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2 Une figure de l’Incommensurable

On expose ici l’interprétation concurrente de celle de l’hostie, qui s’est récemment imposée : le disque digital est une Terre en miniature

Chapitre précédent : 1 L’hypothèse de l’hostie



En préambule : Un moment charnière de la Messe

 

Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 6r gallicaLe Christ barbu adoré par la hiérarchie céleste, fol 6r Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 6v gallicaCrucifixion, fol 6v

Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141, Gallica

Le Sanctus, illustré par la Majestas Dei, clôture la partie de la Messe qui se nomme la Préface. En tournant la page débute une nouvelle partie de la Messe, le Canon, qui conduit à la communion ; la Croix sert fort à propos d’initiale au « Te igitur » (remarquer le Soleil et la Lune de part et d’autre). [1]


 

Sacramentaire de Drogon 826-855 BNF Latin 9428 fol 15rFol 15r Sacramentaire de Drogon BNF 826-855 Latin 9428 fol 15vFol 15v

Sacramentaire de Drogon, 826-855, BNF Lat 9428 Gallica

La même disposition se rencontre déjà dans le Sacramentaire de Drogon.

Revenons maintenant aux deux miniatures considérées par Shapiro comme la preuve que le disque digital est une hostie.


 

Sacramentaire 875-900 Tours BM 184 fol 2 IRHTFol 2 Sacramentaire 875-900 Tours BM 184 fol 3 IRHTFol 3

Sacramentaire, 875-900, Tours, BM 184

De la même manière, l’image de gauche illustre la Préface, avec le V de  » Vere dignum et justum est.. » et n’a donc rien à voir avec l’Eucharistie : le disque doré est seulement un zoom sur l’image habituelle de Dieu dans le Sanctus. L’artiste a bien représenté l’hostie, mais sur l’autre page, posée sur l’autel à côté du ciboire.


 

970-1000 Fuldaer Sakramentar - BSB Clm 10077 fol 11v shemaFol 11v 970-1000 Fuldaer Sakramentar - BSB Clm 10077 fol 12rFol 12

Sacramentaire de Fulda (fait à l’abbaye de Corvey), 970-1000, Münich, BSB Clm 10077

L’idée de marquer la charnière de la messe par les deux images contrastées du Seigneur en gloire et du Christ en Croix se retrouve chez les ottoniens. Dans le contexte germanique, le globe digital, à main droite, est remplacé par le globe impérial, à main gauche.


 
970-1000 Fuldaer Sakramentar - BSB Clm 10077 fol 11v shema
On notera dans la Majestas une invention graphique remarquable (SCOOP !) : les deux index hypertrophiés, pointés à angle droit, attirent l’oeil :

  • sur la division de la page en deux moitiés haute et basse, juste sous les trois Sanctus,
  • sur l’inversion des couleurs conventionnelles de la Terre et du Ciel, entre le cadre et la mandorle.

Cette inversion montre que le Seigneur offre côté Terre sa nature céleste, et vice versa.

 

Missel de Saint Denis 1041-60 BNF 9436 fol 15vFol 15v Missel-de-Saint-Denis-1041-60-BNF-9436-fol-16Fol 16

Missel de St Denis, vers 1050, Latin 9436 , Gallica

La formule du bifolium se poursuit à l’époque romane. Dans l’image de gauche, le disque digital est passé de mode, mais l’inscription confirme bien qu’il s’agit toujours du Dieu Sabaoth du Sanctus.


 

Missel de Rennes 12eme BNF Lat 9439 fol 7vFol 7v Missel de Rennes 12eme BNF Lat 9439 fol 8rFol 8r

Missel de Rennes, 12eme, BNF Lat 9439 Gallica

L’importance de ce bifolium se voit dans ce missel roman, dont il constitue les seules images, toujours à la frontière entre la Préface et le Canon.


 

Fol 58v Sacramentaire_de_Limoges 1095-1105 BNF Lat 9438 fol 58v GallicaFol 59r

Sacramentaire de Limoges, 1095-1105, BNF Lat 9438 Gallica

Dans cet exemple graphiquement époustouflant, le globe-siège s’est transformé en une mandorle en huit (voir 3 Mandorle double symétrique ). Côté Crucifixion, noter le motif rare, en bas, des morts sortant du tombeau. Ici la croix ne sert plus d’initiale au « Te igitur »


Sacramentaire_de_Limoges 1095-1105 BNF Lat 9438 fol 59v GallicaFol 59v Sacramentaire_de_Limoges 1095-1105 BNF Lat 9438 fol 60r GallicaFol 60r

…qui se développe avec splendeur sur les deux pages suivantes.


 

1170-1180 Sacramentaire à l'usage de Saint-Martin de Tours Tours BM 193 fol 69v IRHTFol 69v 1170-1180 Sacramentaire à l'usage de Saint-Martin de Tours Tours BM 193 fol 70 IRHTFol 70
1170-1180 Sacramentaire à l'usage de Saint-Martin de Tours Tours BM 193 fol 71 IRHTFol 71r 1170-1180 Sacramentaire à l'usage de Saint-Martin de Tours Tours BM 193 fol 71v IRHTFol 71v

Sacramentaire à l’usage de Saint-Martin de Tours, 1170-1180, Tours BM 193 fol 69v

On retrouve ici la même formule en deux pleines pages (pour les images) suivies par deux vignettes (pour les monogrammes du VD et du T). A noter, au pied de la Croix, Moïse et le serpent d’airain.


Missel 1075-1100 BnF, nal 2659, f. 1vFol 1v Missel 1075-1100 BnF, nal 2659, f. 2rFol 2r

Missel, Ouest de la France, 1075-1100, BnF, nal 2659, gallica

Ce missel obéit à une nouvelle formule, qui deviendra dominante par la suite : le bifolium s’intervertit, de manière à ce que l’image glorieuse succède à l’image douloureuse. Du coup il est intégré non pas à la charnière entre Préface et Canon, mais à l’intérieur de la Préface, supprimant du même coup la relation entre la Croix et le T du « Te igitur ».

Malgré cette position innovante, l’image marque un retour à la tradition carolingienne :

  • réapparition du Soleil et de la Lune qui se voilent la face ;
  • réapparition du disque digital.
  •  


 

Gazette_archeologique 1887 planche 19 gallica Gazette_archeologique 1887 planche 20 gallica

Dessins conservés à la cathédrale d’Auxerre, vers 1100, origine Tours
Gazette archéologique, 1887, planches 19 et 20, gallica [2]

D’après Maurice Prou [2], la trace d’un fragment de la Préface au dos de la Crucifixion prouve que le bifolium était de type « moderne ».

Les deux images s’enrichissent d’une bordure de vignettes, montrant à gauche des scènes de la Passion, à droite les vingt quatre Vieillards de l’Apocalypse plus l’Agneau. Comme rien d’autre ne tire la Majestas dans le sens apocalyptique, cet encadrement très inhabituel s’explique sans doute par la valeur symbolique des Vieillards : ils représentent les vingt quatre Livres de l’Ancien Testament, encadrant les quatre Vivants symbolisant les quatre Evangiles, lesquels encadrent à leur tour le Livre unique du Seigneur.


Missel 1075-1100 BnF, nal 2659, f. 2r detail Gazette_archeologique 1887 planche 20 gallica detail

Dans la Majestas, elle-aussi avec un globe digital, l’illustrateur a modifié le geste des doigts de manière à combiner celui de la préhension avec celui de la bénédiction (deux doigts levés).


Un argument pour la théorie de l’hostie ?

Ce dessin est souvent cité par les tenants de cette théorie, avec des arguments ([3], p 300) qui reposent sur des spécificités régionales :

  • ce geste liturgique aurait existé alors dans certaines régions de l’Ouest de la France, selon Hildebert de Lavardin ;
  • le théologien Bérenger de Tours avait nié la transsubstantiation et la présence réelle, avant de se rétracter en 1075 : la présence de l‘hostie marquée pourrait être, dans la propre ville de Bérenger, une réaffirmation de la thèse dominante.

Un argument supplémentaire serait que la réapparition du disque digital, dans ces deux exemples, coïncide justement avec la formule « moderne » du bréviaire : placé désormais après la Crucifixion, le Seigneur Sabaoth serait vu désormais comme le Christ ressuscité faisant l’ostension de son propre corps. Il n’est pas exclu que, dans le contexte local, l’ancien disque digital ait été recyclé avec ce nouveau sens.


La monnaie de Dieu ?

Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, cette analogie apparaît en 845 dans l’opuscule d’Idefonse mais parmi d’autres métaphores : elle repose sur la seule idée que l’hostie circule partout, à la manière de la monnaie. Il faut attendre Honoré d’Autun, au début du XIIème siècle, pour développer l’analogie de forme, les deux étant rondes et marquées de lettres :

A propos de la forme du pain. Le pain a donc la forme d’un denier, car le Christ a reçu le pain de vie pour un nombre de deniers, lequel vrai denier sera donné en récompense à ceux qui travaillent dans la vigne. C’est pourquoi l’image du Seigneur est représentée par des lettres dans ce pain, parce que l’image et le nom de l’empereur sont écrits sur le denier, et par ce pain l’image de Dieu est restaurée en nous, et notre nom est inscrit dans le livre de la vie.

HONORIUS AUGUSTODUNENSIS, Gemma animae, I, 35, P.L. 172, 555 B

De forma panis. Panis vero ideo in modum denarii formatur, quia panis vitæ Christus pro denariorum numero tradebatur qui verus denarius in vinea laborantibus in præmio dabitur. Ideo imago Domini cum litteris in hoc pane exprimitur, quia et in denario imago et no- men imperatoris scribitur, et per hunc panem imago Dei in nobis reparatur, et nomen nostrum in libro vitæ notatur.

 

Ce texte est légèrement postérieur à nos deux disques digitaux quadripartis. De plus il insiste sur le marquage par des lettres, et non par le signe de la croix. L’analogie entre monnaie et hostie a pu être dans l’air plus tôt, mais on n’en trouve pas trace dans les textes.


Polysémie du disque quadriparti

En outre, comme le remarque François Bougard ([4], p 13), le disque quadriparti n’a rien de spécifique aux hosties. Ici la croix fait peut être simplement écho à la partie Crucifixion du bifolium.

Le symbole représente parfois le Paradis divisé par ses quatre fleuves : il pourrait signifier ici que Dieu brandit dans sa dextre le monde racheté, revenu dans son état paradisiaque.


Rota de Leon IX (1049-1054)

Rota de Léon IX (1049-1054)

Rota sur un privilege de juin 1159 du rRota sur un privilège de juin 1159 du roi Guillaume Ier de Sicile

Créé par le pape Léon IX comme signe juridique authentifiant un acte pontifical, la rota intègre bientôt la devise papale dans sa couronne. Elle est ensuite adoptée par de haut personnages en dehors de l’église. Ainsi Guillaume Ier de Sicile a choisi pour devise de sa rota :

La droite du Seigneur a déployé sa puissance : la droite du Seigneur m’a élevé.
Psaume 118,16

Dextera Domini fecit virtutem, dextera Domini exaltavit me.

Dans ce contexte royal, l’expression biblique « exaltavit me » est riche de sens, pouvant être traduite, au choix :

  • « m’a élevé (au dessus des hommes) » – si ME désignant le Roi
  • « m’a soulevé » – si ME désigne le disque du Monde .

alexandre Arbor Solis et Arbor Lunae pres du Jardin d'Eden, Psautier, Londres, 1262–1300, MS 28681 , f. 9r Psautier, Londres, 1262–1300, MS 28681 , f. 9r Gossouin de Metz, L’Image du Monde, 1320-25, BnF, Français 146 fol 136v, Gallica detailGossouin de Metz, L’Image du Monde, 1320-25, BnF, Français 146 fol 136v, Gallica (détail)

A l’époque gothique, on préférera cumuler le geste de la bénédiction et celui de la puissance cosmique, en faisant passer dans la main gauche le globe du Monde (en T pour la Terre, quadriparti pour le Cosmos).



La source textuelle : Isaïe

Beatus de gerone 975 Folio 2r. Cristo_en_majestad_

Christ en majesté, Folio 2r
Beatus de Gérone, 975, Cathédrale de Gérone

Cette enluminure ibérique nomme le disque « mundus », sans doute pour éliminer l’interprétation solaire que la présence symétrique de la Lune aurait pu susciter.


Beatus de gerone 975 Fol 19r alphaBeatus de gerone 975 Fol 19r alpha detailLettre Alpha 
Beatus de Gérone, 975 Fol 19r

Le même manuscrit comporte un autre disque digital, dans cette autre page cosmique illustrant « Je suis l’Alpha et l’Omega ».


Beatus de Turin Turin, Bibl. Naz. Universitaria, J.II.1, f. 2rBeatus de Turin, Bibl. Naz. Universitaria, J.II.1, f. 2r

Dans cette copie, le mot « mundus » a été conservé bien que la lune ait disparu. Le terme garde néanmoins son ambiguïté : le Monde en général, où la Terre en particulier ? En tout cas une miniature dans la main immense du Sauveur.

Or il existe un texte qui justifie la séduction de cet emboîtement cosmique tout en expliquant le geste des doigts. C’est un érudit du XIXème siècle, Charles Cahier [5], qui au détour d’une page, a proposé cette explication, en exhibant un verset d’Isaïe passé inaperçu, parce qu’on ne la traduit plus comme cela aujourd’hui (je restitue ici sa traduction littérale) :

Qui a mesuré les eaux dans le creux de sa main, pris les dimensions des cieux avec la paume,
Qui a soutenu de trois doigts toute la masse de la terre, qui a pesé les montagnes et mis les collines dans la balance ?’

Isaïe 40, 12

Quis mensus est pugillo aquas et caelos palmo ponderavit,

quis adpendit tribus digitis molem terrae et libravit in pondere montes et colles in statera


Bible de Roda Isaie BNF Lat 6-3 fol 2v GallicaFrontispice du Livre d’Isaie
Bible de Roda, 1030-1060, BNF Lat 6-3 fol 2v, Gallica

Autre exemple du lien étroit entre le globe et Isaïe, avec cette composition très originale qui établit graphiquement un parallèle entre :

  • le charbon ardent que l’Ange présente à Isaïe, au registre intermédiaire ;
  • le globe que Dieu montre au même Isaïe, au registre supérieur.

Maiestas Domini, COdice Vigilano, 976, (MS Escorialensis d.1.2 16v.)Maiestas Domini fol 16v
Codice Vigilano, 976, MS Escorialensis d.1.2

C’est encore en Espagne que nous trouvons la confirmation indiscutable de ce lien. Le texte du cadre paraphrase la citation d’Isaïe :

Le Seigneur dans trois doigts de sa dextre a pesé la masse de la Terre. En portant le livre de vie dans sa main gauche. En effet toutes choses dans le ciel , sur la terre et dessous, sereinement par lui-même sont gouvernées.

Dominus in tribus digitis dextere molem a[b o]rbe libravit. Ferensq[ue] codicem in leba (laeva) vitae. Omnia enim in celo et in terra et subtus terra equanimiter per ipsum dominata sunt.


La mesure de l’hostie d’Ildefonse (SCOOP !)

Nous pouvons maintenant revenir sur le texte où Ildefonse décrit la vision de son hostie ( voir chapitre précédent) :

Dans la huit cent quatre-vingt-cinquième année de l’Incarnation de notre Seigneur Jésus-Christ, ce jeton, c’est-à-dire une mesure de l’angle de trois doigts, en pain azyme rond, ainsi qu’elle a été conçue et écrite sous cette quantité, par la révélation de Dieu le Très-Haut, à l’aube du 7ème jour du 10ème mois , tandis que j’avais déjà accompli le travail habituel, m’est apparue en vision.

Anno octingentesimo quadragesimo quinto incarnationis Domini nostri Jesu Christi, calculus iste, id est mensura trium digitorum anguli, in rotundum panis azymi, sic composita et scripta sub quantitate ista, per revelationem Dei summi, in mense X, feria VII diluculo, jam opere consueto expleto, in visu apparuit mihi.


Malgré son caractère allusif, le texte explique clairement pourquoi l’hostie mesure exactement trois doigts : parce que c’est ainsi qu’elle a été conçue et écrite par la révélation du Très Haut. Autrement dit la vision d’Ildefonse renouvelle la vision d’Isaïe. Son pseudo-texte, sans doute rédigé à Corbie, montre que le simple terme « trois doigts » évoquait immédiatement l’Ecriture, à savoir le Tout-Puissant décrit par Isaïe.

Le disque digital est donc au premier degré une représentation innovante du Dieu d’Isaïe tenant le mundus entre trois doigts, et seulement au second degré, pour ceux qui avaient lu Ildefonse, une métaphore de l’hostie.


Le parallèle globe-pomme (SCOOP !)

Adam et Eve, COdice Vigilano, 976, (MS Escorialensis d.1.2 17v

La page suivante contient une illustration tout aussi intéressante, dont voici le texte :

Ou, entre les bois du paradis, Eve tendit sa main vers la pomme, s’appropriant ce que, par la bouche du serpent, elle avait agilement pris à Dieu. Après, ils cousirent ensemble des feuilles de figuier pour s’en faire des ceintures.

ubi, inter ligna paradisi, ad pomum eva manum porrexerat, sumens qvid de serpentis ore perniciter
ade contulerat. Post, folia ficus consuerunt, sibique perizomata namque fecerunt


Adam et Eve, COdice Vigilano, 976, (MS Escorialensis d.1.2 16v 17v schema
Les deux pages consécutives fonctionnent dans un rapport d’opposition :

  • entre les mains droites levées, du Christ vers le globe et d’Eve vers la pomme ;
  • entre les textes du coin en haut à droite : « sa dextre la masse de la Terre » et « vers la pomme la main Eve »

Ainsi le disque digital trouve ici une nouvelle acception : celle d’antagoniste de la pomme du Péché originel. Nous verrons au chapitre suivant (voir 3 La nuance du monde purifié ) que cette nuance est probablement présente, quoique moins marquée, dès l’invention de la formule au siècle précédent.


 

sb-line

Une variante : le disque palmaire

Le disque est ici non plus élevé au bout des doigts, mais posé dans la paume.

Evangiles de charles IX 850-900 MS Lat 269 fol 37r GallicaEvangile dit de Charles IX, 880-900, MS Lat 269 fol 37r, Gallica

L’Evangile dit de Charles IX, un des derniers de l’école de Tours conservant l’influence de l’abbé Vivien [7], est le seul où le Christ fait ce geste. F.Bougard en a expliqué la justification théologique :

« Ceux qui veulent privilégier la première partie du verset d’Isaïe grossissent en revanche la « masse de la terre » à la dimension du poing qui l’enferme… Ainsi, dès la fin du IXe siècle et au sein même de l’école de Tours, celle des Évangiles dits de Charles IX… où le Christ a besoin des cinq doigts de sa main droite pour enserrer un objet sphérique de la taille d’une orange » ([4], p 11)

Comme nous le verrons plus loin, on peut suivre cette variante minoritaire jusqu’à l’époque romane.


Evangiles de charles IX 850-900 MS Lat 269 fol 36v GallicaFol 36v Evangiles de charles IX 850-900 MS Lat 269 fol 37r GallicaFol 37r

Cette Majestas Dei constitue un bifolium avec le portrait de Matthieu, particularité qu’elle partage seulement avec celle des Evangiles du Mans (voir 3b La Renaissance carolingienne ). Il n’y faut pas chercher la cause de la variante palmaire, puisque dans ces derniers le disque est digital.

La spécificité, ici, est dans l’interaction entre les deux pages : le Christ regarde vers le page de gauche, et tient à l’oeil d’une part l’Ange, d’autre part Matthieu (strabisme intentionnel puisque Mathieu et son Ange en sont indemnes). D’un point de vue purement graphique, le grossissement du disque favorise cette interaction, en créant une continuité visuelle entre les trois objets dorés : le livre fermé du Christ, son disque et le livre ouvert que l’Aigle montre à Matthieu : enchaînement qui proclame la véracité de son Evangile.

Il se pourrait donc que la modification du geste de préhension du disque ne soit, dans ce cas particulier, que la conséquence secondaire du grossissement recherché.


 

sb-line

Le prestige d’Isaïe

Les deux innovations iconographiques carolingiennes peuvent en somme se décrire comme un attrait pour le cosmique, sur la base de deux versets d’Isaïe :

  • le globe-siège illustre « le ciel est mon trône » (Isaïe 66,1) ;
  • le disque dans la main droite illustre Isaïe 40, 12 :
    • la variante palmaire (la plus rare) : « Qui a mesuré les eaux dans le creux de sa main, pris les dimensions des cieux avec la paume »
    • la variante digitale : « Le Seigneur dans trois doigts de sa dextre a pesé la masse de la Terre ».

L’invention du disque digital (synthèse)

Les deux innovations carolingiennes dans la Majestas Domini n’apparaissent pas simultanément :

  • le globe-siège dès 810 (Evangile de Xanten), à la toute fin du règne de Charlemagne (voir 3b La Renaissance carolingienne ) ;
  • le disque digital en 845-846, dans les premières années du règne de Charles le Chauve

Cependant elles partagent la même aspiration au cosmique, et participent toutes deux du prestige de Rome et du renouveau antiquisant :


 

Globe siege ravenneSaint Vital, Ravenne Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 5r gallica detailSacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870
  • le globe-siège est une adoption du modèle qu’on pouvait observer dans les absides paléochrétiennes des églises de Rome ou de Ravenne (voir 2 Epoque paléochrétienne);


 
Aureus imaginaire

  • le disque digital peut être considéré comme l’extrapolation d’un autre modèle romain : celui, transmis par les monnaies, de ces Victoires assises sur un grand globe ou debout sur un petit, mais qui auraient été combinées pour obtenir cette redondance du globe que les Romains évitaient soigneusement : pour eux, en effet, le globe ne pouvait être que céleste (voir 1 Epoque romaine).

La métaphore d’Isaïe autorise maintenant à ajouter au globe-siège, figure antique du Cosmos, le disque digital, figure biblique de la Terre, tout en échappant à l’autoréférence : ce qui me soutient est « comme » ce que je soutiens. Frisant le paradoxe sans y tomber, le globe-Monde devient une figure de l’incommensurable :

« Figurant aussi une image du monde, le globe tenu par le Christ déjoue l’idée d’échelle représentable de l’emprise du Christ sur la Création : il la tient dans sa main, il en fait son trône et il est contenu à l’intérieur ». ([8], p 239)


Une exclusion mutuelle (SCOOP !)

Evangeliaire de Weingarten HB II 40 fol 1v wurttembergisches landesbibliothek stuttgartEvangéliaire de Weingarten, vers 830, HB II 40 fol 1v, Württembergisches Landesbibliothek Stuttgart Bible de Moutier-Grandval. Londres-British Museum, Ms. Add. 10546, f 352vBible de Moutier-Grandval, vers 840, British Museum, Londres, Ms. Add. 10546, f 352 v

Cette apparition d’une nouvelle figure de la Terre explique sans doute pourquoi l’ancienne métaphore que l’on rencontrait encore dans les Majestas antérieures, celle de la Terre-tabouret (petit globe ou petit mont) a été éliminée au moment de l’apparition du disque digital.


codex-aureus-de-saint-emmeran 870 ca detail Munich, Bayerische Staatsbibliothek codex-aureus-de-saint-emmeran 870 ca Christ en majestel Munich, Bayerische Staatsbibliothek schema 2

Vers 870, le Codex de Saint Emmeran reflète encore cette exclusion mutuelle :

  • dans la Majestas de la reliure, sans disque digital, l’escabeau est présent ;
  • dans celle du corps du texte, avec disque digital, pas d’escabeau.

875 ca Bible de saint paul hors les murs fol 259v

C’est seulement dans la toute dernière Majestas de l’époque de Charles le Chauve, celle de la Bible de Saint Paul hors les murs, que cohabiteront enfin le tabouret (devenu rectangulaire) et le disque digital (voir 3b La Renaissance carolingienne ).



Chapitre suivant : 3 La nuance du monde purifié 

Références :
[1] Cette représentation est standard dans les sacramentaires entre 860 et la fin du XIIème siècle. Voir Rudolf SUNTRUP, « TE IGITUR-Initialen und Kanonbilder in mittelalterlichen. Sakramentarhandschriften », dans Text und Bild. Aspekte des Zusammenwirkens. 1980 https://www.mgh-bibliothek.de/dokumente/a/a147806.pdf
[2] Maurice Prou, « Deux dessins du XIIème siècle au trésor de l’église Saint Etienne d’Auxerre », https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57300616/f185.item
[3] Hélène Toubert « Les fresques de la Trinité de Vendôme, un témoignage sur l’art de la réforme grégorienne » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1983 26-104 pp. 297-326 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1983_num_26_104_2240
[4] François Bougard « L’hostie, le monde, le signe de Dieu » paru dans Orbis disciplinae. Hommages en l’honneur de Patrick Gautier Dalché, éd. Nathalie Bouloux, Anca Dan et Georgios Tolias, Turnhout, Brepols, 2017, p. 31-62. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01706857/document
[5] Charles Cahier « Nouveaux mélanges d’archéologie, d’histoire et de littérature sur le Moyen Âge Ch. Cahier: Ivoires, miniatures, émaux, Volume 2 » 1874 , p 85 https://books.google.fr/books?id=HBmmVHeg8K8C&pg=PA85
[6] Walter W. S. Cook « The Earliest Painted Panels of Catalonia (II) », The Art Bulletin , Dec., 1923, Vol. 6, No. 2 (Dec., 1923), pp. 31-60 https://www.jstor.org/stable/3046454
[7] Sur ce manuscrit, voir Charlotte Denoël «Entre imitation et invention : un livre d’Évangiles de style tourangeau (Paris, BnF, ms. latin 269) » dans « Les manuscrits carolingiens. Actes du colloque de Paris, Bibliothèque nationale de France, le 4 mai 2007 », Brepols, 2010, p. 89-120. https://www.academia.edu/2525509/_Entre_imitation_et_invention_un_livre_d_%C3%89vangiles_de_style_tourangeau_Paris_BnF_ms_latin_269_Les_manuscrits_carolingiens_Actes_du_colloque_de_Paris_Biblioth%C3%A8que_nationale_de_France_le_4_mai_2007_Brepols_2010_p_89_120
[8] Anne-Orange Poilpré, Jean-Pierre Caillet « Maiestas Domini: une image de l’Eglise en Occident, Ve-IXe siècle » https://books.google.fr/books?id=S9XHd76lgloC&pg=PA230

 

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