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8 Débordements gothiques : quelques cas locaux

A la période gothique, les débordements restent encore autorisés dans les scènes de bataille. On en rencontre également dans quelques manuscrits italiens exceptionnels. 

Article précédent : 7 Débordements gothiques : une inhibition généralisée

 

L’exception des scènes de bataille

1250–75 Histoires d'Outremer par Guillaume de Tyr BNF Fr 2630 Siege_of_TyrSiège de Tyr, 1250–75, Histoires d’Outremer par Guillaume de Tyr, BNF Fr 2630 1337 Roman de Godefroi de Bouillon et de Saladin Maitre de fauvel BNF Fr 22495 fol 43r Bataille d' Antioche (1098)Bataille d’ Antioche (1098), 1337, Roman de Godefroi de Bouillon et de Saladin, Maître de Fauvel, BNF Fr 22495 fol 43r

Ces scènes se prêtent naturellement au débordement vers le haut des tourelles, oriflammes et armes. Il permet d’introduire un élément de variété dans des scènes par nature répétitives. Malgré l’encombrement, les bords latéraux restent presque toujours intangibles, coupant net soldats et chevaux.



1325-35 Spieghel Historiael Flandres The Hague, KB, KA 20 fol 163v The battle between Arthur and Modred

Bataille entre Arthur et Modred
1325-35, Spieghel Historiael (Flandres), la Haye, KB KA 20 fol 163v

Dans ce manuscrit très riche en scènes de bataille, cette image est la seule qui présente un timide débordement des chevaux. Elle illustre bien la concurrence entre les hors-cadres et le texte :

  • un texte abondant bloque les débordements vers le haut ;
  • les images allant d’une marge à l’autre favorisent les débordements latéraux.


 

1280-90 Histoire de Merlin BNF FR 95 f 205r Bataille de la SurneBataille de la Surne, fol 205r 1280-90 Histoire de Merlin BNF FR 95 f. 238v Bataille de DanablaiseBataille de Danablaise, fol 238v

Histoire de Merlin, 1280-90, BNF FR 95

Ces deux images mettent en évidence un autre facteur limitant : l’expansion des drôleries, commentaire facétieux à l’extérieur de l’image, a pour contrepartie de comprimer celle-ci dans son cadre.


 

1337 Roman de Godefroi de Bouillon et de Saladin Maitre de fauvel BNF Fr 22495 fol 30r Siege_de_Nicée_(1097)Siège de Nicée (1097), fol 30r 1337 Roman de Godefroi de Bouillon et de Sala Maitre de fauvel BNF Fr 22495 fol 16v Pierre l'ermite au siege de_Nish_(1096)Pierre l’Ermite au siège de Nish (1096), fol 16v

Roman de Godefroi de Bouillon et de Saladin, 1337, Maître de Fauvel, BNF Fr 22495

Les scènes de siège sont propices au débordement des remparts ou des défenseurs, quasi systématiques dans ce manuscrit.

Dans le cas du Siège de Nish, la nécessité de représenter Pierre l’Ermite a conduit l’artiste à une solution astucieuse : scinder l’image en deux moitiés, chacune à son échelle propre, ce qui place un Pierre l’Ermite géant à la hauteur des ennemis miniaturisés. Un débordement des remparts aurait contrarié cette domination.


1400-1440 Maître de Giac Chroniques de Froissard BNF FR 2662 fol 150v Bataille de CrecyMaître de Giac, 1400-40, BNF FR 2662 fol 150v 1412-1415 Chroniques de Froissard France MS M.804 fol. 110 Bataille de Crecy1412-1415, MS M.804 fol. 110

Bataille de Crécy (Chroniques de Froissard)

Un débordement conventionnel spécifique aux scènes de bataille est celui des drapeaux, permettant d’identifier les camps en présence [62].


1400-25 Maître de Giac Froissard Chroniques Toulouse BM 511 f. 109 Bataille de Neville's-Cross IRHTBataille de Neville’s-Cross, fol 109 1400-25 Maître de Giac Froissard Chroniques Toulouse BM 511 f. 244 Bataille navale devant la Rochelle en 1372Bataille de la Rochelle en 1372, fol 244

Maître de Giac, 1400-25, Chroniques de Froissard, Toulouse BM 511

Dans ces deux images, le débordement sert à signaler la particularité de la bataille :

  • la présence de la reine d’Angleterre en personne [63] ;
  • le lieu, près des remparts de la Rochelle.



Les libertés de l’enluminure italienne

Le développement industriel et marchand dans la première moitié du Trecento va de pair avec la floraison de toutes sortes d’ouvrages techniques, pour lesquels les artistes développent des iconographies nouvelles. On apprécie aussi les récits épiques de l’antiquité, tels le Roman de Troie.

Ces images émergentes, non religieuses et non codifiées par une longue tradition, sont propices aux débordements, du moins dans les régions d’Italie qui se dégagent en premier de l’influence byzantine : à Padoue et Bologne essentiellement, ainsi que dans un étrange manuscrit florentin.

Le Maître des antiphonaires de Padoue

Soit maître bolonais ayant travaillé à Padoue, soit l’inverse [64], cet artiste novateur importe dans la miniature les apports tridimensionnels de la peinture de Giotto, telles qu’il a pu les observer dans les fresques de la chapelle Scrovegni. On attribue aujourd’hui à cet atelier plusieurs manuscrits dont la datation reste discutée, mais qui témoignent d’un perfectionnement croissant, dans la première moitié du Trecento.

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1303-06 Giotto di Bondone, Le allegorie dei Vizi e delle Virtù, Padova - Cappella degli ScrovegniAllégorie des Vices et des Vertus 1303-06 Giotto di Bondone, Le allegorie dei Vizi e delle Virtù, Padova - Cappella degli Scrovegni InjusticeL’Injustice

1303-06, Giotto , chapelle Scrovegni, Padoue

Les grisailles notamment montrent des figures sortant du cadre, les pieds parfois posés sur un socle rocheux. L’Injustice, en particulier, a sous ses pieds deux plateformes en escalier, une où passent des soldats, l’autre plantée d’arbres.


1300-25 Maestro degli Antifonari padovani Florence Riccardiana, Ricc. 1538 fol 18v Assaut d'une fortificationAssaut d’une fortification, fol 18v 1300-25 Maestro degli Antifonari padovani Florence Riccardiana, Ricc. 1538 fol 43r César combattant JubaCésar combattant Juba, fol 43r

Maître des antiphonaires de Padoue, 1325-25, Miscelllanées, Florence Riccardiana, Ricc. 1538

L’atelier introduit dans les scènes de bataille cette idée d’une plateforme en ressaut, portant une frise de guerriers. Le débordement de la tour n’a rien d’original dans les scènes de bataille, mais il va être porté à des hauteurs inusitées.

Les arbres apparaissent ici comme des fioritures externes au cadre, qui ne se raccordent pas à la scène. La queue de la panthère, en revanche, passe sous le cadre, témoignant d’une exploration tous azimuts des débordements.


1300-25 Maestro degli Antifonari padovani Florence Riccardiana, Ricc. 1538 fol 2r Cesare dirige la costruzione di una arco di TrionfoCésar dirigeant la construction d’un arc de Triomphe, 1325-25, Miscelllanées, Florence Riccardiana, Ricc. 1538 fol 2r 1320-50 Divine Comedie Dante’s Dream MS BL Egerton 943, f. 3rLe rêve de Dante, 1320-50, Divine Comédie, MS BL Egerton 943, f. 3r

Maître des antiphonaires de Padoue

Selon les manuscrits et le type de scène, le cadre peut être plus ou moins épais et ouvragé, la plateforme plus ou moins en ressaut, géométrique ou rocailleuse.


Le roman de Troie

 

 

1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 18r Destruction de TroieDestruction de Troie, fol 18r

1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 19v reconstruction de TroieReconstruction de Troie, fol 19v

1315-25, Maître des antiphonaires de Padoue, Vienne ONB Cod. 2571

Le manuscrit le plus abouti de l’atelier est « Le roman de Troie » de Vienne, qui donne à ce bestseller médiéval une illustration pléthorique et inédite par rapport aux procédés standards des scènes de bataille. Ce type d’image avait déjà existé, mais sur fond blanc, l’édifice étant son propre cadre.

En doublant le mur du fond par un cadre ornementé, l’atelier place l’image dans le champ de la représentation théâtrale, sur tréteau et devant un rideau. L’oeil est alors attiré par ce qui déborde, les maçons et les tours abaissées puis relevées. Le texte qui s’encoche dans une des tours revendique le caractère expérimental et purement graphique de ces débordements.


Le « Roman de Troie » de Vienne a été copié une vingtaine d’années plus tard, dans un  manuscrit qui se trouve aujourd’hui à la BNF. La comparaison donne des indications précieuses sur la normalisation du goût dans cette période.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 13v, Retour de Jason en Crete1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 13v 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol 14v, Retour de Jason en Crete1340-50, BNF FR 782 fol 14v

Le retour de Jason en Crète, Roman de Troie

Cette image révèle le même esprit de jeu purement formel, avec ces arbres qui ne se plantent sur rien et cette tour posée sur le cadre.

La copie de Paris ne présente plus ces excentricités de jeunesse : en s’étendant à d’autres ateliers, la formule s’est banalisée. A noter l’ajout de textes explicatifs en rouge.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 45r Bataille entre Grecs et Troyens1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 45r 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol f. 49r, Bataille entre Grecs et Troyens1340-50, BNF FR 782 fol 49r

Bataille entre Grecs et Troyens

L’exubérance initiale se modère, encore qu’il faille tenir compte de l’emplacement différent des images, en haut ou en bas de page.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 174v Vengeance de Nauplios1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 174v 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol 189v Vengeance de Nauplios1340-50, BNF FR 782, fol 189v

Vengeance de Nauplios

La comparaison montre clairement l’évolution du goût vers des débordements moins affirmés : l’ajout de l’inscription en rouge n’empêchait pas de décaler le bord du cadre vers le bas, pour conserver l’agressivité des lanceurs de rochers. Le copiste a préféré une composition affadie, mi terre mi mer.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 31r Arrivee de Paris et Helene à Troie1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 31r 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol 34r Arrivee de Paris et Helene à Troie1340-50, BNF FR 782 fol 34r

Arrivée de Pâris et Hélène à Troie

Le copiste reprend la composition générale, mais fait varier les procédés : il branche les arbres au sol, rajoute une plateforme rocheuse et un baldaquin qui déborde, supprime le cadre derrière la tour : preuve que ces procédés sont bien compris comme purement graphiques, hors de tout enjeu narratif.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 15v Bataille entre Nestor et Laomédon1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 15v 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol 17r, Bataille entre Nestor et Laomédon1340-50, BNF FR 782 fol 17r

Bataille entre Nestor et Laomédon

Il lui arrive de faire pousser un arbre, un oriflamme ou une tour là où son prédécesseur n’en avait pas eu l’idée, ou la place (le bâtiment tombant désormais du côté de la marge large). On voit bien que c’est l’encombrement qui gouverne : seul l’étendard de Laomédon déborde.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 36r Conseil présidé par Agamemnon.1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 36r 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol fol 39r Conseil présidé par Agamemnon1340-50, BNF FR 782 fol 39r

Conseil présidé par Agamemnon.

La tenue d’un conseil est une formule récurrente dans le manuscrit : elle comporte toujours un édifice qui déborde au dessus du personnage principal. Ici il y a trois rois, donc trois tours. A noter que le copiste a accru la symétrie en supprimant un personnage côté droit.


1320-30 GRATIANUS Siena, Biblioteca Comunale degli Intronati, ms. K.I.3 fol 1rFrontispice, fol 1r 1320-30 GRATIANUS Siena, Biblioteca Comunale degli Intronati, ms. K.I.3 fol 275r le baptemeLe baptême, fol 275r

Maître des antiphonaires de Padoue, 1320-30, Gratianus, Sienne, Biblioteca Comunale degli Intronati, ms. K.I.3

L’atelier a recyclé cette formule du conseil pour ce traité juridique, dont le frontispice est très codifié :

  • au centre le texte principal, dans un encart richement décoré, avec une grande image et des drôleries ;
  • tout autour, les gloses.

Quelques petites images viennent parcimonieusement agrémenter le corps du texte, pour faciliter le repérage des chapitres importants : ici celui du baptême.

On remarquera l’arbre qui déborde sans utilité symbolique, comme une signature graphique de l’atelier.


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Les manuscrits juridiques bolonais (1330-50)

Il serait aventureux de créditer le Maître des antiphonaires de Padoue de l’invention des « frontispices à plateforme » qui vont se multiplier dans les traités juridiques produits en série par les enlumineurs bolonais. Toujours est-il que ces pages somptueuses, seul agrément de ces textes arides, vont être le théâtre d’une surenchère de créativité.

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1330-35 Décrétales avec glossa ordinaria (Bologne), Morgan Library MS M.716.1vFrontispice des décrétales de Grégoire IX avec glossa ordinaria, 1330-35 (Bologne), Morgan Library MS M.716, fol 1v 1330-40 Bologne Illustratore IUSTINIANUS cesena biblioteca Malatestiana ms. S.IV.1 fol 1r L'empereurJustinienL’Illustratore, 1330-40 (Bologne), Frontispice du Justinianus, Cesena, Biblioteca Malatestiana ms. S.IV.1 fol 1r

C’est tantôt le pape Grégoire, tantôt l’empereur Justinien qui président, du centre de leur plateforme, à ces pages surchargée. Si on peut considérer comme un débordement la source qui, dans la page de la Morgan library, coule en bas d’un texte à l’autre, quel est le statut de cet atlante vu de dos qui, dans un cas, porte à bout de bras l’ensemble de la plateforme, et dans l’autre cas seulement le coussin ? La concurrence et l’imitation ont dû faire rage entre les ateliers, certains que les spécialistes ont identifiés (l’Illustratore, le Maître de 1328), d’autres restés anonymes.


1335-40 Bologne Justinien Institutes MS Lat 14343 fol 11335-40 (Bologne), Frontispice du Justinianus, MS Lat 14343 fol 1 1330-40 Bologne Illustratore IUSTINIANUS cesena Malatestiana ms. S.IV.2 fol 3r La demande de dot en cas de divorceLa demande de dot en cas de divorce, L’Illustratore, 1330-40 (Bologne), Justinianus, Cesena, Biblioteca Malatestiana ms. S.IV.1 fol 3r

Incontournable dans le frontispice, la formule du conseil revient aussi parfois dans le corps du texte, pour illustrer un acte judiciaire particulier. On notera ici l’apparition d’un plafond au dessus d’une plateforme rocheuse, laquelle relève plus de la convention graphique que de la réalité du tribunal.


1330-40 L'Illustratore, (Bologne), Justinianus, Cesena, Biblioteca Malatestiana ms. S.IV.2 12vL’Illustratore, 1330-40 (Bologne), Justinianus, Cesena, Biblioteca Malatestiana ms. S.IV.1 fol 12v 1300-59 Bologne Digesta , cum glosa, Justinianus. BNF Latin 14340 fol 10v1300-59 (Bologne), Justinianus, Digesta cum glosa, BNF Latin 14340 fol 10v

Les règles sur les dépenses liées aux dots

Les images du corps du texte se complètent parfois d’un personnage en débordement, tel ce colporteur qui monte chercher la dot et ce serviteur qui passe la porte pour déverser des épis aux pieds de la mariée, tandis que le mari s’occupe de faire cueillir les cerises.

L’image a été copiée par un imitateur, manifestement sans la comprendre, puisqu’il a remplacé le colporteur par un bûcheron inutile.


1330-40 Bologne Illustratore IUSTINIANUS cesena biblioteca Malatestiana ms. S.IV.2 fol 88v Le testament des militairesLe testament des militaires, L’Illustratore (1330-40) Bologne, Justinianus, Cesena, Bilioteca Malatestiana ms. S.IV.2 fol 88v 1330-40 Maestro della Crocifissione D (Bologne) Jean d'André enseignant Novela Super Sexto ; BM Cambrai Ms 620 fol.173Jean d’André enseignant, Maestro della Crocifissione D1330-40, (Bologne) , Novela Super Sexto BM Cambrai Ms 620 fol 173

La plateforme n’est souvent qu’un élément débordant parmi d’autres, tel l’arbre ou le pavillon. Elle peut aussi se développer en une véritable scène de théâtre où s’étagent des figurants, des meubles et des immeubles, devant un rideau florissant : ce n’est plus tant un élément qui déborde que l’image dans son ensemble, qui se déplie vers l’avant, telle les livres en relief pour enfant .


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Le Libro del Biadaiolo (1340-50) (SCOOP !)

Dans ce registre à usage privé, le marchand et poète florentin Domenico Lenzi consignait presque quotidiennement les prix du blé et des céréales sur le marché d’Orsanmichele, de 1320 à 1335, ainsi que des sonnets et des récits moralisateurs concernant les récoltes et les famines.

Ce manuscrit a été très étudié par les spécialistes de diverses disciplines mais j’en propose ici un parcours original, sur la seule base des débordements.

Les sept enluminures pleine-page, insérées entre 1335 et 1350, marquent l’arrivée dans l’école florentine de l‘influence giottesque, que nous avons vue à l’oeuvre à Bologne. Elles se répartissent en trois bifoliums, plus une image isolée.

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1340-50 Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 6v L'abondanceFol 6v 1340-50 Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 7r L'abondanceFol 7r

L’abondance, 1340-50, Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3

Ce premier bifolium célèbre l’Abondance, avec son ciel semé de fleurs. Les deux quarts de cercle célestes assurent une autre forme de continuité graphique, tout comme l’ange aux trois trompettes qui sème des grains dans les deux images : car l’abondance vient de Dieu.

Cependant les lignes d’horizon montent d’une page à l’autre : tout se passe comme si l’image se remplissait, à la manière d’un setier, cette mesure à grain dont on voit un exemplaire côté campagne et deux exemplaires côté ville. Tandis que les paysans ne débordent que latéralement, les acheteurs débordent de trois côtés :

  • ils rentrent par la droite,
  • font le tour des dix cuves (bigonce) remplies à ras bord,
  • et l’un ressort un peu plus bas, avec son sac sur l’épaule.

Les autres restent à deviser, assis sur le bord inférieur avec leurs sacs.

 

Indépendamment des détails et des textes, la mise en page elle-même exprime l’idée d’Abondance, avec ce cadre qui s’emplit et déborde de plus en plus.


Les pauvres expulsée de Sienne sont recueillis à Florence durant la famine de 1329,
1340-50, Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 57v 58r

L’Abondance permet la générosité : les pauvres débordent au compte-goutte d’une image à l’autre, avec enfants et éclopés, accueillis à l’extérieur des remparts. Les édifices quant à eux débordent vers le haut, y compris le campanile de Giotto encore en construction. Car les deux pages représentent des monuments reconnaissables de Florence, la porte de gauche étant juste affublée du blason siennois : manière de saluer graphiquement la magnificence florentine.


1340-50 Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 70r Colle di ValdelsaIncident du col de Valdelsa en 1329, fol 70r

Cette page fait pendant au second bifolium, avec un autre incident survenu en 1329 : il s’agit ici de dénoncer le comportement des gens de Valdelsa qui livrèrent tout leur grain aux Pisans et le refusèrent aux Florentins : les mulets de ces derniers débordent à gauche, le bât vide, tandis que ceux de leurs ennemis héréditaires débordent à droite, chargés de sacs.


1340-50 Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 78v La disetteFol 78v 1340-50 Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 79r la disetteFol 79r

La famine

En conséquence, la Famine va frapper Florence. Ce second bifolium campagne-ville contredit en tous points celui de l’Abondance : le ciel est vide, l’ange ne sème plus de grains, et ses trompettes sont brisées.

Dans la page de gauche, il monte se réfugier au ciel avec l’accord de Dieu : « il m’a ramené dans un ciel plus clair et plus pur« . Il faut dire qu’au centre de la page s’étend un nuage noir dans lequel l’allégorie de la Famine descend en diagonale : une femme vêtue de noir, aux ailes de chauve-souris, portée par des oiseaux blancs et noirs. Ainsi la page campagne s’est vidée, comprimant les paysans sur le bord inférieur. L’attention est attirée vers la gerbe qui remonte sur bord gauche, attaquée par les oiseaux blancs et noirs, précurseurs de la Famine.

Dans la page de droite, celle-ci remonte en diagonale avec une bourse remplie, emblème de l’Avarice : elle va récupérer un fouet et une épée que Dieu lui tend « pour punir l’âme esclave et le corps » des humains. A l’opposé, la Vierge de l’Orsanmichele (une figuration archéologiquement exacte) ne peut protéger les pauvres qui se morfondent en contrebas. Au centre du marché, cinq cuves presque vides déchaînent le désordre, et la garde doit intervenir [65]. Ici les deux seuls débordements, sur le bord gauche, attirent l’attention sur l‘injustice de la siuation :

  • une femme pauvre, en cheveux, avec ses enfants, est empêchée d’entrer par un homme armé d’un poignard ;
  • une femme riche, en coiffe et seule, quitte le marché avec deux sacs.

Formellement, la Famine est évoquée par la campagne presque vide et la ville où se confine une populace grouillante.


Ce jeu longuement médité avec les débordements dénote un esprit agile et novateur, malgré les maladresses de dessin. Un consensus semble s’être établi pour voir dans le Libro del Biadaiolo une oeuvre de jeunesse du Maître des Effigies Dominicaines, chez qui les débordements sont totalement absents : il faut donc en attribuer la conception au poète Domenico Lenzi, plutôt qu’au dessinateur. Ce pourquoi ce manuscrit profane, totalement personnel quant au contenu et au style, n’a pas fait école dans la miniature florentine.


 

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Le Tesore, de Brunetto Latini

On attribue au même Maître du Biadaiolo les enluminures de certaines sections de ce manuscrit, sorte de compendium des connaissances du temps.

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1320-50 Laurenziana Cod Plut XLII 19 fol 30rFol 30r 1320-50 Laurenziana Cod Plut XLII 19 fol 35rFol 35r

1320-50, Tesore di Brunetto Latini, Laurenziana, Cod Plut 42.19

Dans la partie Bestiaire, les cadres en liseré rouge sont utilisés de manière didactique et systématique :

  • les poissons sont complètement encadrés, sauf ceux qui fouissent le sable (poisson-porc) ou marchent dessus (le crocodile) ;
  • pour les oiseaux (et les mammifères) :
    • ceux insérés dans le texte ont un ciel encadré de rouge et un sol non encadré (qui rappelle les images à plateforme bolognaise) ;
    • ceux situés en haut de page n’ont pas de ciel, en bas de page pas de sol ;
    • le vautour, qui ne rentrait pas dans l’espace prévu, a été déporté dans la marge.

1320-50 Laurenziana Cod Plut XLII 19 fol 57r Dllecto e Desiderio

Del Dilecto e del Desiderio, fol 57r
1320-50, Tesore di Brunetto Latini, Laurenziana, Cod Plut 42.19

La partie Traité des Vices et Vertus propose quant à elle des images à cadre large, dans l’épaisseur duquel s’inscrivent parfois les têtes ou les pieds. Le seul véritable débordement traduit de manière visuelle un passage assez abstrait, « Du Plaisir et du Désir » : le cavalier dans le cadre représente les deux, tandis que la dame en hors cadre, en situation dominante, représente la Raison à laquelle ils doivent se soumettre :

Le mouvement du courage est double. L’un est pensée de raison, l’autre est désir de volonté. Pensée est ce qui nous fait demander la vérité, désir est ce qui nous fait faire les choses. L’homme doit donc faire en sorte que la raison soit femme, par devant, et que le désir lui obéisse. Que si la volonté, qui est par nature soumise à la raison, ne lui obéit pas, elle cause souvent des troubles au corps et au courage.

Il movimento del cuore è doppio. L’uno è pensiero di ragione. L’altro è desiderio di volontà. Pensiero si è a dimandare il vero, e desiderio fa fare le cose. Dunque deve l’uomo curare che la ragione sia donna dinanzi, e che ‘l desiderio ubidisca. Che se volontà, ch’è naturalmente sottomessa a ragione, non gli è ubbidiente, ella fa ispesse volte turbare il corpo e ‘l cuore. [65a]


 

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La Bible moralisée de Naples

Codifiées à l’époque gothique, les Bibles moralisées sont des manuscrits princiers dont le principe est de mettre en correspondance un épisode de l’Ancien Testament avec une image allégorique qui en donne une interprétation morale. Les deux scènes sont juxtaposées, en général dans des médaillons hermétiques. La Bible moralisée de Naples, terminée vers 1350 pour la reine Jeanne de Naples, présente, entre autres particularités, de nombreux débordements.

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1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 2vDieu sépare le Jour et la Nuit (Génèse 1), fol 2v

Le début du manuscrit suit la mise en page habituelle avec les deux médaillons superposés, mais qui dans cette page ne sont pas hermétiques : trois rayons partent de la demi-sphère Jour vers les trois anges, illustrant la moralisation :

« La clarté du jour signifie la clarté des anges et de Sainte Eglise »


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 17r

Histoire de Sodome (Génèse 19), fol 17r
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Dans le médaillon du haut, Loth a accueilli deux anges dans sa maison ; mais les habitants de la ville arrivent armés de gourdins, dans l’intention de « les connaître » ; ce pourquoi Sodome est détruite. Le hors-cadre exprime à la fois la violence de l’intrusion, et la réprobation envers les Sodomites. Ceux qui, comme l’explique la moralisation :

« assemblent homme à homme et femme à femme contre la volonté de Jésus Christ. Les diables les conjoient par reins et par bouche et par jambes et par tous les membres. »


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 17vLoth et ses filles sauvés des flammes (Génèse 19), fol 17v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 18rLe sacrifice d’Isaac (Genèse 22), fol 18r

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Dans le bifolium suivant, l’artiste expérimente pour la première fois le débordement comme un procédé de mise en relation verticale des deux images.

Dans la page verso, Loth réfugié sur la montagne est comparé à « ceux qui s’en vont servir Dieu ». Le problème est que c’est aussi sur la montagne que Loth couche avec ses filles, comparable en cela « au bon ermite qui est déçu par le monde et par sa chair et par le diable ». Ce que le texte dit explicitement, l’illustrateur se garde bien de le mettre en exergue par un débordement : il le dessine en toute petit dans le coin inférieur droit.

Dans la page recto, les débordements sont utilisés différemment :

  • celui de l’ange qui arrête l’épée est de pure commodité graphique ;
  • celui du Père qui appelle les fidèle à l’eucharistie crée une symétrie avec Dieu le Père envoyant son Fils au sacrifice.

1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 18vBétuel confiant Rébecca à Eliézer (Génèse 24), fol 18v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 19rNaissance d’Esaü et Jacob (Génèse 25), fol 19r

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Dans le bifolium suivant, les débordements se multiplient encore.

Dans le registre supérieur de la page verso, ils facilitent la lecture en trois épisodes. et mettent en balance :

  • à gauche Abraham, qui envoie Eliézer chercher une épouse pour son fils Isaac,
  • à droite Isaac épousant Rebecca.

Dans le registre inférieur, les débordements moins marqués de Dieu le Père à gauche et du Christ à droite suivent la même logique filiale, tout en respectant à la lettre le texte de la moralisation [66].

Dans le registre supérieur de la page recto, le débordement est à la fois :

  • narratif – Esaü revient de la chasse ;
  • conforme à la moralisation : il insinue l’idée qu’Esaü menace sa mère Rebecca, ce qui n’est pas dans la Génèse, mais permet de le comparer aux méchants qui menacent leur mère l’Eglise.

Après ce bifolium, la mise en page va changer radicalement : comme si la multiplication des débordements, si justifiés soient-ils, avaient convaincu l’artiste ou le commanditaire que le format « médaillon » ne tenait plus. On passe alors à une mise en page unique parmi toutes les Bibles moralisées : la superposition de deux registres encadrés.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 19vIsaac donnant se bénédiction à Jacob (Génèse 23), fol 19v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 20rLe songe de Jacob à Béthel (Génèse 28), fol 20r

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Dès le premier bifolium avec ce nouveau format, des débordements apparaissent pour :

  • le vieil Isaac alité, donnant sa bénédiction à Jacob (fol 19v) ;
  • Jacob endormi sur la pierre (fol 20r).

Ces deux débordements, induits par la position couchée, sont ici de pure commodité graphique. L’artiste ne pense pas à faire déborder le Christ dans le registre inférieur, alors que, selon les moralisations :

  • Isaac correspond au Christ bénissant les disciples au mont des Oliviers ;
  • Jacob correspond aux « bons chrétiens qui dorment sur la poitrine Jésus Christ en bonnes oeuvres ».

1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 24rLes Frères de Joseph ensanglantant la tunique (Génèse 37), fol 24r 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 24vJuda et Bat-Shua (Génèse 38), fol 24v

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Mais an bout de quelques pages s’impose à nouveau l’idée d’utiliser les débordements au service du parallélisme vertical entre les deux registres.

Dans la première page sont comparés, à gauche et à droite :

  • le puits dans lequel Joseph a été jeté, avec le tombeau du Christ ;
  • la douleur de Jacob devant la tunique ensanglantée de son fils Joseph, avec celle des Chrétiens devant les souffrances du Christ.

Dans la seconde sont comparées, à droite :

  • la sage-femme passant un fil rouge à la main du jumeau premier-né, et l’épouse que la sainte Eglise unit à son mari.

Le débordement de gauche n’est pas reproduit en bas car la scène à cinq personnages – Juda épousant la fille de Sué et en ayant trois enfants – correspond à une scène à seulement deux personnages – le Christ épousant la Synagogue puis la répudiant.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 26vJoseph et la femme de Putiphar, fol 26v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 27rJoseph emprisonné, fol 27r

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

La page verso de ce bifolium est assez complexe : l’illustrateur a volontairement resserré le cadre pour laisser à l’extérieur la femme de Putiphar devant sa maison : ceci pour exprimer qu’elle appelle Joseph de loin, mais aussi qu’elle lui est inaccessible, en tant qu’épouse de son maître. Pourtant elle lui fait des avances en le tirant par le manteau, et Joseph doit s’enfuir en le lui abandonnant.

Le registre inférieur montre lui aussi trois scènes :

  • un diablotin tirant par le manteau un serviteur qui déchausse son seigneur ;
  • deux serpents, un qui s’attaque à Adam accroupi et l’autre qui s’en prend à un prudhomme ;
  • le prudhomme qui s’enfuit sans son manteau.

Les débordements de la femme de Putiphar et du diablotin révèlent leur commune nature.

Dans la page recto, c’est maintenant Joseph qui rejeté hors de l’image, lorsque la femme de Putiphar l’accuse faussement de l’avoir violée. En dessous, de la même manière, la Synagogue « se plaint de Jésus Christ aux philosophes et le montre du doigt ». Sur la marge droite, le débordement met en relation la prison de Joseph et les Limbes, dont Jésus délivre les Elus. Une gueule d’enfer grande ouverte dévore le coin inférieur droit.

On notera que la moralisation au bas de la page 27r est la toute première écrite sur trois colonnes, ce qui améliore grandement la lisibilité de l’image.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 28vJoseph explique les songes du panetier et de l’échanson (Génèse 40), fol 28v
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Sans entrer dans les détails de cette moralisation complexe, notons que les débordements frappent les éléments qui concernant le personnage négatif, le panetier :

  • les trois oiseaux noirs et le diablotin ;
  • le pendu (ainsi finira le panetier) ;
  • le diable qui entraîne en enfer la Convoitise, l’Orgueil et la Luxure.

1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 30vJoseph récompensé par Pharaon (Génèse 41), fol 30v
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Il faudra encore attendre quelques pages pour que la tripartition du texte se transmette à l’image, avec une nouvelle transformation radicale de la mise en page : les scènes sont désormais cloisonnées en trois compartiments bien séparés, ce qui retire tout intérêt aux débordements explicatifs. On ne trouve plus ici qu’un timide débordement dynamique, pour les chevaux, du char d’or offert à Joseph à Pharaon.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 90vMyriam, Moïse et Aaron (Nombres 12), fol 90v
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Dans les nombreuses pages qu’elle régit, cette troisième mise en page exclut tout débordement, sauf dans un cas de force majeure : pour exprimer que Myriam, devenue lépreuse, est exclue de la tente de réunion.


ee persp 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 133vNativité, fol 133v ee persp 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 140vFuite en Egypte, fol 140v

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Pour les pages du Nouveau Testament, ce manuscrit véritablement protéiforme effectue une quatrième mutation, avec des miniatures pleine page réalisées par un artiste différent, très imprégné par l’influence giottesque. De la même manière que chez les miniaturistes bolonais à la même époque, cette influence se traduit par des débordements rocheux, mais qui restent latéraux : on ne va pas jusqu’à l’idée d’une plateforme en avancée, se substituant au bord inférieur. Le bord latéral, en revanche, peut se trouver complètement substitué.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 158vLe Christ chassant les marchands du Temple, fol 158v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 185rle Christ aux Limbes, fol 185r

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Des édicules en perspective trahissent également l’influence giottesque. Les personnages ou les objets débordent au premier plan pour accentuer l’effet de profondeur, débarrassés de toute intention symbolique ou didactique : les épisodes du Nouveau Testament n’appellent pas de moralisation.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 146rfol 146r 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 147vfol 147v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 148rfol 148r

Les trois tentations du Christ
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Certains débordements forment néanmoins système, dans une narration parallèle redoutablement astucieuse :

  • dans la Première tentation, ils introduisent le motif des trois arbres ;
  • dans la Deuxième tentation s’impose le motif du clocher ;
  • dans la Troisième tentation, trois anges cernent le diable par en haut, en coopération avec les trois arbres et les trois clochers.

1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 176rMise en Croix, fol 176r
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Une autre narration parallèle se développe autour des pages concernant la Crucifixion : l’artiste commence par nous montrer la croix passant devant le cadre, dans un débordement spatial.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 177vCrucifixion, fol 177v
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

S’insère ensuite une page qui se singularise en de nombreux points :

  • elle est isolée, alors que toutes les autres sont en bifolium ;
  • elle ne comporte pas de texte ;
  • elle ne comporte pas de bord inférieur ;
  • Marie est représentée en habit de deuil, qui tranche avec le manteau bleu qu’elle porte dans toutes les autres images ;
  • les branches de la croix sont fixées par quatre chevilles.

On notera en bas à droite le détail du centurion levant le doigt pour attester de la divinité du Christ, et pour cela gratifié d’une auréole.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 177v detail
Mais le plus étonnant est que le bord supérieur du cadre masque le montant vertical de la croix , du moins à première vue. A force de regarder l’image, on comprend que c’est en fait le panonceau, entièrement couvert de sang pourpre, qui vient s’encocher dans le fond du cadre.

Sans doute faut-il comprendre que la croix, fichée en bas dans le rocher, est comme soutenue d’en haut par cet élément sacralisant qu’est le cadre, comme si la moitié céleste de l’image empêchait la moitié terrestre de se répandre vers le bas.

Cette page longuement méditée fonctionne comme une image dévotionnelle, qui s’exclut elle-même de la narration.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 178vMarie supplie le centurion, fol 178v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 180vJoseph d’Arimathie décloue le Christ, fol 180v

Sur un travelling arrière qui préserve pour un instant encore l’énigme du panonceau sanglant, on retourne à la narration, avec un épisode apocryphe très rarement représenté :

« comment la Vierge Marie pria le centurion qu’il ne fit pas briser les jambes à Notre Seigneur Jésus Chrsit son fils ainsi comme il les avait fait briser aux deux larrons ».

L’image suivant révèle enfin le pot au rose aux lecteurs inattentifs, avec le panonceau pourpre bien en vue, juste sous la cadre redevenu hermétique.



Des débordements narratifs isolés

L’ascension d’Alexandre

1300-10 Roman d'Alexandre, France du Nord, , Berlin Kupferstichkabinett Ms. 78.C.1,fol. 661300-10, Roman d’Alexandre, France du Nord, Berlin Kupferstichkabinett Ms. 78.C.1 fol. 66 1400-10 Weltchronik Allemand Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 2211400-10, Weltchronik (Allemagne) Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 221

L’ascension d’Alexandre

Depuis la cage dans lequel il est assis, Alexandre brandit vers le haut une brochette de viande pour que les aigles, en essayant de la manger, emportent l’ensemble dans le ciel.

Le Martyre de Saint Lambert

1285-90 Psautier de Lambert le Begue Université de Liège MS 431 fol 12r1285-90, Psautier de Lambert le Bègue, Université de Liège, MS 431 fol 12r 1300-10 Livre d'Heures Liège Walters Art Gallery, W. 37, fol.115v martyre de St Lambert1300-10, Livre d’Heures, Liège, Walters Art Gallery W. 37, fol 115v

Martyre de St Lambert

Le ou les guerriers à la lance montés sur le toit suivent scrupuleusement la version la plus ancienne du martyre :

« Les assaillants font irruption dans la pièce où Lambert est en prière ; l’un d’eux grimpe sur le toit, dont il ôte le revêtement, aperçoit l’évêque dans sa chambre ; Pierre et Audolet s’offrent d’opposer une résistance à l’agression, mais l’évêque est frappé d’un coup de lance qui lui est fatal. » Vita vetustissima [67]


La chasse à la licorne

1300 ca Rothschild Canticles (flamand) Yale, Beinecke Library, MS 404 fol 51r

La chasse à la licorne
Vers 1300, Rothschild Canticles (Flandres ou Rhénanie) Yale, Beinecke Library, MS 404 fol 106r

Le seau suspendu dans la marge inférieure attire l’attention sur le sang de la licorne, perforée par la lance. Autant les représentations de la Chasse à la licorne sont fréquentes, autant cette scène sanglante est exceptionnelle. Comme l’a montré Jeffrey Hamburger ( [68], p 99), elle illustre une variante très particulière racontée dans un manuscrit allemand, « Der Römer tat » (lequel transpose à la licorne le récit de la chasse à l’éléphant de la Gesta romanorum) :

« Il y avait un souverain qui possédait une forêt dans laquelle vivait une licorne. La licorne aimait une jeune fille nue et pure… Or le seigneur rechercha dans tout son royaume deux jeunes filles belles et pures… Elles s’en allèrent dans le désert de la forêt et étaient complètement nues. L’une des jeunes filles avait une cruche et l’autre une épée. Et elles chantaient très doucement dans la forêt. Une licorne les entendit et courut vers elles et se mit à téter à leur mamelle. Les jeunes filles l’allaitèrent si longtemps que la licorne s’endormit sur leurs genoux, sur les genoux de celle qui portait la cruche. Mais lorsque la jeune fille qui portait l’épée vit que la licorne s’était endormie sur les genoux de sa compagne de jeu, elle lui coupa la tête et le tua. L’autre recueillit son sang dans la cruche, et avec ce sang le roi teinta une robe précieuse. »


Le rêve du Pèlerin

1400 ca Guillaume de Deguileville, Pèlerinage de la vie humaine, northern France, ca. 1400. Arras, Bibliothèque municipale, Ms. 845, fol. 75vLa Voie du Paradis
Vers 1400, Guillaume de Deguileville, Pèlerinage de la vie humaine, France du Nord, Arras, BM Ms. 845, fol. 75v

Cette page sert de frontispice au « Pèlerinage de la vie humaine », d’où la présence dans la marge du moine Guillaume tel qu’il se voit en rêve, habillé en pèlerin et regardant dans un grand télé-miroir la Cité de Jérusalem [69].

Le texte inscrit en dessous est un court poème, la « Voie du Paradis » : d’où la représentation de celui-ci comme une haute forteresse, que cinq bénédictins escaladent par une échelle et cinq franciscains par une grande cordelière, chacun accueilli en haut par son saint. En bas à droite, un Juste en longue robe blanche doit passer le contrôle de saint Pierre tandis qu’à gauche un mondain en tunique rouge est pourfendu par un séraphin, qui lui montre un extrait de la règle de Saint Augustin :

Qu’ils aient un cœur ascendant et ne recherchent pas les vanités terrestres

Sursum cor habeant et terrena vana non quaerant

L’originalité de ce frontispice est son caractère composite, qui joue sur l’ambiguïté de la ville forte pour illustrer les deux textes à la fois :

  • dans l’image, le Paradis du poème ;
  • dans la marge, la Jérusalem du rêve de Guillaume.



1400 ca Guillaume de Deguileville, Pèlerinage de la vie humaine, northern France, ca. 1400. Arras, Bibliothèque municipale, Ms. 845, fol. 75v detail
L’épée qui se teinte de rouge en traversant la tunique et le cadre joint graphiquement les deux villes [70].



Article suivant : 9 Débordements gothiques : dans les Apocalypses anglo-normandes

 


Références :
[63] Chroniques de Froissart, Volume 12 p 412 https://books.google.fr/books?id=Lf1f-VUztLAC&pg=PA412
[64] FRANCESCA D’ARCAIS, Il miniatore degli Antifonari della Cattedrale di Padova; datazioni e attribuzioni, BOLLETTINO DEL MUSEO CIVICO DI PADOVA, 1976 https://www.bibliotechecivichepadova.it/sites/default/files/opera/documenti/bollettinomuseopd_1974-063-00001_d.pdf
Federica Toniolo « Il Maestro degli Antifonari di Padova: prassi e modelli » dans « Medioevo : le officine, 2010 https://www.academia.edu/36074247/Il_Maestro_degli_Antifonari_di_Padova_prassi_e_modelli_2010
[65] Pour une interprétation détaillée et passionnante de cette image, voir Véronique Rouchon Mouilleron, « Miracle et charité : autour d’une image du Livre du biadaiolo (Florence, Bibliothèque laurentienne, ms Tempi 3) ». Revue Mabillon, 2008, 19 (80), pp.157-189 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00804891
[65a] Opuscoli religiosi, letterari e morali, Volume 12, 1862, p 37 https://books.google.fr/books?id=c7hSAAAAcAAJ&pg=PA37
[66] Abraham donnant un grand avoir à Eliezer signifie le Père donnant l’Evangile aux disciples… Rebecca donnée à Isaac signifie le chrétiens et la Sainte Eglise que les disciples donnent au Christ.
[67] Paul Bruyère « Le Martyre de saint Lambert du « diptyque Palude » et les cérémonies de 1489 à la cathédrale de Liège » https://www.academia.edu/2124836/Le_Martyre_de_saint_Lambert_du_diptyque_Palude_et_les_c%C3%A9r%C3%A9monies_de_1489_%C3%A0_la_cath%C3%A9drale_de_Li%C3%A8ge
[68] Jeffrey Hamburger, The Rothschild canticles : art and mysticism in Flanders and the Rhineland circa 1300 https://archive.org/details/rothschildcantic0000hamb/page/124/mode/1up
[69] « Or entendez la visïon
Qui m’avint en religïon
À l’abbaïe de Chaalit,
Si com j’estoië en men lit.
Que je pelerins estoie
Qui d’aler estoie excité
En Jerusalem la cité.
En Ie mirour, ce me sembloit,
Qui sanz mesure grans estoit
Celle cité aperceue
Avoie de loing et veue.
[70] Ce caractère double de l’image semble avoir échappé aux commentateurs. Dans une étude récente, Vera Beyer interprète le séraphin comme signifiant que seule la mort permet d’accéder au Paradis.
Vera Beyer « When Writers Dream …Directing the Gaze Beyond the Material Aspects of French and Persian Manuscripts » dans Clothing sacred scriptures: book art and book religion in Christian, Islamic and Jewish cultures, 2019, p 217

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