5 Débordements récurrents
Tous les débordements que nous avons vus jusqu’ici sont des inventions ad hoc, pour une image particulière d’un manuscrit particulier. Il existe cependant quelques cas où le même type de débordement apparaît de manière répétée, soit par une filiation souterraine que la rareté des exemples empêche de cerner, soit simplement parce que la même cause, chez des artistes éloignés, a produit la même idée.
Article précédent : 4 Débordements romans : ailleurs
Dévot ou donateur
C’est certainement le cas d’utilisation le plus fréquent pour les débordements : encore rare à l’époque romane, il va se développer à l’époque gothique pour devenir très fréquent au XIVème siècle, avec la multiplication des Livres d’heures personnalisés.
Un étonnant précurseur carolingien
Arnulf de Carinthie au pied de la Croix
896-99, Psautier de Louis le Germanique (St Bertin), Berlin BSB Ms. theol. lat. fol. 58 fol 120r
Cette enluminure pleine page a été rajoutée à la fin du 9ème siècle, dans le psautier de Louis le Germanique, à la cour de son petit fils le roi Arnulf de Carinthie, empereur d’Occident de 896 à 899. On l’a identifié récemment par l’inscription ARNOLF, lisible seulement en lumière ultraviolette [37] .
De toute l’enluminure carolingienne, cette page constitue la seule exception à l’intangibilité des cadres. L’audace est d’autant plus grande que le dévot se présente en taille réelle, en position d’honneur, et tenant de la main gauche la base effilée de la croix . Cette posture est des plus étranges compte tenu de l’iconographie des Crucifixions carolingiennes :
- du fait des gouttes de sang tombant des plaies des pieds, le dévot se trouve dans la même situation qu’Adam au pied de la croix ;
- il se trouve aussi à l’emplacement privilégié d’Ecclesia, levant son calice pour en recueillir le sang de la plaie du flanc, qui ici est absente.
1026-50, Evangéliaire de Gundold (Cologne), Würt. Landesbib. St. Cod Bibl. 4° 2 a u. b., fol 9r
Au vu de cet exemple postérieur, cette situation n’est pas unique, même lorsque la plaie du flanc est représentée. A noter cependant que le donateur est ici un ecclésiastique, et qu’il se garde de toucher la base hampée de la croix.
880-920 (c) RMN musée de Cluny, photo Thierry Ollivier | 888- 935, fresque provenant de la crypte de l’abbatiale Sankt Maximin de Trèves (c) Museum am Dom Trier, Cl. J. Mercieca, 2011 |
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Comme l’a montré B. Kitzinger [38], ce type de croix (que les spécialistes nomment Steckkreuz) fait référence aux croix de procession. Dans quelques ivoires et une autre miniature contemporaine [39], la hampe sert à enrouler le serpent du Mal, bloqué dans sa remontée par la partie élargie. La fresque de Trèves, située au dessus d’un autel, est particulièrement significative :
« L’axialisation de la scène autour du Christ en croix se prolonge par la mise en scène de la peinture, créant l’illusion que le Christ en croix et le calice sont directement posés sur la table liturgique, locus privilégié de l’échange entre Dieu et les Hommes. Ainsi, à travers une dialectique spatiale et visuelle, la Crucifixion dévoile l’efficacité du sacrement en matérialisant le corps et le sang du Christ à côté des espèces consacrées. D’ailleurs la forme de la croix, ici hampée, rappelle la morphologie des croix liturgiques qui étaient transportées et posées sur l’autel lors de certains rituels. » Julie Mercieca [40]
Charles le Chauve avant 869, Psautier de Charles le Chauve, BNF Latin 1152 fol 3v | Arnulf de Carinthie au pied de la Croix, 890-99 |
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Dans les images de couronnement des empereurs carolingiens, consacrés par la main de Dieu, la main droite tient le sceptre et la main gauche le globe crucifère, symbole de l’Empire chrétien.
Dans la Crucifixion d’Arnulf, le podium sur lequel il plante la croix est contigu au prie-Dieu et fait pendant, en hors cadre, au panonceau INRI (Rex judeorum) : il serait alors tentant de considérer qu’il représente ici non pas un autel, mais le royaume terrestre d’Arnulf. L’image pourrait être comprise comme la contrepartie privée et dévotionnelle de cette imagerie officielle : sans couronne et à genoux, remplaçant le serpent par sa main gauche – celle qui ne tient pas l’épée – Arnulf offre son royaume comme socle à la croix du Christ.
Les donateurs en hors cadre à l’époque romane
Saint Grégoire le Grand aux pieds de la Vierge, 1080-1100, Sermonnaire de Jumièges, Rouen BM Ms 1408 fol 51 | Saint Grégoire d’Antioche aux pieds de la Vierge, 1143, Eglise de la Martorana Palerme |
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Lorsque le cadre est de type architectural, le fait qu’un suppliant passe devant n’est pas substantiellement différent d’une scène continue.
1067, Théodore Gavras et son épouse Irina, Évangélaire de Sainte-Catherine du Sinaï, Bibliothèque nationale russe, gr. 172 fol 2v-3.
L’introduction du cadre et la taille réduite des dévots crée un effet de mise à distance, qui ici n’empêche pas les interactions : le Christ impose sa main sur l’époux tandis que la Vierge lui présente l’épouse. Ce Théodore Gavras, « patricien et topotirite, serviteur du Christ » est le père du futur saint Théodore Gavras, encore adolescent à l’époque : c’est donc seulement le rang social du couple (et non la sainteté du fils) qui lui vaut cette familiarité avec les personnages sacrés [41].
La consécration à la Vierge des abbayes de Cîteaux et de Saint Vaast
1125, Commentaires sur Jérémie, Dijon BM 130 fol 104 IRHT.
A l’intérieur du cadre, Henri I, abbé de saint Vaast et Etienne Harding, abbé de Cîteaux, offrent leurs abbayes à la Vierge. A cheval sur le cadre, le copiste Oisbertus, de Saint Vaast, offre quant à lui son codex à Etienne Harding, scellant l’alliance entre les deux abbayes. Mais au delà, il l’offre aussi à la Vierge, à qui il s’adresse directement :
Pour (ce) livre, enrichis l’écrivain de la vie éternelle |
Pro libro dita scriptorem perpete vita |
« Oisbertus n’est pas dans la page, ni dans l’image, mais, comme l’observateur, devant celle-ci. Il offre ainsi le livre non seulement à la Vierge et à Etienne Harding, mais à l’image même, figurant Marie et l’abbé de Cîteaux : le livre qu’il a entre les mains est le manuscrit qui contient la miniature, dans une mise en abîme subtile » [42] .
Ajoutons, pour confirmer le caractère délibéré de cette mise en abîme, que le copiste pointe de l’index une page recto au milieu du livre, soit l’emplacement exact de la miniature.
Dans la suite de son analyse, Alessia Trivellone montre que l’image évoque aussi une apparition mariale dans une église, à laquelle assistent les deux abbés (nimbés), tandis que le scribe devant le cadre reste en dehors de cet espace sacré.
Ajoutons que, par son emplacement très précis, le livre se présente comme l’intersection entre la sphère terrestre verte et la sphère céleste bleue.
Fol 14r | Fol 165v |
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Psautier Shaftesbury (Angleterre) 1130-40, BL Lansdowne 383
Ce psautier anglais a été réalisé pour une femme de haut rang, peut-être la reine Adeliza de Louvain [43]. Elle apparaît dans deux pages :
- prosternée à bonne distance du Christ en Majesté ;
- debout et masquant le cadre de la Vierge à l’Enfant, elle aussi en Majesté.
Dans les deux cas, son haut rang l’autorise à se présenter en position d’honneur, juste à l’aplomb du globe du pouvoir : crucifère ou florissant. Le degré de recouvrement avec le cadre semble réglé par l’affinité entre la dévote et cet emblème :
- pouvoir cosmique pour le Christ,
- pouvoir de germination pour la Vierge (sur le globe florissant marial, voir Disques au féminin).
Page de dédicace avec l’abbé Walther | Annonciation avec l’abbé Walther |
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Bréviaire de l’abbaye bénédictine de Michelsbeuern,
1161-71, BSB Clm 8271 Münich, Bayerische Staatsbibliothek
Le manuscrit ne contient que trois images pleine page, et l’abbé Walther apparaît dans deux d’entre elles, en compagnie du couple de la Vierge et de Saint Michel (le patron de l’abbaye) :
- en débordement sur le cadre, dans la page de dédicace ;
- intégré à l’image, dans la page de l’Annonciation.
Le sujet de la page de dédicace est le Verbe : le livre fermé du Christ, le missel ouvert que l’Abbé nous présente, et le texte du cadre, sur le denier mot duquel sa personne vient opportunément s’inscrire :
O Jésus, vie, salut, chemin, paix, lumière, gloire, vertu ! Reçois tous les voeux que te destine, en esprit, l’abbé Waltherus. |
Jhesu ! Vita, salus, via, pax, lux; gloria, virtus ! mente tibi tota quae destinat excipe vota Abbas Waltherus |
Ainsi s’explique la posture de l’abbé, le crâne frôlant les pieds de celui qu’il voit par l’esprit.
Dans la page de l’Annonciation, l’abbé se place dans l’image, à la verticale de la colombe, de profil comme l’ange et élevant les bras vers Marie. Le carré bleu central, le vase et l’inscription (« missus est ab angelo a deo in civitatem ») sont des ajouts du 16ème siècle [43a], de sorte qu’il est impossible de savoir ce que la scène signifiait réellement. Dans les Annonciations avec donateur au centre (voir 7-1 …au centre et sur les bords), il semble que l’idée soit de profiter de l’acceptation de la Vierge à la requête de l’Ange, pour qu’elle accepte du même coup la supplique du donateur.
Psautier provenant probablement de l’abbaye d’Ebracher (Würzburg)
Vers 1230, Münich, Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) (Cimelie 15)
C’est ici la donatrice Sophia qui est placée en position d’honneur, en face du sous-diacre Hiltegerus en habit sacerdotal. Le décalage de la mandorle par rapport au cadre crée en haut une impression d’ascension, et en bas en effet d’écho entre :
- les deux animaux terrestres, Lion et Taureau, chacun tenant un phylactère de louange qui monte vers le Seigneur ;
- les deux dévots humains, tenant une banderole unique qui réunit leurs deux contributions :
- côté donatrice : Pour que notre oeuvre t’agrée (Ut nostrum sit opus placitum)
- côté sous-diacre : Christ nous te prions (Tibi Christe rogamus).
Sur la forme très particulière de la mandorle, voir 3 Mandorle double symétrique.
1200-15, Miscellanea (St Pierre de Cluny) BNF Latin 17716 fol 23r
Cette miniature a pour particularité unique que la supplication du moine, dans l’image, est aussi le début de l’hymne Mater misericordie qui constitue le texte de la page :
Mère de miséricorde, espérance et voie du pardon ; Sainte, pour nous implore ton saint fils. |
Mater misericordie, spes et uia uenie; pia pium pro nobis exora filium. |
Le phylactère tendu par le moine est accepté par la Vierge, qui intercède du regard auprès de son fils.
Le pied du moine dépasse le cadre de l’image et fait saillie dans l’espace de la notation musicale située en dessous, indiquant subtilement sa participation à deux domaines différents de la page. Ces domaines sont juxtaposés mais caractérisés par des temporalités distinctes : le domaine de (l’image dépeint une expérience visionnaire de la prière, qui est intemporelle, tandis que la notation musicale en dessous et à droite de l’image représente le temps du présent, le temps humain de la liturgie. Susan Boynton [44]
Bien que le débordement de ce pied soit minime, il est conçu pour répondre à un autre débordement discret, celui du pied de l’Enfant sur le phylactère. Ainsi ce dernier apparaît comme la projection en réduction, dans l’image sacrée, de l’hymne qui se développe dans l’espace liturgique : comme si l’écho du chant pénétrait, par ce canal, jusqu’à l’Enfant.
Psautier pour un monastère de cisterciennes (dit de Bonmont), région du Lac de Constance
Vers 1260 , Besançon BM MS 0054 fol 8
Ce psautier cistercien, illustré par une moniale dans un style encore roman, montre l’abbé Walters posant le bas de sa crosse sur la marche inférieure du trône, tandis que l’abbesse Agnesa reste prosternée en hors cadre. Les deux sont encouragés à s’approcher, en position d’honneur, par le geste de bénédiction de l’Enfant (pour d’autres exemples de la même époque, voix 6-1 Le donateur-humain : les origines (avant 1450) ).
L’Etoile de la Nativité
Plusieurs illustrateurs ont eu indépendamment la même idée : placer en dehors du cadre cet élément transcendant
1190-1200, Psautier de Saint Louis, Angleterre Nord, Leiden University BPL 76 A fol 16v | 1188, Evangeliaire d’Henri le Lion et Mathilde d’Angleterre, Abbaye de Helmarshausen, Herzog August Bibliothek, Wolfenbüttel, Cod. Guelf. 105 Noviss. 2°fol 20r |
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Autant l’illustrateur anglais pratique volontiers les débordements – voir l’arrière-train du cheval (3 Débordements préromans et romans : en Angleterre), autant l’illustrateur germanique, corseté par le decorum de cette commande princière, n’en a eu l’audace que dans cette seule image, pour cette Etoile surnaturelle.
1215-17, Sacramentaire de Berthold (abbaye de Weingarten), Morgan MS M.710 fol. 19v
Le plus remarquable ici n’est pas l’étoile, mais la conception architecturale des trois registres, où les Rois mages :
- rentrent en haut à Bethléem par une porte à fronton,
- se présentent devant l’Enfant en grande tenue,
- revêtent leurs habits de voyage pour ressortir en bas par une porte crénelée, avec les mêmes chevaux, mais dans un ordre différent, le plus âgé reprenant d’un air courroucé la place de tête qui lui est due.
« Cette image exceptionnelle montre éloquemment comment le temps du récit, dont le développement va de plus en plus caractériser les images « gothiques », travaille l’épaisseur de l’image pour donner l’impression de l’approche vers le « lieu » de l’Incarnation, puis d’un nouvel éloignement. Ce lieu est un édifice montré alternativement à l’extérieur et à l’intérieur, dans la dynamique des deux déplacements inverses qui se figent dans le moment central de l’adoration; plus encore que la crèche, cet édifice, dont la disposition, la longueur et les orifices ordonnent et scandent la progression des rois, est bien une « métonymie » de l’Ecclesia ». Jean-Claude Schmitt ( [45], p 340)
Le repas chez Simon le Pharisien
Le repas chez Simon le Pharisien
Vers 1150, ANSELMUS CANTUARIENSIS, Salzburg, Stiftbibliothek Admont MS 289 fol 83r
Pour traduire la dynamique du récit, l’image représente la pécheresse deux fois, debout lorsqu’elle entre en scène, puis prosternée aux pieds du Christ :
Et voici, une femme pécheresse qui se trouvait dans la ville, ayant su qu’il était à table dans la maison du pharisien, apporta un vase d’albâtre plein de parfum, et se tint derrière, aux pieds de Jésus. Elle pleurait; et bientôt elle lui mouilla les pieds de ses larmes, puis les essuya avec ses cheveux, les baisa, et les oignit de parfum. Luc 7, 37-38
Le débordement, en décalant une des deux instances du personnage dans le passé immédiat de l’image, autorise cette duplication.
Psautier pour un monastère de cisterciennes (dit de Bonmont), région du Lac de Constance
Vers 1260 , Besançon BM MS 0054 fol 7
La dessinatrice recourt encore à la convention de représenter Marie-Madeleine deux fois :
- une fois dans l’image, habillée en moniale pour verser le parfum sur la tête du Christ ;
- une fois en débordement, les cheveux dénoués, pour essuyer ses pieds.
Le hors-cadre permet ici encore de dupliquer un personnage, en imprimant deux temporalités différentes à l’image : ici le débordement a valeur de futur immédiat.
1125-30, St Albans psalter, Hertfordshire, Hildesheim, HS St. Godehard 1 Fol 18v
Dans le même épisode, cet artiste anglais a fait déborder un serviteur apportant un récipient. Il ne s’agit pas d’une copie mal comprise, mais d’une utilisation différente du hors cadre, pour illustrer un autre moment de la narration :
…il dit à Simon: Vois-tu cette femme? Je suis entré dans ta maison, et tu ne m’as point donné d’eau … tu n’as point versé d’huile sur ma tête ; mais elle, elle a versé du parfum sur mes pieds. Luc 7, 44-48
Ainsi le serviteur désappointé amène en retard le parfum manquant, et sa main vide fait pendant à celle de Simon mortifié.
Habacuc transporté par les cheveux
Nous avons déjà rencontré la scène rare d’Ezéchiel transporté par les cheveux (voir 3 Débordements préromans et romans : en Angleterre). Un autre prophète emprunte plus fréquemment ce mode de locomotion angélique.
Vers 1050, dessinateur Placidus, Beatus de St Sever, BNF Latin 8878 fol 233v
Cette image du cycle de Daniel, due au dessinateur Placidus, montre l’ange transportant Habacuc par les cheveux, pour qu’il apporte à boire et à manger à Daniel dans la fosse au lions (Daniel 14, 34-36). Dans le Beatus de St Sever, les débordements sont pratiquement inexistants : cette mise en page est moins étonnante si l’on comprend qu’il ne s’agit pas d’une image encadrée dont un élément déborde, mais de deux figures sur fond blanc : l’ange et la fosse au lion, entourée par quatre murs (un cas similaire montre un ange transportant le diable dans une cage figurant les Enfers, voir 2 Débordements préromans et romans : dans les Beatus).
1125-50, Walthersbible, Michaelbeuern, Benediktinerstift, Man. perg. 1 | 1145-50 BIBLIA, PARS I (ADMONTER RIESENBIBEL) Wien, Österreichische Nationalbibliothek (ÖNB), Cod. Ser. n. 2701 fol 228r Daniel |
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Dans ces deux bibles germaniques, l’une suit la même tradition graphique (le cadre est assimilé aux parois de la fosse) tandis que l’autre traduit la situation par deux scènes encadrées : l’une montrant Darius face à Daniel dans sa fosse, l’autre montrant l’ange et Habacuc qui atterrit, en traversant les deux cadres et le plafond de la fosse.
1100-20, Bible de Santa Maria del Fiore, Bibl. Med. Laur, edili 125, fol. 259v
Cette Bible toscane du début du siècle n’atteint pas au même niveau d’intégration graphique : les deux scènes sont superposées dans l’ordre chronologique, et le vol d’Habacuc est suggéré seulement par ses pieds qui pendent hors du cadre.
La double page du Maitre de Jessé
C’est dire la qualité d’invention exceptionnelle d’un artiste français de la même période, auquel on a donné le nom conventionnel de Maître de Jessé.
Frontispice de Daniel
1120-35, Cîteaux, Dijon BM MS 132, fol 2v
La fosse aux lions est ici figurée par l’initiale A de Anno. Les protagonistes sont de taille décroissante, depuis l’ange coupé par l’angle supérieur droit jusqu’à Hababuc, puis à Daniel, puis aux six lions de la fosse (tous dans des poses différentes), puis au septième lion domestiqué sous ses pieds, décroissance voulue pour figurer un effet de profondeur entre les deux débordements, celui de l’ange au premier plan et celui des lions, à l’arrière plan…
…lions qui sont progressivement diminués de manière à ce que le dernier soit de taille à s’intégrer dans le cadre, à côté de l’oiseau qui le menace.
A noter que cette page est un cas d’école de perspective inversée (où le point de suite est « en avant » de l’image) : pour les fuyantes du trône (en jaune) et des grecques (en bleu). Pour celles du bord supérieur (en blanc), l’artiste a choisi un point de fuite situé au dessus de l’image, qui élève le regard vers une réalité supérieure.
Cette page d’une exceptionnelle qualité se trouve au verso d’un feuillet, rajouté au début d’un Commentaire de Jérôme sur Daniel à la place du feuillet primitif [46], et qui présente au recto un autre frontispice tout aussi remarquable :
Frontispice aux prophètes mineurs
1120-35, Cîteaux, Dijon BM MS 132, fol 2r
Les douze prophètes mineurs, barbus, sont représentés autour d’un Christ imberbe, tous dans des attitudes différentes, portant un court texte qui permet de les identifier. De même que le Christ déborde sur la mandorle, le cercle des prophètes déborde à son tour sur un cadre très chargé, rempli de motifs cufiques et zoomorphes. Le premier prophète en bas à droite, Naüm, se caractérise par une position qui a échappé aux commentateurs : l’artiste a tenté de le représenter de dos, entrant dans l’image à travers le cadre, comme en témoignent la plante du pied droit et les plis de la robe sur le fessier.
Les quarante martyrs de Sébaste, Constantinople, 10ème siècle, Museum für Byzantinische Kunst, Bode-Museum, Berlin (détail)
A une époque où le motif est pratiquement inexistant (voir 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)), l’artiste a été dépassé par son idée : il a tenté d’inventer une vue de dos à partir des schémas qu’il maîtrisait, et non par l’observation directe.
Le rideau pendu au cadre
Un héritage antique
300-25 Diptyque de Claudius, Museo del duomo, Monza
Dès l’Antiquité, le rideau, qui parfois serpente autour d’une colonne, constitue un élément de majesté à l’arrière d’un grand personnage.
Frontispice
Pentateuque de Tours, vers 600, BNF NAL 2334 fol 2r
Il révèle ici les titres des Cinq livres du Pentateuque, inscrits en hébreux et en latin. Les quatre croix dorées qui le christianisent, associées aux quatre colonnes, suggèrent que le portique représente les Quatre Evangiles, au travers duquel apparaît le sens caché de l’Ancien Testament. La conque inscrite dans le fronton, comme dans le diptyque de Claudius, devient dans ce contexte chrétien un symbole de vie éternelle, tout comme les deux paons qui la surplombent.
Très tôt, le rideau ouvert est donc à la fois un décor honorifique, un symbole du dévoilement, et un objet graphique qui, par sa forme serpentine et son accrochage côté Ciel , constitue le dual naturel de la colonne, rigide et plantée dans la Terre.
Le cadre se réifie simultanément dans ces deux matières impériales que sont le marbre et la pourpre.
Vers 720, Béde le vénérable écrit le « De tabernaculo », une exégèse verset par verset des chapitres 24 à 30 de l’Exode, qui décrivent le Tabernacle de Moïse et notamment ses rideaux [46a]. On subodore que ce texte a pu rajouter au motif la nouvelle symbolique de « rideau du tabernacle », mais aucun exemple indiscutable n’a été apporté [46b].
L’apogée carolingienne
Adoration de l’Agneau
800-14, Évangiles de Saint-Médard de Soissons, BNF Latin 8850 fol 1v
Ce frontispice d’un Evangélaire prestigieux ayant appartenu à Charlemagne utilise la structure d’un théâtre antique pour figurer les quatre Vivants soutenant la mer de cristal, au dessus de laquelle les vingt quatre vieillards adorent l’Agneau. Considérée en creux, cette structure quaternaire permet la même transition vers le ternaire que dans le texte qu’elle illustre :
« Ces quatre animaux ont chacun six ailes; ils sont couverts d’yeux tout à l’entour et au dedans, et ils ne cessent jour et nuit de dire: » Saint, saint, saint est le Seigneur, le Dieu Tout-Puissant, qui était, qui est et qui vient ! « Apocalypse 4,8
Ainsi dans les vides entre les colonnes on peut lire en lettres d’or :
Sanctus Dominus Deus Qui erat |
sanctus
et qui est |
sanctus Omnipotens et qui venturus est. |
Entre Deus et Omnipotens, la tête de lion dorée suspendue à rien, qui soutient les deux pans du rideau, renvoie au médaillon doré de l’Agneau tout en haut, d’où tombent des rayons de lumière : le texte de l’Apocalypse qualifie d’ailleurs l’Agneau de « Lion de Juda » [47]. Le rideau, qui en se soulevant laisse apparaître la Jérusalem terrestre, est ici la métaphore étymologique du mot Apo-calypse : Dé-voilement. De même que l’Apocalypse unifie les quatre Evangiles, le rideau joint les quatre colonnes, et dévoile les trois Temps de la présence du Christ : dans le Passé, dans le Présent et dans le Futur.
Le génie de ce frontispice unique est qu’il annonce par sa structure-même les pages qui vont suivre : les Canons, concordances entre les Evangiles, sont traditionnellement présentés dans des portiques allant de cinq à trois colonnes.
800-20, Le banquet des enfants de Job, Vat. Gr. 749, fol 16v (c) Biblioteca Vaticana | 880-920, Saint Matthieu, Evangiles du couronnement, BL Cotton MS Tiberius A II fol 24r |
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A l’époque carolingienne apparaît le motif des rideaux s’enroulant sur le bord supérieur du cadre, comme sur une tringle, ou sur les colonnes latérales.
Bible de Saint Paul Hors les Murs, vers 875, fol 10
C’est probablement dans ce manuscrit que la métaphore carolingienne du voile atteint sa complexité maximale. Dans le registre central, on retrouve le motif du rideau pourpre frappé de quatre croix dorées, ici fermé, transformant le Tabernacle biblique en un autel sur lequel l’Agneau ouvre le Livre aux sept sceaux. La figure barbue de droite est Moïse relevant son voile :
« Lorsque Moïse eut achevé de leur parler, il mit un voile sur son visage. Quand Moïse entrait devant Yahweh pour parler avec lui, il ôtait le voile, jusqu’à ce qu’il sortit; puis il sortait et disait aux enfants d’Israël ce qui lui avait été ordonné. Les enfants d’Israël voyaient le visage de Moïse, ils voyaient que la peau du visage de Moïse était rayonnante; et Moïse remettait le voile sur son visage, jusqu’à ce qu’il entrât pour parler avec Yahweh ». Exode 34,33-35
A noter que les quatre Vivants coopèrent pour enlever ce voile, y compris l’Ange de Saint Matthieu qui le soulève avec l’air de sa trompette. Comme l’a relevé Kessler [47a], le verbe « per-sonare », qui signifie « sonner de la trompette », est rapproché étymologiquement, par Boèce, de « persona » (la substance individuelle) et de « personae » (les masques de théâtre) : ainsi ce dévoilement est aussi un démasquage.
Frontispice du Lévitique, Bible de Saint Paul Hors les Murs, vers 875, fol 32
Cette composition unique présente quatre étages de rideaux :
- au premier registre, deux hommes en tunique blanche suspendent des rideaux à des crochets assujettis au cadre, et deux hommes en tunique orange les portent sur l’épaule, le temps de planter avec leur marteau les derniers crochets ;
- au deuxième registre, une tente s’ouvre, portée des deux côtés par une colonne et attachée à un anneau d’or fixé latéralement sur le cadre ;
- au troisième registre, devant des rideaux sombres, sont répétés deux groupes composés de Moïse à la barbe blanche, d’Aaron et de cinq lévites ;
- au quatrième registre, devant un rideau violet, « l’assemblée s’étant réunie à l’entrée de la tente de réunion » (Lev 8,4), Moïse et Aaron sacrifient un taureau et deux béliers (Lev 8,14-28).
Joachim E. Gaehde [47b] a analysé l’iconographie de cette page, qui suit de manière détaillée les passages de l’Exode et du Lévitique décrivant la construction et la consécration du Tabernacle de Moïse. Nous préciserons seulement ici ce qui concerne les rideaux.
Sur la base des mêmes textes, le Codex Amiatinus avait établi une vue en plan de ce que le Maître de la Bible de Saint Paul Hors les Murs représente en vue de face :
- les tentures (1) qui entourent le Saint des Saints, lequel renferme l’Arche d’Alliance (a) avec ses deux chérubins en or ;
- la tente (2) qui surplombe le Saint des Saints (non représentable sur le plan) :
« Tu feras pour la tente une couverture en peaux de béliers teintes en rouge, et une couverture en peaux de veaux marins, par-dessus. » Lev 26,40
- le voile de séparation (3) entre le Saint des Saints et le Saint, dans lequel se trouve la Table des pains de proposition (b) et le Candélabre (c) ;
- les rideaux à l’entrée du Tabernacle, sur le parvis duquel ont lieu les sacrifices.
L’Arche d’Alliance (dans le Saint des Saints) ne devrait pas être posée sur la Table des pains de proposition (dans le Saint), mais l’illustrateur profite de leurs points communs (les deux sont de bois d’acacia doré, sont équipés de quatre anneaux d’or et de deux barres de bois doré) pour les fusionner graphiquement et ainsi les christianiser :
- la partie tabernacle (au sens chrétien) reste en arrière, sous la tente ;
- la partie table d’autel, avec son rideau orné de croix, vient en saillie, de manière à ce que Moïse puisse la consacrer avec son calice doré.
Mais la trouvaille géniale de l’image est que les quatre étages de rideaux font apparaître en creux, par leur ouverture, une grande croix vert clair qui christianise l’ensemble de la composition, absorbant, d’une manière graphique, tout le Lévitique dans l’Evangile.
Une variante anglaise
La Sagesse dans son Temple, 975-1000 Prudence (Cantorbéry), BL Cotton MS Cleopatra C VIII fol 36r | La Reine Emma, ses fils Harthacnut et Edward, et un scribe, Encomium Emmae Reginae, 1030-40, BL MS Add 33241 fol 1v |
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Trois manuscrits de Cantorbéry montrent la Sagesse trônant devant son temple aux sept colonnes (Proverbes 9,1). L’artiste se sert habilement du rideau pour masquer la dissymétrie entre les trois colonnes de gauche et les quatre de droite.
Dans le frontispice de l’Encomium Emmae Reginae, les rideaux jouent un rôle honorifique, mais aussi probablement symbolique, en joignant la fenêtre unique pratiquée dans le colonne maternelle et les deux fenêtres de la colonne filiale. L’artiste semble avoir été quelque peu dépassé par cette invention alambiquée, puisqu’à droite le rideau et le manteau du fils sont indiscernables. La division dissymétrique du baldaquin pourrait bien être un hommage courtisan à la Sagesse de la reine, les sept lambrequins évoquant subtilement les sept colonnes de son Temple.
L’adoption romane
Le motif va se banaliser à l’époque romane, dans des manuscrits qui ne pratiquent par ailleurs aucun autre débordement : preuve que le rideau n’est pas perçu comme sortant de l’image, mais comme faisant partie intégrante du cadre.
St Marc
Vers 1100, Evangéliaire (Beauvais, abbaye Saint-Quentin), Amiens BM 24 fol 53 IRHT
Le cas le plus fréquent est celui des rideaux qui s’enroulent autour de l’arcature qui forme le cadre des portraits des Evangélistes. Dans cet exemple particulièrement expressionniste, le rideau entraîne, dans une sorte de danse des voiles, le lion, le rotulus et même Saint Marc, qui se contorsionne dans les plis serpentins de ses vêtements.
Une adaptation germanique
Saint Emmeran, 1080-1100, Evangéliaire d’Heirich IV, Cathédrale de Cracovie, Cod. 208 | Saint Jérôme, 1150, Evangéliaire, BSB Clm 14267 fol 15v |
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La formule allemande est très codifiée : le rideau ne se noue pas autour de la totalité du cadre – débordement trop radical – mais uniquement de son liseré interne, qui se réifie en tringle.
Cène, p 21 | Noces de Cana, p 50 |
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1149-50, Perikopenbuch aus St. Erentrud, Salzburg, BSB Clm 15903
Cet illustrateur s’en sert à de nombreuses reprises, comme un motif purement décoratif, sans valeur symbolique : dans ces deux images, le rideau est tantôt convexe et tantôt concave au dessus de la figure du Christ. Les festons font écho à ceux de la nappe qui, bizarrement, s’enroule elle-aussi autour du bord de la table. Dans la Cène, deux lampes à huile sont suspendues à la même tringle.
La Cène, fol 15v
1170-80, Evangéliaire de Passau, BSB Clm 16002
Cet autre illustrateur recopie la nappe et les lampes, mais pas le rideau : ce qui montre bien son caractère facultatif, du moins dans une salle à manger.
Annonciation, p 67 | Naissance de Saint Jean Baptiste, p 148 |
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1149-50, Perikopenbuch aus St. Erentrud, Salzburg, BSB Clm 15903
Dans ces deux pages, les bords latéraux symbolisent les murs de la maison, porte d’entrée incluse.
Dans l’Annonciation, le rideau de la chambre de la Vierge s’enroule au travers de la fenêtre, sans autre nécessité apparente que l’abus du procédé. Le rapprochement avec la miniature de la Reine Emma et de ses fils, exactement contemporaine, laisse néanmoins soupçonner que ce motif étrange de la colonne non pas entourée, mais pénétrée par un rideau tombant du ciel, pourrait avoir un lien avec la Maternité bénie par Dieu.
Dans la Naissance de Saint Jean Baptiste, le rideau troue le plafond et serpente autour des créneaux, avec pour justification de relier célestement les vieux époux (Elisabeth et Zacharie) en passant par une invention de l’artiste, le jeune couple venu visiter l’accouchée :
« Ses voisins et ses parents apprirent que le Seigneur avait fait éclater envers elle sa miséricorde, et ils se réjouirent avec elle » Luc 1,28
Autant l’artiste reprend pour cette scène la structure byzantine (avec le bain de l’enfant au registre inférieur), autant ses rideaux exubérants sont typiquement occidentaux.
Naissance St Jean Baptiste, fol 30v | Naissance de Jésus, fol 37v (frontispice de l’Evangile de Matthieu) |
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1170-80, Evangéliaire de Passau, BSB Clm 16002
Le copiste de Passau n’utilise le rideau que dans ses deux scènes de naissance : ce qui tendrait à prouver que, pour lui, le rideau est un plutôt un élément narratif, faisant partie du mobilier de la chambre.
1176, Psautier de Windberg, BSB Clm 23093 p 132
Le rideau constitue ici un élément de majesté au dessus de la Vierge à l’Enfant, tout en suggérant, par son ventre central qui retombe par dessus l’arcade, une continuité virginale entre la Mère et le Fils.
Nativité, vers 1170, Psautier de Copenhague, Angleterre, KB Thott 143 2º fol 9v
Ce manuscrit anglais recourt dans plusieurs pages au même procédé, à l’exclusion de tout autre débordement. Ici, le rideau est suspendu en haut sous le liseré doré et il s’enroule, latéralement, autour du même liseré.
La pratique des liserés dorés, possiblement posés par un artiste spécialisé, a probablement favorisé cette dissociation du cadre entre paroi et contenu décoratif peint que nous avons déjà observée, ainsi que l’assimilation du bord métallique à une tringle.
Une valeur mystique
Dieu, personne ne le vit jamais (Jean 1,18)
Vers 1300, Rothschild Canticles (Flandres ou Rhénanie) Yale, Beinecke Library, MS 404 fol 106r
Cette page d’un manuscrit mystique de la période gothique reprendra de manière très originale le motif des rideaux accrochés au cadre pour illustrer, paradoxalement, la citation de Jean proclamant l‘invisibilité de Dieu ( [48], p 124). Les quatre rideaux évoquent la tente de la Rencontre (Exode 33,7-23) sous laquelle Yahweh proclame à Moïse cette invisibilité ( [49], p 147). Ils sont soulevés par deux arcs de cercle nuageux, révélant la Trinité composée de trois enveloppes concentriques, nuageuses à l’extérieur et ignées à l’intérieur [50].
L’homme devant l’arcade
Longtemps les seules miniatures pleine plage ont été celle des Evangélistes écrivant, en frontispice de leur livre. Dans l’immense majorité des cas, leur dignité s’oppose à tout débordement. Mais il y a quelques rarissimes exceptions.
Vocation de St Matthieu | St Matthieu écrivant |
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880-900 Evangéliaire carolingien, Prague Kapitulni Knihovna Cim 2, fol. 24r
Cet évangéliaire enluminé en France a la particularité unique d’ouvrir chaque Evangile par un bifolium. Celui de Saint Matthieu montre sa conversion, alors qu’il laisse tomber l’argent et l’épée du percepteur pour suivre le Christ, qui tient en main un rotulus. Ce mouvement de poursuite trouve une écho dans la page recto, où la boîte à rotulus semble également sortir vers la droite, à l’imitation du Christ.
Mois de Juillet, 855, Martyrologe pour l’empereur Lothaire premier (Reichenau), Vatican Cod. Reg. Lat. 438, fol 15v
Ce manuscrit carolingien de Reichenau est exceptionnel pour sa liberté graphique. Tous les Mois sont personnifiés devant une arcade, mais Juillet moissonneur déborde largement de la faux. La bestiole n’est autre que « le signe ardent du Cancer ». Les deux personnages sous les colonnes représenteraient, dit-on, les travailleurs qui soutiennent la société.
Saint Marc, fol. 2v | Un moine présentant le codex à Gero, fol. 7v |
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969, Gero Codex (Reichenau) ULB Darmstadt Hs.1948
L’art ottonien est, comme nous l’avons vu, très rétif aux débordements. L’exception apparaît à nouveau à Reichenau, avec ce débordement latéral du siège. L’intention est de créer un effet de profondeur, mais l’artiste tient également au decorum du cadre. Ce pourquoi, dans l’image de gauche, il prolonge la colonne jusqu’en bas, au détriment du réalisme spatial.
Ce type de difficulté conceptuelle explique sans doute pourquoi, en dehors du scriptorium très avancé de Reichenau, les débordements des Evangélistes sont si rares.
Crucifixion, fol 1v | Le pape Grégoire, fol 2r |
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950-70, Fragments (Corvey) inséré dans un sacramentaire (Reichenau), Stadtbibliothek Leipzig Ms. CXC
Dans la page recto de ce bifolium, le Pape Grégoire, inspiré par la colombe du Saint Esprit, regarde son livre sur lequel est inscrit :
Grégoire écrit ce que lui dicte l’Esprit nourricier |
SCRIBIT GREGORIVS DICTAT QVAE SP[IRITU]S ALMVS |
Or il n’est pas montré en train d’écrire, mais de méditer. D’où une première interprétation [51] dans laquelle la Crucifixion, sur la page verso, représente la vision à laquelle Grégoire assiste, en esprit.
Mais cette lecture n’épuise pas la signification de cette construction complexe : pourquoi avoir décentré la croix latéralement, avec l’inconvénient de repousser Marie sur le cadre et de laisser moins de place pour le texte qui la concerne ? Celui-ci, écrit dans l’épaisseur du bord gauche, descend ainsi beaucoup plus bas que celui qui concerne Saint Jean, dans le bord droit :
Brillante Etoile de la mer, intercède pour tous, mélangés |
Et toi, virginal Jean, prie avec la Vierge. |
F V L G I D A S T E L L A M A R I S P R O C U N C T I S P O S C E M I S C E L L I S |
E T T U I U N G E P R E C E S C U [ M ] U I R G I N E U I R G O I O H A N E S |
Par le mot CUNCTIS (tous), le texte de Marie résonne avec celui du Christ inscrit, en haut et en bas, de part et d’autre de la Croix :
Sur ta Croix, ô Christ, cloue toutes les fautes |
IN CRUCE CHR[IST]E TUA CONFIGE NOCENTIA CUNCTA |
Le dernier texte, réparti sur les bords supérieur et inférieur, s’applique aux deux éléments en hors cadre, en haut et en bas de la Croix :
Ceci signifie l’Agneau |
ANNUAT HOC AGNUS |
Tandis que le mot AGNUS commente le panonceau INRI et le mot PESTE le serpent (en blanc), la répétition du mot CUNCTUS (en jaune) souligne la complémentarité de Marie et du Christ dans la Rédemption de tous : Marie plaide, le Christ juge, et Saint Jean sert d’assesseur. Ce qui est une première manière de justifier la proximité de Marie et du Christ dans l’image.
Si l’on prend maintenant en compte la seconde page, on constate que Marie, intermédiaire entre le Christ et les hommes, joue le même rôle que le Livre, intermédiaire entre l’Esprit Saint et les hommes (en vert). Par sa posture penchée au dessus du pupitre et sa position au niveau du suppedaneum (ligne bleue), Grégoire s’identifie au Christ. Mais en tant que scribe de l’Esprit Saint, il s’identifie aussi à Jean l’Evangéliste (cercles violets).
Ainsi les textes et les débordements coopèrent pour donner tout son sens à ce bifolium inspiré.
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Evangiles de Lindisfrane, saint Matthieu, 680-700, BL Cotton ms. Nero D. IV, fol 25v
Le personnage nimbé qui se cache derrière le rideau ne fait pas l’unanimité : Moïse, Ezéchiel, Isaïe, le Christ… Voir Michelle P. Brown « The Lindisfarne Gospels: Society, Spirituality and the Scribe » p 362 https://books.google.fr/books?id=sdOzz5HzxngC&pg=RA1-PA362 . Il s’agit probablement d’une représentation précoce de Moïse relevant son voile (voir [47a]).
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