses moyens graphiques n’étaient pas encore à la mesure de ses ambitions : c’est ce qui a empêché de reconnaître, dans le Triptyque d’Aix, la première et unique tentative d’une Annonciation à l’aube.


La composition du panneau central (SCOOP !)

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation panneau central composition
Tout le monde s’accorde sur la tripartition du décor : la tribune, l’étude de la Vierge, et l’église où l’on commence à lire l’Evangile : la projection / inversion (en bleu) du livre de l’Ancien Testament dans celui du Nouveau est un procédé qu’on retrouve, exactement à la même époque, dans deux oeuvres de Konrad Witz (voir Effet de loupe, contre-pieds et rébus chez Konrad Witz).

Dominée par les deux prophètes, la tribune représente le Monde de l’Ancien Testament, d’une manière qui n’était compréhensible que par les habitants d’Aix : à la guise des mausolées de l’église Saint Jean de Malte, mais vus de l’intérieur, côté gisant (ce pourquoi les jeunes gens portant le polylobe sont vus de dos). Nous sommes ici très proche des vers de Guillaume le Clerc :

Donc se monstra Dex a nos, genz
Qui estion las et dolenz,
En tenebrose region,
En l’ombre de mort seion.

Les deux couples antagonistes de la tribune (en noir et gris) habitent dans ce monde sépulcral de l’Ancien Testament, où luisait seulement une faible lumière :

  • les deux barbus affrontés symbolisent les Hébreux, ceux qui ont rejeté la lumière divine et ceux qui ont cru ;
  • de la même manière, les deux chauve-souris, l’une difforme et l’autre réaliste, opposent ceux qui préfèrent l’erreur et l’obscurité à ceux qui tolèrent la lumière dans la nuit.

La composition devient très cohérente dès lors qu’on l’analyse dans son dynamisme : non pas deux, mais trois hybrides positifs (en gris) font mouvement en même temps (flèches grises) : l’arrivée de l’Ange coïncide avec l’essor contrarié de la chauve-souris sculptée vers le rayon de lumière, et la montée possible du singe vivant (intermédiaire entre le quadrupède et l’homme) vers ce même rayon.

C’est sur ce mouvement ascensionnel du singe que nous allons revenir, en étudiant en détail un élément central, mais négligé par la critique.



Avatars de la roue à livres (SCOOP !)

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation detail roue

La roue à livres, mobilier courant dans les lieux d’étude, est fréquemment représentée dans les manuscrits médiévaux. Mais celle de l’Annonciation d’Aix est si particulière que son origine précise a pu être retracée : elle remonte aux frères Limbourg, enlumineurs de la génération précédente, dont l’oeuvre était bien connue de Barthélemy d’Eyck.

Dans les Belle Heures

Dans le premier manuscrit enluminé par les frères Limbourg pour le Duc de Berry, trois meubles à livres se succèdent, avec des différences significatives.

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Limbourg 1405-09 Belles Heures MET Ste Catherine dans son etude fol 15r
Sainte Catherine d’Alexandrie dans son étude, fol 15r
Frères Limbourg, 1405-09, Belles Heures de Jean de Berry, MET

Cette page ouvre le cycle consacré à Sainte Catherine, qui jouit dans ce manuscrit d’une faveur particulière, puisque son histoire s’insère avant même la section des Heures de la Vierge. La sainte est représentée dans son étude, et le texte la présente comme « la fille du roi Costus, à la fois érudite dans les arts libéraux et admirable aux yeux de tous pour son incroyable beauté ».

Deux statuettes de Moïse ornent l’autel de l’oratoire et le haut de la roue à livres. Cette dilection particulière, qui peut sembler étrange dans le cas d’une sainte chrétienne, s’explique par le fait que Moïse n’est pas ici présent en tant que symbole de l’Ancien Testament, mais pour rappeler un point commun : le Prophète a reçu les tables de Dix Commandement en haut du mont Sinaï, et c’est sur ce même mont que les anges ont transporté le corps de la Sainte après sa mort ( [15], p 94).

Les deux étages de la roue à livre compensent cette sur-représentation mosaïque : le petit plateau, au plus près de sa statuette, porte probablement les livres de l’Ancien Testament, et le grand plateau, à portée de main, ceux du Nouveau.

On notera le caractère approximatif de la perspective, aussi bien pour le pupitre que pour la roue.



Annonciation Belles heures de jean du berry folio 30r METAnnonciation, fol 30r

La présence de Moïse en haut du pupitre se justifie ici par le fait que Marie ne pouvait connaître que l’Ancien Testament. Le pupitre est à deux étages, celui du bas pour lire et celui du haut, réglable en hauteur par une vis, pour écrire : la banderole posée dessus représente probablement la prophétie émise par le prophète-atlante qui supporte la loge de Dieu le Père. Au dessus des arcades, le motif caractéristique des Limbourg, le double rinceau en feuilles d’acanthe, sera repris et magnifié par Barthélemy d’Eyck pour l’arcade de sa tribune.


Limbourg-1405-09-Belles-Heures-St-Jerome-MET-fol-187v.Saint Jérôme, fol 187v

Saint Jérôme est en train de lire dans son étude, face à son lion. Le texte résume les deux périodes de sa vie : quatre ans de pénitence dans le désert, puis 55 ans et six mois de travail d’écriture à Bethléem.

La roue à livres ne comporte qu’un seul plateau, réglable en hauteur grâce à la vis. Il est ici en butée contre la base fixe, puisque la vis n’est pas visible en dessous.


Saint Luc, Livre d'Heures, vers 1410-1415, Maitre de la Mazarine, Paris Bibliothèque Mazarine 469 folio 7  

 

Saint Luc Paris, BNF, Horae ad usum Romanum, 1420-1425, Paris, BnF, NAL 3111 folio 13 Gallica

Saint Luc, Livre d’Heures, Maitre de la Mazarine, 1410-1415, Bibliothèque Mazarine 469 folio 7

Saint Luc, Horae ad usum Romanum, 1420-25, BNF NAL 3111 fol 13

Dans ces deux miniatures, on voit bien la vis de part et d’autre du plateau. Dans le second cas, elle porte en haut une lampe.


Limbourg 1405-09 Belles Heures St Jerome MET fol 187v detail

L’identification de l’oiseau en haut de la vis n’est pas immédiate.

Certains y voient un phénix, qu’on représente souvent perché en haut d’un palmier (même mot en grec). Cet oiseau, qui renaît de ses cendres, symbolise habituellement la résurrection du corps : il pourrait signifier ici la régénération de Saint Jérôme lors de son séjour au désert, mais cette métaphore n’est attestée par aucun texte. De plus, si les Limbourg avaient voulu qu’on identifie un phénix, il l’auraient posé sur un nid de flammes, ce qui est sa représentation habituelle dans les Bestiaires.

Le plus probable est que l’oiseau est un aigle. Puisque le Moïse en haut de la roue à livres de la Vierge symbolisait l’Ancien Testament, la figurine choisie pour Saint Jérôme devrait évoquer le Nouveau Testament, ou l’ensemble des Ecritures. Or l’aigle, en tant qu’emblème de Saint Jean l’Evangéliste, semble rompre cette signification globalisante. De plus, Jérôme a révisé la traduction latine des quatre Evangiles (Vetus latina) et son oeuvre ne marque pas de préférence particulière pour Saint Jean.

En fait, les Limbourg ont simplement voulu  représenter un lutrin-aigle.


En aparté : le lutrin-aigle

Ce type de pupitre d’église, sur lequel on posait un antiphonaire ou la Bible, apparaît à l’époque gothique [16]. Dans sa description des offices divins du XIIIe siècle, Guillaume Durand, évêque de Mende (mort en 1296), indique qu’il est courant que le diacre lise (ou chante) l’Évangile sur un pupitre en forme d’aigle, dont il donne même l’explication :

« le symbole de l’aigle comme étant le Christ s’inspire vaguement du Psaume 17:11 et découle de la capacité du Christ à voler au-dessus des ailes des vents (« et volavit super pennas ventorum »). Cette interprétation christique de l’aigle s’accorde avec une vénération particulière du Christ pendant cette partie de la messe. Les acclamations du diacre – Gloria tibi domine (Gloire à toi, Dieu), Laus tibi, Christe (Louange à toi, Christ), Benedictus qui venit in nomine Domini (Béni soit celui qui vient au nom de Dieu) – renforcent toutes le rôle dominant du Christ. Maia Wellington Gahtan [17]



Villard_de_Honnecourt_Album 1225-50 BnF, FR19093, fol 7r« Lutrin pour lire l’evangile dessus« 
Album de Villard de Honnecourt, 1225-50, BNF FR19093, fol 7r

Villard de Honnecourt a représenté un tel lutrin, qui se compose de trois sections :

  • en bas, deux plateaux reposent chacun sur trois dragons (sarpens) séparées par des colonnettes avec une arcature trilobée ;
  • au centre, deux diacres agitent un encensoir ;
  • en haut, un plateau triangulaire porte trois scribes assis devant un pupitre, à l’abri de la puanteur des dragons.

Lassus ( [18], p 81) suppose qu’il s’agit des trois évangélistes synoptiques, et que l’aigle sommital représente Saint Jean. En fait, les trois figurines décomposent en trois stades l’activité de l’écrivain : tailler sa plume avec un rasoir, écrire en se tenant le menton pour réfléchir, corriger avec le rasoir. L’aigle ne représente donc pas le quatrième évangéliste, mais un élément commun à tous, à savoir le Christ, qui protège les scribes et les diacres de l’influence maléfique des dragons. Le seul emplacement disponible pour poser l’Evangile est le dos de l’aigle, que Villard a omis de représenter les ailes déployées.


Villard_de_Honnecourt_Album 1225-50 BnF, FR19093, fol 22v detail
Aigle articulé
Album de Villard de Honnecourt, 1225-50, BNF FR19093, fol 44r

Il a corrigé cette erreur dans cet autre dessin, qui détaille le mécanisme d’un aigle articulé :

« Ainsi fait-on tourner la tête de l’aigle vers le diacre lorsqu’il lit l’évangile«  ([18], p 173).

Selon Jean Wirth ( [19] , p 169), il s’agissait de retourner la tête de l’avant vers l’arrière, en direction du diacre placé derrière le pupitre, et le mécanisme s’actionnait probablement en posant le livre sur l’aigle. En ôtant le livre, le contrepoids de la seconde poulie replaçait la tête dans sa position initiale, en direction des fidèles.


Evangelistario, cathedrale de Messine (avant 1908)Evangelistario, cathédrale de Messine (avant 1908)

Quelquefois, c’est un pélican, autre symbole christique, qui surplombe les symboles des quatre Evangélistes. Dans ce modèle, chacun, y compris l’aigle, est équipé de la banderole caractéristique de l’écrivain, a les ailes déployées et peut tourner sur son axe. En posant le livre sur l’un des quatre pupitres, on indiquait au public quel Evangile était lu.


Melchior_Broederlam 1394-99 The_Annunciation_(detail)_ Musee des BA de DijonAnnonciation (détail)
Melchior Broederlam, 1394-99, Musée des Beaux Arts, Dijon

L’aigle ici ne signifie pas le Fils – ce qui serait anachronique – mais il constitue un alter ego des deux autres êtres ailés, la colombe et l’ange. Sur l’analyse de cette composition, voir 1 Annonciations en diagonale au XVème siècle : l’ange au premier plan.





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Le Saint Mathieu des Très riches heures

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Limbourg-Tres-riches-heures-1410–1416-Saint_Mathieu-Ms65-f.18v
Saint Mathieu
Frères Limbourg, 1410–16 , Très riches heures de Jean de Berry, Musée Condé, Ms 65 fol 18v

Dans leur dernier manuscrit réalisé pour le duc de Berry, les frères Limbourg ont équipé Saint Luc avec le mobilier de la Sainte Catherine des Belles Heures : sa chaire quasiment identique, son pupitre au système de fixation légèrement amélioré, sa roue à livre à deux étages avec le Moïse sommital, tout indiqué pour un Juif de Galilée.

Limbourg 1405-09 Belles Heures MET Ste Catherine dans son etude fol 15r Limbourg-1405-09-Belles-Heures-St-Jerome-MET-fol-187v.

Sainte Catherine d’Alexandrie dans son étude, fol 15r

Saint Jérôme, fol 187v

Frères Limbourg, 1405-09, Belles Heures de Jean de Berry, MET

Le socle et la vis, en revanche, sont empruntés au Saint Jérôme des Belles Heures, avec une différence notable :

la vis fichée dans le socle est composée de trois sections de diamètre décroissant, celle du haut étant non filetée. La raison de cette sophistication semble purement esthétique, puisque un pas de vis unique permettait déjà de régler indépendamment la hauteur de chaque plateau.


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Le Saint Jérôme de la Bible Moralisée

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Bible moraliséee de Philippe le Hardi BNF FR 166 frontispiceSaint Jérôme
Frontispice de la Bible moralisée de Philippe le Hardi, BNF FR 166

Ce dessin remarquable, qui a fait l’objet d’attributions et de datations divergentes [20], serait de la main d’un suiveur des frères Limbourg, vers 1420. Plusieurs artistes l’ont copié, intégralement ou en partie, y compris Pisanello et Barthélemy d’Eyck : il a été établi que le manuscrit figurait dans la bibliothèque du roi René, où Barthélémy d’Eyck pouvait le consulter à loisir. La grande nouveauté du dessin est le développement magnifique de la tribune, dans le style gothique flamboyant, avec :

  • au couronnement, la Synagogue, Moïse et quatre prophètes ;
  • sur l‘entablement, des prophètes alternant avec des anges musiciens.

On comprend mieux que Barthélemy d’Eyck n’ait pas jugé utile de caractériser et de nommer les deux prophètes de sa tribune.

Le mur du fond s’ouvre sur une étroite chapelle équipée d’un autel, selon le même dispositif que pour la Sainte Catherine des Belles Heures mais avec, à la place de la statue de Moïse, un Crucifix encadré par la Vierge et Saint Jean.

La perspective reste encore approximative, puisque, dans la roue à livres, le socle et le pupitre sont vu l’un de dessus et l’autre de dessous. Enfin, l’échelle n’est pas respectée : la tribune est trop basse pour Saint Jérôme et la porte de la chapelle trop étroite.

Le mobilier – la chaire, le pupitre et la roue à livres – vient clairement du Saint Mathieu des Très riches Heures, comme le montre le détail des deux filetages avec des diamètres décroissants. On a même conservé le rayon de lumière et la colombe, qui confèrent à Saint Jérôme la dignité d’un Evangéliste.


Bible moraliséee de Philippe le Hardi BNF FR 166 frontispice detail

Du Saint Jérôme des Belles Heures, on a repris l’idée de l’aigle sommital. Situés à bonne distance, la colombe et le rapace n’entrent pas en confrontation fâcheuse : de plus, l’une est vivante et l’autre est statufié.


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Le petit mystère de la roue à livres (SCOOP !)

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Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque schema roues a livres
Dans le Saint Jérôme, par comparaison avec la vis unique du Saint Mathieu, l’utilité pratique des deux filetages ne saute pas aux yeux, puisque les deux plateaux ont été remplacées par un grand pupitre hexagonal coiffé d’une logette, et d’une petite plateforme à laquelle est assujetti l’aigle aux ailes déployées. La seule explication possible est que les deux vis sont disjointes, comme on a voulu sans doute le faire remarquer en ne les plaçant pas sur le même axe : ainsi la vis du haut sert à régler la hauteur de l’aigle, ce qui confirme son rôle de pupitre pour placer l’Evangile. Il est ici en position basse, et le plafond surbaissé, suite au problème d’échelle déjà mentionné, ne permettrait guère de le faire monter plus haut : ce pourquoi ce rôle de pupitre n’a pas été vu par la critique.

Dans l’Annonciation d’Aix, vingt ans plus tard, la perspective s’est nettement améliorée, sans devenir totalement exacte. Barthélemy a recopié à l’identique le mécanisme des deux vis, y compris le décalage des axes. Mais il devient ici totalement inutile puisque le singe, animal vivant et bien trop petit, ne peut pas servir de pupitre.

Il faudra attendre le chapitre suivant pour voir s’éclaircir ce petit mystère.


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Une dernière résurgence

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Maitre du Boccace de Geneve 1460 ca Boccace relatant l'histoire d'Adam et Eve Genève, BPU ms. 191, fol. 1Boccace relatant l’histoire d’Adam et Eve
Maitre du Boccace de Geneve, vers 1460, Genève, BPU ms. 191, fol. 1

Ce manuscrit a été probablement enluminé à Angers pour le roi René, rien d’étonnant qu’on y trouve une nouvelle fois la roue à livres, débarrassée de ses vis problématiques. L’aigle, maintenant fixe, est réduit à une simple figurine décorative, fixée sur la sphère du monde. Il symbolise clairement le Fils, en écho à Dieu le Père qui figure en faut de la fontaine du Paradis (imitée de celle de Van Eyck dans le retable de Gand).

L’idée de la composition est de présenter l’étude de Boèce, irriguée par le savoir que renferme la roue à livres, comme une sorte de nouveau Paradis, puisque la Fontaine de Vie est désormais inaccessible aux hommes.



Le singe réhabilité

Le retable de Lucas Moser (SCOOP !)

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Lucas Moser, 1431, Dernière communion de Marie-Madeleine, Retable de Marie-Madeleine, Tiefenbronn a
La communion de Marie-Madeleine dans la cathédrale d’Aix en Provence
Lucas Moser, 1431, Retable de Marie-Madeleine, Tiefenbronn

Lucas Moser est un artiste énigmatique dont on ne connaît que cette seule oeuvre. Signalées par Panofsky, les sculptures de l’arcade présentent, de haut en bas, une étonnante régression, à la fois chronologique et hiérarchique :

  • le Christ en croix
  • Jésus dans les bras de la Vierge
  • un atlante à la face brisée, qui la supporte (Antiquité) ;
  • un singe qu’il tient au bout d’une chaîne.

L’animal captif pourrait symboliser à la fois le pécheur et l’époque de la Chute, dont le Crucifié tout en haut est l’antithèse. Mais il constitue aussi, dans une extraordinaire trouvaille graphique, l’image en miroir et l’imitateur de la Madeleine couverte de fourrure.



Lucas Moser, 1431, Dernière communion de Marie-Madeleine, Retable de Marie-Madeleine, Tiefenbronn
En fait, la hiérarchie se poursuit encore de trois crans, de manière microscopique : car le singe tient dans sa patte un oiseau, lequel tient un escargot dans son bec, le tout posé sur un lit de salade. Ainsi se constitue, du plus haut au plus bas, une véritable chaîne en huit points : le Christ succède à Jésus porté par Marie portée par un atlante tenant un singe tenant un oiseau tenant un insecte posé sur un végétal. Dans cet étonnant étagement un raccourci de la Vie de Jésus se prolonge par un condensé de l’habituelle échelle des êtres (scala naturae), comme pour rappeler les deux périodes de la vie de Marie-Madeleine : d’abord accompagnant le Christ, puis retournant à la nature.


Le singe n’est donc pas dégradé au bas de l’échelle, mais promu comme le maillon intermédiaire entre l’homme entre l’animal : tout comme Marie-Madeleine, pêcheresse aux longs cheveux devenue pénitente pileuse, met en continuité la femme fatale et la femme sauvage.


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L’Annonciation Friedsam (SCOOP !)

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Petrus-Christus-1445-ca-The_Annunciation-Friedsam_MET_DT1479Annonciation
Petrus Christus (attr), vers 1445, MET

Ce tableau très connu a fait l’objet de nombreuses querelles d’attribution et d’interprétation [21]. Je ne retiendrai ici que deux aspects, qui ont été négligés ou mal compris.


Le singe déprécié

Petrus Christus 1445 ca The_Annunciation Friedsam_MET_DT1479 detail
Selon l’interprétation classique de Panofsky :

  • la partie de l’architecture en style roman, à senestre de la Vierge, symbolise l’époque de l’Ancien Testament, avec les deux colonnes de porphyre – Jachin et Boaz – du porche du Temple de Salomon (cadre rouge)
  • en pendant, le monde du Nouveau Testament est symbolisé par l’architecture gothique, avec notamment le fleuron cruciforme du pilastre (cadre vert) ;
  • au centre, la niche vide symbolise l‘attente du Christ, le pivot entre ces deux mondes (cadre blanc).

Le singe, situé du côté négatif et juste en dessous des colonnes bibliques, a été contaminé par cette interprétation,  considéré par Panofsky comme symbolisant la Synagogue, et par d’autres comme rappelant la Chute et le Péché originel.


Le singe structurant

Petrus Christus 1445 ca The_Annunciation Friedsam_MET_DT1479 schema 1
On peut objecter qu’il se situe en position dominante par rapport à la Vierge (rien n’empêchait de le placer au pied du même pilastre) et presque à la même distance qu’elle de la colombe de l’Esprit Saint : il est en somme illuminé par le rayon avant même qu’il n’atteigne la Vierge. Par ailleurs, le panneau a été largement tronqué à gauche et en haut, mais est intact à droite et en bas : le singe marquait donc un emplacement stratégique, sur le bord droit du tableau, et presque aux trois quarts de la hauteur



Petrus Christus 1445 ca The_Annunciation Friedsam_MET_DT1479 schema 2
Tout le monde souligne le caractère exceptionnel, dans la peinture flamande, de cette vue plongeante. Elle est construite selon un point de fuite unique (ce qui est un des arguments de l’attribution à Petrus Christus plutôt qu’à Van Eyck). Mais seul Joel Morgan Upton [22] a noté que ce point de fuite se situe au niveau du singe, ce qui confère à l’animal le statut d’un objet-limite :

« Peut-être plus important encore, cet élément organisationnel crucial, ce point de fuite, ne se situe pas au cœur de l’espace fictif du panneau ni en hors champ sur la droite. Il a été délibérément placé au bord du cadre et sur la surface du panneau. Conceptuellement, donc, le rôle graphique joué par le singe est comparable en substance à la fonction intermédiaire de la mouche dans le Portrait d’un chartreux ou à tout autre dispositif utilisé par Christus pour matérialiser le lien entre l’espace pictural et l’espace réel. »


Le singe-peintre (SCOOP !)

Intimidé par l’interprétation négative dominante, Joel Morgan Upton n’a pas poussé son intuition jusqu’à réhabiliter le singe, comme d’ailleurs la mouche du chartreux : j’ai montré (voir 4-2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux profanes) que cet insecte a valeur de signature, et symbolise le pinceau expert de Christus. Il en va de même ici : la scène est vue à vol d’oiseau, ou plus précisément « à oeil de singe », qui coïncide avec l’oeil de l’artiste.

Nous sommes donc devant le tout premier cas où le peintre, spécialiste de la mimesis, choisit comme ambassadeur le singe, parangon de l’imitation.


Un sas énigmatique (SCOOP !)

Un autre symbolisme de haute volée mérite quelques compléments. On a dit que la Vierge campée devant l’édifice est une métaphore de l’Ecclesia, et que la porte derrière elle est fermée pour « indiquer que c’est seulement par l’intercession de la Vierge que l’on accède au royaume sacré » [21]. Mais la porte avant n’a pas assez retenu l’attention : elle est flanquée de deux poutres verticales fixées dans la maçonnerie par des pattes métalliques (en pourpre). On voit bien la tranche du battant à senestre, rabattu contre le mur et fixé par des charnières (en bleu sombre). En revanche le battant à dextre est absent, et les charnières aussi : on ne voit que de larges échancrures dans la poutre (en bleu clair). Une structure aussi étrange mérite réflexion.

Une interprétation serait une double synecdoque contenant/contenu : de même que l’édifice vaut pour Marie, le sas vaut pour son utérus. Ainsi la porte arrière symboliserait sa virginité, et la porte avant son acceptation de l’Incarnation : le battant « Ancien Testament » est déjà ouvert par obéissance, et le battant « Nouveau Testament » va être rajouté lors de l’Incarnation, de manière à refermer le sas pour la durée de la gestation.


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L’Annonciation d’Aix

Venons-en pour conclure au détail le plus bizarre de la composition de Barthélemy d’Eyck : le singe perché sur la roue à livres.

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Le singe dédiabolisé

A la fin du Moyen-Age, le singe est un familier des marges à drôleries, où il se livre à des pitreries variées.


1477 Stundenbuch der Maria von Burgund ÖNB, Cod 1857 fol 24r 1477 Stundenbuch der Maria von Burgund ÖNB, Cod 1857 fol 78v detail

Fol 24r

Fol 78v (détail)

Heures de Marie de Bourgogne, 1477, ÖNB, Cod 1857

Dans ce manuscrit qui en comporte un grand nombre, il s’essaye à joindre les mains, coiffé d’un capuchon rouge, sous les yeux attendris de la Madone. Et quelques pages plus loin, il s’intéresse à l’anus d’un chat, sous l’oeil inquiet d’un chien réfugié dans le feuillage.


Heures à l'usage de Rome. Flandres, 1475-99. Paris, Bibl. Mazarine, ms. 0502, fol. 37v Heures à l'usage de Rome. Flandres, 1475-99. Paris, Bibl. Mazarine, ms. 0502, fol. 37v detail

Heures à l’usage de Rome , Flandres, 1475-99. Bibl. Mazarine, ms. 0502, fol. 37v

Le motif du singe donnant le biberon à un chat, assis sur son billot mais libéré de sa chaîne, apparaît de manière isolée dans les Heures de Marie de Bourgogne (fol 73v). Il a été récupéré ici comme commentaire amusant à une Annonciation. Les deux anges de la tribune tiennent la prophétie d’Isaïe scindée en deux banderoles, l’homoncule du rayon a été gratté, et la colombe descend en piqué, précédée par son ombre sur le drap d’honneur.


Le singe réhabilité ( Christian Heck )

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation detail singe
Christian Heck a consacré de belles pages à la réhabilitation du singe d’Aix, auparavant présenté par Panofsky comme l’image de la Synagogue [21a], et par d’autres comme « démoniaque » ou « grimaçant » ([1], p 173 et ss.). Voyant dans sa main gauche une pomme (ce qui n’a rien d’évident), Christian Heck conserve l’idée que ce singe a à voir avec le Péché originel :

Dans le retable d’Aix, nous devons nous demander quel est le modèle possible pour l’homme : un animal, la chauve-souris, qui ne prend la lumière que mêlée aux ténèbres; ou un autre animal, le singe, qui tient encore dans sa main le signe de la Chute originelle, mais qui est sorti de l’édifice vétérotestamentaire, et qui a pris appui sur l’étude pour se dresser face à la diagonale de la lumière? On ne peut pas dire qu’il l’accueille, mais il ne lui tourne pas le dos. Dans ce qui est presque un face-à-face, et dans ce qui ne doit pas être vu comme une opposition, mais une confrontation très émouvante, le singe est placé sur les bords de ce chemin de lumière qui va droit vers la Vierge et sur lequel descend l’Enfant portant sa croix. Le singe n’est pas dans l’axe de cette voie de lumière, il ne lui fait pas barrage, il est effleuré par elle. On a l’impression qu’il se demande s’il ne s’agit pas là de l’acte qui met fin à la si longue attente vécue depuis l’expulsion du jardin des origines, l’attente de la réparation de la Faute. ([1], p 176)


L’aigle sous le singe ( Christian Heck )

La réflectographie à l’infrarouge a révélé, sous le quadrupède, la présence d’un volatile tourné vers la gauche, identique à celui du dessin de Saint Jérôme, dans la Bible moralisé. Christian Heck a supposé qu’il avait été éliminé parce que trop marqué comme emblème personnel du roi René [23] – ce qui est d’alleurs contradictoire avec le fait de reconnaître le roi dans la figure de Jérémie : ou bien le tableau rendait hommage à René – et l’aigle ne gênait pas – ou bien, comme le pense Jean Boyer [4], le tableau n’a pas de lien étroit avec le roi.

Christian Heck explique que, dans différentes oeuvres d’Albert le Grand, la chauve-souris et l’aigle sont pris comme métaphores de deux étapes vers la vision de Dieu par l’homme :

Une des formes de ce cheminement, pour l’intellect humain, est le passage du stade de la connaissance physique, comparée à la vision de la chauve-souris, au stade de la connaissance métaphysique, assimilée à la vision de l’aigle. Car l’aigle, duquel est rapproché Jean l’Evangéliste, représente, au contraire de l’animal volant nocturne, un oiseau qui peut voir le soleil dans la lumière pure, sans se blesser, de façon immédiate, sans avoir besoin d’une médiation … Nous découvrirons qu’Albert propose même une transgression des genres, n’excluant pas que la chauve-souris puisse être appelée à devenir un aigle ([1], p 164).

Si ces métaphores d’Albert le Grand étaient dans l’esprit de René et de Barthélemy d’Eyck, on comprend mal qu’ils aient renoncé au brillant appariement de l’aigle et de la chauve-souris pour une simple question de concurrence héraldique. Il a fallu pour cela une raison autrement plus forte.


L’aigle sous le singe ( SCOOP ! )

Pour ma part, je vois dans ce repentir une raison symbolique, possible, et une raison graphique, certaine.



Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque schema roues a livres

D’une part, l’aigle, qui fonctionnait parfaitement auprès de Saint Jérôme en tant que symbole globalisant des Evangiles, ou symbole particulier du Fils, devenait anachronique dans une Annonciation. On aurait pu en revenir à la solution des frères Limbourg pour la roue à livres de la Vierge : une statuette de Moïse. Mais ne pouvant servir de pupitre, elle rendait incompréhensible le mécanisme des deux vis, qui était le clou de la roue à livres du dessin de Saint Jérôme.

D’autre part, un élément nouveau, l’homoncule descendant sur son rayon, se retrouvait en collision frontale avec le rapace, donnant l’impression fâcheuse d’être une proie. En plafonnant l’espace disponible, le rayon de lumière accentuait encore le problème d’échelle déjà présent dans le dessin et obligeait à réduire la taille de l’aigle. Perdant sa fonction de pupitre, il rendait là encore incompréhensible le mécanisme à deux vis.

Perdu pour perdu, Barthélemy d’Eyck a eu l’idée audacieuse de sortir du problème par le haut : en remplaçant la figurine par un animal vivant et incongru, la roue à livres bancale se transformait en une puissante machinerie symbolique, permettant l’ascension d’un animal similaire à l’homme vers un homoncule, image incarnée du divin.

Cette pirouette géniale avait pour autre avantage de s’accorder avec les « statues vivantes » des panneaux latéraux : à la fois objets et sujets, les prophètes des bords et le singe du centre partagent le même statut d’exterritorialité par rapport à l’historia du tableau, la scène de l’Annonciation.

Le projet initial était simplement de reprendre, en perspective améliorée, la roue à livres du dessin de Saint Jérôme. Il est tout à fait possible, si Barthélemy d’Eyck avait effectivement en tête les métaphores d’Albert le Grand, que la position centrale de l’aigle ait donné l’idée de placer la chauve-souris juste à côté, afin d’illustrer la progression en trois stades de l’intellect humain vers la lumière divine, avec trois volatiles : le monstre, la chauve-souris et l’aigle. L’idée du  singe, non préméditée mais qui s’est imposée en cours de réalisation par un heureux effet de bord, conserve cette progression (tout en perdant en cohérence).

Mais une autre raison, plus décisive, explique selon moi le choix du singe.


Le singe éminent (SCOOP !)

Dans l’interprétation de Christian Heck, la réhabilitation du singe reste partielle, puisque l’animal est encore vu comme imparfait et entaché de péché. Ce qui cadre mal avec sa position sommitale, sur un meuble symbolisant le savoir, à un emplacement où il se substitue à Moïse et à l’aigle, et où il tangente le faisceau lumineux de l’Incarnation.

Cette position éminente avait pourtant été élucidée par Florence Colin-Goguel, que Christian Heck cite sans s’attarder :

« Le singe étonne car, même s’il est symbole médiéval de l’homme, une image animale dévalorisante ne saurait s’appliquer à l’humanité du Christ. Touché aussi par les rayons divins, il personnifie le peintre du tableau (Michel-Ange s’appellera lui-même singe de Dieu), capable d’imiter le geste de création de Dieu, de voir avec l’œil de l’esprit, et de traduire en formes idéales le sens caché du mystère de l’incarnation. » ( [24], p 41).

Je n’ai pas trouvé trace d’une telle revendication de Michel-Ange, d’autant plus douteuse que l’expression « singe de Dieu » désigne Satan depuis au moins Saint Augustin. Néanmoins, l’intuition de Florence Colin-Goguel que le singe symbolise ici le peintre me semble exacte, d’autant plus qu’elle se trouve désormais confirmée par l’existence d’un autre singe-peintre dans l’Annonciation de Petrus Christus, exactement contemporaine de celle de Barthélemy d’Eyck : autour de 1445, l’idée était donc mûre.

Janson [25] a montré que l’idée de l’artiste comme « singe de la Nature » » (ars simia naturae) remonte à Boccace, et confère même à ce singe-artiste un brevet de moralité chrétienne :

« L’analogie entre l’artiste comme singe de la nature et le bon chrétien comme singe du Sauveur montre à quel point Boccace s’était éloigné du sens médiéval du singe ; pour lui, il ne suggérait plus un imitateur inepte et ignoble (comme le faussaire Copocchio) mais quelqu’un qui s’efforce de se rapprocher le plus possible d’un grand idéal, qu’il soit esthétique ou moral.« 

Il a fallu attendre que l’objectif de la peinture fût devenu suffisamment mimétique pour que deux artistes majeurs aient l’idée de donner forme à ce concept, qui plus est dans une « Incarnation ».



Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque entrebaille
Le singe est le premier élément qui apparaît lorsqu’on entre-baille le triptyque. Il se trouve ainsi positionné non pas sur le point de fuite, comme chez Petrus Christus, mais en un point tout aussi crucial : au barycentre des quatre acteurs du triptyque, l’Ange et Marie d’une part, Marie-Madeleine et le Christ d’autre part. L’animal se pose en somme comme l’organisateur discret de ces deux rencontres sacrées. Dans les deux, il regarde vers la gauche, vers celui qui apporte (l’ange) ou qui reçoit (Marie-Madeleine) le message de l’Incarnation ou de la Résurrection : le singe-artiste imite donc, à son humble échelle :

  • la Vierge, qui transforme une étincelle divine en matière vivante,
  • le Christ, qui confère à cette matière une forme d’éternité.

En synthèse

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation triptyque synthese
Dans le monde de l’Ancien Testament, figuré comme un mausolée en grisaille, deux situations s’opposaient :

  • se détourner de la lumière ou la recevoir (les têtes de la fenêtre) ;
  • s’envoler vers l’obscurité comme un démon ou vers la lumière comme la chauve-souris (les figures des écoinçons).

Au moment de l’Annonciation, une nouvelle possibilité s’ouvre : s’élever comme le singe, cet hybride entre le quadrupède et l’homme, et ainsi se rapprocher de Jésus, spatialement mais aussi morphologiquement, puisque c’est sous la forme d’un homoncule qu’il se manifeste dans le tableau (flèche blanche).

Ce singe savant, en haut de la roue à livres, est aussi un singe-peintre, prélevant un peu de la lumière divine (flèche grise) pour la distribuer dans les livres, tel Barthélemy d’Eyck, l’enlumineur du roi René.

Barthélémy d'Eyck (attr) 1445 ca Musée du Vieil-Aix Annonciation detail livre

Références :
[1] Christian Heck, Le retable de l’annonciation d’Aix : récit, prophétie et accomplissement dans l’art de la fin du Moyen âge, Faton, 2024
[2] Jean Boyer, « Nouveaux documents sur le triptyque de I’Annonciation d’Aix », Gazette des Beaux-Arts, déc. 1985, pp. 189-194
[2a] Jean Boyer , « Documents inédits sur le triptyque de l’Annonciation d’Aix » , in Gazette des Beaux – Arts , pp . 301-314
https://archive.org/details/gazette-des-beaux-arts_1959-12_54_1091/page/305/mode/1up?view=theater
[3] Louis-Philippe May, « L’Annonciation d’Aix », Provence Historique, 1954, t. IV, pp.82-98
https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Fprovence-historique.mmsh.univ-aix.fr%2FPdf%2FPH-1954-04-016_04.pdf%2Findex.html#federation=archive.wikiwix.com&tab=url
[4] Jean Boyer, Personnages représentés sur les volets du triptyque de l’annonciation d’Aix, Gazette des beaux-arts, 1960 https://archive.org/details/gazette-des-beaux-arts_1960-09_56_1100/page/136/mode/2up
[5] Il est représenté en majesté sur le volet gauche du triptyque du Buisson ardent, qu’il a commandé en 1476 pour la même cathédrale d’Aix
[6] La raison classiquement alléguée est l’influence de Konrad Witz dont l’ange de l’Annonciation, dans le retable du Miroir du Salut, semble également un hybride de chair et de pierre : en fait, il s’inscrit, comme tous les autres personnages solo du retable, dans une étroite niche carrée.
[7] Nicole Reynaud « Barthélemy d’Eyck avant 1450 », Revue de l’Art Année 1989 84 pp. 22-43 https://www.persee.fr/doc/rvart_0035-1326_1989_num_84_1_347772
[8] Till-Holger Borchert, « The impact of Jan van Eyck’s lost Lomellini-Triptych and his Genoese Patrons » 2019, Colnaghi Studies , vol 4. https://www.academia.edu/38508238/The_impact_of_Jan_van_Eycks_lost_Lomellini_Triptych_and_his_Genoese_Patrons
[9] Barbara Hochstetler Meyer, A reexamination of the « Triptyque de l’Annonciation d’Aix », Gazette des beaux-arts, 1980 https://fine-arts-museum.be/uploads/pages/files/be_brl01_bulletin_mrbab_kmskb_1981_1984_1_3.pdf
[10]froment-triptyque-du-buisson-ardent-ferme-1476
Annonciation, Revers du retable du Buisson ardent, Cathédrale Saint Sauveur, Aix
[11] Célestin Hippeau , Le bestiaire divin de Guillaume, clerc de Normandie, trouvère du XIIIe. siècle, p 210 https://books.google.fr/books?id=BK1sNje6ggYC&q=tenebrose%20region#v=snippet&q=tenebrose%20region&f=false
[12] Aubin-Louis Millin, Voyage dans les départemens du midi de la France, Atlas, Gallica https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k114606n/f59.item
[13] Louis-Philippe May, « Observations sur le triptyque de l’annonciation d’Aix » ,Revue des arts 1953, N°1
[14] Dominique Poirel, Compte rendu de Christian Heck, Le retable de l’Annonciation d’Aix : récit, prophétie et accomplissement dans l’art de la fin du Moyen Âge, Dijon https://shs.hal.science/halshs-04843374v1
[15] Timothy Husband, J. Paul Getty Museum, Metropolitan Museum of Art (New York, N.Y.) The Art of Illumination: The Limbourg Brothers and the Belles Heures of Jean de France, Duc de Berry, p 226 https://books.google.fr/books?id=ey3F_rZwNTUC&pg=PA226
[16] https://fr.wikipedia.org/wiki/Aigle_lutrin
[17] Maia Wellington Gahtan, The « Evangelistario » from the Cathedral of Messina, The Journal of the Walters Art Museum, Vol. 59, Focus on the Collections (2001), pp. 59-72 https://www.jstor.org/stable/20168603
[18] Lassus, Album de Villard de Honnecourt, architecte du XIIIe siècle, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6212475p/f136.item.r=aigle
[19] Jean Wirth, Villard de Honnecourt, architecte du XIIIe siècle, https://www.academia.edu/36811578/Villard_de_Honnecourt_architecte_du_XIIIe_si%C3%A8cle
[20] https://www.boijmans.nl/en/collection/artworks/58929/tabernacle-with-the-study-of-st-jerome
[21] Voir les sections Catalogue entry et References dans la notice du musée : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/435899
[21a] Erwin Panofsky, The Friedsam Annunciation and the Problem of the Ghent Altarpiece, The Art Bulletin, Vol. 17, No. 4 (Dec., 1935), pp. 432-473 http://www.jstor.org/stable/3045596
[22] Joel Morgan Upton « Petrus Christus: His Place in Fifteenth-Century Flemish Painting », 1990, p 78 https://books.google.fr/books?hl=fr&id=ayHUD_2UcdIC&q=monkey#v=snippet&q=monkey&f=false
[23] Selon Christian Heck ([1], p 170), ce contrôle rapproché par le roi René, pour un tableau dont il n’était pas le commanditaire, est concevable dans la mesure où Barthélemy d’Eyck était son peintre attitré, logé dans sa propre demeure : le roi pouvait donc sans doute suivre de près la réalisation de l’oeuvre.
[24] Florence Colin-Goguel. L’Image de l’amour charnel au Moyen Age
[25] H. W. Janson, Apes and Ape Lore in the Middle Ages and the Renaissance, p 293 https://archive.org/details/apesapelore0000hwja/page/293/mode/1up?view=theater

4-3 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux sacrés

18 juillet 2025
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Cet article étudie les mouche dans un contexte sacré : en présence de l’Enfant Jésus, ou du Christ [0].

Article précédent : 4.1 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits

La mouche et l’Enfant Jésus

Ce thème n’est attesté qu’en Italie.

L’école de Padoue : de Squarciaone à Schiavone

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Une Madone triste (SCOOP !)

Schiavone 1455-60 galleria sabauda turin photo Jean Louis MazièresVierge à l’Enfant
Giorgio di Tomaso Schiavone, 1455-60, Galleria Sabauda, Turin (photo Jean Louis Mazières)

Cette composition truffée d’éléments antiquisants (amours ailés, guirlandes, marbres) est une oeuvre de jeunesse de Schiavone, alors qu’il travaillait à Padoue dans l’atelier de Squarcione. Les fruits relèvent de l’autre grand apport de Squarcione, l’illusionnisme des objets placés au premier plan, parmi lesquels il faut compter les deux autres inventions probables de l’atelier, le cartellino portant la signature et la mouche en trompe-l’oeil.

Ici tous les détails se cumulent de manière scolaire, sans cohérence d’ensemble et de manière bizarre :

  • la Vierge repousse le livre fermé d’une main dédaigneuse,
  • le Christ semble vouloir écraser le chardonneret,
  • les deux amours de premier plan tiennent à plat dans la main droite un petit disque métallique, l’un affublé d’une mouche dans le dos et l’autre tenant une cerise.

Tous ces détails s’éclairent si on suppose que Schiavone a voulu illustrer, d’une manière nouvelle et trop ambitieuse pour ses moyens, le thème de la Madone triste :

  • voilà pourquoi elle repousse le livre, qui annonce ce qui va arriver ;
  • pourquoi l’enfant malmène le chardonneret, prédestiné par sa tâche rouge à venir se poser entre les épines de la couronne ;
  • quant aux amours du premier plan, je crois qu’ils tiennent de petits miroirs divinatoires dans lequel ils voient, au delà de l’Enfant, son futur tragique [15a].

Enfin, de part et d’autre de la composition, la mouche et la cerise forment un pas de deux maléfique, sur le thème de la Tentation, comme nous l’avons vu dans le portrait de couple du Maître de Francfort.

Tout ce passe comme si, dans ce premier opus, Schiavone mettait en place, à l’emporte-pièce et sous forme de brouhaha, un vocabulaire symbolique qu’il utilisera par la suite de manière plus parcimonieuse.


Un détail antiquisant


Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_-_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery 1456-61 Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_-_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery 1456-61 detail bulle

Vierge à l’Enfant avec deux anges, Giorgio di Tomaso Schiavone, 1456-61, National Gallery

Sur le cartellino maintenant très visible, Schiavone se réclame fièrement comme disciple de Squarcione, à côté d’une mouche aux ailes partiellement effacées (si c’était un perce-oreille, les pinces serait à l’arrière).

Kandice Rawlings [16] a pointé une source possible de la muscomania italienne : l’humaniste Guarino da Verona avait publié en 1440 une traduction d’un texte grec de Lucien de Samosate, faisant un panégyrique (ironique) de la Mouche :

« Lucien démontre son esprit rhétorique en décrivant d’abord la beauté de la mouche, ses ailes délicates et la façon dont elle mange avec ses pattes avant, comme une personne. Il énumère ensuite les bonnes qualités de la créature irritante si souvent associée à la mort, transformant ces défauts en attributs louables. Il cite le courage comme une vertu des mouches, idée que Lucien attribue à Homère, qui les compare aux héros. Lucien affirme également que les mouches, nées de chair morte, ont une âme immortelle, puisqu’on peut asperger de cendres une mouche morte et qu’elle a une « seconde naissance et une nouvelle vie » : ce qui leur confère une autre couche de sens, en tant que symbole chrétien. »

Emballé par l’ironie de Lucien, Alberti avait écrit, en 1442, un panégyrique tout aussi sarcastique de la Mouche : dans son ouvrage séminal ([3], p 24), Chastel explique bien qu’il ne faut pas prendre ces « éloges » au premier degré.

Cependant, sachant l’importance de Lucien pour la Renaissance italienne – ses ekphrasis décrivent en détail les oeuvres antiques – il devient très vraisemblable qu’un artiste théoricien tel que Squarcione ait introduit ce détail à titre de clin d’oeil antiquisant, dans une Madone aujourd’hui perdue, mais que reflètent celles de son disciple.


Un argument publicitaire

Philarète raconte à son maitre Francesco Sforza, dans son Traité de la peinture (1461-64), une anecdote souvent citée, mais rarement jusqu’au bout :

« Je me suis trouvé une fois à Venise chez un peintre bolognais qui m’a invité à déjeuner et m’a assis devant des fruits peints. J’étais vraiment tenté d’en prendre un, mais je me suis retenu à temps, car ce n’étaient pas de vrais fruits et pourtant ils avaient l’air si réels que s’il y avait eu de vrais fruits mélangés avec eux, n’importe qui aurait été dupe. On lit également que Giotto, dans sa jeunesse, peignait des mouches qui trompaient son maître Cimabue. Il pensait qu’elles étaient vivantes et tentait de les chasser avec un chiffon. Ces choses merveilleuses, dérivées de la connaissance de la force de la couleur et de la manière de la placer, ne se voient pas en sculpture. »[16a]

Cette remarque inscrit la question de la mouche feinte, dès le début, dans le débat sur le paragone, à savoir la comparaison entre la sculpture et la peinture (voir Comme une sculpture (le paragone). Le peintre bolonais dont parle Philarète est très probablement Zoppo, le fils adoptif de Schiavone (Anna Eörsi, [1] p 16).

On pressent chez les peintres de cette mouvance, avec cette référence prestigieuse à Giotto (et au delà à Apelle et Zeuxis) un sens aigu de la publicité. [16b]


Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_-_Madonna_and_Child_with_Angels_-_Walters_museum 1459Vierge à l’Enfant avec deux anges
Giorgio di Tomaso Schiavone, 1459, Walters museum, Baltimore

Dans cette autre Madone de Schiavione, on retrouve une mouche (ailes refermées) associée au même cartellino : ce qui rend d’autant plus plausible sa signification de « marque de qualité », inscrivant « l’école de Squarcione » dans la lignée des peintres antiques [17]. Tandis que l’oeillet et la cerise, fleur et fruit symboliques de la Passion, sont sous le regard triste de l’Enfant, la mouche et le cartellino, accrochés sur la face sombre, ne sont plus que des trompe-l’oeil, destinés au seul spectateur.


Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_1456-60_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery

Vierge à l’Enfant avec deux anges
Giorgio di Tomaso Schiavone, 1456-60, National Gallery

Ici, ni cartellino, ni mouche : le diptère s’est transformé et déplacé à l’intérieur de l’historia…
Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_1456-60_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery detail
…sous la forme d’un papillon translucide posé sur une cerise, que l’Enfant regarde avec circonspection.


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En aparté : la bulle et la mouche
Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_-_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery 1456-61 detail bulle

Dans la Vierge de la National Gallery, un détail iconographique unique est la bulle coincée sous le pied gauche de l’enfant, qui semble attachée au fil rouge. On a supposé qu’il s’agissait d’une allusion à l’orbe de cristal qui figure dans certaines représentations de Dieu en Majesté.


Invention et développement de l’orbe de cristal

Très_Belles_Heures_Notre-Dame_-_Dieu_le_père_-_Louvre-1395-1407Dieu le Père, Louvre Très_Belles_Heures_Notre-Dame_-_Dieu_le_père_1395-1407 Turin., fol. 39v (détruit)Le Christ en Majesté, Turin, fol. 39v (détruit)

Très Belles Heures de Notre-Dame, 1395-1407

Dans ce manuscrit légendaire, on trouve dans les mains de Dieu ce qui est sans doute un des tous premiers orbes de cristal, rajouté à une date inconnue par un artiste eyckien ; tandis que la figure du Christ tient un orbe plus traditionnel, contenant un monde en miniature. C’est sans doute la capacité optique du cristal à produire un univers sphérique qui a conduit à cette équivalence, dès lors que la technique des peintres leur a permis de donner l’illusion de la transparence.


Vierge au chancelier Rolin Van Eyck 1435 ca louvre detail globeVierge au chancelier Rolin (détail), Van Eyck, vers 1435, Louvre Arenberg Hours, 1460-65 Willem Vrelant Ms. Ludwig IX 8 (83.ML.104) fol 13 Getty MuseumSalvator Mundi, Arenberg Hours, 1460-65, Willem Vrelant, Getty Museum Ms. Ludwig IX 8 (83.ML.104) fol 13

Van Eyck place un petit globe, techniquement parfait, dans la main de l’Enfant Jésus ; le reflet de la fenêtre est à la fois une préfiguration de la Crucifixion, et une ellipse graphique qui évite de détailler le reflet.

Il faudra attendre Vrelant, trente ans plus tard, pour trouver un tel globe de cristal dans la main du Salvator Mundi – cette figure du Christ debout et bénissant qui s’est progressivement constituée (voir 7 Le Christ debout sur le globe.).

Toutes ces inventions sont flamandes, et le globe y est toujours crucifère, cerclé par du métal doré. La sphère totalement libre inventée par Schiavone, avec ses deux reflets de fenêtre, est un ovni complet en Italie (vingt ans plus tard, le Salvator Mundi de Crivelli tiendra encore un orbe crucifère opaque, entièrement doré). L’absence de reflets en forme de croix, et l’emplacement sous le talon sont autant de désacralisations : faut-il comprendre cette sphère comme un jouet pour enfant, qu’il aurait lâché de la main pour la retenir du pied ? On sait que les verriers vénitiens réalisaient des objets de cristal traversés par un fil rouge (voir le polyèdre du Portrait de Lucas Pacioli, plus haut). S’agirait-il d’un cadeau ou amulette offerte à l’enfant, au même titre que le collier de corail ?



Une Vanité qui n’en est pas une (SCOOP !)

anonyme bolonais vierge_enfant 1450-1500 GettyVierge à l’enfant
Anonyme bolonais, 1450-1500, Getty Museum

La question est d’autant plus irritante que ce tableau, dont on ne sait rien, présente lui aussi une mouche et une boule de cristal et les met pour ainsi dire en balance, l’une sur le mollet droit et l’autre sur la cuisse gauche du nourrisson.

Accoutumés à l’association entre l’enfant et la bulle, dans le thème de l’Homo bulla, et à l’omniprésence de la mouche dans les Vanités hollandaises, un regard rétrospectif conduirait à voir dans ces deux accidents réunis des symboles de la Fugacité. Mais il faudrait reconnaître que cet artiste italien inconnu avait un siècle et demi d’avance. Ce pourquoi les commentateurs évitent soigneusement ce tableau.

La métaphore de l’Homo bulla se trouve dans Varron et surtout dans le Charon de Lucien de Samosate, ce dernier étant très populaire chez les humanistes italiens du XVème siècle [17a]. Mais l’association des deux métaphores n’apparaît, dans l’Antiquité, que dans le Satyricon de Pétrone :

« Hélas ! Nous allons comme des vessies soufflées. Nous valons moins que les mouches ; elles, au moins, elles ont une certaine force, mais nous ne sommes pas plus qu’une bulle d’air » [17b]

Malheureusement, cette phrase se trouve dans une partie du Festin de Trimalcion découverte seulement en 1645, elle n’a donc pas pu être connue par notre anonyme [17c].

On en conclut que sa sphère transparente ne peut en aucun cas être un symbole de l’éphémère, mais qu’elle véhicule au contraire les valeurs de pureté et de permanence du cristal. La mise en balance de la mouche et de la sphère est probablement à comprendre comme une image totalement originale de la double nature de l’Enfant, à la fois sous le signe infime de la mouche et sous celui, magnifique, du Cosmos.


Giorgio_di_Tomaso_Schiavone_-_Madonna_and_Child_with_Angels_- National Gallery 1456-61
Cette interprétation s’applique également à la composition de Schiavone où l’oeil, en prolongeant le fil rouge, est conduit de la sphère de cristal immortelle à la pèche, dont le caractère périssable est souligné par la mouche.



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De Schiavone à Crivelli

Crivelli était un ami de Schiavone a Padoue, et l’a accompagné à Zadar lorsqu’il a dû fuir la ville suite à une affaire de moeurs. De cette période dalmate, on n’a aucun trace. Et les premières oeuvres où Crivelli pousse encore plus loin l’esprit squarcionesque n’apparaissent qu’après son retour dans les Marches.

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crivelli_madone_1472 MET 1470 ca Crivelli_Madonna_and_Child_Enthroned_with_a_DonorNGA

1472, MET

vers 1470, NGA

Vierge à l’Enfant, Crivelli, 

La présence de la mouche est ici justifiée par les fruits. A proximité du soulier de Marie, elle occupe la place de l’ennemi à fouler, du coté négatif (à main gauche de Marie). A noter que Crivelli place dans la même disproportion de taille, mais du côté positif, ses donateurs miniaturisés (voir 4-2 …seul, à gauche ).


crivelli_madone_1472 MET detail

La fissure dans le marbre est une autre allusion aux maux qui affligent la terre. Mais elle sert surtout à magnifier la signature, intacte sur ce soubassement antique, d’un peintre qui se veut l’émule de Zeuxis.


crivelli madonna_and_child_1473 METVierge à l’Enfant
Crivelli, 1473, MET

Ce tableau, typique des procédés illusionnistes de Crivelli, a été analysé par Norman E Land [18], dont je prolonge ici les conclusions.

Le cartellino – collé avec des points de cire, mais sur du tissu – et la mouche – qui semble posée sur la marche, mais de taille exagérée – sont deux objets-limite, que l’on croit dans l’image mais qui en fait habitent sur sa surface. En ce sens, le chardonneret, coloré et captif dans les mains de l’enfant est l’antithèse interne de la mouche, noire et en liberté sur le marbre.

L’effet d’étrangeté est causé par les regards croisés de la mère sur l’insecte géant et de l’enfant sur l’oiseau miniaturisé, regards qui traversent la couche picturale et rejoignent l’espace du spectateur.

Un autre effet, purement symbolique, est la mise en pendant de deux « accidents » : la mouche et la fissure. L’insecte prend ainsi une valeur péjorative, celle de l’envoyé de Belzébuth, espionnant la mère et le fils depuis l’extérieur du tableau.

Un troisième objet, que l’on pourrait dire à la limite de la limite, est la guirlande de fruits – eux aussi trop gros pour faire partie de l’image. Pourtant ils passent derrière l’auréole de la Vierge, affirmant ainsi qu’ils se trouvent bien à l’intérieur.


Carlo Crivelli, La Vision du Bienheureux Gabriele , c. 1489 National GalleryLa Vision du Bienheureux Gabriele, Crivelli, vers 1489, National Gallery

Crivelli n’assumera qu’une seule fois le statut extra-iconique de ces fruits, non pas en exagérant leur taille, mais en leur faisant projeter une ombre sur le ciel. Peut-être parce que le sujet, une Vision, se prêtait particulièrement à cette mise en abyme.

crivelli 1480 ca madonna_and_child_VandA detail

Vierge à l’Enfant
Crivelli, vers 1480, Victoria and Albert Museum

Cette autre Madone reprend les principes que celle de 1473, mais à l’envers . De taille normale, tous les objets du premier plan sont bien, maintenant, à l’intérieur de l’image :

  • le procédé du cartellino est remplacé par son contraire, le procédé épigraphique (l’inscription gravée dans le marbre) ;
  • le point de cire sert à coller l’oeillet, qui projette son ombre cassée sur l’arête.

Au couple fissure-mouche s’ajoute un autre couple symbolique [19] :

  • l’oeillet de la Passion, côté Enfant, verticalisé comme la Croix ;
  • la violette de l’Humilité, côté Marie.



crivelli 1480 ca madonna_and_child_VandA detail
Un autre jeu de niveaux, tout à fait original, confronte les deux coqs qui triomphent dans l’or de l’impasto (en avant du premier plan) aux oiseaux qui, à l’arrière-plan, nichent dans l’arbre sec du Pardis perdu.

Le paradoxe crivellien tient à la puissance de son artillerie graphique, au service d’idées finalement assez banales.


crivelli-Sainte-Catherine-1491-94-National-GallerySainte Catherine d’Alexandrie
Crivelli, 1491-94, National Gallery

Cette dernière mouche, par sa taille démesurée et sa situation sur une surface verticale, lève toute ambiguïté : elle n’est pas incluse dans l’historia, mais posée sur le tableau, rentrant en conflit ontologique avec les deux autres dispositifs tridimensionnels que sont la cothurne qui dépasse et la roue dentée vue de biais.


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La mouche infinitésimale

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1472 Nicola di Maestro Antonio di Ancona, san Leonardo,Girolamo,Giovanni Battista, Francesco d'Assisi e donatrice Carnegie Museum of Art
Saint Léonard, Saint Jérôme, Saint Jean Baptiste, Saint François d’Assise et une donatrice
Nicola di Maestro Antonio di Ancona, 1472 ,Carnegie Museum of Art

Dans la proximité (et peut être la rivalité avec Crivelli), ce peintre des Marches choisit le camp de la mouche interne au tableau, et la fait tendre vers l’infinitésimal.



1472 Nicola di Maestro Antonio di Ancona, san Leonardo,Girolamo,Giovanni Battista, Francesco d'Assisi Carnegie Museum detail
Seul son emplacement stratégique permet de la détecter, et de lui donner son triple sens :

  • petit diable attiré par le fruit ;
  • signature déportée (ANCONA) ;
  • témoin de l’éphémère (MCCCCLXXXII).


nicola_di_maestro_antonio_madone_enfant_tronant 1490 ca Mineapolis, Institute of ArtVierge à l’Enfant
Nicola di Maestro Antonio di Ancona, vers 1490 ,Mineapolis, Institute of Art

Cette Vierge triste (elle tient le pied de l’Enfant) porte sa ceinture virginale de manière très éloquente : elle lui barre le sexe. Ce qui montre bien la surenchère entre peintres quant au maniement de symboles que tout un chacun comprenait (ou se faisait expliquer).

Si la mouche est montée sur le socle, c’est pour signifier son insignifiance par rapport à l’immense Madone.



nicola_di_maestro_antonio_madone_enfant_tronant 1490 ca Mineapolis, Institute of Art detail
On notera le détail antiquisant des joints de métal qui lient les pierres, et la frise de coquillages. Un seul est placé à l’envers : justement celui qui se trouve à l’aplomb de la mouche. Manière de faire comprendre que l’accident minuscule ne perturbe pas l’harmonie de l’ensemble.

Ce procédé de l’intrus dans la frise avait déjà été utilisé par Crivelli (voir Plus que nu), de manière plus ostensible :

Crivelli, 1482, Tryptique de Saint Dominique, Brera, Milan detail volet droitTriptyque de Saint Dominique (détail volet droit)
Crivelli, 1482, Brera, Milan


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Benaglio, ou la mouche diabolique (SCOOP !)

On doit à ce peintre véronais trois mouches, dont une n’a pas été vue jusqu’ici.

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benaglio 1465-70 madonna_and_child NGAVierge à l’enfant
Benaglio, 1465-70, NGA

Les commentateurs hésitent ici entre la mouche trompe-l’oeil et la mouche « vanitas », symbole de la corruption qui menace les choses terrestres ([3], p 20) qui fera ensuite florès dans les écoles du Nord.

La présence appuyée de la cerise, pendue juste sous l’insecte, invite à une interprétation théologique, plus conforme à l’esprit du temps :

  • au fruit sacré du coussin s’opposent les fruits terrestres dans le bol de terre ;
  • la cerise fait contrepoids aux billes de corail du collier,
  • le triangle noir de la mouche nargue le triangle rouge de la branche.

Malgré la protection du corail, la Passion et la Mort menacent déjà l’Enfant.


Francesco_benaglio,_madonna_del_ventaglio,_1450-80 Museo di Castelvecchio veroneMadone de l’éventail (Madonna del ventaglio)
Francesco Benaglio, 1450-80, Museo di Castelvecchio, Vérone

L’objet que tient l’ange de gauche est un modèle d’éventail en osier de type « drapeau », qui précède nos modernes éventails repliables.


Daphni 11eme siecle Naissance de la ViergeMosaïque de Daphni, 11ème siècle Nativity-of-the-virgin-1342 pietro_lorenzetti_siena_museo_dell'Opera_del_duomoPietro Lorenzetti, 1342, Museo dell’Opera del duomo, Sienne

Nativité de la Vierge

Ce motif très rare apparaît dans ces deux Nativités de la Vierge, où il n’est pas utilisé contre la chaleur – nous sommes en intérieur – mais pour chasser les mouches : le but est rehausser la majesté de Sainte Anne, avec probablement le sous-thème d’éloigner de Marie toute tâche. Comme le note Saint Jérôme :

« Ces petits éventails que vous offrez aux matrones, et qui servent à chasser les mouches, disent gracieusement qu’il faut étouffer, dès leur naissance, les désirs de la chair, parce que les mouches qui meurent dans le parfum en gâtent la bonne odeur. Voilà des instructions pour les Vierges, des enseignements pour les matrones. » Saint Jérôme, Lettre XLVI (A Marcella)



Francesco_benaglio,_madonna_del_ventaglio,_1450-80 Museo di Castelvecchio verone detail
Benaglio a transposé à l’Enfant Jésus cet, sans doute par analogie avec le flabellum, l’éventail liturgique qui éloigne les mouches au moment où le prêtre découvre les Saintes Espèces. Ne pouvant représenter une mouche, il lui a substitué le chardonneret qui s’enfuit, manière d’éloigner de l’Enfant le moment de la Passion.

Cette iconographie unique constitue une nouvelle variation sur le thème de la Madone triste, omniprésent chez les squarcionesques.


Francesco benaglio saint_jerome 1470 -75 NGA detail

Saint Jérôme, Francesco Benaglio, 1470 -75, NGA

Sans prétendre que Benaglio avait lu les lettres de Saint Jérôme, on peut supposer que la mouche qu’il a posée sur son épaule symbolise ici la Tentation, toujours prête à tourmenter les ermites. Nous verrons plus loin d’autres cas de mouche ayant cette signification.



Francesco benaglio saint_jerome 1470 -75 NGA detail
A l’inverse de la mouche virtuose de Petrus Christus, qui rivalisait de finesse avec les poils de barbe, celle-ci est une mouche honteuse, qui fait corps avec la bure. Elle fonctionne donc à l’inverse d’un trompe-l’oeil : on ne la voit que si on vous la montre.


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Une mouche-vampire

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Marco_Marziale_-_The_Circumcision_1500_National GalleryLa Circoncision
Marco Marziale, 1500, National Gallery

Attirée par le sang de l’Enfant, la mouche diabolique s’est posée sur la marche.



Marco_Marziale_-_The_Circumcision_1500_National Gallery detail
Heureusement, le chien fidèle veille.


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La mouche piégée (SCOOP !)

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Ferrarese School, 1480 ca The Virgin and Child with Angels (in trompe l'oeil torn parchment frame), Edinburgh, National Gallery
Vierge à l’enfant avec des anges,
Ecole de Ferrare, 1470-80, National Gallery of Scotland, Edimbourg

Ce trompe-l’oeil est particulièrement trompeur pour nos yeux modernes, car il ne s’agit pas d’une toile à peindre crevée (celle-ci serait tendue et clouée par derrière). Ce système de clouage par devant, au travers d’une bande évitant l’arrachage, évoque plutôt un de ces châssis portant une toile cirée ou vernie qui occultait les fenêtres dépourvues de vitraux. Cette nature morte n’est pas une Vanité de la Peinture : tout au plus de l’Ameublement [20].  Klaus Krüger [21] a souligné la valeur théorique de ce percement : comme s’il s’agissait de surclasser la fenêtre albertienne.

En aparté : le cartiglio strappato

Ordo breviarii secundum consuetudinem Romane curie venise 1478-80. Harvard University, MS Typ 219, fol. 484rOrdo breviarii secundum consuetudinem Romane curie, Venise ou Padoue, 1478-80, Harvard University, MS Typ 219, fol. 484r

Longhi a pensé que le peintre anonyme pouvait être un miniaturiste, en rapprochant ce dispositif d’un type virtuose de décoration des manuscrits de luxe, où un morceau de parchemin déchiré (cartiglio strappato) est posé par dessus l’image. La mouche ajoute ici un troisième niveau de profondeur.



Ordo breviarii secundum consuetudinem Romane curie venise 1478-80. Harvard University, MS Typ 219, fol. 484r detail
Vue de près, elle se trouve placée près de l’oeil d’un visage grotesque, renouant ainsi avec le rôle d’espion, de superviseur de l’image, qu’elle avait pu jouer un siècle plus tôt dans les enluminures des Heures Visconti.


Girolamo da Cremona and assistants, Frontispiece to Aristotle’s Works, Venice, ca. 1483 New York, The Pierpont Morgan Library, PML 21194 fol 2rGirolamo da Cremona and assistants, Frontispiece to Aristotle’s Works, Venice, ca. 1483 New York, The Pierpont Morgan Library, PML 21194 fol 2r

Dans de rares pages, le dispositif s’inverse : le parchemin occupe les bords et laisse voir l’image par ses crevés [22].

Cette pratique du jeu avec la fenêtre albertienne (qui sépare strictement le cadre et ce qu’on voit au travers) a peut être donné l’idée de transposer, en peinture, la page de vélin en châssis de fenêtre.



Ferrarese School, 1480 ca The Virgin and Child with Angels (in trompe l'oeil torn parchment frame), Edinburgh, National Gallery
Klaus Krüger a également relevé deux détails théologiquement raffinés :

  • l’enfant est endormi, en préfiguration de sa mort ;
  • il tient de sa main droite la Ceinture, symbole habituel de la Virginité de Marie.

On peut ajouter que celle-ci tient de sa main droite la Pomme, symbole du Péché d’Eve ; et que cette pomme attire une intruse, bien incapable de l’atteindre.




Posée sur un revers retourné, la mouche se retrouve coincée dans un niveau intermédiaire de réalité, entre l’image sacrée et le spectateur, à côté du clou arraché qui dénonce sa culpabilité dans la Crucifixion : cette mouche est bien le Diable, responsable de la Mort du Christ mais en définitive piégé par celle-ci, qui marquera sa défaite finale.

Comparé à ces deux accidents minuscules que sont le trou dans le bois et le trou dans la toile, et dégradé au statut de tâche informe, l’ennemi ratatiné magnifie d’autant la taille de la Vierge, cette géante assise sur un pont.


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 Jésus et Saint Jean-Baptiste enfants

Ce sujet, imaginé par Léonard de Vinci, a été traité par plusieurs suiveurs italiens (Marco d’Oggiono, Bernardino de Conti, Bernardino Luini), avant de parvenir aux Pays-Bas via une variante possédée par Marguerite d’Autriche [22a]. Le thème y connait une fortune certaine, puisqu’on en dénombre une douzaine de variantes attribuée à Joos van Cleve et à son atelier.

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Une mouche hollandaise

L’Enfant Jésus embrassé par Saint Jean-Baptiste
Joos van Cleve et atelier, 1525-30, collection particulière

Jean Baptiste est le bébé de droite, qui embrasse son cousin, plus jeune de six mois. Le motif peut être compris, symboliquement, comme l’Ancien Testament rendant hommage au Nouveau.

Ces deux variantes très proches, dans une arcade antiquisante, montrent toutes deux un chardonneret juvénile (sans sa tâche rouge) perché sur le rocher au dessus de Jésus, en anticipation de la Crucifixion.

Dans la variante de gauche, la mouche tenue en respect par les deux mésanges pourrait être comprise comme la Fatalité, stoppée pour l’instant à la limite de l’image. Mais elle fonctionne avant tout comme un trompe-l’oeil à la Zeuxis, visant à donner au parapet une réalité tangible.

C’est dans la même intention que, dans la variante de droite, la mouche est remplacée par un papillon, posé cette fois devant Jean Baptiste, sans aucune valeur symbolique.



L’Enfant Jésus embrassé par Saint Jean-Baptiste
Joos van Cleve (atelier), collection particulière

Dans cette autre variante sur fond de château hollandais, l’absence de seuil fait perdre aux objets du premier-plan leur statut de trompe-l’oeil : la pomme du Péché originel sert d’attribut à Jésus, tandis que Jean Baptiste bénéficie d’un jouet, une sorte de claquette, qui le désigne sans doute comme l’Annonciateur.

Dans cette composition, autant l’arrière-plan que les objets-limite étaient donc largement personnalisables, selon les goûts plus ou moins symboliques du commanditaire.


Une mouche espagnole

Luís de Morales Vierge à l'enfant avec St Jean Baptiste 1550 PradoVers 1550 Luís de Morales Vierge à l'enfant avec St Jean Baptiste 1570 PradoVers 1570

Vierge à l’enfant avec St Jean Baptiste, Luís de Morales, Prado

Avec Luís de Morales, le motif des deux enfants s’embrassant arrive en Espagne vers 1550. Pour plus de clarté, un agneau a été rajouté dans la main de Saint Jean Baptiste. L’idée de la Vierge triste, anticipant la Passion, est traduite comme souvent par le geste de tenir le pied de l’Enfant (voir 1 Toucher le pied du Christ : la Vierge à l’Enfant).

La version de 1570 est repensée de manière très originale. Saint Jean Baptiste demande au spectateur de faire silence pour ne pas réveiller l’Enfant qui dort, à l’abri du voile transparent qui anticipe à la fois le voile de Véronique et le linceul. Ce sommeil sacré est pris comme symbole de la Mort qui progresse, telle la mouche arrêtée momentanément dans son vol vers le bol de cerises, rouges comme le sang de la Passion.


En conclusion, la mouche dans les Vierges à l’Enfant a un alibi théologique et médiéval (le Diable qui menace, voir Benaglio) mais son intérêt est esthétique : les peintres de l’école de Squarcione s’en servent au départ comme clin d’oeil antiquisant, presque un marqueur d’atelier (voir Schiavone) ; puis cet exercice de style s’autonomise en un trompe-l’oeil apprécié des commanditaires (voir Crivelli) : tout un chacun veut s’essayer au truc de la mouche, y compris, au siècle suivant, Joos van Cleve en Hollande puis Luís de Morales en Espagne.

Mais comme tous les trucs, celui-ci s’épuise vite, et la mouche feinte ira chercher une nouvelle raison d’être sous d’autres climats : dans les Vanités des écoles du Nord. Mais ceci est une autre histoire.


La mouche et le Christ

Tandis que la mouche près de l’Enfant Jésus constitue dans l’art italien une formule stable et presque une tradition, les rares exemples où la mouche apparaît dans une autre scène de la vie du Christ sont des inventions isolées : d’abord italiennes, puis germaniques.

Une mouche juive (SCOOP !)

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Mystical-crucifixion-1450 ca matteo_di_giovanni art museum Princeton university fourmilièreCrucifixion mystique, Matteo di Giovanni (attr), vers 1450, Art museum, Princeton university

Au milieu de quatre pères de l’Eglise [23], Saint Paul montre du doigt le Christ en exhibant une paraphrase de son épître aux Colossiens (2,3) :

« en celui-ci sont cachés les trésors de la sagesse et de la connaissance ».

Et le Christ répond par une formule tout à fait originale :

Je suis la patrie et la voie (Ego sum patria et via)

qui imite la célèbre formule de l’Evangile de Jean :

« Je suis la voie, la vérité et la vie ».



Mystical-crucifixion-1450 ca matteo_di_giovanni art museum Princeton university detail VIA
Sur la boue du sentier, des chevaux marchant de gauche à droite on laissé leur trace, et certains ont maculé le banc rocheux à l’arrière-plan. On remarque à droite de la croix quelques traces dans l’autre sens, signe que des cavaliers ont stationné là : c’est l’emplacement habituel de la troupe, dans les Crucifixions.

Autrement dit, pour illustrer par antithèse le mot VIA, l’artiste a choisi le chemin du Golgotha, piétiné et ponctué d’ossements. Il n’est pas compliqué de trouver ce qui illustre par antithèse le mot PATRIA : il s’agit du crâne d’Adam, le PERE de l’humanité. Et la mouche qui piétine ce crâne est tout simplement l’analogue de ces Juifs impies qui ont piétiné le Mont du Crâne.



Mystical-crucifixion-1450 ca matteo_di_giovanni art museum Princeton university fourmilière
En contraste, à l’écart du sentier battu par les païens, du côté honorable de la Croix, et du Livre que montre Saint Paul, d’autres insectes ont élevé leur propre mont, leur propre PATRIA : par des VIA invisibles et sans se perdre jamais, les fourmis amassent dans leur fourmilière « les trésors de la sagesse et de la connaissance ».

Dans son analyse de cette composition unique, Chastel ([3], p 28) voit dans la mouche un symbole de la corruption, et dans les fourmis « le zèle des clercs, appelés au service de l’Eglise », sans noter que les deux animaux symbolisent l’opposition Chrétiens/Juifs, très marquée dans ce que le Physiologus (grec ou latin) dit de la Fourmi [24] :

« Voici la seconde nature de la fourmi : Lorsque la fourmi met à l’abri son blé dans la terre, elle fend chaque grain en deux moitiés pour éviter que les grains, au cours de l’hiver, soient mouillés et se mettent à germer, et que du coup elles-mêmes ne meurent de faim. Toi aussi, éloigne de ton esprit les paroles de l’Ancien Testament. afin que la lettre ne te tue pas…

Voici la troisième nature de la fourmi: Souvent, elle se rend dans les champs, à l’époque de la moisson, et elle grimpe sur les épis et flaire la tige; et à son odeur elle reconnaît si c’est de l’orge ou du blé… Toi aussi, fuis la nourriture du bétail, et prends du blé, qui a été mis de côté dans le greniers. Car l’orge fait référence à la doctrine des hérétiques, tandis que le blé fait référence à la juste foi dans le Christ. »

Le Physiologus n’a fait que christianiser la vieille opposition entre la mouche orgueilleuse et la fourmi laborieuse qu’exprime une Fable de Phèdre [25] :

« (La mouche) : je me pose sur la tête des rois. Je ravis de doux baisers aux lèvres chastes des dames…
(La fourmi) : Tu me parles de rois, de baisers ravis aux dames ! insensée , tu te vantes avec orgueil de ce que , par pudeur, tu devrais cacher. »


Maître de Francfort Triptyque de la crucifixion de la famille Humbracht 1504-08 Staedelmuseum Francfort Crucifixion avec des saints et une donatrice Hans Baldung Grien 1512 Kunstmuseum Bâle

Triptyque de la Crucifixion de la famille Humbracht
Maître de Francfort, 1504-08, Staedelmuseum, Francfort

Crucifixion avec des saints et une donatrice (détail)
Hans Baldung Grien, 1512, Kunstmuseum, Bâle

C’est seulement au siècle suivant que quelques artistes germaniques auront à leur tour l’idée de placer une mouche sur ce support à la fois logique et attractif visuellement : le crâne d’Adam au pied de la croix.


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Une mouche-légiste (SCOOP !)

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Giovanni_Santi_-_Christ_supported_by_two_angels 1480 Musee national BudapestLe Christ soutenu par deux anges
Giovanni Santi, vers 1480, Musée national, Budapest

Chastel ([3], p 30) classe cet exemple parmi les mouches macabres d’un goût douteux, le peintre « explicitant ainsi la misère du cadavre, la mortalité, la fatalité de la décomposition qui attire les mouches à la vermine« . Mais ce qui vaut pour n’importe quel transi serait totalement sacrilège s’agissant du Christ ressuscité.

En 1480, le truc de la mouche est devenu suffisamment connu pour pouvoir fonctionner au second degré :

  • posée en trompe-l’oeil sur le tableau, on sait bien qu’elle sert à décevoir le spectateur ;
  • posée sur la peau à l’intérieur du tableau, elle sert à décevoir celui qui l’envoie, le Maître des Mouches : elle témoigne que le Christ, son ennemi, est réellement ressuscité.


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La mouche et Judas

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Judas au Jardin des Oliviers

Le Christ au jardin des Oliviers (1485-88) Maître de l'autel des Augustins Nuremberg, Musées de la villeLe Christ au jardin des Oliviers, Meister des Augustiner-Altars, 1485-88, Stadtmuseum, Nuremberg

La mouche est ici dissimulée, à la limite de l’invisibilité, en compagnie d’autres bestioles naturalistes qui peuplent le sol (libellule, escargots). La mouche pose la patte sur la terre au moment même où Judas, la bourse autour du cou, pose le pieds sur la planche qui donne accès au Jardin, et désigne le Christ aux soldats.

La mouche, qui se faufile partout, est ici prise comme paradigme de l’espion et du traître.


Judas lors de la Cène

1457 La Cene British Museum 1856,1011.3La Cène, Anonyme allemand, 1457, British Museum

La mouche qui entre dans la bouche de Judas est une illustration du récit de Saint Jean :

 » Et, ayant trempé le morceau, il le donna à Judas, fils de Simon, l’Iscariot. Dès que le morceau fut donné, Satan entra dans Judas. » Jean 13:26-27


1517 Jörg Ratgeb Cène panneau G Retable de Herrenberg Staatsgalerie StuttgartLa Cène (panneau gauche du retable de Herrenberg)
Jörg Ratgeb, 1517, Staatsgalerie, Stuttgart

Dans cette autre figuration plus tardive, l’absorption de la mouche coïncide avec celle du morceau de pain tendu par le Christ…


1517 Jörg Ratgeb Cène panneau G Retable de Herrenberg Staatsgalerie Stuttgart detail Judas

…ainsi qu’avec une manifestation physiologique vigoureuse qui traduit la bestialité de Judas [26]. Son caractère vicieux est illustré est illustrée par un jeu de cartes frappé d’un chien et par les trois dés qui s’échappent de sa poche, anticipant ceux de la Crucifixion (dans le retable d’Herrensberg, les dés sont absents dans la Crucifixion mais on retrouve le même jeu de  Karnöffel près des soldats de la Résurrection).



1517 Jörg Ratgeb Cène panneau G Retable de Herrenberg Staatsgalerie Stuttgart detail vin
Le bas du tableau montre une extraordinaire séquence symbolique et cinématographique : le pied de Judas renverse un tabouret qui fait tomber un pichet de vin – le sang bientôt répandu – que viennent observer  le chardonneret de la Passion ainsi qu’une mésange bleue…



1517 Jörg Ratgeb Cène panneau G Retable de Herrenberg Staatsgalerie Stuttgart detail mesange
…qui volera d’un panneau à l’autre jusqu’à celui de la Crucifixion.


La mouche du Maître du Livre de Raison

Master_Of_The_Housebook_-_The_Last_Supper_1475-80 Staatliche Museen, Berlin schemaLe dernier souper
Maître du Livre de Raison, 1475-80, Staatliche Museen, Berlin

Entre les deux oeuvres se place ce panneau, en pleine période des mouches feintes.

Sans auréole, roux, vêtu de jaune et le nez busqué : autant de signes d’indignité qui  rendent la figure du traitre Judas  facilement reconnaissable, au moment où un des apôtres se penche vers lui pour le scruter.


Master_Of_The_Housebook_-_The_Last_Supper_1475-80 Staatliche Museen, Berlin detail2
De plus le spectateur voit ce que l’apôtre ne voit pas : le poignard, qui dit la violence, et la bourse, qui dit la cupidité.

Mais pourquoi Judas se frotte-t-il la main gauche avec l’index droit ?

Voir la réponse...
Master_Of_The_Housebook_-_The_Last_Supper_1475-80 Staatliche Museen, Berlin detail1

Il vient d’être piqué par un taon ce petit diable posé au premier plan.

Master_Of_The_Housebook_-_The_Last_Supper_1475-80 Staatliche Museen, Berlin schema

Une ligne tragique relie l’auréole trifoliée au panier trinitaire, en passant par le plateau où le Christ trempe son pain dans le sang de l’Agneau et par l’os sur la tartine du traître.

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Les Noces de Cana

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anonyme 1500 ca noces cana Colmar, musée UnterlindenLes noces de Cana
Anonyme, vers 1500, musée Unterlinden, Colmar

Le sujet principal est celui des Noces de Cana, où le Christ change l’eau en vin. Mais on voit aussi, en miniature à l’arrière plan, un épisode postérieur où il est encore question d’eau : la Rencontre du Christ et de la Samaritaine au puits.

Tout comme on régale les invités dans la salle de droite, on a jeté aux singes, animal réputé gourmand et luxurieux, des fruits rouges (fraises, cerises) et une poire coupée en deux. Le couple simiesque enchaîné renvoie malicieusement aux mariés, et les fruits délicieux aux plaisirs charnels qui les attendent.

Les fruits juteux répandus sur le sol s’opposent aux urnes  contenant le nectar miraculeux offert par le Christ. La mouche au milieu est plus qu’un détail pittoresque : elle rappelle qu’au banquet des seules nourritures terrestres, toujours s’invite un corrupteur.

Cette idée fera florès au siècle suivant, où la mouche deviendra un poncif des natures mortes aux fruits.


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La mouche infamante

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Une mouche obstinée (SCOOP !)

Maitre-de-la-passion-Karlsruhe-1450-55-Karlsruhe-Staatliche-Kunsthalle-flagellation_christFlagellation Maitre-de-la-passion-Karlsruhe-1450-55-Karlsruhe-Staatliche-Kunsthalle_moque_christDérision

Maître de la passion de Karlsruhe, 1450-55, Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle

Dans ces deux panneaux consécutifs, cet artiste fait preuve d’une remarquable continuité graphique, au service de l’originalité narrative. Les commentateurs qui ont remarqué la mouche oscillent entre deux extrêmes :

  • ceux qui y voient le symbole de la Mort en général, ou de la décomposition morale du bourreau au faciès négroïde ;
  • ceux qui, malgré l’évidence, s’obstinent à soutenir qu’il s’agit d’un trompe-l’oeil, alors qu’elle est on ne peut plus plongée dans l’action.

Il faut lire la scène en deux temps :

  • dans le premier, le bourreau demande à quitter la salle, parce qu’une mouche vient sucer les plaies de son crâne atteint de pelade (une scène équivalente, plus courante, est celle où un bourreau s’arrête parce qu’il a cassé son fouet) ;
  • dans le second, la mouche obstinée suit le même bourreau à l’extérieur, en continuant de le sucer.

Cette histoire sans équivalent est probablement inspirée par la fable germanique « La mouche et le chauve (Fliege und Kahlkopf) » où la mouche (représentant le Pauvre) assaille sans relâche le crâne d’un homme (le Riche), jusqu’à ce que celui-ci finisse par l’écraser. Ici la Moralité est retournée au préjudice du bourreau, capable de frapper le Christ, mais pas la mouche.


La mouche du bourreau

La mouche vient en somme surinfecter un accident de la peau ou du vêtement qui, en particulier dans la peinture germanique, est un trait couramment utilisé pour signifier la décrépitude morale d’un personnage [25a].


1515 Straßburger_Meister_Preparation de la Croix Francfort Staedel Museum
Préparation de la Croix
Maître strasbourgeois, 1515, Staedel Museum, Francfort

Dans cette composition très originale, le Christ est représenté sur les trois Croix, tandis que les larrons arrivent en haut à gauche, poussés par un groupe de soldats. Ce peintre anonyme traite encore les personnages du premier plan dans l’esprit de la Passion de Karlsruhe, en accablant les méchants de maux qui révèlent leur nature viciée :

1515_Straßburger_Meister_Preparation de la Croix Francfort Staedel Museum detail 2 1515_Straßburger_Meister_Kreuzigung_Christi Francfort Staedel Museum detail
  • chancre à la tête et myopie pour le duo chargé du panonceau ;
  • vêtements troués et plaie au mollet sucée par une mouche, pour un des joueurs de dés.

Sur le détail du crâne de cheval, voir – Le crâne de cheval 3 : en terre chrétienne.


Couronnement d'épine volet droit 1520-35 École de Jérôme Bosch Museo Provincial de Bellas Artes ValenceCouronnement d’épine (volet droit)
École de Jérôme Bosch, 1520-35, Museo Provincial de Bellas Artes, Valence

Tandis que dans les grisailles des écoinçons, quatre anges combattent un démon, le Christ au centre fait face aux outrages de quatre bourreaux. Celui qui manie les verges porte sur sa propre peau, visible par une déchirure de la chausse, la marque infamante de la mouche.


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Une vraie mouche mortuaire

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Meister der Kempterer Kreuzigung GNM Nuremberg 1470

Calvaire (détail)
Meister der Kempterer Kreuzigung, vers 1470, GNM, Nüremberg

Chastel ([3], p 32) voit dans la « mouche énorme posée sur la tête d’une vielle femme hideuse » un emblème macabre générique, qui évoque « le monde de la mort, en attente de la rédemption et de la résurrection ».

Ce qui l’empêche d’être plus précis est que cette scène du mort sortant de terre est rarement représentée dans les Crucifixions [3a], bien que relatée comme un des événements qui accompagnent la mort du Christ :

« Les sépulcres s’ouvrirent, et plusieurs corps des saints qui étaient morts ressuscitèrent. » Mathieu 27, 52

Pour exprimer que ce corps est celui d’une sainte, le peintre lui a fait lever son regard vers le Christ, tout comme Marie-Madeleine au pied de la croix.



Diözesanmuseum PaderbornCalvaire peuplé (Volkreichen Kalvarienberg)
Gert van Lon, 1465, Diözesanmuseum Paderborn (photo Ansgar Hoffmann)

Dans la formule du « Volkreichen Kalvarienberg », typique du gothique tardif germanique, le but est de caser sur le Golgotha le maximum de personnages, quitte à sacrifier l’unité de temps : ici le peintre a casé sur le bord droit l’épisode du Christ qui ouvre la porte des limbes, dans une ellipse qui fait l’impasse sur la Mise au tombeau et la Résurrection.


vTriptyque avec les miracles du Christ, Maître de la Légende de Sainte Catherine (atelier), 1491-95, National Gallery of Victoria

Le panneau central de ce triptyque montre que, sauf le cas très particulier que nous venons de voir, le motif de la mouche sur une femme était loin d’être systématiquement compris comme macabre (certains ont prétendu que la personne ainsi désignée était morte), ni a contrario comme une sorte de talisman protégeant les femmes contre la mort : ici l’artiste a peuplé son panneau central de tout un zoo, et a placé la mouche là où elle attirerait le mieux l’oeil : sur la robe blanche d’une jolie dame.


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La mouche de la Tentation

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Saint Jérôme

 

Sano_di_Pietro 1444 La penitence de Saint_jerome LouvreLa pénitence de Saint Jérôme
Sano di Pietro, 1444, Louvre

Il faut noter en Italie une certaine affinité de la mouche avec Saint Jérôme, lorsqu’il est figuré en ermite. Les insectes et serpents qui rampent autour de lui, et qu’il écrase métaphoriquement avec la pierre dont il se frappe la poitrine, représentent les mauvaises pensées (voir la miniature de l’Apocalypse de Lambeth, dans 4 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits). Mais la mouche à l’avant-plan droit, de taille disproportionnée par rapport à l’arbre, n’est manifestement pas à l’intérieur de l’image : elle symbolise Celui qui, depuis l’extérieur, observe le saint homme et manipule les sales bêtes.


Michael Lancz von Kitzingen Saint Jérôme 1507, Musée de l'archevêché PoznańSaint Jérôme
Michael Lancz von Kitzingen, 1507, Musée de l’archevêché, Poznań

Cette composition pittoresque comporte pas moins de trois mouches :

  • dans le bec de la mésange ;
  • sur la cuisse du saint qui se frappe la poitrine, insensible à sa chatouille ;
  • sur le socle de la croix, dans la mauvaise compagnie d’un lézard et d’un serpent, tous trois tenus à l’oeil par le lion.

La mouche est ici présentée comme un ennemi du pénitent, mais négligeable, devant l’intensité de sa piété.


Saint Antoine

 

Aertgen Claesz van Leyden (attr) La tentation de saint Antoine 1530 ca Musées Royaux des Beaux-Arts de BelgiqueLa tentation de saint Antoine
Aertgen Claesz van Leyden (attr), vers 1530, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

Le petit papillon noir posé sur l’aine du saint apparaît comme l’avant-garde des Tentations qui arrivent par derrière. Un donateur en prières, dont il ne reste que le bout des doigts, figurait autrefois de l’autre côté du crucifix. Ce fragment a probablement été découpé dans le volet droit d’un retable consacré à Saint Antoine, dont le volet gauche, conservé presque en totalité, partage la même thématique :

Aertgen Claesz van Leyden (attr) La vocation de saint Antoine 1530 ca RijksmuseumLa vocation de saint Antoine
Aertgen Claesz van Leyden (attr), vers 1530, Rijksmuseum

La mouche sur la coiffe blanche est un argument, noté par Friedländer, pour rapprocher les deux oeuvres. La signification négative et diabolique de l’insecte est similaire [25b] : plutôt que la Tentation proprement dite, la mouche évoque ici la Distraction qui menace les auditeurs du sermon : apparemment, cette mère ne lui succombe pas, puisqu’elle continue de fixer le prêtre, malgré son fils qui s’agite en jetant un oeillet sur le sol. De la même manière, la chouette posée sur la tête de la femme de droite symbolise l’Ignorance que le sermon a pour but de combattre.

Antoine est représenté deux fois, sous les traits du jeune noble au manteau bleu qui écoute lui-aussi le sermon, puis le met en pratique à l’arrière-plan, en distribuant du pain aux pauvres et aux infirmes. Les dix espèces de fleurs identifiées dans le tableau ont pour certaines une valeur médicinale, d’autant plus justifiée que le retable était probablement destiné à l’hôpital de Leyde. Mais on peut tout aussi bien y voir les fleurs de l’éloquence du prêche, répandant ses bienfaits sur la foule.


Sainte Marie l’Egyptienne

Meister_des_Bartholomäusaltars 1498 Thomasaltar volet droit Wallraf-Richartz museum Cologne
Thomasaltar (volet droit)
Maître du retable de Saint Barthélémy, 1498, Wallraf-Richartz museum Cologne

Dans le volet droit de ce triptyque, Saint Hippolyte en cuirasse dialogue aves Sainte Afre, devant un drap d’honneur doré.



Meister_des_Bartholomäusaltars 1498 Thomasaltar Wallraf-Richartz museum Cologne detailMeister_des_Bartholomäusaltars 1498 Thomasaltar Wallraf-Richartz museum Cologne detail
A leurs pieds figurent les instruments de leur martyre :

  • devant Saint Hippolyte, les brides qui permirent de l’écarteler et la griffe de le déchirer (des « lanières ferrées », selon la Légende dorée) ;
  • devant Sainte Affre, le bûcher.

La mouche entre les deux n’est pas là en tant qu’amatrice de cadavres, puisque la Sainte fut brûlée. Ni en tant que vague figure diabolique.


Meister_des_Bartholomäusaltars 1498 Thomasaltar Wallraf-Richartz museum Cologne detail mouche Meister_des_Bartholomäusaltars 1498 Thomasaltar Wallraf-Richartz museum Cologne detail Marie L'Egyptienne

Elle renvoie discrètement au troisième saint personnage du panneau : Marie l’Egyptienne attend dans le désert, près du Jourdain, tenant ses trois pains transformés en rochers. La mouche est ici encore l’attribut de l’anachorète.



Meister_des_Bartholomäusaltars 1498 Thomasaltar Wallraf-Richartz museum Cologne
Dans la composition d’ensemble, la sainte ermite dans le lointain, au dessus du drap d’honneur, fait pendant à un autre saint ermite dans le volet gauche, qui n’est pas non plus désigné en lettres d’or sur le cadre inférieur : saint Gilles, identifié seulement par la biche qu’il protège des chasseurs. Ainsi la biche et la mouche fonctionnent comme les attributs animaux des deux petits saints éloignés dans la nature.


Meister_des_Bartholomäusaltars 1475 ca Stundenbuch der Sophia van Bylant fol 138v Wallraf-Richartz museum Cologne detail mouche Meister_des_Bartholomäusaltars 1500 ca Mariage mystique de Ste Agnes Germanisches Nationalmuseum Nuremberg

Crucifixion (détail), vers 1475, Livre d’Heures de Sophia van Bylant, fol 138v, Wallraf-Richartz museum, Cologne

Mariage mystique de Ste Agnès, vers 1500, Germanisches Nationalmuseum Nuremberg

Maître du retable de Saint Barthélémy

L’artiste s’était déjà intéressé à la mouche vingt cinq ans plus tôt , de manière plus conventionnelle, en la posant sur le crâne d’Adam.

Deux ans après le retable de Saint Thomas, il en peindra une autre sur le parapet derrière Sainte Agnès, antithèse noire et sale de l’agnelet du premier plan.


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La mouche et la peste

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Madone et l’Enfant avec St Sébastien et St Lazare (1481-84) Piero di Cosimo Église SS Michele Arcangelo and Lorenzo Martire MontevettoliniMadone et l’Enfant avec St Lazare et St Sébastien, Piero di Cosimo, 1481-84, Église San Michele Arcangelo and Lorenzo Martire, Montevettolini

Face à Saint Sébastien percé de trous – le spécialiste de la protection contre la Peste, Saint Lazare au corps couvert de tâches – le patron des lépreux – est présenté lui aussi en jeune homme. Le chien qui lui lèche le pied et la claquette sont deux attributs de mendiant :

François MAITRE 1475 le Riche et le pauvre Lazare La cité de Dieu Den Haag, MMW, 10 A 11 fol 16vLa parobole du Riche et du pauvre Lazare
François Maître, 1475, La cité de Dieu, Den Haag, MMW, 10 A 11 fol 16v

On distingue aujourd’hui Lazare le  mendiant, qui apparaît dans la parabole du Riche et du pauvre Lazare (voir Le Soleil et la Lune à la chapelle de Perse) et Lazare de Béthanie, ressuscité par Jésus. Mais à l’époque médiévale, ils étaient souvent assimilés [25c].


En représentant Lazare jeune et en posant une mouche sur son pied, Piero di Cosimo ajoute aux attributs du mendiant ceux du ressuscité. Nous sommes ici devant un cas particulier de mouche macabre, qui évoque la mort par la Peste, tenue en respect par les deux saints qui lui ont survécu.


Le Martyre de Saint Sébastien
Hans Baldung Grien, 1507, Germanisches Nationalmuseum Nuremberg

Ce retable est célèbre pour l’autoportrait caché de Grien, sous les traits du jeune homme en vert (assonance entre Grien et grün) qui escorte Saint Sébastien. On a identifié récemment un autre portrait dans le gentilhomme aux chausses à rayures, tout à droite : il s’agit du commanditaire du tableau, l’archevêque Ernst von Magdeburg. La composition répond à la fois à l’épidémie de peste qui sévissait alors dans l’archevêché de Magdebourg, et à la maladie particulière de l’archevêque, la syphilis, dont il se sentit guéri en 1505 [25d].

La mouche est à la fois une marque infamante sur la cuisse du bourreau en jaune, mais aussi une référence aux maladies qui marquent la peau.



Saint Roch est reçu par le pape
Hendrick van Wueluwe, 1517, église Saint-Jacques Anvers

Saint Roch est un autre saint spécialiste des contagions. Il se prosterne humblement aux pieds du Pape, mais son bourdon de pèlerin, pointé vers les mouches qui infestent la terre, fait jeu égal avec la férule pontificale pointée vers le ciel. Aux deux chiens familiers du pape fait écho l’humble bâtard, compagnon ordinaire du Saint, qui chasse les mouches des os, tout comme son maître écarte la peste des humains.


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La mouche esthétisée

En réaction à ces lourdes symboliques, la mouche devient chez quelques très grands artistes du début du XVIème siècle non plus une démonstration de leur virtuosité technique – qui n’est plus à prouver – mais de leur agilité créatrice, de leur capacité à détourner et provoquer.

Cette mouche esthétisée, débarrassée de ses symboliques habituelles, est mise à la mode par Dürer puis citée par quelques confrères.

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Une mouche facétieuse

Piero_di_Cosimo_-_Venus
Mars et Vénus, Piero di Cosimo, 1500-05

Dans cette composition, qui parodie ouvertement le Mars de Vénus de Botticelli, Piero pose un papillon sur la cuisse de Vénus et, en balance, une mouche sur l’oereiller de Mars. Pour une analyse de cette fantaisie mythologique, voir Le lapin et les volatiles 1.


La mouche de Dürer à Venise

Dürer 1506 La Vierge de la fête du rosaire (copie) Kunsthistorisches Museum VienneLa Vierge de la fête du rosaire (copie)
Dürer, 1506, Kunsthistorisches Museum Vienne

C’est sans doute après avoir observé quelque Madone à la mouche lors de son second voyage à Venise que Dürer a posé la sienne à un emplacement stratégique, sur le genou de la Vierge. Il fallait une solide irrévérence pour oser déplacer l’insecte vil de la périphérie au centre, et maculer du même coup l’Immaculée : ce pourquoi Dürer a pris la précaution de lui faire souiller un tissu corruptible (lange ou linceul), et non directement la robe.



Dürer 1506 La Vierge de la fête du rosaire (copie) Kunsthistorisches Museum Vienne detail
Reste que le pape Jules II et l’empereur Maximilien semblent plus interloqués par l’insecte que par l’Enfant : seul un artiste au sommet de sa gloire pouvait se permettre ce genre de plaisanterie, en plein centre d’un tableau officiel de la communauté allemande, commandé par le banquier Jacob Fugger pour l’église San Bartolomeo de Venise.


Deux citations vénitiennes

Sebastiano-del-Piombo-Cardinal-Bandinello-Sauli-sun-secretaire-et-deux-geographes-1516-NGALe Cardinal Bandinello Sauli, un secrétaire et deux géographes
Sebastiano del Piombo, 1516, NGA

C’est sans doute par réminiscence dürerienne que ce peintre vénitien, une fois arrivé à Rome, a eu l’idée de placer sa mouche au même endroit, sur le genou blanc du cardinal. La justification est possiblement un commentaire sur l’infinitésimal : la mouche sur l’immensité de la robe est comme l’homme sur l’immensité de la Terre : mais le livre de géographie lui permet de la maîtriser.


Sebastiano del Piombo Cardinal Bandinello Sauli, sun secrétaire et deux géographes 1516 NGA detail
C’est ainsi que la prise de décision (la clochette) se trouve gouvernée par la raison (l’index levé).


Lorenzo Lotto, Giovanni Agostino della Torre et son fils Niccolò 1513-16 National GalleryLe médecin Giovanni Agostino della Torre et son fils Niccolò
Lorenzo Lotto, 1513-16, National Gallery

On peut voir une citation de Dürer dans cette mouche posée sur un mouchoir blanc par Lotto, autre peintre vénitien de tout premier plan.


Lorenzo Lotto, Giovanni Agostino della Torre et son fils Niccolò 1513-16 National Gallery detail mouche Lorenzo Lotto, Giovanni Agostino della Torre et son fils Niccolò 1513-16 National Gallery detail encrier

Ou bien une allusion aux maladies que combat celui que l’ordonnance, qu’il tient dans la même main, désigne flatteusement comme « L’Esculape des médecins de Bergame ».

Chez un peintre aussi féru de symboles que Lotto, on peut aussi suspecter une intention plus profonde, celle d’opposer l’éphémère de la mouche à la pérennité de l’encre, que ce soit en écritures ou en éclaboussures : ainsi le médecin combat les maladies actuelles avec le savoir séculaire qu’il puise dans son gros Galien.

Une mouche suspecte

Vierge à la mouche
Cercle de Gérard David (attr), 1518-25 collégiale de Santa María la Mayor, Toro (Zamora).

Concluons par un panneau très problématique en terme d’attribution, mais aussi d’iconographie :

  • la sainte de gauche est Marie-Madeleine, à cause de sa boîte ouverte, mais elle n’a pas les cheveux longs ;
  • celle de droite est Catherine d’Alexandrie, à cause de sa couronne et de son épée [27], mais sa roue manque ;
  • le vieil homme est Saint Joseph, dans une représentation rare : tenant un livre et des lunettes.

Maître aux Madones Joufflues 1500-25 Saint Famille avec Ste Catherine et Ste Barbe, coll partSainte Famille avec Sainte Catherine et Sainte Barbe
Maître aux Madones Joufflues, 1500-25, collection particulière

La situation est rendue encore plus complexe par le fait qu’on connaît toute une famille de Conversations sacrées similaires, peintes par différents anonymes, qui se plaisent à déplacer les personnages et les attributs jusqu’à les rendre énigmatiques : on ne connaît pas l’oeuvre initiale d’où dérivent ces compositions [28].




Celle de Toro est la seule (avec la copie plus tardive de la collection Methuen) où la Vierge porte sur son genou une mouche à la Dürer. C’est aussi la seule à être représenté en extérieur, avec un parterre où se joue la scène répugnante, de part et d’autre de la robe rouge, d’une chenille menacée par une grenouille prête à bondir. Plus haut, les bas reliefs latéraux arborent une chouette, emblème de l’ignorance. Et plus haut encore, les lunettes du vieux Joseph ajoutent une note péjorative. Comme d’habitude, ces symboles du mal qui rôde se trouvent à la périphérie du tableau, repoussés par les personnages sacrés (l’épée de Catherine joue ici ce rôle de barrière).

La mouche posée directement sur la robe mariale se trouve en discordance complète avec cette intention symbolique. De plus, elle ne marque pas exactement le croisement des diagonales, ce que l’artiste n’aurait pas manqué de prévoir si l’insecte avait constitué le point focal de sa composition.

On a découvert que la mouche avait été rajoutée ultérieurement, en même temps que la fausse signature Gallego : sans doute par un admirateur de Dürer.


Article suivant : 5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves

Références :
[0] Merci à LaMusée, à qui je dois bon nombre de ces mouches https://lamusee.fr/tags/mouche
[1] Anna Eörsi « Puer, abige muscas! Remarks on Renaissance Flyology. » 2001, Acta Historiae Artium https://www.academia.edu/44744444/Puer_abige_muscas_Remarks_on_Renaissance_Flyology
[3] André Chastel, Musca depicta, 1984
[3a] Ce détail rare se voit dans des ivoires carolingiennes. Véronèse (2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie) puis Poussin (Les pendants de Poussin 2 (1645-1653)) l’ont également employé.
[15a] A cause de la mouche, Mirella Levi D’Ancona [4a] interprète ce tableau comme une Madone de la Peste. Les putti tiendraient des « coupes lustrales », remplies par les amphores juste derrière, qui serviraient à une cérémonie de purification. La mouche dans le dos du putti serait une citation de Cicéron : « Enfant, chasse les mouches (puer, abige muscas) ». Le problème est que les objets tenus par les enfants sont plats, que les amphores sont fermées, que la mouche est unique, et qu’elle fait clairement pendant avec la cerise.
[16] Kandice Rawlings « Painted Paradoxes: The Trompe-L’Oeil Fly in the Renaissance » Athanor. 26 (2008): https://journals.flvc.org/athanor/article/view/126656/126156
[16a] L’anecdote conclut un paragraphe entièrement consacré aux avantages de la peinture sur la sculpture : plus facile à corriger, à travailler, et à mettre en couleur, de manière à tromper même les animaux : à Athènes, des corbeaux se posaient sur un toit peint, des oiseaux picoraient des grappes peintes, des chevaux hennissaient à des chevaux peints. Filarete, Trattato di architettura, Livre XXIII, fol 181r
manuscrit original :
https://archive.org/details/treatiseonarchit0002fila/page/n377
transcription :
https://books.google.fr/books?id=qrQDAAAAYAAJ&pg=PA628
[16b] L’anecdote flatteuse, probablement fabriquée par Philarète, sera ensuite reprise par Vasari, puis utilisée comme argument publicitaire en faveur de Mantegna, puis de Dürer. Voir Anna Eörsi ([1] , p 16 et ss).
[17] On a dit que le S à la fin de l’inscription signifie SCHOLARIS (ce qui redonderait le mot DISCIPULUS), ou bien SUCCESSOR (mais en 1459, Squarcione n’était pas mort). Anna Eörsi ([1], note 25) est la seule à s’être interrogée sur cette abréviation terminale, à l’emplacement habituel du P (Pinxit) ou du F (Fecit), et qu’on ne trouve chez aucun autre peintre. En l’occurence ce n’est pas un verbe, puisque dans le cartellino de la Walters Art Gallery, l’inscription commence par HOC PINXIT et se termine néanmoins par S. Il pourrait s’agir de la ville de naissance de Schiavone, Scardona. Mais si l’on remarque que dans les trois cartouches où elle apparaît ([1], note 23), elle vient toujours après SQUARCIONI, le plus logique est de penser à un double génitif : SQUARTIONI STUDII, « de l’Ecole de Squarcione » : celui-ci était en effet le tout premier en Italie a avoir créé une institution ultramoderne, passée en 1455 du statut de « bottega » (boutique) à studium, qui a formé jusqu’à 137 élèves ([1], p 11).
[17a] Pascale Hemeryck, « Les traductions latines du Charon de Lucien au quinzième siècle », Mélanges de l’école française de Rome Année 1972 84-1 pp. 129-200. https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5110_1972_num_84_1_2264#mefr_0223-5110_1972_num_84_1_T1_0141_0000
[17b] NASSICHUK (John), « “Homo bulla est” :. La métaphore de la bulle dans la littérature humaniste latine et française », in BONNIER (Xavier) (dir.), Le Parcours du comparant. Pour une histoire littéraire des métaphores, p. 449-467
[17c] Elle est imprimée en italique (signalant les ajouts) dans l’édition d’Amsterdam de 1669 https://books.google.fr/books?id=q7YFEE1lVWUC&printsec=frontcover&dq=ambulamuf#v=onepage&q=ambulamuf&f=false
Sur Le fragment de Traù : https://satyricon17.hypotheses.org/1483#more-1483
[18] Norman E Land « Giotto’s Fly, Cimabue’s Gesture and a Madonna and Child by Carlo Crivelli » Art History,
Literature and Visual Arts , 1996.15.4 https://www.academia.edu/11644615/Giottos_Fly_Cimabues_Gesture_and_a_Madonna_and_Child_by_Carlo_Crivelli
[19] https://collections.vam.ac.uk/item/O14935/virgin-and-child-oil-painting-crivelli-carlo/
[20] Andor Pigler voyait dans ce tableau la preuve de sa théorie, selon laquelle la mouche peinte fonctionnait comme un talisman, permettant d’exorciser cet insecte destructeur. Pour lui, le chassis couvert d’un parchemin serait une « pellicule protectrice » devenue superflue, puisque la mouche peinte suffit à éloigner du tableau les mouches réelles.
Andor Pigler « La mouche peinte: un talisman » A Szépművészeti Múzeum közleményei 24. (Budapest,1964) https://library.hungaricana.hu/en/view/ORSZ_SZEP_Kozl_024/?pg=65&layout=s
[21] Klaus Krüger « Andrea Mantegna : Painting’s Mediality » dans Andrea Mantegna: Making Art (History) publié par Stephen J. Campbell, Jérémie Koering p 24 et ss
https://books.google.fr/books?id=OyRcCwAAQBAJ&pg=PA24
[22] Nicholas Herman « Excavating the page: virtuosity and illusionism in Italian book illumination, 1460-1520 » 2011, Word & Image https://www.academia.edu/1224254/Excavating_the_page_virtuosity_and_illusionism_in_Italian_book_illumination_1460_1520
[22a] John Oliver Hand, « Joos van Cleve : the complete paintings », p 96 https://archive.org/details/joosvanclevecomp0000hand/page/96/mode/1up
[23] Keith Christiansen, Laurence B. Kanter, Carl Brandon Strehlke « Painting in Renaissance Siena, 1420–1500 » p 270 https://books.google.fr/books?id=0CO8PwDxQmMC&pg=PA270
[24] Physiologus grec :
Arnaud Zucker « Physiologos: le bestiaire des bestiaires »
https://books.google.fr/books?redir_esc=y&hl=fr&id=Z8hwbgnpr-kC&q=fourmi#v=snippet&q=fourmi&f=false
Physiologus latin (version de Théobald) :
Abbé Auber, « Histoire et théorie du symbolisme religieux avant et depuis le christianisme », Tome 3 p 439 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65104588/f503.item.r=fourmi
[25] Livre IV, Fable XIX, Formica et musca http://latinjuxtalineaire.over-blog.com/article-25471943.html
[25a] Jean Wirth, Le corps dans l’art du Moyen-Age, p 55
[25b] J. Bruyn (1960) « Twee St. Antonius-panelen en andere werken van Aertgen van Leyden », Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek, vol. 11, p 61, 66 et 68, https://www.jstor.org/stable/24705611
[25c] Louis Réau « Iconographie de l’art chrétien (3): Iconographie des saints : G-O » p 793 https://books.google.fr/books?id=gcX_EAAAQBAJ&pg=PA793
[25d] Markus LeoMock, Kunst unter Erzbischof Ernst von Magdeburg, Berlin 2007 p 249 https://books.google.fr/books?id=G-_511DhUUQC&printsec=copyright&redir_esc=y#v=onepage&q=sebastian&f=false
[26] Des dés et les cartes à jouer s’échappent de la poche de Judas, ajoutant à ce portrait à charge. Pour une analyse détaillée du retable, voir
Genevieve D. Milliken « Pushing the Bounds of Typology: Jewish Carnality and the Eucharist in Jörg Ratgeb’s Herrenberg Altarpiece » https://scholarworks.gsu.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1227&context=art_design_theses
[27] Elle porte l’inscription indéchiffrable : NOVIV(f)IMIRNOV(?)E(?).T(?)NIRII. La copie de la collection Methuen porte NOVIVIMIRNCV. Voir Egbert Haverkamp Begemann, Enige Brugse werken in Spanje uit de omgeving van G. David en A. Benson, Oud Holland, Vol. 67, No. 4 (1952), pp. 237-241 https://www.jstor.org/stable/42712100
[28] Didier Martens, « Le Maître aux Madones joufflues: essai de monographie sur un anonyme Brugeois du XVIème siècle » dans Wallraf-Richartz-Jahrbuch vol. 61 (2000) p. 109-144 https://www.jstor.org/stable/24664396
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