1-5 Donateurs incognito
Il arrive assez souvent, en Italie, que le donateur se fasse représenter non pas en tant que tel, mais en prêtant ses traits à un des personnages sacrés : souci d’humilité ou d’économie (en économisant un personnage), ce procédé, qu’on a nommé plus tard « portrait historié« , était sans doute bien plus fréquent que les quelques cas avérés ou probables [0].
Une scène privilégiée : l’Adoration des Mages
Benozzo Gozzoli. 1459-62 Chapelle des Mages Palazzo Medici-Riccardi, Florence | Adoration des Mages (Zanobi Altar), Botticelli, 1475, Musée des Offices |
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Cette pratique semble être apparue dans l‘Adoration des Mages, scène favorable par son nombre important de figures et la présence des Rois, tout indiqués pour flatter les personnalités les plus importantes.
Pour l’identification (hypothétique) des personnages voir :
- https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Botticelli_-_Adoration_of_the_Magi_(Zanobi_Altar)_-_Uffizi.jpg?uselang=fr
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Chapelle_des_Mages
Nous nous intéressons ici aux quelques exemples connus de donateurs incognito devant la Madone.
Vierge à l’Enfant avec Sainte Marie Madeleine, Saint Jean Baptiste, saint François, Sainte Catherine et les saints Cosme et Damien (retable de Sant’Ambrogio)
Botticelli. vers 1470, Offices, Florence
Les deux saints jumeaux Cosme et Damien, au premier plan, patrons des Médicis, sont peut-être des portraits de Laurent le Magnifique et de son frère Giuliano.
panneau central | Panneau droit : Saint Maurelio et Saint Paul avec le cardinal Bartolomeo Roverella |
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Polittico Roverella
Cosme Turra, 1470-74, Galleria Colonna, Roma
Ce polyptyque très ambitieux, aujourd’hui démembré et partiellement perdu, a été reconstitué et compris grâce aux travaux cumulés de plusieurs historiens d’art.
Le panneau en bas à gauche (perdu) montrait Saint Georges et Saint Pierre avec le moine olivétain Niccolo Roverella
L’inscription très abîmée qui se trouvait au bas du panneau central explique pourquoi l’Enfant est représenté endormi [1] :
Réveille-toi Enfant, la famille Roverella frappe aux portes. Ouvre et laisse les entrer. Frappe, dit la loi, et on t’ouvrira (vers de Lodovico Bigo). |
Surge, Puer, rouorella fores gens pulsat. Apertum redde aditum. Pulsa lex ait : intus erit. |
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Ce polyptyque familial révèle subtilement les relations entre les quatre frères Roverella, dont trois étaient des écclésiastiques [2]. De droite à gauche :
- l’évêque Lorenzo, le défunt à qui l’oeuvre est dédiée (il mourut à Monte Oliveto le 6 Juillet 1474), se dissimule à droite sous les traits du Saint évêque Maurelio ;
- le cardinal Bartolomeo, commanditaire du polyptyque et du tombeau de Lorenzo, est agenouillé à ses pieds ;
- le moine Niccolo, prieur de l’église Saint Georges qui héberge les deux oeuvres, est délégué à gauche aux pieds de Saint Pierre pour toquer à la porte du Paradis ;
- enfin le quatrième frère, Florio, chevalier de Malte qui résidait à Jérusalem, se dissimule sous les traits de Saint Georges, patron de l’église et protecteur de la ville de Ferrare.
Ainsi les deux frères éloignés (le défunt et le chevalier) sont intégrés parmi les personnages sacrés tandis que les deux frères effectivement présents à Monte Oliveto sont figurés en donateurs agenouillés : le moine, homme de Dieu, à la place d’honneur, et le cardinal, homme d’église, en position d’humilité.
L’église de Lecceto est un exemple très étudié, car elle présente deux cas de donateurs incognitos. Il s’agit d’une église construite à la campagne, à côté de l’ermitage où en 1473, Fra Domencio Guerrucci avait résolu de vivre en ermite, s’écartant des turpitudes de Florence.
Piero del Pugliese en Saint Nicolas
Retable du Pugliese Piero di Cosimo, 1481-85, Saint Louis Art MuseumLe premier cas est le retable de la chapelle Saint Nicolas : un des donateurs et bienfaiteurs de l’église, Piero del Pugliese, s’est fait représenter sous les traits du saint, avec ses trois boules dorées et son auréole, peu visible mais bien présente (sur la composition remarquable de ce retable, voir Les pendants de Piero di Cosimo)
Nicolas était le prénom du fils de Piero, né en 1477, au moment où celui-ci faisait ses donations pour construire l’église de Lecceto. Les boules dorées constituent une allusion toute trouvée à ces largesses. Une forme de sainteté est accordée au bienfaiteur anonyme, dont ni les armes ni le nom n’ont été, à sa demande, inscrits dans le bâtiment.
Filippo Strozzi. en berger
Ecole de Guirlandaio, L’adoration des Bergers (prédelle du retable majeur de Lecceto), 1487-1488, Musée Bojmans van Beuningen, Rotterdam
Le retable majeur a été perdu : il représentait probablement une Nativité, et le panneau de droite de la prédelle est une Adoration des Mages conservée dans une collection privée.
Le berger qui fait pendant à Saint Joseph est le donateur Filippo Strozzi, représenté en humilité, mais qui était devenu après le retrait de Piero del Pugliese le patron officiel de l’église.
Une pratique subtile et contestée
Il est flagrant que les deux donateurs ont choisi des stratégies différentes de représentation, reflétant d’une manière qui devait être transparente pour les contemporains un statut de patronage différent, étudié en détail par Jill Burke [2a]:
« Piero del Pugliese joue Saint-Nicolas-le-donateur, effectuant ses offrandes sans attendre un retour terrestre ; Filippo Strozzi joue le saint-berger-comme-patron, toujours soucieux de son troupeau. Ce faisant, les deux situent leurs actes individuels de don dans un récit spirituel idéalisé. Nous ne devrions peut-être pas être surpris de ces exemples de manipulation d’identité dans une société où les individus étaient encouragés à faire preuve d’empathie avec le Christ et les saints et à s’imaginer eux-mêmes et leurs contemporains exerçant leur fonction comme un exercice spirituel. Aujourd’hui, il est difficile d’évaluer la fréquence à laquelle des personnes étaient représentées en tant que saints sur les retables. Cependant, la manifestation visuelle permanente et publique de cette habitude mentale à travers la peinture était pleine d’une ambiguïté qui allait devenir un thème des sermons de Savonarole: l’apparence extérieure révélait-elle vraiment la motivation intérieure ?
Effectivement, Savorarole s’est élevé contre cette pratique, au moins pour les femmes :
« Les florentins ont dans leurs églises des figures peintes à la ressemblance de telle ou telle femme, ce qui est mal et un grand déshonneur vis à vis de Dieu » (Cité dans [2a], p 112).
L’Enfant adoré par la Vierge, Saint Joseph, Saint Augustin, Saint François et deux anges en presence d’Anton Galeazzo et Alessandro Bentivoglio (Pala Bentivoglio), faite pour l’autel majeur de Santa Maria della Misericordia
Francesco Francia (Raibolini), 1498-99, Pinacoteca di Bologna
On sait par Vasari que l’écclésiastique Anton Galeazzo Bentivoglio a commandé ce tableau à la fin de 1498, pour célébrer son retour d’un pèlerinage en Terre Sainte : il est représenté en adoration près de la Vierge, vêtu en pèlerin, avec la barbe et la croix rouge sur le manteau. Le jeune homme de droite, habillé en berger avec la tête couronnée de feuillages (autrefois identifié comme le poète Girolamo Casio) est son frère Alessandro Bentivoglio, poète et capitaine, ce qui justifie doublement la couronne de lauriers (ou de feuilles de chêne), symbole de la poésie (ou de la victoire) [3]. La Vierge aurait les traits d’Ippolita Sforza l’épouse Alessandro, et Jésus ceux de leur fils [4].
Ainsi cette Nativité cache un portrait de famille.
Vierge à l’Enfant avec Saint Jean Baptiste et un saint non identifié
Titien, 1514, National Gallery of Scotland, Edimburg
Ce tableau de dévotion comporte peut être un portrait dont nous avons perdu la clé : l’homme en manteau rouge est officiellement un saint (puisqu’il touche l’Enfant) mais l’absence de tout attribut permettant de l’identifier laisse supposer un portrait caché.
Les puissantes lignes de composition, en évacuant Saint Jean Baptiste dans la marge, composent un touchant portrait de famille.
Vierge à l’Enfant avec une sainte (ou une donatrice)
Vincenzo Catena, 1500-31, collection privée
Ce tableau joue avec la même ambiguïté :
- l’égalité de taille avec la Vierge et la proximité des mains avec l’Enfant militent en faveur d’une sainte ;
- l’absence d’attribut, les traits peu idéalisés du visage, l’arbre mort faisant contraste avec l’arbre vivant derrière Marie, suggèrent que la femme est bien une humaine venant prier pour son salut.
Vierge à l’Enfant avec Saint Constantin, Sainte Hélène Saint Jean Baptiste enfant
Bonifacio Veronese, 1520-24, Palazzo Pitti, Firenze.
Le présence du petit chien et du livre font penser à première vue à une Conversation sacrée avec un couple de donateurs : c’est seulement en remarquant le globe et la couronne, à gauche, et la petite croix qui sort du livre, à droite, que l’on devine que le couple représente l’empereur Constantin et sa mère Hélène, découvreuse de la Vraie Croix.
Il existe de nombreux tableaux tels que celui-ci, dans lesquels la tradition – ou les guides imaginatifs – reconnaissent dans un saint personnage telle ou telle célébrité : pratique devenue d’autant plus courante que l’abandon des auréoles a supprimé à ce travestissement tout caractère sacrilège.
Vierge à l’Enfant avec Saint Homoborus et un mendiant, Saint François et le Bienheureux Bernardo da Feltre, et Sainte Catherine
Montagna, 1515, Eglise de San Marco, Lonigo, près de Vicence
Il y a également tout un jeu d’ambiguïtés dans ce panneau où les personnages sans auréole sont à gauche non pas un donateur, mais le mendiant qui va avec Saint Homoborus et à droite, un bienheureux franciscain aux pieds du patron de son ordre.
On sent bien que les quatre sont des portraits de paroissiens réels, qui se sont partagé les rôles plus ou moins prestigieux selon des préséances qui nous échappent.
Présentation de Jésus au temple avec Saint Antoine de Padoue, saint Joseph, Saint Siméon et un donateur inconnu
Francesco Bissolo, 1500-25, Accademia, Venise
Ici le cas est différent, mais il s’agit là encore d’un jeu délibéré avec les conventions. Même en l’absence d’auréoles, le donateur se signale par sa position inférieure. En revanche, malgré les apparences, la scène n’est pas une Conversation sacrée (la Madonne entre des saints) mais une scène bien précise de l’Evangile, la Présentation au Temple. De part et d’autre de la servante qui apporte les deux colombes en offrande se sont glissées les deux présences anachroniques du donateur et de Saint Antoine de Padoue.
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