3 Fils de Vierge

20 décembre 2011

La deuxième histoire que montre le tableau est celle de la naissance miraculeuse de Jésus : à savoir un accouchement trans-membranaire à la mode des guérisseurs philippins…

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Un accouchement sans douleurs

A une époque où toute conception procédait directement de Dieu, la fécondation miraculeuse de la Vierge Marie, au moment  de l’Annonciation, ne posait guère de problèmes conceptuels :  elle   a fait l’objet de représentations et de gloses innombrables.

Mais l’évènement symétrique neuf mois plus tard, à savoir l’accouchement sans passer par les voies naturelles, a été très rarement illustré et commenté. Et de nos jours, les fééries secondaires de Noël (l’Etoile, les anges, les rois dans une étable) ont totalement éclipsé ce qui en  était le  miracle principal.

L’Eglise a en effet jeté le voile sur ce miracle, absent des  évangiles canoniques, et a préféré au contraire mettre en exergue les douleurs de la Vierge au moment de l’Enfantement, pour en faire le modèle idéal de la mère chrétienne.

Mais au Moyen-Age, l’idée de Marie accouchant sans douleurs, nouvelle Eve échappant à la malédiction de la première, était fort populaire.


La vision de Sainte Brigitte

D’autant qu’en 1372, un scoop avait eu lieu : lors de l’accouchement particulièrement pénible de l’un de ses enfants, sainte Brigitte de Suède avait eu la vision de l’accouchement virginal, dans tous ses détails, et ses douleurs en avaient été instantanément soulagées.

Ce texte, qui fut très célèbre dans les années suivantes avant de tomber dans l’oubli, est une des sources de la Nativité de Campin.


Virgo peperit filium

Nativite_Campin_Vierge_EnfantCliquer pour agrandir

C’est ce que qui est inscrit sur la banderole d’Azel , juste après son nom écrit en rouge : « Une Vierge a enfanté un fils » (Isaie, 7,14). Et c’est cette prophétie qui justifie à la fois la conception surnaturelle, et la naissance miraculeuse de Jésus.

Afin d’enfoncer le clou, remarquons que le mot « Virgo », sur la banderole, pointe vers le ventre de Marie, tandis que le mot « filium » pointe en direction de Jésus.


Le blanc manteau

Nativite_Campin_Vierge_MarieCliquer pour agrandir

Voici le début de la vision de Sainte Brigitte :

« Lorsque moi, Brigitte, étais à Bethléem, je vis une Vierge enceinte, affublée d’un blanc manteau et d’une subtile et fine tunique, au travers de laquelle je voyais la chair virginale, le ventre de laquelle était grandement plein, d’autant qu’elle était prête à enfanter. »

Sur le galon du manteau, Campin a rajouté, en lettres d’or, la salutation « Salve Regina » . Quant à la tunique, pour des raisons faciles à comprendre, il l’a rendue moins transparente que dans la vision de la sainte.


La bougie allumée

Voici la suite de la Vision :

« Il y avait avec elle un honnête vieillard, et tous deux avaient un bœuf et un âne; et étant, entrées dans une caverne, le vieillard, ayant lié le bœuf et l’âne à la crèche, porta une lampe allumée à la Sainte Vierge, et la ficha en la muraille, s’écartant un peu de la Sainte Vierge pendant qu’elle enfanterait. »

Dans les tableaux flamands, la lampe de Sainte Brigitte est en général traduite par une bougie allumée, qui offre l’avantage d’un riche symbolisme :

la flamme représente la vie fragile du nouveau-né, que la main de Joseph protège.


Les cheveux dénoués

Toujours Brigitte :

« Cette Vierge donc se déchaussa, quitta son manteau blanc, ôta le voile de sa tête et le mit auprès d’elle; et je vis ses cheveux beaux à merveille, comme des fleurs éparpillées sur sa tunique, sur ses épaules.« 

Les cheveux dénoués de Marie crèvent l’écran, au centre du tableau, et font contraste avec les coiffes compliquées des sages-femmes :  nudité capillaire fort provocante pour l’époque, mais justifiée par l’autorité de la sainte.


Accoucher vers l’Orient

« Or, toutes choses étant ainsi prêtes, la Sainte Vierge, ayant fléchi le genou, se mit avec une grande révérence en oraison; et elle tenait le dos contre la crèche, et la face levée vers le ciel vers l’orient; et ayant levé les mains et ayant les yeux fixés au ciel, elle était en extase, suspendue en une haute et sublime contemplation, enivrée des torrents de la divine douceur; et étant de la sorte en oraison, je vis le petit enfant se mouvoir dans son ventre et naître en un moment, duquel il sortait un si grand et ineffable éclat de lumière que le soleil ne lui était en rien comparable, ni l’éclat de la lumière que le bon vieillard avait mise en la muraille, car la splendeur divine de cet enfant avait anéanti la clarté de la lampe.« 

Campin a  suivi littéralement le texte de sainte Brigitte : il nous montre Marie, tournée vers l’Orient ; l’enfant auréolé, dont la lumière surnaturelle éclipse, comme le dit le texte, à la fois la lumière naturelle du soleil couchant (voir 1 Soleil en Décembre ) et la lumière artificielle de la bougie située juste à l’aplomb de sa tête.


Accoucher sur le pavé

Quant aux détails de l’accouchement lui-même, nous restons un peu sur notre faim, la visionnaire avouant elle-même avoir été bluffée par la rapidité de la chose, et se contentant de décrire le résultat :

« …et la manière de l’enfantement fut si subtile et si prompte que je ne pus connaître et discerner comment et en quelle partie elle se faisait. Je vis incontinent ce glorieux enfant, gisant à terre, nu et pur, la chair duquel était très-pure. Je vis aussi la peau secondine (le placenta) auprès de lui enveloppée et grandement pure. J’ouïs lors les chants mélodieux des anges, et soudain le ventre de la Vierge, qui était enflammé, se remit en sa naturelle consistance, et je vis son corps d’une beauté admirable, tendre et délicat. « 


Ayant baissé la tête et joint les mains

Campin  colle littéralement à la suite du texte, en nous montrant le moment exact où le mouvement reprend, mère et fils prenant conscience l’un de l’autre. Marie sort de son extase et joint les mains, tandis que l’enfant en retour commence à s’agiter   :

« Or, la Vierge, sentant qu’elle avait enfanté, ayant baissé la tête et joint les mains, adora l’enfant avec grande révérence et lui dit : O mon Dieu et mon Seigneur, soyez le très-bien venu! Et lors l’enfant, pleurant et comme tremblotant de froid et de la dureté du pavé où il gisait, s’émouvait un peu, et étendait ses bras, cherchant quelque soulagement et la faveur de la Mère. »


Le nombril de Jésus

Nous ne résistons pas à donner la fin du texte de Sainte Brigitte, même si elle n’est pas représentée sur le tableau :

« La mère le prit lors en ses bras, le serra sur son sein, et l’échauffa sur sa poitrine avec des joies indicibles et avec une tendre et maternelle compassion. Et lors s’asseyant à terre, elle le mit en son giron et prit de ses doigts son nombril, qui soudain fut coupé, d’où il ne sortit ni sang ni aucune autre chose; et après elle l’enveloppa de petits drapeaux de lin et de laine, et avec des langes et des liens, elle serra son petit corps avec un bandeau qui était cousu en quatre lieux à la partie du drap de linge, et après, elle lui lia la tête. « 

Campin a passé les détails cliniques du texte, qui pouvaient se lire mais pas se montrer : la tunique transparente, la « peau secondine » et le « ventre enflammé » . Mais il retrouve tout son réalisme pour nous présenter un des nouveaux-nés les plus crédibles de la peinture occidentale,  certes auréolé, mais néanmoins si humain, avec ses tétons, son petit sexe et son nombril bien visibles.

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La Nativité (rétable de Saint Vaast)

Jacques Daret, 1433-1435, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid

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Jetons un coup d’oeil côté Daret : s’inspire-t-il lui aussi de la vision de Sainte Brigitte ?


Le manteau  bleu de Marie

Plus aucun rapport avec le manteau blanc de la vision.


La bougie de Joseph

A moitié éteinte et repoussée à côté du poteau, elle a perdu en grande partie l’intensité symbolique que Campin lui avait conférée en la plaçant juste à l’aplomb du bébé, métaphore évidente de la jeune vie.


L’auréole de Marie

Daret a rajouté une auréole à Marie, par raison de cohérence avec les trois autres panneaux du rétable de Saint Vaast (la Visitation, l’Adoration des Mages  et la Présentation au Temple), qui montrent tous la Vierge et l’enfant auréolés.

Avec cette source supplémentaire de lumière, il s’éloigne du texte de Sainte Brigitte qui n’en mentionne que trois : la lumière surnaturelle de Jésus, qui éclipse la lumière terrestre de la bougie et la lumière céleste du soleil.


Apparté : Distribution d’auréoles

Dans les Nativités flamandes, les formules les plus courantes sont :

– trois auréoles pour désigner la Sainte Famille (Jésus, Marie, Joseph),

– deux auréoles (Jésus et Marie) pour souligner leur commune expérience du divin incarné

aucune auréole

Le cas le plus rare est celui où seul Jésus porte une auréole, pour magnifier le caractère extraordinaire du Fils par rapport à sa mère humaine :

à coup sûr l’auréole unique signe l’influence de Sainte Brigitte.

Nativité

Petrus Christus, 1465, National Gallery of Art, Washington

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A titre d’exemple amusant, cette Nativité de Petrus Christus, qui est passée, après nettoyage, de deux auréoles à zéro !

La méditation sur la lumière, les problèmes de représentation de l’accouchement miraculeux, la fidélité au texte qui préoccupaient tant Campin, sont passés à la trappe chez Daret. De la vision de Sainte Brigitte, il n’a conservé que trois détails pittoresques : les cheveux dénoués de Marie, la bougie de Joseph et l’enfant posé à même le sol.

Nativité la nuit

Geertgen tot Sint Jans 1484-90, National Gallery, London

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A l’apogée de l‘influence de la vision de Sainte Brigitte sur les Nativités des peintres flamands,  une oeuvre extraordinaire, le premier tableau nocturne de la peinture occidentale,  pousse à l’extrême le thème du Bébé Lumineux (sur le thème de la Nativité la nuit, voir aussi Lumières sur la pierre)

Daret nous montrait la lumière de l’Etoile arrosant la scène au travers des trous de la toiture. Ici le trajet des rayons s’inverse : ils remontent du bas vers le haut.


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Posée dans l’angle du mur, on devine la gerbe dont le bébé a pris la place dans la mangeoire :

manière de suggérer que cette chair, rayonnante comme la gerbe, finira elle-aussi comestible.



De Joseph dans l’ombre, on  voit la main droite recourbée – le même geste que pour protéger le flamme – mais la bougie est absente : il se peut qu’elle ait disparu lors des recoupes que le tableau a subies, ou même qu’elle n’ait jamais existé (on ne voit aucune tâche de lumière sur le vêtement de Joseph).


Geertgen  tot Sint Jans (ou plutôt Hugo Van der Goes, puisque l’oeuvre est inspirée d’un tableau perdu de ce grand original) n’a conservé du texte de Sainte Brigitte que la méditation sur la lumière, mais dans une interprétation exacerbée :

  • la lumière surnaturelle de Jésus irradie tout le tableau,
  • la lumière terrestre de la bougie se duplique  dans le feu allumé au loin par les bergers,
  • et la lumière céleste est figurée, non plus par le soleil, mais par l’ange blafard en suspension…

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…ange qui, tel la lune, se contente de refléter la lumière émise par le nouveau soleil tombé dans la mangeoire.

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4.1 Une cuisante expérience (Campin)

19 décembre 2011

La troisième histoire que raconte le tableau est celle de deux sages-femmes, Azel et Salomé. Histoire qui va dans le même sens que la vision de Sainte Brigitte, au point que le titre du tableau de Campin mériterait d’être précisé : la « Nativité miraculeuse« .

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L’aventure des deux sages-femmes

Cette fois, la source littéraire est un Evangile apocryphe, celui du pseudo-Matthieu :

Et Joseph était allé à la recherche de sages­ femmes. Lorsqu’il fut de retour à la grotte, Marie avait déjà mis au monde son enfant. Et Joseph lui dit : « Je t’ai amené deux sages-­femmes, Zélomi et Salomé : elles se tiennent dehors, devant la grotte, et n’osent pas entrer à cause de cette lumière trop vive ». Et Marie, entendant cela, sourit. Mais Joseph lui dit : « Ne souris pas, mais sois prudente, de peur d’avoir besoin de quelque remède ». Alors il fit entrer l’une d’elles. Et Zélomi, étant entrée, dit à Marie : « Permets que je te touche« . Et Marie le lui ayant permis, la sage-femme poussa un grand cri et dit : « Seigneur, Seigneur grand, aie pitié de moi. Voici ce qu’on n’a jamais entendu ni soupçonné : ses mamelles sont pleines de lait et elle a un enfant mâle quoiqu’elle soit vierge. La naissance n’a été souillée d’aucune effusion de sang, l’enfantement a été sans douleur. Vierge elle a conçu, vierge elle a enfanté, vierge elle est demeurée« .


Azel (Zélomi) la croyante

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Campin a representé Azel de dos, montrant à Salomé sa main droite – celle qui a touché la Vierge – en signe de témoignage. De la main gauche, elle effleure sa banderole qui, avec une grande économie de moyen, joue un double rôle dans le tableau : rappeler la prophétie d’Isaïe (une vierge a enfanté un fils), mais également résumer sa propre déclaration dans le texte du pseudo-Matthieu : « Vierge elle a conçu, vierge elle a enfanté, vierge elle est demeurée »


Salomé la sceptique


Entendant ces paroles, l’autre sage-femme, nommée Salomé, dit : »Je ne puis croire ce que j’entends, à moins de m’en assurer par moi-même ». Et Salomé, étant entrée, dit à Marie : « Permets-moi de te toucher et de m’assurer si Zélomi a dit vrai ». Et Marie le lui ayant permis, Salomé avança la main. Et lorsqu’elle l’eut avancée et tandis qu’elle la touchait, soudain sa main se dessécha, et de douleur elle se mit à pleurer amèrement, et à se désespérer, et à crier : « Seigneur, vous savez que toujours je vous ai craint, et que j’ai pris soin de tous les pauvres sans rien demander en retour, que je n’ai rien reçu de la veuve et de l’orphelin, et que je n’ai jamais renvoyé le pauvre les mains vides. Et voici que j’ai été rendue malheureuse à cause de mon incrédulité, parce que j’ai osé douter de votre vierge« .

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Campin a représenté Salomé juste après qu’elle a touché Marie, sa main gauche inerte et une expression de regret douloureux sur le visage. Sa banderole reprend littéralement le texte de l’Apocryphe : « (Nullum) credam quin probaberis » , « je ne puis croire ce que j’entends, à moins de m’en assurer par moi-même »

Des postures contraires

Azel est agenouillée et vue de dos : à la fois humble et anonyme, elle est bien le témoin parfait, substituable, qui dit la vérité parce qu’elle n’y voit aucun enjeu personnel.

Salomé, au contraire, est dressée et vue de face : c’est une femme de caractère, une experte qui affirme ses certitudes et son individualité : « à moins de m’en assurer par moi-même »


Des vêtements contrastés

Les vêtements confirment la différence entre les deux sages-femmes.

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La robe d’Azel est bleu uni extérieurement mais dorée dans sa doublure, comme pour signifier que sa richesse est intérieure. De plus, en signe de pudeur, elle a placé sur ses épaules un voile blanc, qui  recouvre presque entièrement sa longue natte rousse. Natte qui indique peut être qu’il s’agit d’une jeune fille.

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La robe de Salomé, splendidement brodée et ornée de pierres précieuses, confirme un caractère orgueilleux, un statut supérieur. Sa coiffe qui cache entièrement ses cheveux signale peut-être une femme mariée, en tout cas une femme mûre. Campin nous suggère qu’elle est la sage-femme en chef, plus âgée, peu encline à croire sur parole la jeune Azel qu’elle a envoyée en éclaireuse.


Affinités animales

Remarquons que, dans la composition, l’animal réputé rétif (l’âne) est représenté debout, derrière l’animal réputé docile (le boeuf), couché sur le flanc, les genoux repliés. De la même manière que Salomé, campée sur ses deux pieds et sur sa position de principe, se dresse derrière Azel, respectueusement agenouillée.

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La disposition physique des animaux, à l’intérieur de la crèche, fait écho à la disposition psychologique des sages-femmes, à l’extérieur.


Il est même possible que la natte rousse d’Azel soit là pour souligner son affinité  d’attitude avec l’obéissant bovidé.

Gestes opposés

L’opposition entre les deux postures intellectuelles – foi et scepticisme – se traduit visuellement dans la gestuelle de nos deux sages-femmes.
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Les deux mains droites (qui ont touché la Vierge) sont dirigées l’une vers le ciel (la croyante), l’autre vers la terre (la sceptique).

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Quant aux mains gauches, elles sont quasiment le décalque l’une de l’autre, et servent à désigner l’objet de référence de chaque sage-femme : la prophétie d’Isaïe pour la croyante, la main desséchée pour la sceptique.

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Deux collisions temporelles

De même que l’objet de référence « banderole » superpose deux moments de l’Histoire Sainte  (la prophétie passée et la parole présente d’Azel), l’objet de référence « main desséchée » illustre également deux moments de l’histoire personnelle de Salomé : l‘intention de toucher (avant) et le résultat du toucher (après).

Cette technique de superposition permet à Campin d’illustrer, avec un seul objet, la phase initiale et la phase terminale  de chaque histoire .

Mais surtout de  faire l’impasse sur l’évènement intermédiaire, dont la représentation est inconcevable :  la naissance trans-membranaire pour l’Histoire sainte,  le toucher vaginal pour la mésaventure de Salomé.

L’art de Campin est ici moins un art du symbole qu’un art de l’ellipse.


Le bon conseil de l’ange

Heureusement pour Salomé, ses mains sont propres, et son casier judiciaire est aussi vierge que Marie : « Seigneur, vous savez que toujours je vous ai craint, et que j’ai pris soin de tous les pauvres sans rien demander en retour, que je n’ai rien reçu de la veuve et de l’orphelin, et que je n’ai jamais renvoyé le pauvre les mains vides. » (remarquer l’insistance sur les mains).

Aussi sa faute est pardonnable, et un ange lui est envoyé avec sur sa banderole un message personnel : « Tange puerum et sanaberis »

Voyons comment le Pseudo Matthieu raconte la fin de l’épisode :

« Et comme elle parlait ainsi, un jeune homme d’une grande beauté apparut près d’elle et lui dit « Approche-toi de l’enfant, adore-le et touche-le de ta main, et il te guérira, parce qu’il est le Sauveur du monde et de tous ceux qui espèrent en lui ». Et aussitôt elle s’approcha de l’enfant, et l’adorant, elle toucha le bord des langes dans lesquels il était enveloppé, et tout de suite sa main fut guérie. Et sortant au dehors, elle se mit à élever la voix et à proclamer les grands prodiges qu’elle avait vus et ce qu’elle avait souffert, et comment elle avait été guérie, si bien que beaucoup crurent à ses paroles. »


Une momification limitée

On comprend que la punition doit être proportionnée à la faute. Salomé aurait pu être frappée par la foudre, pétrifiée, projetée à distance, mais non : c’est seulement l’organe fautif, la main, et le sens fautif, le toucher, qui sont mis à l’amende.

La main aurait pu se putréfier, se couvrir de cloques, être carbonisée, mais non, bien sûr : un vagin virginal se venge avec tempérance. D’ailleurs Marie est une jeune fille tranquille,  pas une déesse profanée.

Aussi Salomé fait l’expérience d’une momification limitée et réversible : elle ressent, sur sa propre main, l’anticipation de sa propre mort.

Remarquons qu’il s’agit d’une sensation intérieure : Campin, toujours rétif au surnaturel, a représenté la main comme une main ordinaire, à peine un peu inerte.

Contagion miraculeuse

Cette histoire nous en dit beaucoup sur la théorie des miracles : le témoignage direct (celui d’Azel) est faible, puisqu’il ne permet même pas de convaincre sa collègue. Mais le miracle qui produit un second miracle (la main desséchée puis guérie) déclenche un effet  de conviction irrésistible  : « si bien que beaucoup crurent à ses paroles ».


Effets de pub

Le premier miracle est relaté par Azel sous forme d’un compte-rendu, objectif et non émotionnel  : « Vierge elle a conçu, vierge elle a enfanté, vierge elle est demeurée ».
Le second miracle, au contraire, est proclamé de manière subjective et émotionnelle « ce qu’elle avait souffert, et comment elle avait été guérie » : c’est toute la différence entre « cette lessive contient des agents blanchissants » et « cette lessive a changé ma vie ».

Que faut-il reprocher, finalement, à Salomé ? D’avoir touché le Saint des Saints ? Non, Azel l’a touché aussi et n’en a reçu nul dommage. D’avoir enfreint une interdiction ? Non, Marie le lui avait permis. Ce qui est fautif, c’est d’avoir voulu réitérer l’expérience d’Azel, que celle-ci avait faite une première fois, en toute naïveté. Et la punition tombe directement de Dieu.

Salomé ne s’y trompe pas, en s’adressant à lui  : « j’ai été rendue malheureuse à cause de mon incrédulité, parce que j’ai osé douter de votre vierge ».

L’attitude condamnable, c’est la revendication pré-cartésienne qu’elle arbore sur sa banderole : « JE ne fais confiance qu’à MOI« . Remarquons l’ironie de sa mésaventure : qui recherche l’expérience directe se brûle !

Car ce qui plus tard sera vu comme un doute constructif, une subjectivité légitime, est perçu à la fin du Moyen-Age comme un orgueil ridicule.  Le miracle est par nature unique, non-reproductible. La nature est une histoire, non un laboratoire. C’est pourquoi il faut croire les témoignages de première main. Vouloir vérifier par soi-même est futile et impie, puisque cela pousse Dieu à une escalade dangereuse dans le surnaturel (sur ce sujet, voir Le toucher de l’incrédule).

Un paysage contaminé

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Le paysage au fond à droite fait écho à l’histoire des deux sages-femmes.


Les arbres têtards : des refuges

Deux arbres au bord du ruisseau, ainsi que trois arbres dans la haie à l’arrière-plan, on été élagués à ras du tronc. Cette technique traditionnelle, appelée la taille en tétard, a pour but de récupérer chaque année les branches pour la vannerie, ou pour fournir du bois de chauffe. Nous retrouvons donc ici un nouvelle image de l’hiver.

La taille en têtard affaiblit l’arbre, le rend plus sensible à la pluie, aux infections. En général, les troncs deviennent creux, ce que Campin avec son esprit d’observation, n’a pas manqué de montrer pour les deux arbres situés près de la route. Remarquons que l’anfractuosité s’ouvre côté Nord-Est, la même orientation que pour la crèche. L’idée est sans doute que, de même que les animaux trouvent refuge dans les vieux troncs, la Sainte Famille en est réduite à trouver asile dans une ruine.


Les arbres têtards : des malades

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Remarquons la grande logique de Campin : seuls les deux arbres près de la route, plus faciles d’accès, sont taillés. Chacun a, de l’autre côté du ruisseau, un voisin non taillé, au tronc plus mince, et deux fois plus haut. Derrière, dans le pré situé dans le tournant; un troisième arbre est également taillé : un voisin non taillé lui fait face, dans la haie de l’autre côté de la route. De plus, l’arbre du pré porte deux loupes, tumeurs végétales dont l’apparition est favorisée par la taille en têtard.

De même que des bancs d’herbe poussent sur le chemin, des plaques de mousse encombrent le ruisseau aux eaux noires : c’est lui-aussi un malade, un caniveau qui ne s’écoule pas.


La haie

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La haie comporte huit arbres non-taillés, dont un mort (cassé en deux), et trois arbres taillés. Tous les arbres de la haie sont de la même espèce, et destinés à être taillés en têtard : les arbres non encore élagués le seront au fur et à mesure de l’avancée de l’hiver. Sans doute servent-il à alimenter en bois de chauffe la bâtisse situé au bout de la haie, avec ses six cheminées qui fument.


La léproserie

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Encore courantes au XVème siècle, les léproseries était situées à l’écart des villes, et toujours au bord des routes. Les lépreux, non contagieux, pouvaient ainsi facilement circuler : d’ailleurs le portail d’entrée est ouvert.

La Sainte Famille a pris le chemin de la léproserie où, bien sûr, elle n’a pu trouver refuge.

A Bethléem, même les lépreux sont mieux logés et mieux chauffés que le fils de Dieu.


Le ruisseau

Le ruisseau est bien entretenu : côté concave, un clayonnage de tiges entrelacés (sans doute issues des arbres têtards)  retient le talus. Néanmoins, l’eau est noire, couverte de plaques de vase. Le quartier de la léproserie est malsain.

Avoir placé la crèche dans la quartier de la léproserie est un hapax iconographique, une invention de Campin qui n’apparaît dans aucune autre Nativité. Elle ne peut s’expliquer qu’en relation avec les deux sages-femmes, autre rareté iconographique. Car la lèpre, dans ses symptômes ressemble à la mésaventure de Salomé, avec sa main qui se dessèche.

Il y a aussi une association d’idée entre les lépreux et les arbres-têtards, ces arbres-malades, avec leurs moignons, leurs crevasses et leurs tumeurs. Sans doute l’insistance sur le couple arbre taillé/arbre sain renvoie-t-elle au couple Sceptique/Croyante : de même que Salomé perd momentanément l’usage de sa main, de même l’arbre-têtard se retouve sans membrure, l’espace d’une saison.

Plus subtilement, les arbres-têtards peuvent représenter ces esprits orgueilleux dont la superbe, telle celle de Salomé, doit être régulièrement rabattue. Les arbres non taillés représentent ceux qui, tels Azel, pensent droit et poussent haut.

Du bon usage des phylactères

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Pour démêler les histoires superposées, Campin a eu recours à quatre phylactères, qui donnent un sens de lecture global, dans le sens inverse des aiguilles de la montre :

  • 1) phylactère des anges, avec la sentence de l’Evangile de Luc (voir 2 Des hommes de Bonne Volonté)
  • 2) phylactère d’Azel, avec la prophétie d’Isaïe, qui sert également de premier élément au dialogue des sages-femmes (voir Fils de Vierge)
  • 3) phylactère de Salomé, avec une citation du pseudo-Matthieu, en réponse à la proclamation d’Azel
  • 4) phylactère de l’ange qui vole, avec une citation du pseudo-Matthieu,en réponse à la plainte de Salomé

Nous allons en tirer quelques conclusions sur le bon usage des phylactères, et répondre à une question lancinante : pourquoi l’Ange du toit est-il droitier,  et l’ange qui vole gaucher ?


Les phylactères sont des textes

Les quatre phylactères sont des citations de textes sacrés : une du Nouveau Testament, une de l’Ancien, et deux d’un Evangile Apocryphe.


Les phylactères sont des paroles

Comme dans nos BD, les phylactères représentent les paroles que les personnages prononcent :  en ce sens, ils constituent une innovation, une avancée technologique par rapport à l’image muette.

Au XVème siècle, paradoxalement, plus un phylactère ressemble à un parchemin, et plus il correspond à une parole :

« représenter la parole sous forme d’un document ne fait pas simplement référence  à une pratique culturelle (lire à haute voix)… mais constitue une stratégie mimétique issue d’une culture dans laquelle le fait de lire continuait d’être compris en terme d’ouïe plutôt que de vue ». Holger Schott Syme, The Look of Speech.


Les phylactères sont des objets

Ce sont des rouleaux de parchemin, qui ont une consistance matérielle, une pesanteur, une dynamique. A ce titre, ils diffèrent des bulles abstraites de nos BD. Il faut les imaginer agités par les personnages pour former des volutes gracieuses, un peu comme des rubans de danseuses. Les phylactères tombent du ciel vers la terre à la manière de tracts de propagandes aéroportés, sauf celui de Salomé, qui semble en apesanteur au-dessus de sa tête.


Les phylactères sont tenus à main droite (sauf exception)

L’ange bleu du toit tient son phylactère à main droite, la moindre des choses pour un fragment du Nouveau Testament.

Azel frôle de la main gauche la prophétie tombée du ciel, mais elle a une excuse : sa main droite est occupée à  témoigner de la Virginité de Marie.

Salomé ne tient pas sa banderole : logique, sa main droite est desséchée.

Enfin, l’ange de Salomé tient sa banderole à main gauche : a-t-il une bonne excuse pour cela, serait-ce parce qu’il s’agit d’une citation d’un texte mineur ?
Nativite_Campin_SagesFemmes_Ange


L’ange et le lange

Pour illustrer la vision de sainte Brigitte, il faillait que Jésus fut nu : « ce glorieux enfant, gisant à terre, nu et pur » (voir Fils de Vierge).

Pour illustrer la guérison de Salomé, il fallait qu’il fut emmailloté : « Et aussitôt elle s’approcha de l’enfant, et l’adorant, elle toucha le elle toucha le bord des langes dans lesquels il était enveloppé… »

Campin s’est tiré astucieusement de cette difficulté, en faisant tenir par l’ange, dans sa main droite, ce qui ressemble à première vue à un repli de sa robe blanche , mais qui est en fait, tout simplement, le lange manquant.

Et voilà pourquoi l’ange de Salomé tient sa banderole à main gauche !

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4.2 Une cuisante expérience (Daret)

18 décembre 2011

Daret est un des rares peintres, avec Campin, à avoir affronté l’épisode scabreux des sages-femmes. Nous allons voir comment il s’est tiré de ce problème de représentation, avec d’autant plus de mérite qu’à la différence de son maître, il n’a pas utilisé de phylactères.

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La Nativité (rétable de Saint Vaast)

Jacques Daret, 1433-1435, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid

Daret_Nativite

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La posture des sages-femmes

Les sages-femmes sont assez similaires à celles de Campin : Azel la croyante a la même position des mains, mais ici elle est vue de face et se trouve récompensée par une place d’honneur près de Marie, à l’intérieur de la crèche ; tandis que Salomé la sceptique,  vue de profil avec ses deux mains pendantes, se trouve reléguée à moitié à l’extérieur. Incidemment, c’est elle qui porte une tresse rousse, preuve que celle-ci n’a probablement pas de caractère symbolique, ni positif ni négatif.


L’ange de Salomé

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Là encore, Daret a simplifié : le petit ange au dessus de Salomé ne tient plus le lange de Jésus, mais rebrousse de sa main gauche un des pans de son long manteau blanc. De la main droite, il désigne l’enfant, et cette ligne passe exactement sur la main gauche d’Azel, qui elle-aussi montre l’enfant.


Les accessoires  d’Azel


Azel porte trois objets suspendus à sa ceinture :  de gauche à droite, un couteau posé sur le sol,  une bourse suspendue par un ruban rouge, et un trousseau de clés comportant de nombreuses clés.

Nativite_Campin_SagesFemmes_Daret_Joseph_Bourse Remarquons que Joseph porte également trois objets à sa ceinture : une petite et un grande bourse, plus un étui vertical qui est lui aussi un couteau.


Le couteau des  sage-femmes

Il était habituel que les maîtresses de maison suspendent clés et bourses à leur ceinture. La présence du couteau, accessoire masculin, s’explique pour Azel comme pour Salomé par leur métier :  couper le cordon ombilical.


Les clés d’Azel

Les clés à la ceinture, ainsi que la bourse, indiquent un niveau plus élevé de responsabilité. Daret distribue les rôles plus normalement que Campin : c’est la sage-femme en chef, Azel, qui passe en premier pour inspecter Marie et proclamer sa virginité, et la sage-femme adjointe qui doute. Tandis que Campin, moins hiérarchique, et plus intéressé par la vraisemblance psycholoque, associe la foi à la jeune femme et le scepticisme à la femme d’expérience.
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Mais les clés, suspendues juste au dessus de la tête du bébé obéissent sans doute à une autre nécessité : servir d’emblème parlant de la Virginité.  N’oublions pas que l’histoire des sages-femmes, bien que connue, était très rarement représentée, et n’obéissait à aucune tradition iconographique. Ne disposant pas de phylactères pour identifier les personnages et expliciter le scénario, Daret a dû forcer sur les attributs pour permettre aux spectateurs de distinguer les deux sages-femmes :  reliant le ventre de Marie et l’enfant-Jésus, le trousseau de clés représente donc l’équivalent visuel de l’anaphore d’Azel : « Vierge elle a conçu, vierge elle a enfanté, vierge elle est demeurée. »


Les attributs  de Salomé

L’accoutrement de Salomé est très exotique : le turban, la perle à l’oreille, les riches pierreries, les festons ornées de fourrure de la robe, soulignent son orgueil et produisent un effet d’étrangeté. Mais que dire de l‘interminable ceinture de cuir, cloutée d’or, qui se déroule dans son dos jusqu’à traîner par terre ?   Et de quelle l’utilité est  la courroie tressée, terminée par une broche dorée, qui pend devant elle ? Nous ne sommes plus ici dans l’exotisme, mais carrément dans l’excentricité.

Si les clés représentent l’opinion d’Azel sur Marie, les attributs de Salomé devraient proclamer l’opinion inverse : Marie n’est pas intacte.


La ceinture de cuir

Nativite_Campin_SagesFemmes_Daret_Salome_NoeudLa ceinture de cuir qui pend dans le dos devait crever les yeux des contemporains, d’autant que Daret a pris soin de la faire se terminer par un noeud : « dénouer sa ceinture », c’est se marier, perdre sa virginité.

L’association entre vertu et ceinture date de l’antiquité classique. Voir par exemple ce passage très connu et croustillant où Saint Augustin ironise sur le nombre de dieux nécessaires pour la consommation d’un mariage païen :

« Pourquoi… remplir la chambre nuptiale d’une foule de divinités? Est-ce pour que l’idée de leur présence rende les époux plus retenus? non; c’est pour aider une jeune fille, faible et tremblante, à faire le sacrifice de sa virginité. Voici en effet la déesse Virginiensis qui arrive avec le père Subigus, la mère Prèma, la déesse Pertunda, Vénus et Priape. Qu’est-ce à dire? s’il fallait absolument que les dieux vinssent en aide à la besogne du mari, un seul dieu ne suffisait-il pas, ou même une seule déesse? n’était-ce pas assez de Vénus, puisque c’est elle dont la puissance est, dit-on, nécessaire pour qu’une femme cesse d’être vierge? S’il reste aux hommes une pudeur que n’ont pas les dieux, les mariés, à la seule pensée de tous ces dieux et de toutes ces déesses qui viennent les aider à l’ouvrage, n’éprouveront-ils pas une confusion qui diminuera l’ardeur d’un des époux et accroîtra la résistance de l’autre? D’ailleurs, si la déesse Virginiensis est là pour dénouer la ceinture de l’épousée, le dieu Subigus pour la mettre aux bras du mari, la déesse Préma pour la maîtriser et l’empêcher de se débattre, à quoi bon encore la déesse Pertunda? »  Saint Augustin,  La Cité de Dieu,  Livre Sixième, Chapitre IX : des attributions particulières de chaque dieu.


La courroie et le couteau

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La  courroie qui pend devant Salomé réitère l’emblème, mais avec une connotation  menaçante : avec sa broche en guise de tête, ses tresses en guise d’écailles,  elle évoque un serpent prêt à bondir sur l’enfant-Jésus. De plus, elle conduit le regard jusqu’au genou gauche de la sage-femme, qui dissimule en partie le couteau.  Les deux, courroie-serpent et couteau caché, chargent négativement la figure de Salomé.

En outre, la tresse incoupable à côté du couteau resté dans l’étui  constituent un couple ironique, qui moque l’arrogance de la sage-femme trop sûre d’elle-même, et souligne son inutilité : pas besoin de couteau puisque les doigts de Marie ont suffi pour couper le cordon, aussi facilement qu’on dégraffe une broche. Comme nous l’explique Sainte Brigitte : « lors s’asseyant à terre, elle le mit en son giron et prit de ses doigts son nombril, qui soudain fut coupé, d’où il ne sortit ni sang ni aucune autre chose. »


Des accessoires parlants

Ainsi l’explication des accessoires des sages-femmes est à rechercher moins dans leur utilité pratique, que dans leur utilité symbolique. Daret s’en sert  pour pallier l’absence des phylactères et les faire parler à la place des sages-femmes : les clés d’Azel proclament la Virginité de Marie, tandis que la ceinture dénouée de Salomé prétend qu’il s’agit d’une conception ordinaire ; et la courroie-serpent évoque probablement le Péché Originel, prêt à frapper toute la descendance d’Eve.


Les quatre oiseaux

De manière générale, par rapport à Campin, Daret simplifie, élague, retranche. Mais il lui arrive aussi d’innover : il a ajouté quatre oiseaux, qui partagent le toit avec les quatre anges.

Cependant, leur disposition n’a  aucun rapport avec celle des anges, mais semble plutôt en relation avec l’occupant de la crèche situé juste en dessous : au point que la posture-même des oiseaux imite celle des personnages :  profil droit pour le premier oiseau, au dessus de l’âne et du boeuf ; de dos et profil gauche, pour les deux suivants, au dessus d’Azel (de face) et de Salomé (profil gauche) ; enfin profil gauche pour l’oiseau du bas, au-dessus de l’enfant Jésus (profil gauche).

Il vaut la peine de se demander si ces correspondances sont juste un jeu formel, ou si les oiseaux entretiennent, avec le personnage du dessous, une affinité symbolique.


La bergeronnette

Nativite_Campin_SagesFemmes_Daret_bergeronnetteL’oiseau de gauche, avec sa gorge jaune, peut être soit une mésange, soit une bergeronnette printanière. Nous opterons pour cette dernière identification, la bergeronnette étant ainsi nommée parce que ce sympathique oiseau se perche sur le dos du bétail, qu’il débarrasse des vermines. Sa position au-dessus de l’âne et du boeuf est donc un détail amusant.


Les deux hirondelles

Nativite_Campin_SagesFemmes_Daret_hirondellesRemarquons tout d’abord que la présence d’hirondelles en décembre est une incongruité que les spectateurs, d’une culture moins citadine que la nôtre, devaient forcément remarquer.

Daret échappe ici au réalisme de Campin, et fait passer le symbole devant l’histoire naturelle : campées sur le faîte du toit, les hirondelles font pendant aux glaçons, et annoncent au beau milieu de l’hiver la venue d’un printemps miraculeux.

Les deux hirondelles ont-elles, en plus, un rapport avec les deux sages-femmes qu’elles surplombent ? Daret les a peut être choisies comme symbole des soins aux nouveaux-nés : depuis Pline et Aristote, on croyait en effet que les hirondelles soignaient les yeux de leurs petits, nés aveugles, avec du jus de chélidoine.


Le chardonneret

Nativite_Campin_SagesFemmes_Daret_chardonneretLa présence du chardonneret au dessus de Jésus est tout à fait limpide : cet oiseau est un symbole très courant de la Passion car, selon la légende, un chardonneret amateur d’épines se serait posé sur la couronne du Christ en Croix,  d’où la tâche rouge sur sa tête.

 

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Pour traiter l’histoire des sages-femmes, Daret s’est inspiré de Campin, non sans le banaliser : il restitue l’opinion correcte à la sage-femme experte, et attribue l’incrédulité à la jeune écervelée. Faute de phylactères, il est contraint de forcer le trait en leur faisant porter les emblèmes parlants de leur opinion : les clés pour la virginité, la ceinture dénouée pour l’acte charnel. Quant à la courroie surnuméraire, mi-serpent mi-cordon ombilical, son inutilité pratique a dû déconcerter plus d’un spectateur.

L’idée d’associer des animaux  aux personnages développe probalement l’analogie que Campin suggérait entre le couple âne/boeuf et le couple Salomé/Azel.  Toujours est-il que les oiseaux, visiteurs du toit avec les anges, sont de charmants faire-valoir des locataires du rez-de-chaussée :

  • la bergeronnette épouille le bétail,
  • les hirondelles sage-femmes soignent les nouveaux-nés,
  • le chardonneret, plus tard, compatira avec Jésus sur la Croix.

Article suivant : 5.1 La crèche-mystère (Campin)

5.1 La crèche-mystère (Campin)

17 décembre 2011

Le tableau raconte simultanément trois histoires :

Reste à analyser le pivot, l’élément central du décor où les trois histoires se superposent : à savoir la crèche elle-même.

Construction bien plus complexe qu’il n’y paraît, à la manière de ces boîtes à disparition dont certaines faces sont truquées.

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La cloison trouée

La cloison qui occupe le quart gauche du tableau est à moitié ruinée. Les trous savamment ménagés constituent une astuce de composition qui permet à Campin de montrer le boeuf et l’âne à l’intérieur de la crèche.


Nativite_Campin_Creche_TorchisLe torchis

Le torchis est un matériau de pauvre, peu résistant, qui accentue le caractère précaire du refuge : c’est un mélange de terre, de paille, de bourre et de cailloutis que l’on appose sur un clayonnage de lattis (ou de fines branches de bois souple), lui-même amarré à une charpente en bois constituée de poteaux et d’entrecroises.


La paille

La paille qui sert habituellement dans les Nativités à nourrir les animaux, est ici transformée en matériau de construction, que Campin nous montre avec précision : on voit les deux couches interne et externe qui se délitent différemment, de part et d’autre du clayonnage. De l’imagerie habituelle, Campin a conservé un unique brin de paille, fin comme un cheveu, qui s’échappe de la mangeoire du boeuf et fait le lien avec le torchis.


Une cloison malade

Par ailleurs, le contraste entre le lattis et les poutres rappelle la dialectique arbre taillé/arbre non taillé que nous avons relevée dans la paysage à l’arrière des sages-femmes (voir 4.1 Une cuisante expérience) . Le lattis est fourni par les arbres-têtards : la cloison de gauche est donc, à l’instar de ces arbres, malade.




La porte

Nativite_Campin_Creche_PorteCampin nous en montre tous les détails. Une porte à deux battants est bien adaptée à une étable : il est possible de fermer uniquement le battant inférieur, muni d’une clenche, tout en laissant le battant supérieur ouvert pour aérer les animaux.

Et si le bâtiment doit être utilisé comme grange ou entrepôt, il suffit de fermer à clé le battant supérieur, qui vient s’appliquer sur le battant inférieur (on voit très bien la rainure sur la tranche). Une poignée en métal permet de tirer le battant pendant qu’on tourne la clé. L’extérieur est clouté, afin de décourager toute intrusion.

Pour une grange dont, côté campagne, une cloison est en ruine et une autre totalement absente, il est paradoxal que la cloison côté route bénéficie d’une porte en parfait état. Bien sûr, on peut soutenir qu’il s’agit simplement d’une astuce de composition, qui fournit un cadre au groupe des bergers, de même que la cloison en torchis fournissait un cadre aux animaux.


La cloison intacte

Nativite_Campin_Creche_CloisonJosephLa cloison derrière Joseph est en parfait état : un bon travail de menuisier. Elle est faite de planches, non de torchis. Si la cloison de gauche peut-être construite avec des arbres-têtards, la cloison de droite nécessite des arbres sains, qui fournissent poutres et planches.







Les fondations de pierre

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La cloison de torchis repose sur un sous-bassement de deux lits de pierres, qui supportent une poutre horizontale.

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C’est aussi le cas de la cloison de bois (on voit le bout de la poutre et une pierre, juste sous la main inerte de Salomé).


Les autres cloisons

Nous ne voyons pas la cloison du fond, derrière les animaux : vu l’obscurité qui règne à l’intérieur, on peut juste déduire qu’elle est en bon état.

La cloison avant, elle, est totalement absente, comme enlevée par un cyclone : ne restent que les deux poteaux latéraux et la poutre du haut. Si cloison il y avait, elle n’avait pas en tout cas de fondation en pierres.


Les poteaux

Nativite_Campin_Creche_PorteNativite_Campin_Creche_PoteauDMaintenant que nous avons repéré la dissymétrie des cloisons (torchis et  bois), la dissymétrie des poteaux saute aux yeux. Celui de droite est en très bon état. Il montre, juste à côté de la tête de Joseph, une mortaise parfaitement légitime pour porter la traverse médiane, qui tenait la cloison absente.

Le poteau de gauche, en revanche, porte une encoche oblique, qui ne correspond pas à la mortaise de l’autre poteau. Il a été équarri grossièrement à la hache (on voit des restes d’écorce) tandis que celui de droite a été raboté. Enfin il montre en surface de nombreuses traces de vers : il a été taillé dans le bois d’un arbre malsain, attaqué par la vermine.
.


Du bois de récupération

De même que le poteau de gauche, les poutres horizontales (celle au dessus de la cloison absente, et celle qui soutient le mur de torchis), montrent également des encoches ou des mortaises sans justification pratique. Campin nous indique clairement qu’il s’agit de bois de récupération.


La cheville saillante

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En haut du poteau de droite, la cheville saillante pose problème : signifie-telle que l’assemblage est en train de se défaire ? Qu’elle était destinée à soutenir quelque chose ? Est-ce, comme on l’a proposé (Vera Vines) un symbole des clous de la Passion ? Nous allons voir que cette cheville a une explication très simple, mais surprenante…


La cloison avant Scoop !

L’absence complète de la cloison avant semble difficile à justifier. Récapitulons les trois indices que Campin nous a laissés :

  • l’absence de fondation en pierre ;
  • la légère avancée de la poutre inférieure par rapport au poteau, au bas des deux cloisons latérales ;
  • enfin, la cheville saillante : un examen attentif montre qu’il ne s’agit pas exactement d’une cheville, mais d’un crochet tourné vers le bas.

La solution vient d’elle-même : la cloison manquante est une cloison amovible, en planches, facile à enlever pour décharger les charriots de foin : d’où l’absence de muret de ce côté. La cheville-crochet permet de la maintenir en position fermée.

La position-même du crochet est astucieuse : tourné vers le bas, il est plus facile à déclipser : il suffit de le soulever avec un bâton.


Campin et ses crochets

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Campin est un maniaque de l’exactitude technique. Dans son chef d’oeuvre, le rétable de Mérode, il a donné libre cours à son goût des mécanismes en bois : les deux crochets cloués aux poutres, qui maintiennent relevés les volets de l’atelier de Joseph, sont cousins des chevilles-crochets de la Nativité. Rien d’étonnant à ce que sa crèche soit non seulement parfaitement plausible, mais sans doute la mieux pensée de toute la peinture flamande.

Campin a déployé toutes les ressources de son réalisme pour élever sous nos yeux une crèche qui tienne debout : les détails du torchis, du poteau d’angle, de la porte, sont dignes d’un traité de maçonnerie, de charpenterie et de ferronnerie réunies.

Cette crèche est aussi un décor de théatre, qui doit laisser voir les acteurs : d’où l’idée magistrale de la cloison à trous, qui fait coup double : montrer l’intérieur et souligner la pauvreté du refuge.

La cheville-crochet répond à une question que les spectateurs ne se posent pas : et de fait, au lieu d’apporter une solution, elle soulève une énigme.

Avec ce genre de détail, Campin se livre-t-il à un jeu de devinette pour les happy-fews; à une surchère dans l’astuce ? On sent plutôt que ce scrupule, cette méticulosité, répondent au besoin profond de convaincre et d’être irréfutable. Ce réalisme-là n’est pas un exercice de virtuosité, mais une profession de foi. Les symboles, parce qu’ils sont des objets ayant tous leur justification matérielle, composent une machinerie parfaitement agencée et rationnelle.

Comme le doigt montrant la lune, Campin utilise la vérité des choses pour nous montrer une vérité plus haute.

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5.2 La crèche à deux temps (Daret)

16 décembre 2011

 Nous avons démonté et remonté la crèche de Campin. Reste à comprendre ce que symbolise la dissymétrie entre la cloison neuve, en parfait état, et  la cloison de torchis, bricolée avec du bois de récupération.

S’agit-il d’une vielle bâtisse en torchis, à moitié rénovée avec du bois ? Ou au contraire d’une grange en bois, dont une seule cloison a été, il y a déjà longtemps, reconstruite en torchis, lequel s’est dégradé depuis ? Ou bien encore une grange construite dès le début mi-bois, mi-torchis ?

Comme d’habitude, pour éclairer les intentions du maître, rien de tel que de faire un détour du côté du disciple.

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Le rétable de Saint Vaast

Jacques Daret, 1433-1435

 

Nativité

Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid

Daret_Nativite Saint Vaast

 

Adoration des Mages

Musées nationaux, Berlin

Daret_Adoration Saint Vaast

 

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La paille et le torchis

Nativite_Campin_Creche_Daret_PailleDaret est revenu à l’utilisation classique de la paille dans les étables : par terre et dans le râtelier. La cloison de torchis qui prend tant d’importance chez Campin, est encore là, mais à l’arrière-plan, au fond de l’étable, un peu décrépite sur le haut, comme pour un hommage discret au modèle du maître.




 

Une crèche pour deux panneaux

Dans son polyptique, Daret a représenté la crèche deux fois, dans le panneau de la Nativité et dans celui de l’Adoration des Mages. Il s’agit du même édifice, vu sous deux angles différents :  de côté dans la Nativité, de trois-quarts (comme chez Campin) dans l’Adoration.

On sent que l’idée de représenter des occurrences multiples du même édifice (la crèche), mais aussi du même personnage (Marie apparaît dans quatre panneaux, Joseph et Jésus dans trois),  a dû constituer pour Daret à la fois un argument de vente et une épreuve de force.


Nativite_Campin_Creche_Daret_Poteau_NativiteNativite_Campin_Creche_Daret_Poteau_AdorationL’effet de rotation

Certains effets de la rotation sont mal compris, et confondus avec une symétrie : en passant de la Nativité à l’Adoration, Joseph a gardé le même vêtement (manteau rouge, turban bleu) mais il est devenu gaucher (sa centure est nouée dans l’autre sens, son couteau et sa bourse sont suspendus à droite). Incidemment, il semble avoir rajeuni de vingt ans tout en étant devenu sourd d’oreille.

D’autres effets du changement de point de vue sont bien maîtrisés : le poteau qui se trouve à droite, dans la Nativité, se retrouve à gauche, dans l’Adoration, tourné de quarante-cinq degrés : on voit bien qu’il s’agit du même poteau, les deux étais en oblique, les deux noeuds, les deux parties non écorcées, la fourche terminale qui soutient la poutre, suivent parfaitement le mouvement.


Le poteau neuf

Il s’agit d’un jeune arbre à peine élagué, tout comme la branche horizontale qu’il soutient. Le fait qu’il soit représenté deux fois lui donne un rôle de pivot de la composition : il est le clou du décor imaginé par Daret, tout comme la cloison trouée était la trouvaille de Campin.

Ce poteau a été rattaché au symbolisme peu connu de l’arbre sec (V.Vines) : à savoir le vieil arbre desséché du Paradis, qui selon certains refleurit au moment de l’arrivée du Christ, et selon d’autres fournit le bois pour la Croix.

Nativite_Campin_Creche_Daret_Poteau_HautCompte-tenu de l’esprit simplificateur de Daret, nous nous en tiendrons aux évidences : il s’agit de bois provenant d’un jeune arbre, assemblé par trois clous, et donc les deux étais en oblique se croisent à angle droit. De plus, l’étai du haut désigne le chardonneret, oiseau de la Passion.

Le poteau neuf est donc probablement une métaphore de la chair de l’Enfant Jésus, destinée à être transpercée par les clous. Ou bien, de manière plus complexe, une croix en pièces détachée à reconstituer par la pensée…

Nativite_Campin_Creche_Daret_Poteau_Croix


Nativite_Campin_Creche_Daret_PoteauVieux_NativiteNativite_Campin_Creche_Daret_PoteauVieux_AdorationLe poteau ancien (dans la Nativité)

Le poteau de gauche est la citation exacte (en moins réaliste) de celui de Campin : tout y est, le bois vermoulu, l’encoche en biais, la mortaise impossible. En haut à droite, le poteau supporte les restes d’un étai à quarante cinq degrés, qui donne l’impression de soutenir l’arbre horizontal, mais est en fait cassé.

En bas, Daret a supprimé le muret en pierre : le poteau repose sur un bout de poutre pourrie posé à même le sol.

Ce poteau est fait de vieux bois, de bois de récupération.


Le poteau de droite (dans l’Adoration)

C’est le poteau qui, chez Campin, portait la fameuse cheville-crochet. Chez Daret, la cheville est toujours là, mais bien enfoncée.

Comme il n’y a pas de poutre horizontale côté fronton, ce poteau perd toute relation avec le poteau neuf, et n’a plus d’importance dans la composition, pratiquement dissimulé derrière un des rois mages. Comme il termine la cloison de torchis délabrée, nous pouvons en conclure qu’il s’agit, là encore,  de vieux bois.



 

Daret a retenu de Campin l’idée d’une crèche dissymétrique, correspondant à deux époques. Mais ce qui était masqué et allusif est devenu mastoc, parachuté, pachydermique.

Le vieux bois correspond au monde de l’Ancienne Alliance, prêt à s’écrouler,à moitié pourri. La bergeronnette, à l’aplomb du pilier, rappelle qu’il y a de la vermine à éliminer.

Le jeune bois est celui dont on fait les Chrétiens : il est du côté de l’enfant Jésus et du chardonneret compassionnel. Il restaure l’édifice et ne craint pas les clous.


Livre d’Heures d’Etienne Chevalier

Jean Fouquet, vers 1460, musée Condé, Chantilly

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Cette idée du jeune bois rafistolant la crèche a été exploitée dans d’autres Nativités : celle de Jean Fouquet nous montre un tronc en spirale qui prend racine aux pieds de l’Enfant…


Nativité

Martin Schongauer, 1480, Staatliche Museen, Berlin

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Dans la Nativité de Martin Schongauer, le jeune bois est un tronc récemment élagué, posé en bas derrière la tête de l’Enfant et cloué en haut sur une poutre.


Adoration des Mages

Antoine Olivier 1533-35 Antiphonaire de Philippe de Levis évêque de Mirepoix,

Musée des Augustins, Toulouse

Adoration des Mages Antoine Olivier 1533-35 Antiphonaire de Philippe de Levis eveque de Mirepoix Musee des Augustins toulouse

 

Le contraste est ici entre les deux colonnes du temple antique (une rose debout, une verte cassée) et les deux troncs neufs de la Crèche.

Echappée de la coupe de fruit qui fait partie du contour de la lettrine, une mouche a pénétré l’intérieur de la scène sacrée : on pourrait y voir, dans l’esprit médiéval,  une présence diabolique cachée derrière le tronc ; mais c’est, plus probablement, une marque typiquement renaissante,  à la fois de virtuosité graphique et d’intérêt pour la nature.

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5.3 La crèche-ventre (Campin)

15 décembre 2011

Chez Campin comme chez Daret, le vieux bois et le jeune bois  étayent la dialectique de l’Ancienne et de la Nouvelle Ere. Mais la crèche du Maître  ne se limite pas à cette seule symbolique…

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La cloison de torchis : l’Ancienne Ere

Nativite_Campin_SagesFemmes_AnimauxLa cloison de torchis en ruine est faite avec les  matériaux de l’Ancienne Ere : un mélange de paille, d’argile, de lattis de mauvaise qualité et de poutres de récupération. Ces poutres montrent les signes d’un projet (encoches, mortaises), mais celui-ci est indéchiffrable. En surface, elles sont travaillé par les vers, mais l’âme reste forte.

Ajourée par le temps et les vents, la cloison s’est réduite à une sorte de cage fictive, au travers de laquelle on voit les animaux.

Selon l’interprétation traditionnelle, l’âne et le boeuf représentent les cultes anciens : le judaïsme pour l’âne et les religions païennes pour le taureau (animal sacrificiel).

Selon une interprétation plus péjorative, les deux animaux représentent les deux peuples auquels la Révélation s’adresse : l’âne debout serait le peuple juif (qui a refusé de s’incliner devant le Christ) et le boeuf couché serait les Gentils (peuples non juifs).


La porte et la cloison de bois : la Nouvelle Ere

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Vu par Campin, la Nouvelle Ere n’est pas une réparation de fortune, comme les arbres hâtivement cloutés de Daret : c’est une reconstruction organisée, systématique.

Le Monde du Christ sera un monde bien menuisé, orthogonal, muni de dispositifs pratiques (clenche, serrure, crochet), de renforcements efficaces contre le Mal (planches cloutées) :

c’est un monde qui fermera bien.





La crèche en reconstruction

Dans le sens naturel de lecture, le côté gauche représente le passé, le côté droit l’avenir. Campin s’appuie sur cette convention pour nous amener à la conclusion logique : la crèche n’est pas abandonnée, elle est en travaux, en cours de reconstruction.

L’idée de comparer la naissance de Jésus à la reconstruction d’un bâtiment n’est pas une invention de Campin : elle se base sur un passage de la Bible :

« En ce jour-là, je relèverai la hutte de David qui est tombée ; je réparerai ses brèches, je relèverai ses ruines, et je la rebâtirai telle qu’aux jours d’autrefois ».(Amos, 9, 1). Ce verset a d’ailleurs servi de base à la tradition selon laquelle la crèche se serait située à l’intérieur du palais de David, à Bethléem.

Aparté sur l’iconographie de la crèche

Dans l’iconographie de la Nativité, les représentations les plus anciennes de la Crèche sont une grotte, ou un abri de fortune, qui se limitent à illustrer l’idée de pauvreté, de précarité.

Après 1440, l’idée que la Nativité constitue une transition entre deux époques sera exploitée par les peintres de l’Ecole du Nord, qui montreront souvent un bâtiment en ruine s’opposant à un bâtiment restauré ; ou bien un édifice de style archaïsant, à côté d’un édifice gothique.

Les peintres italiens, eux, situeront plutôt leurs crèches dans les ruines d’un ancien temple romain. Car selon la Légende Dorée, les Romains avaient élevé à la Paix un temple magnifique, pour lequel Apollon avait rendu cet oracle : il durera « jusqu’au moment où une vierge enfantera». Bien sûr ce temple s’écroula la nuit de Noël.

Le Mariage de la Vierge

Campin, 1420, Prado, Madrid

Robert_Campin_The_Marriage_of_Mary

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Campin avait déjà eu l’idée d’utiliser un édifice en reconstruction (de style composite à gauche, de style gothique à droite) pour signifier le remplacement du monde de l’Ancien Testament par celui du Nouveau Testament.

Pour la crèche de sa Nativité, il a suivi exactement le même schéma, mais de manière si discrète qu’il est passé jusqu’ici totalement inaperçu.

La crèche-ventre

 Le symbolisme des deux époques est clair, mais on pressent qu’il n’épuise pas toutes les potentialités d’une construction aussi profondément méditée. A quoi rime l’invention de la cloison amovible, qui crève les yeux dès lors qu’on a pris conscience de son manque ? La crèche de Campin ne fonctionnerait-elle pas sur un second registre symbolique, encore moins immédiat ? N’oublions pas la seconde histoire que nous raconte le panneau : « la Naissance miraculeuse »…

La porte à deux battants

La porte est si banale, pour une étable – le battant du haut avec sa serrure, le battant du bas avec sa clenche – que nous ne pensons pas à théoriser. Et pourtant, juste dans le dos de Marie, cette ouverture double ne peut pas échapper à une forte charge symbolique.

Le battant du haut représenterait-t-il la Virginité de Marie ? Difficilement : le fait qu’il grand ouvert brouille l’idée de verrouillage. Il nous faut plutôt raisonner sur l’opposition entre la serrure et la clenche : l’une ne peut être ouverte que par une seule clé, tandis que l’autre est disponible à tous les appuis. Et aussi sur la destination des deux battants : celui du haut s’ouvre pour les bergers, autrement dit les hommes de bonne volonté ; celui du bas est pour les animaux.

La double porte pourrait représenter l’alternative sexuelle qui s’offre à toute femme : en haut la Fidélité, en bas l’Infidélité (l’ouverture facile, la voie de l’animalité).


Nativite_Campin_Creche_CloisonJosephLa cloison de bois

La cloison de bois plein, dans le dos du prude Joseph, pourrait représenter l’attitude radicale, l’abstention de pénétration : autrement dit l’Abstinence.



Nativite_Campin_Creche_TorchisLa cloison de torchis

Sous ce nouveau point de vue, la cloison de torchis devient vraiment louche, avec ses béances hérissées de baguettes cassées ou tordues.

De l’extérieur vers l’intérieur, elle donne, dans le domaine immobilier, l’idée de l’effraction, et dans le domaine corporel, celle de la Défloration.

Considérée de l’intérieur vers l’extérieur, elle fournit une métaphore assez frappante de l’Accouchement dans la Douleur, malédiction des filles d’Eve.




La cloison amovible

Et le cloison manquante, celle que l’on ne voit pas ? Plutôt que de la penser comme une cloison amovible, visualisons-la comme une cloison immatérielle, transparente, juste à l’aplomb de l’Enfant Jésus… En contraste avec la cloison de torchis – le Ventre d’Eve -, c’est bien le Ventre de Marie, miraculeusement perméable au moment de l’Incarnation Virginale (dans le sens Entrée) comme au moment de l’Accouchement Miraculeux (dans le sens Sortie), que Campin a eu, peut-être, le culot de nous suggérer.

Nativite_Campin_Creche_Ventre

Posée comme un modèle d’anatomie devant la dispute des sages-femmes, la crèche expose, sur trois côtés, trois visions de la procréation :

  •   à gauche, la cloison de torchis et son trou illustrent la conception « Ancien Testament » de la chose : Défloration et Accouchement dans la douleur se confondent, sur un fond d’animalité : c’est la malédiction des filles d’Eve.
  • à droite, la cloison de bois et sa porte développent la vision « Nouveau Testament« , modernisée, qui offre trois possibilités aux hommes et aux femmes : l’Abstinence, la Fidélité ou l’Infidélité (pour celles qui préfèrent vivent à quatre pattes).
  • enfin, orthogonale au panneau « Ancien Testament », qu’elle vient contrarier, mais visuellement superposée au panneau « Nouveau Testament », qu’elle inspire,

la cloison invisible représente l’idéal marial : la perméabilité absolue au divin.

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– Le Diable dans la Crèche

14 décembre 2011

Introduire le Diable dans une Nativité, c’est un peu comme dissimuler le bouc de Trotski dans l’ombre de la casquette  de Staline.

Il semble pourtant que quelques  maîtres Flamands s’y soient risqué, avec prudence. Bref aperçu de la question.

Retable Bladelin

Van Der Weyden,  après 1446, Berlin, Gemäldegalerie

Van_der_Weyden_Bladelin

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Van der Weyden s’est inspiré, vingt ans après, de la Nativité de Campin (voir 1 Soleil en Décembre) : même angle de vue pour la crèche, même attitude de Saint Joseph protégeant la bougie de sa main. Pour la première fois dans l’Histoire de l’Art est représentée la colonne à laquelle, selon les Apocryphes, Marie se serait adossée pendant l’accouchement.

Les deux cavités

Mais ce qui nous intéresse ici, c’est une autre innovation iconographique, exactement sous la colonne : une cavité protégée par une grille. Tandis qu’un peu plus à droite, s’ouvre un autre trou, celui d’une voûte crevée.


Les deux ères

Ici, le tableau se lit de droite à gauche, dans le sens inverse de Campin : la partie ancienne du bâtiment est à droite, du côté du trou béant. La partie rénovée est à gauche, du côté du trou grillagé. Les deux orifices sont donc clairement la représentation de l’Enfer, avant et après la Naissance de l’Enfant Jésus, lequel est placé exactement entre les deux.

Van_der_Weyden_Bladelin_Trous

De la bouche de l’Enfer, conjurée doublement par la grille et par la main protectrice de Joseph, ne sortent plus désormais que de négligeables courants d’air, bien incapables de souffler la bougie.


Il existe une autre interprétation de cette cavité  On sait que Van der Weyden s’est beaucoup inspiré, pour la conception du retable, du texte de la Légende Dorée. Or on y trouve l’anecdote suivante :

« Trois hommes vaillants furent envoyés par le roi David à Bethléem pour y chercher de l’eau d’une citerne, et les Trois Rois pour chercher l’eau de la Grâce éternelle. Les trois hommes vaillants puisèrent dans la citerne terrestre, et les trois Rois reçurent l’eau de la grâce de l’échanson céleste, né à Bethléem, qui pouvait donner la grâce à tous les hommes qui ont soif ». Légende dorée,  cité par Shirley Neilsen Blum [1]

Cependant rien dans le tableau ne souligne le thème de l’eau qui aurait pu faire reconnaître une citerne, et ceci n’explique pas la symétrie entre le trou grillagé et le trou ouvert.

[1] « Early Netherlandish Triptychs: A Study in Patronage », Shirley Neilsen Blum, University of California Press, 1969, p 20

Retable de Sainte Colombe

Van Der Weyden, entre 1450 et 1460, Münich, Alte Pinakothek

Van_der_Weyden_Sainte Colombe

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Dans ce retable, Van der Weyden a conservé l’idée des trous, en supprimant la grille : c’est Joseph, armé de son bâton, qui barre de son corps l’escalier des enfers, tandis que la voûte crevée, à sa droite, à peine visible au bord du tableau, a perdu tout caractère menaçant.

Le pivot du tableau est toujours le corps de l’Enfant Jésus, redondé par un crucifix accroché sur le poteau central : étrangeté iconographique et chronologique qui a fait couler beaucoup d’encre.

Van_der_Weyden_SainteColombe_Crucifix

Le tableau se lit cette fois de gauche à droite : à gauche l’Ancien Monde, construit sur des caves suspectes. A droite  le Nouveau Monde, bâti sur du dur : au point qu’on a pu y élever, en style gothique, un temple octogonal flambant neuf.

Nativité

Memling, 1470, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne

Memling_Nativite_Cologne

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Vingt cinq ans après Van der Weyden, on trouve encore chez Memling le souvenir de la cave infernale : simple trou grillagé dans le coin inférieur droit de la Nativité.

Mais l’idée des deux ères a totalement disparu.

Adoration des Mages

Memling, 1470, Prado, Madrid

Ou bien, c’est le cadre du tableau qui remplace carrément la grille pour réduire à zéro  l’orifice infernal.

 Memling_Adoration_Mages_Prado

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Retable des Portinari

Hugo Van der Goes, 1469, Offices, Florence

Van_der_Goes_Portinari

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Robert Walker [1] a étudié la figure du démon grimaçant, avec une patte griffu, qu’on distingue au dessus de la corne du boeuf :
Van_der_Goes_Portinari_Diable

Seul un artiste aussi original que Van de Goes a pu se permettre ce genre de liberté : encore la figure, dans l’ombre de la voûte, est-elle quasiment indiscernable.

Le Diable dans la Crèche

Le rapport entre les Enfers et la Nativité n’est expliqué dans aucun texte majeur. Dans la Légende Dorée de Jacques de Voragine, au chapitre Nativité, il est seulement dit que le Christ est venu « pour la confusion des démons ». A côté de la prudence officielle, de nombreuses traditions populaires se sont développées autour de la Nuit de Noël, nuit durant laquelle le Démon rode et se trouve dupé de diverses manières.

Si la représentation de l’Enfer dans les Nativités est rarissime, c’est que, nonobstant les difficultés théologiques, elle est picturalement périlleuse : comment ne pas contaminer l’innocence du nouveau-né, polluer le caractère à la fois humble et solennel de la scène, par la représentation d’un diable grimaçant ? On ne verrait  que lui, comme les moustaches de Duchamp sur la Joconde.

D’où la nécessité, pour les peintres qui s’y risquent, de représenter l’enfer sous une forme allusive, contournée, subreptice

sb-line

Références :
[1] Robert M. Walker « The Demon of the Portinari Altarpiece » The Art Bulletin Vol. 42, No. 3 (Sep., 1960), https://www.jstor.org/stable/3047906

Là, je sèche…

14 décembre 2011

Problème résolu !

Voir désormais La Sainte Famille de Nuit .

Sainte famille

Rembrandt (atelier), 1642-1648, Rikjsmuseaum, Amsterdam

SK-A-4119
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Je voudrais bien savoir ce qui est accroché au vitrail :

Et ce qui est posé sur la table, derrière les deux chaussures :

6 Pierres de Feu

13 décembre 2011

Article précédent :5.3 La crèche-ventre (Campin)

Voir aussi : = Le Diable dans la Crèche =

Les silex de Daret

Daret_Nativite

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Nativite_Campin_Feu_Daret_SilexUne fois n’est pas coutume, avant de regarder chez Campin, nous commencerons par Daret. Sur le bord inférieur gauche de sa Nativité, souvent coupés dans les reproductions, deux rognons de silex ont pratiquement échappé à la sagacité des iconologues. Ils sont pourtant bien identifiables, et ne peuvent être réduits à un détail anectodique destiné à remplir un coin.



Une interprétation biblique

V.Vines a tenté une interprétation (1978) cohérente avec le contexte de la Virginité. Il faudrait se reporter au passage où Daniel révèle au roi Nabuchodonosor le contenu et la signification d’une vision qu’il a eue en rêve :

 » Toi, ô roi, tu regardais, et voici une grande statue. Cette statue était immense et sa splendeur extraordinaire; elle se dressait devant toi, et son aspect était terrible. Cette statue avait la tête d’or fin, la poitrine et les bras d’argent, le ventre et les cuisses d’airain, les jambes de fer, les pieds en partie de fer et en partie d’argile. Tu regardais, jusqu’à ce qu’une pierre fut détachée, non par une main, et frappa la statue à ses pieds de fer et d’argile, et les brisa » (Daniel, 2, 31)

Les silex de Daret feraient allusion à cette pierre miraculeusement détachée, qui est considérée depuis Saint Jérôme comme une prémonition de la Virginité de Marie, et de Jésus. Voyons précisément l’explication de Saint Jérôme :

« Dans un autre passage, il est dit qu’Il est « une pierre détachée de la montagne sans les mains« , image par laquelle le prophète veut dire que vierge, Il est né d’une vierge. Car les mains sont un symbole de l’union charnelle, comme dans le passage « Sa main gauche est sous ma tête et sa main droite m’enlace ». (St Jérôme,  Du mariage et de la virginité, Lettre XXII à Eustochium et Traité Contre les Joviniens, Chap 19 )

L’idée de Saint Jérôme est donc que le Christ, par rapport à Marie, est comme un caillou qui se serait séparé de la montagne, sans aucune manipulation charnelle.


Un silex de trop

Nativite_Campin_Feu_Daret_MontagnesDans le tableau de Daret, les deux silex sont effectivement  du côté des deux montagnes, qui pointent au-dessus du toit de chaume : mais pour coller à l’analogie mère/montagne  fils/caillou relevée par Saint Jérôme, si la montagne symbolise Marie, il devrait y avoir sur le sol un seul silex, symbolisant Jésus .

Pour sauver l’interprétation biblique, on pourrait soutenir qu’il y a deux silex sur le sol car il y a deux sommets à la montagne, chacun ayant fourni sa pierre « vierge ». L’idée de symboliser Marie et Jésus par deux cailloux côte à côte semble néanmoins très alambiquée, et n’explique pas le choix des silex.

Car la difficulté de l’interprétation biblique tient au fait que cette roche banale n’est pas une pierre symbolique, en tout cas ni dans l’Ancien ni dans le Nouveau Testament. Plus connue pour sa dureté que pour sa pureté, en faire un symbole de la Virginité n’a rien d’immédiat.

 Il faut donc chercher autre chose…


Une pierre à la mode ?

Nativite_Campin_Feu_ToisonOrLe 10 janvier 1430, Philippe le Bon, duc de Bourgogne, fonde à Bruges l’ordre de la Toison d’Or, dont l’insigne est un bélier suspendu à un collier.  La chaîne se compose d’une motif formé de briquets en forme de double B (emblème de Philippe le Bon, en signe de sa souveraineté sur es deux Bourgognes) et de pierres à feu alternées . D’où la fière devise de l’ordre  :

Ante Ferit Quam Flamma Micet (Il frappe avant que la flamme ne brille)

Les deux silex pourraient donc être un briquet primitif, allusif, réduit à la partie « pierre » : un hommage indirect au duc de Bourgogne et Comte de Flandres, dont dépendait l’abbaye de Saint Vaast.



Un briquet allusif

Puisque le silex n’a pas de symbolique particulière, raccrochons-nous à ce que nous en connaissons : c’est une pierre qui a permis de faire du feu jusqu’au 19ème siècle, en le battant avec une lame de fer et en recueillant les étincelles sur un matériau inflammable (amadou).


Martin DIEBOLD Retable Jugement Dernier Haguenau 1496-1497 Nativite Joseph silex Martin DIEBOLD Retable Jugement Dernier Haguenau 1496-1497, Nativite

Martin Diebold, Nativité du retable du Jugement Dernier
1496-1497, Haguenau

Cette Nativité rappelle par bien des points celle de Campin ( berger chapeau en  main derrière la barrière, trio d’anges musicien, enfant posé par terre aux pieds de Marie) : de manière très originale, le thème de la lumière naturelle s’effaçant devant la lumière divine est illustré par la figure de Joseph battant son briquet pour rallumer une bougie visiblement cassée.


Martin_Schongauer_The_Flight_into_EgyptMiracle du palmier pendant la fuite en Egypte, gravure de Martin_Schongauer Rest on the Flight into Egypt (after Martin Schongauer)Miracle du palmier pendant la fuite en Egypte, ca. 1500 London, The Courtauld Gallery

Le peintre qui a recopié la gravure de Schongauer a rajouté, à droite, deux magnifiques silex en même temps que les outils de Joseph : allumer le feu faisait donc bien partie de ses fonctions, dans une sorte de compensation sexuelle implicite que l’on devine dans certains des objets :  bâton, tarière et gourde (voir  La chaleur de Joseph ).


Nativite_Campin_Feu_Daret_PailleDans la Nativité de Daret, , il nous manque également le fer : mais l’emplacement des deux silex, juste sous les deux animaux, est assez parlante. Car au Moyen-Age, on ferre non seulement les chevaux, mais tous les animaux de trait, ânes et boeufs en particulier. L’image des silex sous les sabots devait assez facilement évoquer les étincelles qui se produisent couramment sur les chemins empierrés.

Quand au matériau inflammable, c’est bien sûr la paille que Daret a répandue en abondance sur le sol.


Symétrie avec la bougie

Nativite_Campin_Feu_Daret_Bougie_JosephLes silex sont placés juste à gauche du poteau de vieux bois, tandis que Joseph tient sa bougie juste à droite du poteau neuf, en protégeant la flamme de sa main. Celle-ci symbolise la vie fragile de l’enfant Jésus, à la fois petite flamme et petite lumière :

« Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé. » Luc 12, 49
« Je suis la lumière du monde » Jean 8, 12


Comme les silex n’apparaissent dans aucune autre Nativité (sauf celle de Campin), nous en sommes réduits aux hypothèses.

Historiquement, il pourrait s’agir d’un effet de mode, trois ans après la création de l’ordre de la Toison d’Or : ce qui expliquerait pourquoi cette iconographie n’a plus jamais été reprise.

Mais l’analyse de la composition montre que les deux silex suggèrent un briquet rudimentaire, dispositif de mise à feu qui fait écho à la bougie, à la fois dispositif  de mise à feu et d’éclairage.

Dès lors, il est tentant d’associer le « briquet » et le vieux bois, tout juste bon à jeter au feu : d’autant que les deux silex se trouvent près de la base pourrie du poteau de gauche. Le bois neuf du poteau de droite, en revanche, n’a rien à craindre de la bougie.

A l’opposition « Monde Ancien« / »Monde Nouveau » symbolisée par les deux poteaux,  s’ajouterait ainsi l’opposition Feu/Lumière, qui marque le choix de chacun, entre brasier à gauche et clarté à droite.

Le silex de Campin

Nativite_Campin_Feu_Silex

Nous pouvons maintenant nous attaquer au point le plus difficile de la « Nativité » de Campin : le silex inséré dans le muret, sous la cloison de torchis, pratiquement passé sous silence par les historiens d’art : il est vrai que sans la présence des deux silex chez Daret, nous ne sentirions pas la criante nécessité de nous pencher sur ce détail.

« Avoir un rognon dans les fondations » : telle est l’expression qu’il nous faut traduire.


L’interprétation bourguignonne

Nous sommes ici cinq ans avant la fondation de l’Ordre de la Toison d’Or : donc ce n’est pas le contexte bourguignon qui peut justifier la présence du silex.


L’interprétation biblique

V.Vines est la seule qui a noté la présence du silex dans les deux Nativités. Elle pense que chez Campin, comme chez Daret, il représente en premier lieu la pierre angulaire d’Isaïe :

« C’est pourquoi ainsi parle le Seigneur Yahweh: Voici que j’ai mis pour fondement en Sion une pierre, une pierre éprouvée, angulaire, de prix, solidement posée: qui s’appuiera sur elle avec foi ne fuira pas ». (Isaïe 28,16).

Si Campin avait voulu que son silex évoque la Pierre Angulaire, sans doute ne l’aurait-il pas enfoui au beau milieu du muret.

Par ailleurs, V.Vines sent bien que si la roche est la même dans les deux tableaux, le contexte est très différent entre la pierre solidaire du mur et les deux caillloux libres de toute attache : d’où la nécessité, pour expliquer leur présence chez Daret,  d’invoquer de manière quelque peu artificielle le songe de Nabuchodonosor (la « pierre détachée sans les mains« ).

Une référence chrétienne ?

La seule référence religieuse au silex, autrement que dans un contexte biblique, se trouve dans le livre des prières pontificales de l’évêque de Bangor, en 1485. La prière ne fait pas partie de la liturgie de la Nativité, mais de celle du samedi de Pâques, et à pour intérêt de juxtaposer,  dans deux vers consécutifs, l’image du Christ-Pierre angulaire, et du silex-briquet :

« O Dieu, qui as donné aux fidèles le feu de ton éclat par ton Fils – qui est la pierre angulaire, sanctifie ce feu nouveau, issu d’un silex,  propice à nos usages, et fais que lors de ces fêtes pascales nous soyions à ce point enflammés par des désirs célestes que nous puissions nous joindre, avec un esprit pur, aux fêtes des lumières perpétuelles. »
(« Deus, qui per Filium tuum, angularum scilicit lapidem, claritatis tuae ignem fidelibus contulisti: productum e silice, nostris profuturum usibus, novum hunc ignem sanctifica. Et concede nobis, ita per haec festa paschalia caelestibus desideriis inflammari; ut ad perpetuae claritatis, puris mentibus, valeamus festa pertingere.)


Le silex de Campin : un symbole positif ?

On chercherait vainement dans la littérature chrétienne d’autres louanges au silex, ou d’autres métaphore entre Christ et silex  : il est trop dur, trop passif, un peu bourrique ; il faut le frapper à coups redoublés pour qu’il donne quelques étincelles. Le duc Philippe ne s’y est pas trompé : dans le couple briquet/silex, c’est bien le briquet qu’il a choisi comme emblème.

Côté positif, le silex a pourtant pour lui l’utilité d’apporter le feu à l’homme : c’est une forme d’énergie solidifiée, transportable, répandue à profusion sur la planète.


Le silex de Campin : une pierre de foudre ?

Il y a toute une tradition autour des pierres de foudre, les « céraunies » des Anciens. On pensait que les pointes de flèche préhistoriques, appelées parfois « dents du diable »,  étaient issues de l’éclair, dont elles constituaient la pointe extrême. Aussi, pour se protéger de l’orage, les bergers en portaient sur eux ; et on retrouve fréquemment des haches polies dans les fondations de bâtiments, qu’elles étaient censé protéger de la foudre.

Le problème est que le silex de Campin est juste un vulgaire rognon, pas une hâche polie.


Le silex de Campin : un briquet ?

Autant les silex de Daret constituent un briquet plausible, autant le rognon de Campin semble tout à fait incapable de produire la moindre flamèche : pas de fer à proximité (les animaux sont tournés dans l’autre sens et leurs sabots sont loin), pas de paille non plus (elle est engluée dans le torchis).


Un intrus dans le sous-sol

Résumons ce que Campin nous dit, en négatif :

  • ce silex n’est pas une protection contre la foudre ;
  • il n’est pas non plus un briquet qui menace  le vieux bois :
  • pris comme il est, enterré dans le maçonnerie, il ne risque pas de faire des étincelles.


Une autre interprétation biblique

Dégainons encore un fois notre Isaïe (la boîte à outil indispensable pour tout ce qui touche à l’Incarnation) :

« Comment es-tu tombé du ciel, Lucifer, fils de l’aurore? Comment es-tu renversé par terre, toi, le destructeur des nations? (quomodo cecidisti de caelo, lucifer, fili aurorae? Deiectus es in terram, qui deiciebas gentes..) Toi qui disais en ton coeur: « Je monterai dans les cieux; au-dessus des étoiles de Dieu, j’élèverai mon trône; je m’assiérai sur la montagne de l’assemblée, dans les profondeurs du septentrion ;  je monterai sur les sommets des nues, je serai semblable au Très-Haut!… » Et te voilà descendu au schéol, dans les profondeurs de l’abîme! »  (Isaie 14,12)

Ainsi Lucifer est un astre brillant dégommé du firmament pour excès d’ambition, et mis au cachot dans les profondeurs.


Lucifer-silex

Il ne semble pas y avoir de source littéraire ancienne comparant directement Lucifer à un silex. Néanmoins, l’association d’idée est aisée. Etymologiquement Lucifer signifie « celui qui porte la lumière », à peu près le boulot du silex. Même dureté, même beauté superficielle :

le rognon de Campin a la peau blanche, mais l’âme noire.

Nous avons parlé du rapport entre le silex et la foudre. L’association entre la foudre et le diable est tout aussi courante, depuis la phrase de Jésus rapportée dans l’Evangile de Luc :

« J’ai vu Satan tomber du ciel comme la foudre (Videbam Satanam sicut fulgur de caelo cadentem) » (Luc, 10, 18)


Lucifer à Noël

Enfin, comme nous l’avons vu, il y a eu dans la peinture flamande, à partir de Van der Weyden, une courte tradition iconographique de représentation de l’Enfer dans les Nativités (voir Le Diable dans la Crèche) Pour ne pas  gâcher la fête, on ne montre pas Lucifer, mais les barreaux soulignent qu’il est est bel et bien  là, encagé.

Nativite_Campin_Feu_Lucifer

Van de Weyden, Détail du Tryptique Bladelin

D’ailleurs, un très vieux cantique rappelle cet abîme que la Nativité a définitivement condamné  :

A la venue de Noël
chacun se doit bien réjouir
Car c’est un testament nouvel
Que tout le monde doit tenir

Quand par son orgueil, Lucifer
Dedans l’abîme trébucha
Nous conduisant tous en enfer
Le Fils de Dieu nous racheta….

Nous avons l’habitude de voir Daret reprendre le symbolisme de Campin en le vulgarisant, en le lénifiant : du silex luciférien de son maître, il n’a retenu que le côté « briquet à la mode de Bourgogne », pas le côté « Prométhée enchaîné ».

Il faut reconnaître que l’idée de Campin est complexe, quoique théologiquement exacte : dans les fondations de la cloison de torchis -le Monde de l’Ancien Testament – il nous montre Lucifer déjà hors d’état de nuire, conformément au texte d’Isaïe.
C’est pourquoi juste sous la cloison de bois – le Monde Nouveau qui ne risque plus de brûler – Campin a représenté l’Enfant-Jésus : innocence de la chair contre fausse blancheur du silex, fragilité contre dureté.

Nativite_Campin_Feu_Lumières

La Nativité de Campin est avant tout une méditation sur la lumière : y figurent la lumière naturelle déclinante (le soleil couchant), la fragile lumière humaine (la bougie), et maintenant les flammes infernales, mais maîtrisées, pétrifiées à l’intérieur d’un vulgaire caillou, lui-même emprisonné dans un mur en décrépitude.

Trois lumières éclipsées par l’auréole divine qui couronne le nouveau-né.

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7 La grille de la crèche

12 décembre 2011

Pour raconter autant d’histoires, distribuer autant de symboles sur une surface réduite, Campin a dû structurer le panneau selon une architecture rigoureuse : cette grille de lecture est à la fois dissimulée et apparente, puisque c’est  tout simplement…
…la crèche.

A l’issue de l’analyse, rassemblons tout ce que nous savons désormais,  prenons un peu de recul et saluons l’artiste.

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Campin_Nativite_Grille_Verticales

Les quatre bandes verticales

Nous les nommerons, de gauche à droite :

  • la vieille cloison,
  • la porte,
  • la cloison neuve,
  • le chemin.


La vieille cloison

C’est le monde de l’Ancien Testament, mangé aux vers, ouvert aux vents, défoncé par le péché originel, avec dans ses fondations un astre déchu du firmament et, dans la pénombre derrière, deux vieilles religions qui ruminent.


La porte

Les charnières de la porte sont aussi celles de l’Histoire : Marie est celle par qui la Nouvelle Ere advient. Derrière sa blanche silhouette, la porte bat doublement : en haut pour les femmes fidèles, en bas pour les pècheresses.

La cloison neuve

Le Nouveau Testament est une rénovation, une reconstruction de l’ancien édifice, plus solide, mieux protégé. Un dieu naissant, porteur de lumière, s’est matérialisé sur sur le sol. Mais c’est aussi un homme,  fragile comme une bougie.


Le chemin

Le chemin par laquelle la sainte Famille est arrivée, c’est aussi le chemin qui s’offre à tous les voyageurs du nouveau monde : ceux qui croieront, comme Azel, et ceux qui se méfieront, comme Salomé. C’est une campagne humanisée, viabilisée, aménagée : le ruisseau est canalisé, le bas-côté stabilisé, il y a même un hôpital. Bien sûr, dans ce monde imparfait, certains arbres pousseront droits naturellement ; d’autres seront malades, il faudra les tailler.

Le registre du haut

Campin_Nativite_Paysage

Les bandes verticales ne s’arrêtent pas à la crèche : elles découpent aussi le paysage, au dessus du toit, en quatre cases significatives. Quatre niveaux d’altitude décroissante, qui retracent le trajet de la Sainte Famille, depuis le col jusqu’au carrefour de la crèche. Mais aussi quatre degrés croissants de liberté, de commodité de voyage :

  • la montagne sauvage,
  • la citadelle inexpugnable,
  • la ville fortifiée,
  • la mer et la campagne libres.


La montagne

La montagne est au dessus de l’âne, du boeuf et du silex : c’est un monde minéral, escarpé, réservé aux quadrupèdes.  Derrière les rochers aux profils hypothétiques (un juif enturbanné, un faune aux oreilles d’âne ?) le soleil des anciens cultes est en train de s’éteindre, au solstice d’hiver.

La citadelle

La citadelle au dessus de Marie est à son image : inviolable.

La ville

La ville au pied de la citadelle évoque l’Enfant Jésus aux pieds de Marie : la cathédrale, avec sa nef et son transept est d’ailleurs une image de la future croix.


La mer

Comme dans le dernier plan de tout bon film, l’histoire se termine sur un au-delà : la mer libre, et le ciel au-dessus.


Les autres cases

Campin_Nativite_Grille

En dessous, dans les cases restantes se distribuent les trois histoires tissées par l’art de Campin : celle des Hommes de bonne volonté (en bleu clair), celle de la Naissance miraculeuse selon sainte Brigitte (en rose), et celle des Sages-femmes (en bleu foncé).

A cause de la place disproportionnée qu’occupe la crèche, réléguant le paysage dans les marges, la Nativité de Campin a été taxée d’archaïsme. Alors qu’elle obéit en fait à un principe de composition extrêmement original, qui utilise les parties du bâtiment pour inciter à une lecture en quatre colonnes.

Ainsi, de gauche à droite se déroulent, sous le toit de la crèche :

  • le passé de l’Ancien Testament,
  • le présent de la Nativité
  • et le futur du Nouveau Testament.

Tandis qu’en dehors de la crèche, dans la bande du haut et dans la bande de droite,  le paysage et les sages-femmes en habit du XVème siècle baignent dans le présent du peintre.