1 Mandorle double dissymétrique
Cet article étudie le cas le plus fréquent de mandorles doubles : celui où les deux composante ont des formes ou des tailles différentes. Nous distinguerons trois catégories : la mandorle capsule, la mandorle siège-dossier, la mandorle cosmique. Puis nous tenterons d’appliquer ces distinctions dans un cas très énigmatique : celui des trois Majestas Dei de Montoire.
1 La mandorle capsule
La forme ovoïde
Psautier d’Utrecht, Psaume 109, fol 64v
Les plus anciens exemples d’un globe-siège circulaire à l’intérieur d’une enveloppe ovoïde se trouvent dans le Psautier d’Utrecht, dont on pense qu’il reproduit un modèle du 6ème siècle . Tandis que le globe-siège est solide, l’enveloppe externe est conçue comme une sorte de bulle extensible, qui confère à son contenu un caractère sacré : ici par exemple, la bulle enveloppe le Fils (auréole cruciforme) et le Père (auréole simple) , mais seul ce dernier est assis sur le globe qui illustre sa puissance cosmique (pour d’autres configurations, voir – Le Globe dans le Psautier d’Utrecht).
L’enveloppe ovoïde n’a pas eu de grande postérité : on la trouve de manière isolée sur quelques ivoires votifs.
9-10ème siècle, Espagne, British Museum | Evangéliaire de Notger, vers 1000, Liège, Musée Grand Curtius |
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Dans l’ivoire espagnol, l’inscription « OB AMOR CS RADEGID FIERI ROGAVIT » donne sans doute le nom du donateur, mais on peut la lire de deux manières :
- Pour l’amour du Christ, Radegid a commandé de faire (ceci).
ou bien, moins probablement ([1], p 62) :
- Pour l’amour de Ste Radegonde, a commandé de faire … (nom du donateur inscrit sur le panneau manquant)
Dans l’ivoire mosan, l’évêque Notger, est figuré en dessous de la mandorle ovoïde, complétée ici par le globe terrestre pour des raisons que nous verrons plus loin.
La forme en lentille
Le Christ imberbe adoré par les Anges, fol. 5r | Le Christ barbu adoré par la hiérarchie céleste, fol 6r |
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Sacramentaire de Charles le Chauve (ou de Metz), vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141, Gallica
Ces deux pages montrent l’évolution entre deux formules :
- à gauche la mandole ovoïde archaïsante, type Utrecht ;
- à droite l’innovation carolingienne qui en dérive : l’enveloppe externe devient une lentille (intersection de deux cercles) qui tangente le globe-siège.
Dessins conservés à la cathédrale d’Auxerre, vers 1100, origine Tours
Gazette archéologique, 1887, planche 20, gallica
Une évolution fréquente est celle où le globe sort en avant de la mandorle lenticulaire, ce qui permet de donner plus d’ampleur à la figure du Seigneur.
La formule mixte
Vers 1100, église Saint-Nicolas-les-Marchaux, Autun, Photo J.Rollier
On peut expliquer par la même économie de place cette formule mixte assez rare, où l’enveloppe externe se casse en haut en forme de lentille, tout en épousant en bas la forme du globe-siège.
Vita et miracula s. Mauri, vers 1100, Troyes, BM ms. 2273, fol. 43v, IRHT
Dans cette formule très originale, l’enveloppe externe se prolonge jusqu’aux quatre médaillons des Evangélistes. Le fond bleu piqueté de rouge qui emplit le globe-siège signifie le ciel étoilé (avec trois planètes en forme de fleurs) , puisqu’il réapparaît derrière les animaux célestes, l’Ange et l’Aigle. Le fond rouge derrière le Lion et le Taureau signifie donc la Terre.
Vieillards de l’Apocalypse, fresques de la nef, 1175-1200, Saint Junien (Limousin)
Cette formule mixte se retrouve dans cette fresque atypique, où les vieillards de l’Apocalypse se regroupent par couple, selon un principe de variété dans les couleurs, la physionomie (barbu ou pas) et les attributs (fiole, viole, ou les deux).
Les vingt quatre vieillards se répartissent en deux rangées :
- ceux d’en haut, au plus près de l’Agneau, , assis sur des cathèdres sous des arcades, sont probablement assimilés aux Apôtres ;
- ceux d’en bas, assis sur des globes sous leur ogive, évoqueraient quant à eux les prophètes ([2], note 30) .
On voit que la mandorle joue ici un rôle non pas symbolique, mais purement décoratif : mi élément d’architecture à l’instar des arcades, mi motif d’une frise.
Vieillard de l’Apocalypse
Email provenant de Conques, Vers 1100, MET
Le seul autre exemple comparable confirme le caractère essentiellement décoratif de la mandorle, ici circulaire : le vieillard, avec sa viole et sa fiole, est assis sur un globe qui cette fois l’intersecte.
En aparté : le dossier arrondi, un motif très ancien
Les rois Salomon et David
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4v (détail) [2a]
Dans cet Evangile, un des plus anciens conservés, les pages des Canons sont illustrées de figures marginales, qui dialoguent de part et d’autre de la page : ici deux Rois réputés pour leur sagesse (l’auréole remplace la couronne), l’un tenant un globe, l’autre sa harpe.
En bas de la même page, un Roi réputé pour sa violence, Hérode flanqué de deux gardes, regarde le Massacre des Innocents.
Fresque d’Hérode
Début 7ème siècle, Deir abou Hennis, Antinoe [2c]
La formule a eu du succès à l’époque, puisqu’on la retrouve à l’identique sur cette fresque très dégradée. E. Baldwin Smith ([2b], p 58) pense que le dossier circulaire serait un grand bouclier tenu par les gardes, mais il est placé trop bas pour être posé sur le sol.
Hérode et le Massacre des Innocents
Couverture des Evangiles (détail), début 6ème, Trésor de la Cathédrale, Milan
Le motif n’a rien de particulièrement oriental : il applique simplement à Hérode l’iconographie de Roma assise sur un bouclier (voir 1 Epoque romaine).
Le jugement de Saint Pierre par Hérode, vers 1000, Cloître de Moissac, chapiteau 42
L’idée du trône-bouclier d’Hérode, élément de majesté dévoyé, touvera un écho tardif dans ce chapiteau de Moissac.
Une composition très structurée (SCOOP !)
Je pense que ce dossier « grand comme le monde » symbolise la démesure d’Hérode, et fait contraste avec le trône du Roi sage, Salomon.
L’ensemble de la composition repose sur de telles oppositions (flèches rouges) :
- l’enfant mis à mort sur l’ordre d’Hérode et l’Enfant Jésus sauvé ;
- Jean-Baptiste mis à mort sur l’ordre d’Hérode.
Les flèches vertes sont des relations de paternité : David est le père de Salomon et l’ancêtre de Jésus.
Les flèches bleus sont de relations d’antériorité qui se lisent de droite à gauche, dans le sens de l’écriture syriaque.
Quatre moines offrant deux livres au Christ
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 14r
Cette autre image montre que le dossier n’a pas, dans le manuscrit, une valeur péjorative absolu : allongé selon l’axe vertical et coloré en bleu, il prend une valeur cosmique et constitue un élément de majesté. On notera le traversin rouge dont les pointes remontent sous le poids du Christ, détail réaliste qu’on retrouvera jusqu’à l’époque romane.
La pointe droite du coussin, qui masque le moine de droite, pourrait sembler une erreur de dessin. En fait elle sert à nous faire comprendre que ce moine se trouve devant le dossier, mais sur le côté du trône, et que l’ensemble trône-dossier n’est pas posé sur le sol, mais en lévitation !
2 La mandorle globe-dossier
Codex Aureus de Saint Emmeran, vers 870, Bayerische Staatsbibliothek, Munich
Par rapport aux autres mandorles lenticulaires carolingiennes, la Majestas Dei de Saint Emmeran présente un élément supplémentaire : un ovale peu visible (en jaune) qui n’englobe pas le Seigneur, mais constitue une sorte de dossier à l’arrière du globe-siège (en bleu). L’ensemble (globe-siège plus dossier) est inclus dans l’enveloppe lenticulaire, construite par intersection de deux cercles (en vert).
Partie centrale de la reliure
Codex Aureus de Saint Emmeran, vers 870, Bayerische Staatsbibliothek, Munich
Le même codex porte, sur sa reliure, un autre type de schéma. Le petit globe du bas (coloré en rose) représente nécessairement la Terre mais les deux parties de la mandorle ne sont pas cosmiquement différenciées : les quatre étoiles représentant le firmament les entourent symétriquement. Par comparaison avec la Majestas Dei du corps du texte, on peut considérer que l’enveloppe externe (en vert) est constituée ici par le cadre rectangulaire. La partie supérieure de la mandorle (en jaune) serait donc une sorte de « dossier ».
Un coussin a été rajouté, de manière très étrange : si le Christ était assis dessus, le coussin devrait passer « devant » le globe siège : or il est coincé à l’arrière, entre le globe et le dossier, et n’a donc pas d’utilité pratique. Peut être l’artiste a-t-il pensé qu’il ne tiendrait pas sur la surface convexe du globe. Les rares autres artistes qui se frotteront à ce motif se débrouilleront pour escamoter le problème en plaçant le coussin exactement à la jonction des deux cercles. L’embarras que trahit la formule de Saint Emmeran tient au fait qu’il s’agit, probablement, du tout premier globe-siège à coussin.
Evangiles de Noailles, BNF Lat 323, Gallica
Cette autre reliure développe le même concept : les deux parties portent exactement le même motif décoratif (couronne végétale entre des billettes), mais la partie « dossier » s’hypertrophie pour attirer l’oeil sur les deux objets, le livre et les clés, que le Christ donne à Saint Paul et à Saint Pierre. Les deux anges font descendre le trône en le tenant par sa partie haute, mais rien ne suggère une différence de nature entre les deux parties du mobilier.
Evangiles de Noailles, 850-75, BNF Lat 323 fol 13v Gallica | Evangiles, vers 900, La Haye MMW, 10 B 7 fol 11v |
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La Majestas Dei à l’intérieur du manuscrit reprend la même idée du globe à dossier, celui-ci revenu à une taille plus modeste. On peut également rattacher à ce modèle la Majestas plus fruste des Evangiles de La Haye : graphiquement, on voit bien que le « dossier » permet d’étoffer le globe, mais sans l’étouffer comme le ferait un ovale englobant.
Majestas Dei, 900-1000, Vallée de la Meuse, Victoria and Albert Museum
Cette composition accentue la symétrie entre le siège et le dossier : même motif floral, mais le cercle du haut garde un diamètre légèrement supérieur.
Isaias glossatus, vers 1000, Bamberg Staatsbibliothek, Msc Bibl.76 Bl 10v
Dans cette Vision d’Isaïe ottonienne, le globe à dossier devient baroque : il présente en bas une découpe circulaire (souvenir du globe terrestre) qui le fait reposer, par deux pointes, sur le toit incurvé du Temple. Un séraphin récupère avec une pince, près de l’autel, le charbon ardent qu’il apposera ensuite sur les lèvres d’Isaïe.
On notera le caractère puissamment expressionnistes des nuages bleus et roses, et des éclairs dorés et argentés, qui tels des doigts griffus s’échappent des deux moitiés du trône.
Frontispice du prologue de Jean, Evangéliaire de Bernward de Hildesheim, 1015, musée de la cathédrale de Hildesheim, Hs 18 fol-174r
Cet autre exemple ottonien est particulièrement intéressant car il prouve le caractère purement décoratif du dossier. La composition, dont le caractère cosmique est annoncé par les personnifications à l’antique des éléments Eau et Terre, dispose en poupées russes les trois éléments habituels :
- la Terre en tant que planète, représentée par le demi-cercle vert, orné de monts, sous les pieds du Seigneur ;
- le cosmos délimité par les étoiles fixes, représenté par le globe-siège doré entouré d’un motif de points [3] ;
- le Ciel du Ciel, représenté par le grand cercle à fond bleu englobant le trône et les deux séraphins.
Le dossier en amande n’est donc ici qu’un ornement de majesté, sans signification cosmique.
La division en deux registres permet de comparer :
- la première apparition du Christ « in humilitate », dans son berceau, sous l’Etoile à huit branches de Bethléem (« Et le Verbe s’est fait chair », Jean 1,14);
- son Retour à la fin des temps, « in maiestate et gloria », entre deux grandes étoiles [4]
Le trône de Dieu (Apocalypse 4) Fol 10r
Liber floridus, 1150-75, Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Cod. Guelf. 1 Gud. lat 2
Rédigé en 1120, le Liber Floridus, véritable encyclopédie médiévale qui s’intéresse à la géographie, à l’astronomie ou aux plantes, contient aussi un résumé en images de l’Apocalypse. Réalisé dans le Nord de la France ou dans les Flandres, ce manuscrit est remarquable par la précision de ses illustrations, pour les passages scientifiques aussi bien que pour la partie Apocalypse.
Cette page illustre très précisément le passage ci-dessous :
« Aussitôt je fus ravi en esprit; et voici qu’un trône était dressé dans le ciel, et sur ce trône quelqu’un était assis. … et ce trône était entouré d’un arc-en-ciel, d’une apparence semblable à l’émeraude… Du trône sortent des éclairs, des voix et des tonnerres. « Apocalypse 4, 2-5
L’artiste a recyclé la vieille formule du globe-siège pour traduire l’idée du « trône dressé dans le ciel », ce qui montre que sa signification cosmique était toujours bien comprise en pleine période romane. Le dossier en amande illustre quant à lui l’arc-en-ciel, et ses ondulations vertes l’émeraude. L’artiste a rajouté en haut la foudre et les vents.
Fol 10v | Fol 11r |
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L’adoration du Seigneur et de l’agneau,
Sur le bifolium qui suit, les vingt quatre Vieillards sont identifiés à gauche à douze personnages de l’Ancien Testament, à droite aux douze apôtres.
Le folio de gauche cite ou paraphrase les passages suivants :
« les vingt-quatre vieillards se prosternent devant Celui qui est assis sur le trône, et adorent Celui qui vit aux siècles des siècles, et ils jettent leurs couronnes devant le trône » Apocalypse 2,10
» Salut à notre Dieu qui est assis sur le trône et à l’Agneau ! « Apocalypse 7,10
Ainsi, en tournant la page, Dieu le Père barbu et tenant son livre s’est décomposé en ses deux autres aspects :
- le Fils imberbe, dans la mandorle moderne ;
- l’Agneau posant les pattes sur le livre, dans une mandorle complexe qui cumule indissociablement le cercle du Père et l’amande du Fils.
Christ à la faucille
Vers 1100, Burnand, église Saint-Nizier
La superposition d’éléments gothiques rend difficilement lisible le substrat roman de cette fresque [5]. Le vestige d’une faucille près de la main gauche montre néanmoins qu’il s’agissait du Fils de l’Homme « assis sur la nuée » d’Apocalypse 14,14 : le globe-siège garde le souvenir de cette signification céleste, tandis que la forme générale de la mandole comporte les mêmes éléments apocalyptiques que celle du Liber Floridus de Wolfenbüttel.
3 La mandorle cosmique
Manuscrit ottonien, vers 950, Abbaye de Corvey, MssCol 2557, New York Public Library
Le Christ en jeune homme, assis sur un globe, tient le rotulus aux sept sceaux de l’Apocalypse. Cette figuration, encore très carolingienne d’apparence, introduit une différenciation nouvelle entre les deux parties de la mandorle :
- la partie haute remplie d’étoiles cruciformes représente le Ciel ;
- le globe inférieur rempli de fleurs représente la Terre.
Du coup l’arceau pour les pieds est purement décoratif, sans valeur symbolique : mis à part sa couleur dorée, c’est un arceau parmi les autres, qui représentent des collines.
Dans cet article, je réserve le terme « cosmique » aux mandorles doubles dans laquelle des détails explicites, comme ici, induisent une polarité haut-bas.
Majestas Domini, 800-1000, Berlin Staatsmuseum
Dans cet ivoire très difficile à dater, la partie supérieure, légèrement en amande, présente un motif torsadé. Le siège en forme de couronne de laurier révèle une influence antiquisante, et le geste de bénédiction byzantin complète les autres formes circulaires.
La présence de fleurs, dans le cercle inférieur, de deux séraphins, du soleil et de la lune dans l’amande supérieure, introduit une opposition entre ce qui est ici-bas (les lauriers, les fleurs) et ce qui est là-haut (les anges, les deux luminaires).
Plaques de reliure d’un antiphonaire, montées ensuite en diptyque, provenant de l’abbaye bénédictine de Luttich, 900-920, Hessisches Landesmuseum Darmstadt
A titre de comparaison, le même globe-siège en couronne de laurier figure sur le plat avant de cette ancienne reliure, faisant écho à la couronne de laurier que Dieu donne à Saint Jean sur le plat arrière [6].
Les deux textes confirment ce fonctionnement en pendant, sur le thème de la puissance divine :
Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre. Matthieu 28, 18. |
Regardant de loin, j’ai vu venir la puissance de Dieu. Répons du premier nocturne du premier dimanche de l(Avent) |
DATA EST MIHI O(M)NIS POTESTAS IN COELO ET IN TERRA |
ASPICIENS A LONGE ECCE VIDEO D(E)I POTENCIAM (venientem) |
La composition d’ensemble est très cohérente :
- sur le plat avant, le globe-siège (en bleu) et le demi-cercle orné de deux monts (en vert) illustrent « dans le ciel et sur la terre » : c’est pourquoi l’artiste a évité de rajouter une mandorle supérieure, puisque la couronne de lauriers, ici, représente le ciel ;
- sur le plat arrière, le couple ciel-terre est imagé d’un autre manière, par la couronne tenue par les anges, et par la Terre-Mère sous les pieds de Saint Jean.
Aux lettres alpha et omega font écho deux autres objets qui pendent : les manches des anges.
Majestas Domini, 900-1000, Victoria and Albert Museum
Cette Majestas domini présente une multiplicité très inhabituelle d’attributs : clés et sceptre dans la main droite (qui ne bénit pas), calice enflammé dans la main gauche, coussin posé sur le globe. Sans parler du disque terrestre, transformé par de multiples trous en une sorte de ruche. Liselotte Wehrhahn-Stauch [7] a retrouvé tous ces attributs dans des oeuvres de Rupert de Deutz, et daté l’ivoire de 1128, en raison de l’incendie de l’église de Deutz auquel ferait allusion le calice enflammé.
Majestas Domini, 900-1000, Victoria and Albert Museum | Liber aureus de Freckenhorst, vers 1050 , LWL Museum Kunst und Kultur, Münster |
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Dans cette Majestas très classique, le siège en arc se branche à l’intérieur de l’amande, les deux parties étant constitués du même motif tressé. La comparaison avec l’ivoire du Victoria and Albert Museum rend évidente une autre particularité notable, que Liselotte Wehrhahn-Stauch ne commente pas. La mandorle est clairement formée de deux parties constituées d’un matériau différent :
- un ovale orné d’un motif rayonnant, tenu par la main de l’Ange et la griffe de l’Aigle ;
- un cercle lisse, unifié avec celui de la terre-ruche, et flairé par les mufles du Taureau et du Lion.
Nous sommes donc bien ici encore en présence d’une mandorle de type cosmique, complétée en bas par le globe terrestre.
Majestas et Saint Grégoire
Plats d’un sacramentaire, Niedersachsen, 1025-50, Berlin, Staatsbibliothek, Ms. theol. lat. quart. 2
Cette mandorle, dont les deux cercles sont presque égaux et la décoration identique, est à la limite de la mandorle symétrique (voir 3 Mandorle double symétrique). C’est son fonctionnement en pendant avec l’autre ivoire qui permet de l’interpréter plutôt en terme cosmique.
Pour David Ganz [7a], la Majestas représente la vision que Grégoire à en tête alors que, inspiré par l’Esprit Saint, il rédige le texte du Sacramentaire, dont les deux ivoires constituent les plats. Les symétries de l’image vont nous permettre d’aller un peu plus loin.
Les moitiés supérieures se déduisent l’un de l’autre par imitation, mais avec une dégradation de niveau (flèches blanches) : ce qui est divin côté Majestas – l’auréole crucifère, la main bénissante et le Livre de Vie (en jaune) devient simplement céleste côté Grégoire – l’auréole de sainteté, la main inspirée, le Sacramentaire (en bleu).
Les moitiés inférieures sont en revanche dans un rapport d’inversion : la partie céleste disparaît et la partie terrestre, qui était réduite à l’escabeau, prend toute la dimension du siège. D’une certaine manière, la « charnière » entre ces deux moitiés (en violet) mime le fonctionnement même des deux plats, l’une qui ouvre et l’autre qui ferme le livre.
La fresque pré-romane de Ternand
800-900, Voûte de la crypte, église de Ternand
Cette fresque très détériorée, qui pourrait être la plus ancienne de France, présente une Majestas dans une mandorle en amande équipée d’un disque inférieur de taille inhabituellement petite pour un globe-siège (il passe nettement en dessous des genoux). Il contient un tabouret incliné, sur lequel le Christ pose ses pieds.
Ce disque est complété par un demi-disque contenant un buste d’ange, au dessus de l’autel (en bleu). Côté Ouest lui fait pendant, au dessus de l’entrée de la crypte, un autre demi-disque contenant le buste de Marie, complétant de la même manière l’auréole (en jaune).
Cette symétrie sans équivalent va plus loin que la polarité Terre-Ciel de la mandorle cosmique :
- l’Ange, entre le globe, l’autel et le prêtre, assure une transition du Haut vers le Bas, au moment de le Consécration ;
- réciproquement, la Vierge, entre le fidèle, la porte et l’auréole, assure une transition dans l’autre sens, du Bas vers le Haut, par son intercession auprès de son Fils.
La figure de la Vierge est très inhabituelle : elle tient de la main gauche une tige végétale, et de la main droit une forme en amande, qu’il est tentant de rapprocher de la mandorle centrale.
Par analogie avec d’autres figures postérieures (voir 7 Disques au féminin), on peut penser que la Vierge montre dans sa main gauche sa propre personne (la « tige » issue de la souche de Jessé), dans sa main droite son « fruit », Jésus-Christ.
La fresque préromane de Saint Michel d’Aiguilhe
Relevé Anatole Dauvergne, 1851, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Charenton-le-pont | Etat actuel |
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950-1000, Eglise Saint Michel d’Aiguilhe (Le Puy en Velay)
Massacrées en 1821, les fresques de la voûte centrale ont été débadigeonnées en 1851. Le consensus actuel est qu’elles sont préromanes, sauf la figure de l’Ouest, Saint Michel combattant le Dragon, qui serait du XIIème siècIe. [8]
Structurée par une série rigoureuse de cercles, la composition est divisée en deux grandes zones par un grand cercle (en jaune) :
- à l’extérieur, les médaillons des Evangélistes (dans l’ordre de la Vulgate), deux anges en buste, et l’escabeau ;
- à l’intérieur, les médaillons du Soleil et de la Lune, le trio des séraphins et de l’archange, le disque supérieur de la mandorle.
On peut interpréter :
- le cercle jaune comme la frontière entre l’humain et le divin ;
- le globe-siège (en bleu) comme le cosmos, dont une moitié contient la Terre et l’autre moitié forme le ciel ;
- la mandorle haute (en vert) comme une gloire lumineuse entourant la partie divine du Seigneur.
Au dessus des deux fenêtres du mur oriental, cette gloire devait apparaître comme une troisième source de lumière, ni solaire ni lunaire, mais divine.
La mandorle cosmique ottonienne
C’est dans l’art ottonien et mosan que la mandorle cosmique acquiert une signification explicite et rigoureuse.
Evangéliaire de Santa Maria ad Martyres, vers 1000, Coblence , Landeshauptarchiv , ms . 701-81 fol 22
Cette Majestas est construite avec une grande précision géométrique :
- la mandorle lenticulaire englobante (en jaune) est centrée sur le ventre du Seigneur (en blanc) ;
- à l’intérieur, le globe céleste (en bleu clair) fait pendant à l’auréole divine (en bleu sombre) ;
- le globe terrestre, bien identifié par des rochers et des plantes, fait saillie en avant.
Ivoire fixé au centre du premier plat de reliure de l’Evangéliaire de Notger, vers 1000, Liège, Grand Curtius,
L’ivoire au centre de cette reliure est la partie la plus ancienne. Elle montre l’évêque Notger agenouillé en position de supplication, comme le précise l’inscription :
Et moi Notger, accablé sous le poids du péché, me voici fléchissant le genou devant Toi qui d’un geste fais trembler l’univers |
En ego Notherus peccati pondere pressus ad te flecto genu qui terres omnia nutu |
L’auréole autour de sa tête signifierait que l’ivoire a été réalisé après sa mort.
Mais elle crée surtout une continuité graphique entre trois zones géométriques :
- la mandorle ovoïde, lieu du Divin et du Livre de Vie (en jaune) ;
- le globe du cosmos (en bleu) ;
- le globe terrestre, avec l’Evangile qui permet d’accéder à la sainteté (en vert).
Le Christ bénissant St Géréon et St Victor, vers 1000, Schnütgen Museum Koln
On retrouve la même tripartition géométrique dans cet ivoire contemporain, tripartition qui s’étend aux personnages latéraux :
- au niveau divin (en jaune), les deux anges tenant la mandorle flanquent le Christ et son Livre ;
- au niveau céleste (en bleu), les deux chefs de la légion thébaine, Saint Géréon et Saint Victor, sont touchés par le Seigneur et touchent ses pieds en retour ;
- au niveau terrestre (en vert), les martyrs contemplent la scène : l’un d’entre eux tient l’Evangile, source de leur sainteté.
Wolfgang Christian Schneider [9] a bien vu le caractère insolite de la colonne centrale et l’interprète comme une allusion à la colonne qui, dans la Curie romaine, portait le globe sur lequel se dressait la statue de la Victoire : les martyrs groupés autour rappelleraient les sénateurs, leurs deux chefs les deux consuls, et l’image nous montrerait une sorte de « Curie céleste ».
Sans aller nécessairement jusque là, il est clair que la colonne joue un rôle-clé pour orienter la lecture : sans elle, on pourrait prendre l’image pour une vision du Seigneur en apesanteur (comme dans l’ivoire de Notger) ou pour une Descente vers la terre, motorisée par les deux anges. En solidarisant le sol et le globe-escabeau, la colonne nous fait comprendre que le Seigneur est présent en permanence au milieu de ses Saints : tout ce que nous voyons se passe après leur mort, dans le Ciel.
L’Empereur Heinrich III et son épouse Agnès
Codex Caesareus Upsaliensis, 1045, réalisé à l’abbaye d’Echternach, Uppsala, Carolina Rediviva, Cod. C 93
Nous avons déjà commenté cette image (voir 4 Art ottonien et Beatus) où un extrait du Psaume 115, réparti entre la partie dossier et la partie siège, en donne la signification précise :
Le ciel du ciel revient au Seigneur ; |
CAELUM CAELIS DOMINO |
COPIES
Sacramentaire de Fulda, 975, 2 Cod. Ms. theol. 231 Cim., fol. 113r Niedersachsische Staats- und Universitätsbibliothek, Göttingen | Sacramentaire de Fulda, 1000-10, Msc. Lit. 1, Staatsbibliotek, Bamberg |
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Dans ces deux sacramentaires, manière de rappeler la signification des deux parties de la mandorle, leur jonction coïncide avec la ligne qui sépare les anges des hommes : dans un cas la ligne d’horizon, dans l’autre le haut du mur.
Ivoire ottonien, vers 1050, British museum
La différence des motifs ornementaux entre les parties haute et basse milite ici encore en faveur d’une mandorle cosmique. Les clés et le livre, posés dans des plateaux circulaires élevés à la même hauteur, suggèrent que cet ivoire atypique aurait pu être la partie centrale d’une « traditio clavis et legis », telle que celle-ci :
Le Christ donnant la clé à saint Pierre et la Loi à saint Paul.
Apres 1160, Abbatiale Saint-Pierre-et-Saint-Paul, Andlau
Un programme ambitieux : les fresques de Notre dame la Grande
Vers 1100, Notre Dame la Grande, Poitiers
Les fresques du choeur de Notre Dame la Grande ont fait l’objet de plusieurs études [10]. Leur très mauvais état actuel masque leur importance iconographique et l’influence qu’elles ont pu avoir, au moins régionalement, pour la diffusion du motif qui nous occupe. Car la grande mandorle double du centre organise, comme nous allons le montrer, l’ensemble de la composition.
Trois Majestés successives
Le programme se compose de trois Majestés, en reculant de l’abside (en bas du schéma) vers la croisée de transept (en haut) :
- la Vierge à l’enfant évoque les origines du Christ (un des rares exemples d’une Vierge en Majesté, justifiée ici par le fait que l’édifice est dédié à Notre Dame) ;
- la Majestas Dei (avec les symboles des évangélistes et les apôtres) montre sa glorification ;
- l’Agneau en Majesté, entouré d’anges, rappelle son sacrifice.
Le fait que les apôtres soient assis sur des globes indique que toute la scène centrale se passe dans le ciel : il s’agit donc très précisément d’une Parousie, le retour sur Terre du Christ juste avant le Jugement dernier (voir 5 La mandorle double de Saint Génis des Fontaines)
Les figures du rond point
La dernière étude en date, celle de Robert Favreau [11], a pris en compte les huit figures du rond point (situées entre les arcades et la voûte) et montré l’ambition du programme complet (les textes sont ceux inscrits sur les phylactères que tiennent les personnages) :
- la Sedes Sapientiae est soutenue par deux rois réputés pour leur sagesse (en jaune) ;
- la Majestas Dei est soutenue, comme dans les grandes compositions carolingiennes, par :
- les quatre grand Prophètes qui ont annoncé le Christ (en bleu) ;
- les quatre symboles des Evangélistes (en blanc) ;
- la Majestas Agni est soutenue par deux Sybilles, chacune tenant sa prophétie.
La mandorle cosmique (SCOOP !)
Si l’on tient compte des médaillons du soleil et de la lune qui flanquent la partie haute de la mandorle, on constate que la bipartition terrestre/céleste fournit une clé de lecture supplémentaire (SCOOP !) :
- au niveau de l’autel, l’Enfant Jésus, accompagné des deux grands rois, commence son parcours terrestre ;
- au niveau du choeur, le Christ en gloire apparaît entre ciel et terre, tel que l’ont vu les Prophètes ;
- juste avant le clocher, l’Agneau entouré d’anges couronne l’ensemble du haut du ciel, tel que l’ont pressenti les Sybilles.
Une énigme : les trois Majestés de Montoire (SCOOP !)
Chapelle Saint Gilles, Montoire du Cher
Les trois absides de la chapelle Saint Gilles présentent trois Christ en Majesté, très abîmés aujourd’hui, mais que des relevés réalisés par Jorand en 1841 [12] et Breton en 1851 permettent d’étudier.
Les trois Christ ont été réalisés à des dates et avec deux techniques différentes, et ont donné lieu a des interprétations contradictoires [13].
Abside Est (début XIIème)
La fresque la plus ancienne est celle de l’abside centrale. Trônant au dessus du Tétramorphe, le Christ imberbe élève de la main gauche le livre aux sept sceaux. Au dessus encore, sur l’intrados de l’arc triomphal, deux séraphins encadrent le médaillon de l’Agneau.
Jorand, Gazette des beaux-arts,1933-2, p 193 | Jorand, gallica |
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L’inscription de la bordure ovale avait malheureusement disparu avant les premiers relevés. L’aquarelle de Jorand montre que le contour de la partie circulaire se différenciait par des motifs végétaux.
Relevé de Breton, 1851 (détail) | Jorand, Gazette des beaux-arts,1933-2, p 193 |
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La signification cosmique n’est plus portée aujourd’hui que par le Tétramorphe (de gauche à droite, Aigle, Lion, Taureau et Ange) :
- les animaux célestes à côté de la partie en amande, le « ciel du ciel » ;
- les animaux terrestres à côté de la partie circulaire, le cosmos ;
- le disque sous les pieds du Christ représentant comme d’habitude la Terre.
Quatre anges dansants, très originaux, viennent s’intercaler entre les Animaux :
- ceux en vol soutiennent seulement la partie en amande de la mandorle ;
- ceux qui posent les pieds au sol soutiennent les deux parties.
Absidiole Sud (fin XIIème)
Le Christ de l’absidiole Sud n’a plus d’attribut apocalyptique et ouvre ses bras de manière symétrique. Vu le geste des mains levées d’un personnage à gauche, on a supposé que le Christ pouvait donner des clés à Saint Pierre (traditio clavis) [14].
Je pense pour ma part qu’il s’agit plutôt d’un Christ de douleur montrant aux hommes ses blessures (bien visibles sur le relevé de Jorand), et par là sa double nature.
L’ange latéral relie de ses bras les deux parties de la mandorle, décorées des mêmes motifs d’étoiles. Une enveloppe de vagues unifie les deux moitiés. Malgré la forme légèrement en amande de la partie supérieure, nous sommes donc plutôt en présence d’une mandorle en huit (voir 3 Mandorle double symétrique ), unifiant les deux natures contraires, la divine (l’auréole) et l’humaine (les plaies). A noter que la partie haute, englobant l’alpha et l’omega, unifie également le commencement et la fin des temps.
1100-20, Narthex de Saint-Philibert de Tournus
Le motif des anges reliant des deux bras les deux parties de la mandorle est très rare : cette fresque isolée du narthex de Tournus est interprétée habituellement comme une Ascension.
Le problème des anges qui à Montoire effectuent ce même geste est que :
- dans l’absidiole Est, ils ont les pieds au sol ;
- dans l’absidiole Sud :
- l’état de conservation de l’ange ne permet pas de confirmer qu’il est en vol,
- le geste du Christ, les bras écartés vers le bas, n’est compatible ni avec une Ascension (bras écartés vers le haut, debout), ni avec une Parousie (bras écartés vers le haut, assis).
Absidiole Nord
Le dernier Christ est très semblable (plaies, alpha et omega), mais élève un peu plus les mains, d’où s’échappent douze filets rouges descendant vers les Apôtres : il s’agit donc de la Pentecôte.
Jorand, Gazette des beaux-arts,1933-2, p 193 | Jorand, gallica |
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Pour l’abbé Plat [15], cette lecture serait contrariée par le fait que les apôtres sont représentés non pas sur Terre, mais à l’intérieur de la gloire divine. En fait, le relevé de Jorand montre bien que les nuages qui entourent la mandorle se poursuivent au-dessus de la tête des Apôtres.
La mandorle en amande, portée par deux anges, a donc ici sa signification habituelle de véhicule céleste, ici pour une descente du Christ.
Un précédent possible
Majestas, Ancien tympan du portail central (extérieur), dessin de Viollet le Duc, 1856 | Pentecôte, Tympan du portail central du narthex |
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Basilique de Vézelay, 1120-1140
A Vézelay, après être passé sous le tympan extérieur – une Majesté avec un Christ bénissant dans une mandorle double – le fidèle découvrait sur le tympan intérieur une Pentecôte, avec un Christ aux mains ouvertes.
Il semble qu’à Montoire on ait profité des trois absides pour rajouter une troisième déclinaison : un Christ-Homme montrant ses blessures.
En synthèse, les trois Christs de Montoire illustrent non pas la Trinité, comme on le lit parfois, mais les trois symboliques différentes de la mandorle :
- la mandorle cosmique du Christ de l’Apocalypse (abside est) ;
- la mandorle en huit, unitaire, du Christ montrant ses plaies (absidiole sud);
- la mandorle en amande du Christ descendant du ciel (absidiole nord)
Article suivant : 2 Cercles intersectés
https://gemology.se/gill-library/gemjewelry/Catalogue_of_the_Ivory_Carvings_of_The_Christian_Era_Ormonde_M_Dalton_1909.pdf
Zeitschrift für Kunstgeschichte 32. Bd., H. 1 (1969), pp. 1-28 https://www.jstor.org/stable/1481786
Lise Hulnet-Dupuy « Les peintures murales romanes de Notre-Dame-la-Grande de Poitiers » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1999 42-165 pp. 3-38 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1999_num_42_165_2741
Les dessins de Jorand de 1846 proviennent de Gallica.
[15] Abbé Gabriel Plat, Montoire, « Congrès archéologique de France, Session tenue à Blois en 1925 » 1926 p 307 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k35695z/f313.item
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