2 Une figure de l’Incommensurable
On expose ici l’interprétation concurrente de celle de l’hostie, qui s’est récemment imposée : le disque digital est une Terre en miniature.
Chapitre précédent : 1 L’hypothèse de l’hostie
En préambule : Un moment charnière de la Messe
Le Christ barbu adoré par la hiérarchie céleste, fol 6r | Crucifixion, fol 6v |
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Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141, Gallica
Le Sanctus, illustré par la Majestas Dei, clôture la partie de la Messe qui se nomme la Préface. En tournant la page débute une nouvelle partie de la Messe, le Canon, qui conduit à la communion ; la Croix sert fort à propos d’initiale au « Te igitur » (remarquer le Soleil et la Lune de part et d’autre). [1]
Fol 15r | Fol 15v |
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Sacramentaire de Drogon, 826-855, BNF Lat 9428 Gallica
La même disposition se rencontre déjà dans le Sacramentaire de Drogon.
Revenons maintenant aux deux miniatures considérées par Shapiro comme la preuve que le disque digital est une hostie.
Fol 2 | Fol 3 |
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Sacramentaire, 875-900, Tours, BM 184
De la même manière, l’image de gauche illustre la Préface, avec le V de » Vere dignum et justum est.. » et n’a donc rien à voir avec l’Eucharistie : le disque doré est seulement un zoom sur l’image habituelle de Dieu dans le Sanctus. L’artiste a bien représenté l’hostie, mais sur l’autre page, posée sur l’autel à côté du ciboire.
Fol 11v | Fol 12 |
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Sacramentaire de Fulda (fait à l’abbaye de Corvey), 970-1000, Münich, BSB Clm 10077
L’idée de marquer la charnière de la messe par les deux images contrastées du Seigneur en gloire et du Christ en Croix se retrouve chez les ottoniens. Dans le contexte germanique, le globe digital, à main droite, est remplacé par le globe impérial, à main gauche.
On notera dans la Majestas une invention graphique remarquable (SCOOP !) : les deux index hypertrophiés, pointés à angle droit, attirent l’oeil :
- sur la division de la page en deux moitiés haute et basse, juste sous les trois Sanctus,
- sur l’inversion des couleurs conventionnelles de la Terre et du Ciel, entre le cadre et la mandorle.
Cette inversion montre que le Seigneur offre côté Terre sa nature céleste, et vice versa.
Fol 15v | Fol 16 |
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Missel de St Denis, vers 1050, Latin 9436 , Gallica
La formule du bifolium se poursuit à l’époque romane. Dans l’image de gauche, le disque digital est passé de mode, mais l’inscription confirme bien qu’il s’agit toujours du Dieu Sabaoth du Sanctus.
Fol 7v | Fol 8r |
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Missel de Rennes, 12eme, BNF Lat 9439 Gallica
L’importance de ce bifolium se voit dans ce missel roman, dont il constitue les seules images, toujours à la frontière entre la Préface et le Canon.
Fol 58v | Fol 59r |
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Sacramentaire de Limoges, 1095-1105, BNF Lat 9438 Gallica
Dans cet exemple graphiquement époustouflant, le globe-siège s’est transformé en une mandorle en huit (voir 3 Mandorle double symétrique ). Côté Crucifixion, noter le motif rare, en bas, des morts sortant du tombeau. Ici la croix ne sert plus d’initiale au « Te igitur »…
Fol 59v | Fol 60r |
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…qui se développe avec splendeur sur les deux pages suivantes.
Fol 69v | Fol 70 |
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Fol 71r | Fol 71v |
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Sacramentaire à l’usage de Saint-Martin de Tours, 1170-1180, Tours BM 193 fol 69v
On retrouve ici la même formule en deux pleines pages (pour les images) suivies par deux vignettes (pour les monogrammes du VD et du T). A noter, au pied de la Croix, Moïse et le serpent d’airain.
Fol 1v | Fol 2r |
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Missel, Ouest de la France, 1075-1100, BnF, nal 2659, gallica
Ce missel obéit à une nouvelle formule, qui deviendra dominante par la suite : le bifolium s’intervertit, de manière à ce que l’image glorieuse succède à l’image douloureuse. Du coup il est intégré non pas à la charnière entre Préface et Canon, mais à l’intérieur de la Préface, supprimant du même coup la relation entre la Croix et le T du « Te igitur ».
Malgré cette position innovante, l’image marque un retour à la tradition carolingienne :
- réapparition du Soleil et de la Lune qui se voilent la face ;
- réapparition du disque digital.
Dessins conservés à la cathédrale d’Auxerre, vers 1100, origine Tours
Gazette archéologique, 1887, planches 19 et 20, gallica [2]
D’après Maurice Prou [2], la trace d’un fragment de la Préface au dos de la Crucifixion prouve que le bifolium était de type « moderne ».
Les deux images s’enrichissent d’une bordure de vignettes, montrant à gauche des scènes de la Passion, à droite les vingt quatre Vieillards de l’Apocalypse plus l’Agneau. Comme rien d’autre ne tire la Majestas dans le sens apocalyptique, cet encadrement très inhabituel s’explique sans doute par la valeur symbolique des Vieillards : ils représentent les vingt quatre Livres de l’Ancien Testament, encadrant les quatre Vivants symbolisant les quatre Evangiles, lesquels encadrent à leur tour le Livre unique du Seigneur.
Dans la Majestas, elle-aussi avec un globe digital, l’illustrateur a modifié le geste des doigts de manière à combiner celui de la préhension avec celui de la bénédiction (deux doigts levés).
Un argument pour la théorie de l’hostie ?
Ce dessin est souvent cité par les tenants de cette théorie, avec des arguments ([3], p 300) qui reposent sur des spécificités régionales :
- ce geste liturgique aurait existé alors dans certaines régions de l’Ouest de la France, selon Hildebert de Lavardin ;
- le théologien Bérenger de Tours avait nié la transsubstantiation et la présence réelle, avant de se rétracter en 1075 : la présence de l‘hostie marquée pourrait être, dans la propre ville de Bérenger, une réaffirmation de la thèse dominante.
Un argument supplémentaire serait que la réapparition du disque digital, dans ces deux exemples, coïncide justement avec la formule « moderne » du bréviaire : placé désormais après la Crucifixion, le Seigneur Sabaoth serait vu désormais comme le Christ ressuscité faisant l’ostension de son propre corps. Il n’est pas exclu que, dans le contexte local, l’ancien disque digital ait été recyclé avec ce nouveau sens.
Polysémie du disque quadriparti
Néanmoins, comme le remarque François Bougard ([4], p 13), le disque quadriparti n’a rien de spécifique aux hosties. Ici la croix fait peut être simplement écho à la partie Crucifixion du bifolium.
Le symbole représente parfois le Paradis divisé par ses quatre fleuves : il pourrait signifier ici que Dieu brandit dans sa dextre le monde racheté, revenu dans son état paradisiaque.
Rota sur un privilège de juin 1159 du roi Guillaume Ier de Sicile |
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Créé par le pape Léon IX comme signe juridique authentifiant un acte pontifical, la rota intègre bientôt la devise papale dans sa couronne. Elle est ensuite adoptée par de haut personnages en dehors de l’église. Ainsi Guillaume Ier de Sicile a choisi pour devise de sa rota :
La droite du Seigneur a déployé sa puissance : la droite du Seigneur m’a élevé. |
Dextera Domini fecit virtutem, dextera Domini exaltavit me. |
Dans ce contexte royal, l’expression biblique « exaltavit me » est riche de sens, pouvant être traduite, au choix :
- « m’a élevé (au dessus des hommes) » – si ME désignant le Roi
- « m’a soulevé » – si ME désigne le disque du Monde .
Psautier, Londres, 1262–1300, MS 28681 , f. 9r | Gossouin de Metz, L’Image du Monde, 1320-25, BnF, Français 146 fol 136v, Gallica (détail) |
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A l’époque gothique, on préférera cumuler le geste de la bénédiction et celui de la puissance cosmique, en faisant passer dans la main gauche le globe du Monde (en T pour la Terre, quadriparti pour le Cosmos).
La source textuelle : Isaïe
Christ en majesté, Folio 2r
Beatus de Gérone, 975, Cathédrale de Gérone
Cette enluminure ibérique nomme le disque « mundus », sans doute pour éliminer l’interprétation solaire que la présence symétrique de la Lune aurait pu susciter.
Lettre Alpha
Beatus de Gérone, 975 Fol 19r
Le même manuscrit comporte un autre disque digital, dans cette autre page cosmique illustrant « Je suis l’Alpha et l’Omega ».
Beatus de Turin, Bibl. Naz. Universitaria, J.II.1, f. 2r
Dans cette copie, le mot « mundus » a été conservé bien que la lune ait disparu. Le terme garde néanmoins son ambiguïté : le Monde en général, où la Terre en particulier ? En tout cas une miniature dans la main immense du Sauveur.
Or il existe un texte qui justifie la séduction de cet emboîtement cosmique tout en expliquant le geste des doigts. C’est un érudit du XIXème siècle, Charles Cahier [5], qui au détour d’une page, a proposé cette explication, en exhibant un verset d’Isaïe passé inaperçu, parce qu’on ne la traduit plus comme cela aujourd’hui (je restitue ici sa traduction littérale) :
Qui a mesuré les eaux dans le creux de sa main, pris les dimensions des cieux avec la paume, Isaïe 40, 12 |
Quis mensus est pugillo aquas et caelos palmo ponderavit, quis adpendit tribus digitis molem terrae et libravit in pondere montes et colles in statera |
Frontispice du Livre d’Isaie
Bible de Roda, 1030-1060, BNF Lat 6-3 fol 2v, Gallica
Autre exemple du lien étroit entre le globe et Isaïe, avec cette composition très originale qui établit graphiquement un parallèle entre :
- le charbon ardent que l’Ange présente à Isaïe, au registre intermédiaire ;
- le globe que Dieu montre au même Isaïe, au registre supérieur.
Maiestas Domini fol 16v
Codice Vigilano, 976, MS Escorialensis d.1.2
C’est encore en Espagne que nous trouvons la confirmation indiscutable de ce lien. Le texte du cadre paraphrase la citation d’Isaïe :
Le Seigneur dans trois doigts de sa dextre a pesé la masse de la Terre. En portant le livre de vie dans sa main gauche. En effet toutes choses dans le ciel , sur la terre et dessous, sereinement par lui-même sont gouvernées. |
Dominus in tribus digitis dextere molem a[b o]rbe libravit. Ferensq[ue] codicem in leba (laeva) vitae. Omnia enim in celo et in terra et subtus terra equanimiter per ipsum dominata sunt. |
Le parallèle globe-pomme (SCOOP !)
La page suivante contient une illustration tout aussi intéressante, dont voici le texte :
Ou, entre les bois du paradis, Eve tendit sa main vers la pomme, s’appropriant ce que, par la bouche du serpent, elle avait agilement pris à Dieu. Après, ils cousirent ensemble des feuilles de figuier pour s’en faire des ceintures. |
ubi, inter ligna paradisi, ad pomum eva manum porrexerat, sumens qvid de serpentis ore perniciter |
Les deux pages consécutives fonctionnent dans un rapport d’opposition :
- entre les mains droites levées, du Christ vers le globe et d’Eve vers la pomme ;
- entre les textes du coin en haut à droite : « sa dextre la masse de la Terre » et « vers la pomme la main Eve »
Ainsi le disque digital trouve ici une nouvelle acception : celle d’antagoniste de la pomme du Péché originel. Nous verrons au chapitre suivant (voir 3 La nuance du monde purifié ) que cette nuance est probablement présente, quoique moins marquée, dès l’invention de la formule au siècle précédent.
Une variante : le disque palmaire
Le disque est ici non plus élevé au bout des doigts, mais posé dans la paume.
Evangile dit de Charles IX, 880-900, MS Lat 269 fol 37r, Gallica
L’Evangile dit de Charles IX, un des derniers de l’école de Tours conservant l’influence de l’abbé Vivien [7], est le seul où le Christ fait ce geste. F.Bougard en a expliqué la justification théologique :
« Ceux qui veulent privilégier la première partie du verset d’Isaïe grossissent en revanche la « masse de la terre » à la dimension du poing qui l’enferme… Ainsi, dès la fin du IXe siècle et au sein même de l’école de Tours, celle des Évangiles dits de Charles IX… où le Christ a besoin des cinq doigts de sa main droite pour enserrer un objet sphérique de la taille d’une orange » ([4], p 11)
Comme nous le verrons plus loin, on peut suivre cette variante minoritaire jusqu’à l’époque romane.
Fol 36v | Fol 37r |
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Cette Majestas Dei constitue un bifolium avec le portrait de Matthieu, particularité qu’elle partage seulement avec celle des Evangiles du Mans (voir 3b La Renaissance carolingienne ). Il n’y faut pas chercher la cause de la variante palmaire, puisque dans ces derniers le disque est digital.
La spécificité, ici, est dans l’interaction entre les deux pages : le Christ regarde vers le page de gauche, et tient à l’oeil d’une part l’Ange, d’autre part Matthieu (strabisme intentionnel puisque Mathieu et son Ange en sont indemnes). D’un point de vue purement graphique, le grossissement du disque favorise cette interaction, en créant une continuité visuelle entre les trois objets dorés : le livre fermé du Christ, son disque et le livre ouvert que l’Aigle montre à Matthieu : enchaînement qui proclame la véracité de son Evangile.
Il se pourrait donc que la modification du geste de préhension du disque ne soit, dans ce cas particulier, que la conséquence secondaire du grossissement recherché.
Le prestige d’Isaïe
Les deux innovations iconographiques carolingiennes peuvent en somme se décrire comme un attrait pour le cosmique, sur la base de deux versets d’Isaïe :
- le globe-siège illustre « le ciel est mon trône » (Isaïe 66,1) ;
- le disque dans la main droite illustre Isaïe 40, 12 :
- la variante palmaire (la plus rare) : « Qui a mesuré les eaux dans le creux de sa main, pris les dimensions des cieux avec la paume »
- la variante digitale : « Le Seigneur dans trois doigts de sa dextre a pesé la masse de la Terre ».
L’invention du disque digital (synthèse)
Les deux innovations carolingiennes dans la Majestas Domini n’apparaissent pas simultanément :
- le globe-siège dès 810 (Evangile de Xanten), à la toute fin du règne de Charlemagne (voir 3b La Renaissance carolingienne ) ;
- le disque digital en 845-846, dans les premières années du règne de Charles le Chauve
Cependant elles partagent la même aspiration au cosmique, et participent toutes deux du prestige de Rome et du renouveau antiquisant :
Saint Vital, Ravenne | Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870 |
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- le globe-siège est une adoption du modèle qu’on pouvait observer dans les absides paléochrétiennes des églises de Rome ou de Ravenne (voir 2 Epoque paléochrétienne);
- le disque digital peut être considéré comme l’extrapolation d’un autre modèle romain : celui, transmis par les monnaies, de ces Victoires assises sur un grand globe ou debout sur un petit, mais qui auraient été combinées pour obtenir cette redondance du globe que les Romains évitaient soigneusement : pour eux, en effet, le globe ne pouvait être que céleste (voir 1 Epoque romaine).
La métaphore d’Isaïe autorise maintenant à ajouter au globe-siège, figure antique du Cosmos, le disque digital, figure biblique de la Terre, tout en échappant à l’autoréférence : ce qui me soutient est « comme » ce que je soutiens. Frisant le paradoxe sans y tomber, le globe-Monde devient une figure de l’incommensurable :
« Figurant aussi une image du monde, le globe tenu par le Christ déjoue l’idée d’échelle représentable de l’emprise du Christ sur la Création : il la tient dans sa main, il en fait son trône et il est contenu à l’intérieur ». ([8], p 239)
Une exclusion mutuelle (SCOOP !)
Evangéliaire de Weingarten, vers 830, HB II 40 fol 1v, Württembergisches Landesbibliothek Stuttgart | Bible de Moutier-Grandval, vers 840, British Museum, Londres, Ms. Add. 10546, f 352 v |
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Cette apparition d’une nouvelle figure de la Terre explique sans doute pourquoi l’ancienne métaphore que l’on rencontrait encore dans les Majestas antérieures, celle de la Terre-tabouret (petit globe ou petit mont) a été éliminée au moment de l’apparition du disque digital.
Vers 870, le Codex de Saint Emmeran reflète encore cette exclusion mutuelle :
- dans la Majestas de la reliure, sans disque digital, l’escabeau est présent ;
- dans celle du corps du texte, avec disque digital, pas d’escabeau.
C’est seulement dans la toute dernière Majestas de l’époque de Charles le Chauve, celle de la Bible de Saint Paul hors les murs, que cohabiteront enfin le tabouret (devenu rectangulaire) et le disque digital (voir 3b La Renaissance carolingienne ).
Chapitre suivant : 3 La nuance du monde purifié
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