1-4-2 Triptyques avec donateurs : Pays du Nord
Inventés dans les Flandres, les triptyques mobiles avec donateurs méritent d’être traités à part. Cet article, loin d’être exhaustif, se borne à présenter quelques exemples des différentes formules.
Triptyque de la Nativité
Maestro de Avila, 1467-1500, Museo Lazaro Galdiano, Madrid
Dans ce retable espagnol, mais de style flamand, le donateur s’est fait représenter comme témoin de la Nativité, parallèle à Saint Joseph mais séparé de lui par une des poutres de la crèche.
C’est un exemple de ce dont nous ne parlerons pas dans la suite de ce chapitre :
- d’une part parce que le donateur se trouve dans le panneau central ;
- d’autre part parce qu’il est de taille enfant ;
- et surtout parce que la composition est de type « bande dessinée », dans laquelle les panneaux montrent des lieux et des moments différents.
Les triptyques que nous allons commenter ici sont ceux qui correspondent à la véritable innovation flamande, à partir de 1440 :
ouvrir trois fenêtres parallèles sur une réalité à taille humaine.
Les origines : autour de la Croix
Les tous premiers triptyques à paysage continu apparaissent pour répondre à une nécessité panoramique : élargir le point de vue sur les scènes qui imposent le plus grand nombre de personnages, à savoir celles du Calvaire.
Triptyque de la Descente de croix
Copie vers 1440-45 d’une oeuvre perdue de Robert Campin, 1415-20, Walker Art Gallery, Liverpool
L’un des tous premiers exemple avec donateur est ce triptyque perdu de Robert Campin (voir 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin), qui montre bien comment la présence du Bon et du Mauvais Larron prévaut sur l’ordre héraldique : pour s’éviter la compagnie du côté du Mauvais Larron (ainsi que celle du juif et du soldat romain), le donateur s’est logé dans le volet d’honneur, à gauche, mais en s’agenouillant humblement derrière le double écran de Marie-Madeleine et du cadre.
Triptyque de la Crucifixion
Rogier van der Weyden, 1443-45, Kunsthistorisches museum, Vienne
Ce « triptyque » contient plusieurs innovations iconographiques qui se répandront rapidement dans les Pays-Bas et en Allemagne :
- la tunique flottante, comme soulevée par le même vent que les quatre anges sombres qui se désolent ;
- le premier paysage continu à l’arrière-plan, montrant une Jérusalem idéale.
A l’origine, il s’agissait d’un panneau unique avec des séparations peintes, mais il a été très rapidement transformé en triptyque. L’influence de celui de Campin est évidente dans :
- la position atypique de Marie-Madeleine (volet gauche),
- les anges volant en haut de la croix,
- le détail rare de la fissure que la mort du Christ a creusée dans la colline du Golgotha.
Le couple de donateurs, le mari précédant la femme, s’est placé au-delà de cette fissure, dans la zone d’humilité que l’absence du mauvais larron rend ici fréquentable.
Ces deux triptyques précoces illustrent les problèmes protocolaires que pose l’insertion des donateurs auprès de la Croix : par la suite, les peintres simplifieront la question en les isolant systématiquement dans les panneaux latéraux, où se fait moins sentir la polarisation qu’elle induit.
Retable Edelheere
Anonyme, 1443 , église Sint-Pieterskerk, Leuven
Pour le patricien de Louvain Wilhelm Edelheere, le peintre a monté en triptyque la célèbre Déposition de Van der Weyden (peinte huit ans plus tôt pour la chapelle Notre-Dame de Ginderbuyten de la même ville), en lui ajoutant deux volets pour la famille des donateurs :
- à gauche Wilhelm suivi de ses deux fils Wilhelm et Jacob, présentés par Saint Jacques ;
- à droite son épouse, Aleydis (Adèle) Cappuyns, ses filles Aleydis et Catharina, présentées par Sainte Adèle de France.
Déposition, Van der Weyden, 1435, Prado, Madrid
En élevant le plafond et approfondissant les cloisons de séparation, le peintre a perdu l’effet de compression spatiale voulu par Van der Weyden, au profit d’une représentation plus conventionnelle. Sur le même fond d’or, sur le même gazon et dans le même éclairage venant de la droite, la famille humaine se trouve de fait isolée dans les compartiments latéraux, sans aucune vue sur la scène centrale.
La vue retrouvée (SCOOP !)
En alignant le niveau du gazon (ligne verte), on constate que la menuiserie, aujourd’hui perdue, qui prolongeait les remplages peints, devait positionner les panneaux latéraux légèrement plus bas que le panneau central : ce qui atténue l’effet de gigantisme des Saints Patrons et place les donateurs dans une position plus avancée qui, transformant les compartiments en boxes, leur donne la possibilité d’assister à la Déposition.
Triptyque d’Oberto Villa
Van der Weyden, 1425, abbaye Abbegg, Berne
Ici, Van der Weyden place le riche banquier Oberto Villa dans une chapelle privée, qui s’inscrit dans le panorama continu du Golgotha.
Triptyque de Jan Floreins
Memling, 1479, Musée Memling, Bruges
Dans ce triptyque de Memling, les trois volets illustrent en revanche trois moments successifs (Nativité, .Adoration des Mages, Circoncision). Dans le panneau central, le frère Jan Floreins assiste à l’Epiphanie dans le dos de l’un des Rois Mages, son missel posé sur le muret.
Une vivante charnière (SCOOP !)
La situation privilégiée de Jan Floreins, entre le volet gauche et le volet central , attire l’oeil sur une particularité du décor qui n’a pas été relevée :
- la Nativité se passe dans une étable en bois surmontée d’une lucarne triangulaire adossée à un bâtiment en brique, avec un pilier central ;
- l’Epiphanie se passe dans le même décor, mais devant le bâtiment en brique, vu cette fois par derrière.
En marquant l’endroit du pivot, le donateur constitue, au coeur du triptyque, une sorte de charnière-vivante.
Autour de la Madone
Donateur de la famille Lomellini | Donatrice de la famille Vivaldi |
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Petrus Christus, 1455, National Gallery of Art, New York
Une composition codifiée
Ces deux volets sont caractéristiques des innombrables triptyques flamands avec un couple de donateurs, dans lesquels l’ordre héraldique est pratiquement toujours respecté (nous avons vu dans 1-3 Couples irréguliers que les exceptions s’expliquent par des circonstances particulières).
Bien que situant le couple divin dans le même espace bourgeois que le couple humain, et de plan-pied, ces compositions prennent soin de marquer une séparation discrète : ici le seuil de la porte coté époux, le prie-dieu côte épouse (ajouté a posteriori, par dessus la robe et le carrelage). La sacralité de ce lieu de rencontre se manifeste par des signes discrets, mais réels : le mari a ôté ses chaussures par humilité, et la gravure de Sainte Elizabeth de Hongrie, fixée au mur au dessus de l’épouse, dit sa piété et sa charité.
Un raccordement problématique
Les érudits se sont beaucoup disputé sur le panneau central manquant [1]. Charles Sterling a noté que, mis à part le carrelage, les espaces architecturaux sont assez différents : profondeur perspective dans le volet gauche (qui rend sensible le parcours du mari pour arriver jusqu’au seuil), frontalité dans le volet droit.
Vierge à l’enfant avec Saint Jérôme et Saint François,
Petrus Christus, 1457, Stadelsches Kunstinstitute, Francfort
Barbara Lane a proposé de compléter le triptyque avec la Vierge à l’Enfant de Francfort, à cause du carrelage identique. Mais les problèmes de raccordement spatial ont fait abandonner cette hypothèse, même si le panneau perdu était certainement très semblable à celui-ci.
Les trois portraits du couple Portinari
Ce cas exceptionnel, dans lequel un même couple s’est fait représenter, dans une plage temporelle très étroite, selon trois formules radicalement différentes, pose la question de la spécificité du triptyque. Je présente ici ces trois oeuvres dans l’ordre chronologique proposé par Susanne Franke , qui a étudié en détail l’ascension sociale des Portinari d’après les archives de Bruges [2].
Scenes de la Passion du Christ avec le couple Portinari
Memling, vers 1470, Galleria Sabauda, Turin
La première occurrence serait celle-ci : le couple occupe une position discrète dans les angles inférieurs de ce panneau, très original dans sa juxtaposition de scènes, et dont la fonction précise n’est pas connue.
La Vierge à l’Enfant avec les époux Portinari (reconstitution hypothétique)
Memling, 1470, MET, New York (volets) et National Gallery, Londres (centre).
La deuxième occurrence serait ce triptyque dévotionnel, sur un fond sombre à la Van der Weyden, dont on sait que le panneau central était une Vierge à l’Enfant. Il y a de bonnes chances que ce soit celle conservée à la National Gallery, comme le propose cette reconstitution [3]. Nous nous trouvons alors devant un cas très particulier de triptyque à panneaux égaux, qui pose la question du repliement (pour la solution, avec une autre portrait de Memling dans la même famille Portinari ,voir 4 Le triptyque de Benedetto ).
Triptyque Portinari
Hugo van der Goes, 1475, Offices, Florence
La troisième occurrence est cette oeuvre très célèbre, un des sommets du triptyque à la flamande. Elle montre une conception totalement intégrée du paysage et des donateurs, même si ceux-ci restent de taille « enfant », comparable à celle des anges..
La composition respecte l’ordre héraldique :
- à gauche de la partie « en pierre » du décor, le père Tommaso Portinari et son fils aîné Antonio sont sous la protection de leurs saints éponymes (le cadet Pigello n’a pas de patron) ;
- à droite de la partie « en bois », la mère Maria-Maddalena di Francesco Baroncelli et sa fille Margherita sont sous la protection de leurs saintes éponymes .
Comme le montre clairement Susanne Franke, le panneau a été conçu comme un mémorial (ostentatoire) pour la chapelle familiale à Bruges, avant que l’évolution de la carrière de Tommaso ne l’oblige à revenir s à Florence. Le triptyque n’y a été d’ailleurs installé que bien plus tard, en 1483, dans l’église Sant’Egidio de l’hôpital Santa Maria Nuova, dont les Portinari étaient les fondateurs.
Une inversion énigmatique
Malgré l’apparence de rigoureuse symétrie, on note que, côté féminin, les patronnes sont inversées : sainte Marie-Madeleine se trouve derrière Margherita, et Sainte Marguerite derrière Maria. Et c’est pourquoi d’ailleurs aucune ne fait de signe de la main pour désigner sa protégée (à la différence de Saint Thomas sur l’autre volet).
Cette inversion des patronnes est très étrange, dans le cas d’une oeuvre destinée à conserver pour l’éternité le souvenir d’un couple : d’autant que, les prénoms de la mère et de la fille commençant tous deux par la lettre M, il n’était pas possible de restituer à chacune son identité grâce aux initiales brodées sur le hénin, celles des époux (T et M) .
Le premier historien d’art qui a creusé la question est Aby Warburg : pour lui, la fillette représentée serait Maria, l’aînée, Margherita n’étant probablement née qu’en 1475. Sainte Marguerite serait présente en tant que patronne des femmes enceintes, et peut être pour signaler l’existence de Margherita, encore trop jeune pour figurer en personne dans le tableau [4].
Mais de nouveaux documents ont a la fois compliqué et embrouillé les choses : il n’y a pas eu de fille nommée Maria et l’aînée est bien Margherita (née en 1471 ou 1474) suivie d’Antonio (né en 1472 ou 1475). Mais les contradictions entre les documents rendent les dates précises impossibles à établir, ce qui nuit à la datation du tableau [5].
Le thème de l’Enfantement
Julia I. Miller a noté elle-aussi, l’inversion des patronnes, et l’a reliée au thème de l’Enfantement, qui serait un aspect resté inaperçu du retable [6]. Je résume ici les points principaux de son argumentation.
On remarque dans le panneau de gauche la scène inhabituelle de Joseph accompagnant sa femme enceinte à Bethléem. D’autre part, Sainte Marguerite est la patronne bien connue des femmes enceintes (parce que le dragon l’avait avalée, puis régurgitée sans dommage). L’inversion des patronnes aurait pour objectif d’une part de mettre en valeur, en la rapprochant de la Vierge, ce rôle particulier de Sainte Marguerite ; d’autre part de lui donner un statut de protectrice principale de Maria-Maddalena, soumise ces années-là à des grossesses répétées.
De plus Julia I. Miller remarque que dans deux autres triptyques familiaux de la même époque, seuls les époux sont accompagnés de leur Saint Patron : dans notre triptyque, destiné à un hôpital, la présence de Saint Antoine et Sainte Marguerite s’expliquerait moins par leur caractère éponyme, que par leur qualité d‘auxiliaire médical, pour la guérison des malades et le soulagement des femmes enceintes.
Ce raisonnement souffre à mon sens de plusieurs défauts : Sainte Marguerite n’est au final guère plus proche de de la Madone ; si elle avait dû former un couple médical avec Saint Antoine, autant la laisser à sa place normale, sans inversion ; et surtout, ceci suppose que la conception du triptyque a été faite en vue de son emplacement final dans l’hôpital, hypothèse rendue très fragile depuis les recherches de Susanne Franke.
Je pense que Julia I. Miller avu juste en mettant en évidence le thème de l’Enfantement, mais a eu tort de vouloir à tout prix le relier à l’hôpital (d’autant que les femmes, comme elle le remarque elle-même, accouchaient à la maison).
La lance des hommes (SCOOP !)
Pour y voir un peu plus clair, élargissons le point de vue au panneau de gauche, dans lequel les saints patrons ne sont pas inversés. La lance est l’attribut de Saint Thomas, en tant qu’instrument de sa propre mort, mais aussi parce qu’elle rappelle l’épisode de l’Evangile dans lequel Thomas, doutant de la résurrection physique du Christ, introduit son index dans la plaie que la lance a laissé dans son flanc (voir 2 Thomas dans le texte).
Cette lance est posée sur le pied nu du saint, lequel est lui-même posé sur le manteau : détail qui peut se comprendre comme un signe d’autorité du patron sur Tomaso, redondant la main qui le désigne. L’idée est probablement reprise de Van Eyck, qui fait poser le pied cuirassé de Saint Joris sur l’aube du chanoine Van der Paele (voir 1-2-2 La Vierge au Chanoine Van der Paele (1434-36)).
Mais cet empiétement est bien fait aussi pour attirer l’oeil du spectateur sur l’extrémité de la lance, posée sur le pied nu, juste à côté du bâton de Saint Antoine qui lui est posé sur le sol. Dans une oeuvre truffée de détails symboliques depuis longtemps repérés [7], cette double incongruité est passée jusqu’ici inaperçue : elle nous rappelle pourtant que, tout comme Saint Thomas a deux faces (la négative du sceptique et la positive du martyr), sa lance a deux extrémités : celle qui a tué Jésus et celle qui ne blesse pas, qui ne pénètre pas la chair.
Le sens exact de cet emblème éminemment personnel est impossible à préciser : mais placé à cet endroit stratégique, entre le père et ses fils, il vaut comme un message de violence contrôlée, voire de de virilité maîtrisée : « souviens-toi que ta lance peut tuer ».
Le dragon des femmes (SCOOP !)
Sur l’autre panneau, l’interversion des patronnes a pour effet de faire apparaître au même emplacement en pendant, entre la mère et la fille, la gueule béante du dragon écrasé sous les pieds de la Sainte.
Cet emblème destiné aux filles peut être interprété de différentes manières : »toi aussi tu enfanteras dans la douleur » ou bien, plus positivement : « tout comme Marguerite est sortie indemne du dragon, toi aussi tu ne mourras pas en couches ».
Ajoutons que Margherita était un prénom familial des Baroncelli, et que la propre mère de Maria-Maddalena le portait. Ainsi, chacune des deux femmes a pris pour sainte Patronne non pas sa sainte éponyme, mais la sainte éponyme de sa mère !
Le thème de la filiation (SCOOP !)
Si l’on en revient à l’idée que la conception du triptyque n’avait rien à voir avec la chapelle d’un lointain hôpital, mais tout à voir avec la chapelle familiale qui entérinait la réussite à Bruges d’une nouvelle branche des Portinari, on comprend que le thème sous-jacent, non pas de l’enfantement, mais plus précisément de la filiation, ait pu imprégner cette oeuvre de fondation:
La taille anormalement petite de l’Enfant par rapport à la Vierge, souvent remarquée et diversement interprétée, fait peut être également partie de ce seconf niveau de lecture : l’accueil d’un nouveau bébé dans la famille Portinarti.
Vierge à l’enfant avec les donateurs Willem van Overbeke et son épouse Johanna De Keysere
Hugo van der Goes, 1475-85 (panneau central) et anonyme, 1480-85 (volets), Staedel Museum, Francfort
Après les complexités des portraits des Portinari, ce petit triptyque de dévotion privée a le mérité d’illustrer une des raisons, purement commerciale, du manque d’interaction entre la Vierge et les donateurs dans la peinture flamande : le panneau central, réalisé de manière autonome par un peintre connu, pouvait ensuite dans un second temps être complété par un peintre moins prestigieux.
Ici, Van der Goes a donné toute sa mesure dans le panneau central, où les mains allongées de la Vierge contrastent avec les doigts délicats de l’Enfant, qui pince de la main droite le bord du manteau et de la main gauche la tige d’un oeillet blanc.
Environ dix ans plus tard, ses propriétaires l’ont fait monter en triptyque, en ajoutant sur le cadre leurs armoiries et leur devise « En espérance ». De manière très conventionnelle, les deux patrons éponymes, Saint Guillaume et Saint Jean-Baptiste, posent la main sur leur épaule. [8]
Et une Annonciation en grisaille est peinte au verso, l’Ange se superposant au mari et Marie à l’épouse.
Triptyque Donne
Hans Memling, 1478, National Gallery, Londres
Dans cette composition très exceptionnelle, Memling renverse la formule du triptyque pour « pousser » les donateurs dans l’intimité de la Vierge à l’Enfant : seuls au centre le dais , le tapis et les deux anges musiciens délimitent une faille, une exception sacrée qui s’exclut du paysage continu (voir 4 Le triptyque de Benedetto).
Présentés par le duo classique de Sainte Catherine (c’est la roue du moulin qui lui sert d’attribut) et de Sainte Barbe, on trouve figurés, sous la chapiteau portant leur écu, à gauche sir John Donne of Kidwelly, diplomate gallois, et à droite Elizabeth Hastings, son épouse anglaise, suivie de l’une de leurs filles (sans doute l’aînée) [10].
Les volets quant à eux hébergent les deux patrons de l’époux, dans l’habituel ordre chronologique : Saint Jean Baptiste le Précurseur et Saint Jean l’Evangéliste. Les deux animaux qui les accompagnent, l’agneau et le paon évoquent la chair sacrifiée et la chair imputrescible, la Passion et la Résurrection.
Vierge de Jacques Floreins
Hans Memling, 1488-90, Louvre, Paris
Une autre manière d‘innover avec le triptyque familial est de supprimer carrément les cloisons : la séparation rigoureuse des sexes suffit ici à la tripartition.
Le père est Jacques Floreins (Florence) , marchand d’épices de Bruges, suivi de ses sept fils et présenté par son Patron saint Jacques. A droite, son épouse et ses douze filles sont présentées par saint Dominique (sans doute parce qu’une d’entre elles, la plus à droite était dominicaine). L’épouse porte la guimpe en signe de deuil, ce qui montre que ce panneau était probablement un mémorial destiné à une chapelle funéraire.[11]
Le donateur a été identifié en 1871 par Weale, grâce au minucule logo des Floreins inscrit dans un losange du tapis [12] . A noter la ressemblance, mais non l’identité des motifs avec ceux du tapis du triptyque Donne, qui montre que Memling ne recopiait pas un tapis réel, mais le recomposait à partir de motifs de base.
Triptyque de la famille Sedano
Gérard David, 1495-98, Louvre, Paris, France.
Après les innovations des triptyques de Memling, Gérard David fait montre d’un certain retour aux sources avec ce triptyque des plus classiques :
- dans le volet gauche le marchand espagnol Jean de Sedano avec son fils, présenté par son premier patron Saint Jean Baptiste (l’enfant était probablement mort à l’achèvement du tableau (il tient une petite croix entre ses mains) [13].
- dans le volet droit son épouse présentée par son second patron, Saint Jean l’Evangéliste.
L’originalité réside ici non dans la composition d’ensemble, mais dans la forme particulière du cadre, dont les accolades de bois redondent, en les décalant, les arcades de pierre de la loggia mariale.
Au revers, le couple d’Adam et Eve annonce avant son ouverture le caractère sexué du triptyque, tout en le plaçant dans la prestigieuse continuité du polyptyque de l’Agneau Mystique de Van Eyck :
« Qui pourait mieux illustrer l’epitome de la peinture néérlandaise de l’époque, que cette oeuvre eyckienne, à la Memling, peinte par le nouvel artiste de premier rang à Bruges, Gérard David – le tout présenté dans l’encadrement ogival à la dernière mode ? » Maryan W. Ainsworth, [14], p 165
Sur la question des Annonciations au verso des triptyques, voir ZZZ.
Les noces de Cana avec famille Sedano
Gérard David, après 1501, Louvre, Paris, France.
A noter que quelques années après, Jean de Sedano a commandé à Gérard David ce tableau destiné à la chapelle du Saint-Sang de Bruges, confrérie dont il est membre depuis 1501. Les donateurs sont totalement intégrés à la scène sacrée, au même titre que le serviteur et la servante qui tiennent un verre et un pichet vides, signalant qu’on va manquer de vin. La transformation de l’eau en vin est un thème ad hoc pour la confrérie, dont le but est de conserver la relique contenant le sang sacré du Christ.
Nativité avec des donateurs, Saint Jérôme et Saint Léonard
Gerard David, 1510-15, MET, New York
Ce triptyque très classique est intéressant par ses détails : on a longtemps pensé que le petit cochon dans le volet de gauche, la roue et l’épée dans le volet de droite, étaient des ajouts postérieurs destinés faire passer le couple de donateurs pour Saint Antoine et Sainte Catherine. Mais l’analyse technique a montré qu’il n’en était rien [15] : ces attributs sont d’origine, et permettaient, en fusionnant chaque donateur avec son saint patron, d’ajouter deux autres saints répondant mieux à une dévotion particulière.
Vierge à l’Enfant entre Saint Bernard et saint Benoît , Saint Jean Baptiste avec un donateur, Sainte Marthe avec une donatrice
Jan Provoost, vers 1525, Royal Collection Trust
Ce panneau, dans lequel le couple n’a pas été identifié, contient plusieurs détails iconographiques intéressants :
- le miracle de la lactation de saint Bernard est élégamment suggéré par le geste de bénédiction de l’Enfant ;
- le voile bleu suspendu à la crosse de Saint Benoît la désigne comme une crosse abbatiale (n’ayant pas le droit de porter des gants comme les évêques, les abbés la tenaient au travers de ce voile) ;
- l’attribut de Sainte Marthe est une écumoire, qui renvoie à ses vertus de bonne ménagère.
Sainte Marthe
Isabella Breviary, 1497, BL Ms. 18851
Revers
Le revers porte un memento mori très intéressant (voir son analyse dans ZZZ).
Vierge à l’Enfant avec Saint Jean Baptiste, Sainte Catherine et une famile de donateurs
Van Scorel, vers 1530, Dordrecht Museum (photo JL Mazières)
On ne sait rien sur cette famille nombreuse (neuf garçons et dix filles). L’intéressant est l’interruption de la continuité du paysage par un plan rapproché de la Sainte Famille, qui marque l’autonomisation complète du panneau central.
Conçu au départ comme une extension sur les marges de la Scène Sacrée , le triptyque familial, en se banalisant, est compris désormais comme une structure modulaire, autour d’un centre interchangeable.
Vierge à l’Enfant avec Saint Sébastien, Sainte Gertrude de Nivelles et une famille de donateurs
Maître des demi-figures féminines, 1495-1555, collection privée
On ne sait rien sur la famille représentée ici, sinon qu’elle était probablement de Cologne (à cause de la sainte locale, Sainte Gertrude de Nivelles). Les volets sont également très proches du style du grand portraitiste de cette ville, Barthel Bruyn. Il est donc possible que ce triptyque, tout comme celui que nous venons de voir, ait été réalisé par deux artistes :
- le panneau central à Anvers par le « Maître des demi-figures féminines »,
- les portraits latéraux, à Cologne, en présence des modèles. [9]
En Allemagne
Triptyque du chanoine Gerhard ter Steegen de Monte
Maître de la Vie de la Vierge, 1480-90, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne
Ce triptyque a servi d’épitaphe pour trois chanoines de la même église Saint Andreas de Cologne : le donateur Gerhard de Monte au milieu, flanqué dans les volets latéraux par ses deux neveux Lambert et Johann.
Un mort et deux vivants
La proximité de Gerhard de Monte avec Jésus (dont il ose embrasser la main) ainsi que son surplis noir, comparé avec le surplis blanc et l’aumusse portés par les deux neveux, laisse penser que le panneau central a été réalisé à l’occasion de sa mort, en 1480. Les volets auraient pu être réalisés plus tard, mais en tout cas bien avant la mort de Lambert et Johann (respectivement en 1499 et 1508).
Quoi qu’il en soit, le côté exceptionnel de ce triptyque tient à la discordance irréaliste des tailles, malgré la continuité réaliste du paysage.
Un portrait discret
Pour des chanoines, les Saints Patrons ne sont pas ceux qui correspondent à leur prénom, mais ceux de leur église de rattachement. Aussi très logiquement Saint André et Saint Matthieu figurent deux fois dans le triptyque : dans les volets latéraux au titre de chacun des neveux, mais aussi à l’intérieur du panneau central. Tandis que Saint André portant sa croix pose sa main sur le crâne découvert de Gerhard, Saint Matthieu avec son livre ouvert surplombe le personnage étonnant de Nicodème, au visage très individualisé, portant un riche vêtement de brocard et coiffé d’une toque. Selon Thesy Teplitzky [16], il s’agirait d’un second portrait de Gerhard de Monte , non plus en tant que chanoine défunt, mais en tant que théologien éminent, ayant mérité de figurer parmi les saints personnages (voir 1-5 Donateurs incognito)Thesy Teplitzky cite un autre cas similaire, toujours à Cologne, où le donateur se duplique et monte tenir un rôle au sein d’un Mystère sacré.
Triptyque de la famille Holzhausen, avec Saint André, Saint Hippolyte et Sainte Catherine
Meister des Bartholomäus-Altars, vers 1480, Wallraf Richards, Cologne
Bien que l’identification des Holzhausen ne soit pas certaine (par les armoiries qui figurent au verso), nous sommes clairement en présence d’un couple et de leur fils, un jeune chevalier qui a pénétré dans la scène de l’Adoration de l’Enfant en compagnie de son Saint patron Hippolyte (reconnaissable à sa massue ferrée).
En même temps que, au dessus du drap d’honneur, un ange à banderole annonce la bonne nouvelle à un berger, le jeune homme salue la Vierge par ces simples mots gravés dans le fond d’or : VIRGO MATER AVE.
Wilhelm Boecklin et son épouse Ursula Wurmser, 1481, relevé d’un vitrail disparu de l’église Sainte Madeleine, Musée de l Oeuvre, StrasbourgLes deux donateurs sont agenouillés devant la Vierge à L’Enfant, mais leurs prières s’adressent au Christ :
- « O Seigneur, que ta souffrance et ta mort ne soient pas perdues pour moi » (banderole du mari)
- « O Seigneur, par ta mort, fais nous gagner ta grâce » (banderole de l’épouse)
Les figures sont unifiées par le décor du fond (pelouse et ciel rouge orné de feuilles de vigne rayonnantes), tandis que les armes du couple sont présentées en contrebas, avec le même décor mais sur fond bleu nuit.
Triptyque avec le conseiller municipal Hinrick Kerkring et son épouse Katharina
Jakob van Utrecht, 1520, St Annen Museum, Lübeck
Le choix de représenter la Vierge assise (et non cadrée à mi-corps comme dans les triptyques flamands ) induit mécaniquement la régression des donateurs vers la taille enfant. L’artiste a dû inventer une continuité originale : le banc de la Vierge se transforme en une table de part et d’autre de laquelle les deux époux se font face.
Volets d’origine suisse ou germanique, collection particulière
Ces donateurs inconnus sont présentés par Saint Jacques et Sainte Catherine. L’absence de d’enfants, de bagues, ainsi que la différence d’âge importante suggèrent qu’il ne s’agit peut-être pas d’un couple marital.
Les portraits du couple von Clapis
Pour terminer, voici un autre cas intéressant où le même couple de donateurs, Peter von Clapis (1480–1551), professeur de droit à l’Université de Cologne et son épouse Bela (Sybilla) Bonenberg (-1531) se sont fait représenter selon les deux formules, triptyque et panneau unique.
Triptyque du Couronnement de la Vierge avec les donateurs
1515 Barthel Bruyn l’Ancien Smith Museum of Art Northampton
Pour son premier retable, Barthel Bruyn l’Ancien a choisi une composition symétrique, et qui échappe à la logique un peu vieillie des saints patrons : Saint Yves à gauche est présent en tant que patron des juristes, saint Anne à droite en tant que mère de Marie. En plaçant Jésus à gauche de Dieu le Père, le tableau obéit à la logique du Credo (« il est assis à la droite du Père ») qui prime la logique héraldique (les parents sont à droite) et se propage dans tout le panneau : Sainte Anne est à gauche de Marie qui est à gauche de son Fils. Selon le biographe et collectionneur J.J.Merlo, à qui appartenait le tableau au XIXeme siècle, les Saints des panneaux latéraux serait les portraits de Peter et de Bela, ce qui ne correspond pas à un homme de trente cinq ans [17].
Le revers montre une Annonciation inversée, dans laquelle Marie se superpose , au donateur et l’Ange à la donatrice (sur la question de l’inversion des sexes entre l’avers et le revers, voir ZZZ).
Nativité avec les donateurs
Barthel Bruyn l’Ancien, 1516, Staedel Museum, Francfort
L’année suivante, le couple, qui s’était marié en 1512 commande cette Nativité dans laquelle on peut légitimement lire un voeu de fertilité : Saint Joseph, avec son chapeau de paille et sa bougie, est placé juste au-dessus de Peter, avec sa toque et sa bougie posés sur le prie’-Dieu ; en face Bela a déposé sur le sien son collier (peut-être une offrande), à côté d’une bougie « queue de rat » ; le petit chien à ses pieds lui tient pour l’instant compagnie.
Peter von Clapis, Musee des Beaux Arts de Budapest | Portrait de Bela von Clapis, San Diego Museum of Art |
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Barthel Bruyn l’Ancien, 1528
Douze ans plus tard, le couple désormais vieilli et toujours sans enfants se fait portraiturer une nouvelle fois, avec l’oeillet rouge des mariés
Saint Agilolphus avec Peter von Clapis, vers 1530, Suermondt Museum Aachen | Volet droit |
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Saint Anno avec une donatrice habillée en nonne, vers 1530, Walraff Richardz Museum, Cologne
Un second et dernier triptyque (dont on a perdu le panneau central) est commandé en 1530. Bela étant morte en 1528, il est probable que la nonne du volet droit est plutôt la soeur de Clapis.
Petrus von Clapis
Barthel Bruyn l’Ancien, 1537, Walraff Richardz Museum, Cologne
Enfin, dernier portrait de Petrus à l’âge de 57 ans. Il s’agit d’une miniature réalisée sur le couvercle d’une petite boîte ronde, dont le revers est peint avec ses armoiries [18] :
- la devise de l’avers, SPES MEA DEUS (Dieu est mon espoir) est chrétienne.
- celle du revers, NOSCE TE IPSUM (Connais-toi toi-même) est humaniste.
https://books.google.fr/books?id=rWVDLJFs5QkC&pg=PA301
« Hugo van der Goes and the Trinity panels in Edinburgh » Colin Thompson, Lorne Campbell Trustees of the National Galleries of Scotland ; London, 1974, p 103
https://www.jstor.org/stable/3046100
https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/hans-memling-the-donne-triptych
https://en.wikipedia.org/wiki/Triptych_of_the_Sedano_family
https://www.metmuseum.org/toah/hd/neth/hd_neth.htm
Vol. 61 (2000), pp. 317-329, https://www.jstor.org/stable/24664405
https://books.google.fr/books?id=ajgFAAAAQAAJ&pg=PA1&dq=clapis+merlo&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiO1PrV8qjfAhXG2KQKHV0mA5UQ6AEIMDAB#v=onepage&q=clapis&f=false
Bonjour,
Merci pour votre site internet exceptionnel, tellement riche en info.
Je fais des recherches sur les 2 ailes de triptyque représentant Saint Jacques et un donateur, Sainte Catherine d’Alexandrie et une donatrice, huile sur panneau en bois de pin, dimensions sans cadre : 75 x 22,7cm. Provient d’une collection suisse allemande. Votre avis ? Époque ? Une attribution possible ? Merci d’avance, Fabrice B.
Photos à voir ici : https://drive.google.com/drive/folders/1arKC3bWgpqIUL9JwAwrTcjc74WgBzqHG?usp=sharing
(je suis le propriétaire de ces oeuvres).