6-2 Le donateur-humain : en Italie, dans une Maesta
Mis à part les deux oeuvres de prestige que nous avons présentées dans 6-1 …les origines (en 1317 la Maesta de Lippo Memmi et en 1375 la fresque de Giusto di Menabuoi), les donateurs à taille humaine ne se popularisent vraiment en Italie qu’après 1450.
Cet article est consacré à la formule de la Vierge sur le trône (Maesta).
Maesta avec donateur à droite
Comme pour les donateurs-souris, la formule de loin la plus fréquente est celle de la position d’humilité (sans bénédiction). Mais nous rencontrerons aussi quelques rares bénédictions sur la droite.
Pala di Brera
Piero della Francesca, 1472, Brera, Milan
Dans cette Conversation sacrée, très influencée par l’art flamand, Frederico da Monterfeltre est agenouillé à droite de la Madone et des saints.
Sa femme adorée, Battista Sforza, morte en couche le 7 juillet 1472 (voir ZZZ), n’apparaît pas dans le tableau : sa place est manquante en face du duc. Sa présence aurait-elle modifié la composition, le duc passant dès lors à droite de la Vierge ? Pas sûr, car la position retenue est celle qui lui permet de dissimuler son profil droit, défiguré lors d’un tournoi.
Saint Christophe, le doge et saint Jean Baptiste
Ecole vénitienne, 1478-1485, National Gallery, Londres
Un dialogue officiel
L’autel porte la supplique que le Doge vient officiellement adresser à la Vierge, au nom de sa ville :
Préserve l’Etat de Venise et le Sénat de Venise, et moi aussi si je le mérite, Vierge Céleste, Ave. |
URBEM REM VE/NETAM SERVA VENETUM- QUE SENATUM / ET MIHI SI ME/REOR VIRGO / SUPERNA AVE |
Le gonfanon porte les paroles que, selon la légende, un Ange avait adressées à Saint Marc lorsqu’il arriva dans la lagune :
Paix à toi Marc, mon Evangéliste <Ici, ton corps va reposer>. |
Pax tibi Marce, evangelista meus. <Hic requiescet corpus tuum> |
Dans le contexte du tableau, on peut les lire comme la réponse positive de Marie à Venise, qui double le geste de bénédiction de l’Enfant.
La peste de 1478
Selon la tradition familiale, le tableau aurait été commandé à l’occasion de l’épidémie de 1478, d’où le vase posé sur l’autel, contenant des médicaments contre la peste. Cette tradition est confirmée indirectement par la présence de Saint Christophe, dont le rôle de protecteur contre la peste allait être supplanté, à Venise, par la dévotion à Saint Roch à partir de 1480 [1] .
Autour d’une lampe
La position du doge à droite s’explique par la composition d’ensemble, centrée non pas autour de la Madone, mais autour de la lampe, qui symbolise la présence divine, suspendue au dessus de la lagune comme au centre d’une immense chapelle :
- à gauche, en position d’honneur, les autorités compétentes contre la peste, composées d’un trlo ascendant (Christophe, l’enfant, le bâton) et d’un trio descendant (la Vierge, Jésus, le chardonneret aux ailes étendues en préfiguration de la croix) ;
- à droite, en position de d’humilité, le doge, ambassadeur de la cité, avec son patron Jean Baptiste, le blason avec ses armes, l’autel portant sa supplique et le gonfanon portant la réponse.
Tombeau du Doge Giovanni Mocenigo
Tullio Lombardo, 1500-22, Basilique San Giovanni e Paolo, Venise
Giovanni Mocenigo est lui-même mort de la peste, mais lors d’une autre épidémie, en 1485. Sur son tombeau, il est à nouveau présenté par son patron Jean Baptiste à la Vierge en majesté, tandis que de l’autre côté du trône un ange offre à Saint Théodore sa couronne de doge. On pourrait penser que la position à gauche est liée à la position du gisant, tête à gauche.
Tombeau du doge Nicolo Marcello
Pietro Lombardo, 1481-85, Basilique San Giovanni e Paolo, Venise
Mais comme pour les tombeaux de cardinaux romains (de taille enfant, voir 5-1 …les origines), il n’y a pas de corrélation entre la direction du gisant et la position du donateur dans la lunette : cet autre tombeau de doge montre la combinaison inverse entre le mort et le ressuscité.
Dans tous ces monuments officiels, la position d’honneur rend hommage au rang élevé du personnage.
Saint Jean Baptiste et un saint évêque avec le donateur
Lazzaro Bastiani , 1484, Basilica dei SS. Maria e Donato, Murano
Les mêmes ingrédients graphiques (scène en largeur et en extérieur, trône en niche arrondie, deux saints, enfant bénissant à droite) ont conduit à une composition très différente pour cette lunette décorative. La nécessité de symétrie a inspiré au peintre le motif ad hoc de Saint Jean Baptiste présentant deux angelots, comme si ces deux poids plume équilibraient le donateur. Mais tandis que la vue à plat tente de faire oublier sa masse excédentaire, la vue en profondeur le met au contraire en relief : il est le seul personnage en avant des autres, et son ombre portée, en se projetant sur son saint patron, crée un fort effet de saillie.
Couronnement de la Vierge Lazzaro Bastiani, Accademia Carrara, Bergame
On sent chez ce peintre mineur, habitué au confort des représentations traditionnelles, le problème qu’à dû causer l’adjonction d’un donateur à taille humaine : comment lui rendre justice sans lui donner trop d’importance.
Saint Georges, Saint François, Saint Antoine, saint Jérôme avec le donateur Carlo Oliva (ou son père Giovanfrancesco)
Giovanni Santi, 1489 , Chapelle des Comtes Oliva, Couvent de Montefiorentino, Frontin
Le même inconfort se retrouve dans ce retable officiel, où le père de Raphaël avait à caser le comte en armure parmi quatre saints en exercice (à noter le détail amusant du chapeau de Saint Jérôme en apesanteur sur la droite, pour pouvoir montrer l’auréole). Contrairement à la solution précédente, Giovanni Santi n’a pas choisi de mettre le donateur en avant par rapport aux autres personnages, ce qui l’a conduit à des ajustements assez laborieux.
Verticalement, le point de fuite est positionné au niveau des yeux du desservant (le retable étant posé au dessus de l’autel). Le regard du comte est situé plus haut, en tête à tête avec l’enfant. Ce point important (sans doute un élément du cahier des charges) a conduit l’artiste à grandir Saint Jérôme, qui dépasse ainsi les saints situés en face.
Car vu en plan, le comte est au même niveau que Saint Georges. C’est cette idée d’un couple de guerriers qui est la principale contrainte, induisant la position du donateur à droite (par infériorité hiérarchique) et obligeant à décaler les saints, aussi bien en profondeur que latéralement (on le voit particulièrement au niveau des anges du fond, espacés à gauche et tassés à droite).
Cet exemple illustre combien l’insertion d’un donateur à taille humaine bouleverse l’économie de la composition et oblige, pour qu’elle donne une impression d’harmonie, à la repenser dans son ensemble.
Les peintres de la génération suivante résoudront le problème radicalement : en supprimant le trône et en privilégiant le cadrage à mi-corps : deux bons moyens d’éviter les problèmes de perspective (voir 6-3 …en Italie, dans un Dialogue sacré)
Vierge à l’enfant avec Giorgio di Challant,
1495-1500, Chapelle Saint Georges, Prieuré de Sant’Orso, Aoste
Giorgio di Challant, chanoine et administrateur, théologien et mécène de la Renaissance, a sans doute pensé à ces deux facettes de sa personnalité pour la conception de sa chapelle :
- en chanoine, il s’agenouille en position d’humilité, à droite de la Madone ;
- en Saint Georges, il domine par la gauche le dragon sur la première fresque, le roi qu’il baptise sur la seconde.
Sur le mur opposé, la situation s’inverse d’une autre manière, puisque c’est la Madone elle-même qui vient remplacer le chanoine, en s’agenouillant quant à elle devant l’Ange de l’Annonciation.
Crucifixion avec Giorgio di Challant
Vers 1490, Oratoire, château d’Issogne
C’est également en position d’humilité qu’il s’est fait représenter au pied de la Croix, dans son oratoire privé du château d’Issogne, le second grand complexe monumental dont il a supervisé la décoration.
Saint Pierre, Saint Marc (ou Paul) avec un donateur
Giovanni Bellini et atelier, 1505, Birmingham Museums and Art Gallery
Dans cette composition très vivante, les deux apôtres dialoguent avec plaisir, tandis que la Vierge, l’Enfant et le donateur se reconnaissent dans une intimité muette : le donateur semble toucher du bout des doigts le pied de l’Enfant, tandis que celui-ci est sur le point d’ébaucher une bénédiction (Selon M.Douglas-Scott, il s’agirait de Marco Olivier, agenouillé aux pieds de son saint patron).
Selon Michael Douglas-Scott [1a] , il s’agirait du portrait posthume, commandé par son frère, d’un certain Marco Olivier, d’où la présence de saint Marc.
L’ombre d’un regret (SCOOP !)
La grande ombre portée sur le sol ajoute une note de mystère. Selon certaines descriptions anciennes, l’oeuvre aurait été le panneau central d’un triptyque : l’ombre serait ainsi celle d’un des personnages latéraux (mais on voit mal comment cela serait optiquement possible). On pourrait également supposer que c’est celle de la colonne de séparation, comme on le voit dans certains triptyques : mais elle ne part pas de l’angle.
Je pense pour ma part que ce détail conforte l’hypothèse funéraire de M.Douglas-Scott : l’ombre est celle du frère vivant, assistant depuis l’extérieur du tableau à l’accréditation du défunt dans la céleste compagnie.
Vierge à l’Enfant avec Saint Dominique, sainte Caterine de Sienne et un donateur Bergognone (Ambrogio da Fossano), 1481 – 1522 Museo Civico Amedeo Lia, La Spezia.La place mineure du trône et l’importance accordée au paysage nous placent ici à la limite entre deux genres : la formule solennelle de la Maesta et celle plus intime de la Conversation Sacrée que Bellini développe également à cette époque : un format horizontal dans lequel les personnages sont cadrés à mi-corps (voir 6-4 …en Italie, dans une Conversation sacrée).
Le donateur est ici triplement accueilli par l’Enfant, Marie et sainte Catherine qui le pousse du bout de sa croix. De manière symétrique, les deux saints dominicains ont le même geste de relever leur cape noire d’une main (comme dans le panneau de droite), ce qui a sans doute pour but de mettre en valeur le donateur : son profil apparaît sur fond blanc et sa robe noire attire l’oeil, face à l’aube blanche de Saint Dominique. Dans son désir de s’identifier aux deux saints, il a posé devant lui les mêmes attributs qu’eux : un livre rouge (la Foi ardente) et une tige de lys (la Pureté).
Madonna Cusani Anonyme lombard, 1505-15, Museo della Scienza, Milan, provient du couvent dominicain Santa Maria della PurificazioneL’inscription, partiellement lisible, est ambiguë :
« VENDA MATHER CVSANI PVRISSIMA CONSORS / SC. INSIGNE CATERINAE M […] VS […] OTR […] / […] STIS CARE POSSET […] SEPOLTVRAE / DILIGES POSVIT »
Certains pensent que la jeune moniale couronnée de roses est cette Mère Cusani ; mais une autre lecture est plus vraisemblable : la Révérende Mère Cusani a fait poser cette fresque, représentant Sainte Catherine de Sienne, dans la cellule mortuaire du couvent.
Le contraste entre le socle de pierre grise et le trône richement orné, qui semble avoir transpercé le plafond de la cellule, renforce cette interprétation funéraire : la donatrice caressée par la Vierge est Sainte Catherine, mais aussi l’âme rajeunie de la moniale décédée, accueillie par la Vierge dans cet ascenseur vers le ciel.
Saint Sébastien, saint Étienne, saint Jean-Baptiste, Saint Bernard de Clairvaux, Saint Antoine et le donateur Ferry Carondelet (La vierge aux saints) [2] Fra Bartolomeo, 1511-12, Cathédrale de BesançonFace au problème de l’ajout harmonieux du donateur, Fra Bartolomeo a trouvé une solution très simple pour restaurer la symétrie : rajouter en face du donateur un cinquième saint agenouillé. Autre avantage constructif : les deux personnages à genoux s’inscrivent dans un grand triangle qui culmine avec la Vierge à l’Enfant.
Esquisse pour La vierge au Saint |
Anonyme, Vierge de Ferry Carondelet, Musée Condé, Chantilly. |
Il n’y a pas pensé tout de suite, comme le montre le dessin préparatoire. En revanche, une fois trouvée, la solution est robuste : dans la copie réduite de Chantilly, Sainte Catherine a remplacé au pied levé le donateur.
Vers 1530, la formule vieillie de la Madone en Majesté subsiste encore dans de petites villes de Lombardie, mais le trône qui ancrait la composition a disparu et le format vertical s’est imposé.
Vierge à l’Enfant avec saint Christophe, Saint Jean Baptiste, Saint Nicolas da Bari et deux religieux de l’Ordre des Umiliati (Madonna degli Aranci)
Gaudenzio Ferrari, 1529, église de San Cristoforo, Vercelli
Le donateur serait le frère Nicolino Corradi di Lignana, aux pieds du bienheureux Orico [3] . Sa position à droite résulte ici encore de la présence massive du patron de l’église, saint Christophe, dont la stature géante et le grand bâton fleuri saturent le côté gauche.
La toile, avec son format ascensionnel, sa profusion d’anges et la disparition du trône insuffle à la vieille formule un dynamisme qui préfigure les grandes machines baroques.
Maesta avec donateur à gauche
On ne rencontre dans ce cas que des situations d‘invitation, où l’Enfant bénit le donateur.
Conversation sacrée avec Saint Pierre, Saint Paul , Saint Georges, quatre anges et un chanoine inconnu Museum of Fine Arts, Boston |
Tête de Christ, Collection privée |
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Fra Angelico, 1446–49
Un panneau biface énigmatique
On ne connait pas la destination de ce panneau biface, que sa petite taille (25 cm) destinait à un usage de dévotion privée (il est trop petit pour être un desco da parto, cadeau traditionnel à Florence pour les accouchées). Il a probablement été réalisé pour un chanoine romain [4].
Il présente une configuration intermédiaire entre une Maesta et une Umilita. Le drap d’honneur n’est pas tenu en l’air par les anges, comme dans les occasions plus solennelles, mais posé sur le trône qu’il dissimule en partie. L’estrade n’a qu’une marche et la scène se passe au jardin, avec une escorte réduite à Saint Georges et un ministère allégé : Saint Pierre et Saint Paul. Nous assistons à une sorte d’audience privée, dans laquelle l’arrivée par la gauche se justifie par l’importance du patron, Saint Pierre, et par le geste de bénédiction de l’enfant.
La composition reprend le modèle milanais du donateur au jardin clos (voir 6-1 …les origines), mais en inversant sa position. Celle-ci résulte peut-être tout simplement des règles strictes qui s’appliquent pour les chanoines : au pied du ou des Saints de leur église de rattachement, et en face de leur saint éponyme.
Nous avons vu un autre exemple de panneau biface avec une Tête de Christ au verso, par Antonello de Messine, mais plus tardif et avec un donateur de taille enfant (un moine, voir 5-2 …le développement).
En Italie, la pratique la plus commode pour insérer, sans modifier la composition, le donateur à taille humaine dans les grands tableaux d’autel, est celle du donateur un abisso, (dont on ne voit que la tête, voir 2-8 Le donateur in abisso). Pour A.Chastel, c’est justement l’adoption de cette formule qui a freiné, en Italie, le recours à la solution privilégiée dans les Pays du Nord : celle du triptyque. En effet, en rejetant le donateur dans les volets latéraux, ce format simplifie largement son insertion (voir des exemples dans 1-4-1 Tryptiques italiens).
Ce contre-exemple est très particulier, puisque ces fresques remplacent d’anciennes fresques gothiques qui figuraient au même emplacement, sur les quatre flancs du baldaquin du ciborium de Saint Jean de Latran.
La contrainte d’une composition homogène pour les quatre côtés a conduit Romano à placer le cardinal dans le panneau central (peut être en remplacement d’un donateur-souris antérieur). La position à gauche de la Madone fait écho à celle de l’Agneau aux pieds de Jésus, sur la fresque de la face opposée.
C’est à ma connaissance le seul triptyque Italien où un donateur à taille humaine ne se trouve pas dans les compartiments latéraux.
J’ai cru avoir avoir trouvé ici un second cas, mais le personnage dans le panneau central n’est pas un donateur à taille humaine : il s’agit d’un enfant, Saint Vito, entre son précepteur San Modesto et sa nourrice Santa Crescenzia : amusant détournement du triptyque de couple.
Cliquer pour voir l’ensemble
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Vierge à l’enfant avec un donateur inconnu, Saint Jean Baptiste et Saint Julien
Anonyme piémontais, 1482 , Cappella di Madonna Lunga, Montanera
La décoration très originale de cette petite chapelle de campagne a été réalisée en 1482 pour lutter contre une épidémie de peste. Le donateur apparaît dans un sas qui lui donne un accès particulier à la Vierge en train d’allaiter, à laquelle il vient demander d’intervenir : dans le registre inférieur un cadavre dans son tombeau montre la menace, tandis que se développe dans l’abside le résultat espéré : une Vierge de Miséricorde qui protège sous son manteau toute la société humaine (voir 2-2 La Vierge de Miséricorde).
Sainte Conversation avec le protonotaire Gerolamo Calagrani
Bergognone, vers 1485, Pinacoteca Ambrosiana, Milan
Ce très grand retable a été commandé pour l’église Sant’Epifanio de Pavie. Le donateur est présenté par son patron éponyme, Saint Jérôme.
En dépit de l’abondance de mains, celui-ci est bien le seul à frôler de sa main gauche gantée la tonsure du protonotaire. A côté du cardinal se trouvent trois autres autorités ecclésiastiques : deux évêques (saint Augustin, saint Ambroise) et un pape (saint Grégoire le Grand).
En face sont placées les personnes de moindre importance : trois saintes qui font tapisserie (Liberata, Luminosa et Speciosa) et Sant Epifanio, le patron de l’église qu’il a bien fallu inviter.
C’est donc bien ici sa qualité de protonotaire, familier du pape, qui a valu au donateur sa position d’honneur à la droite de la Vierge, parmi les autres dignitaires.
Saint Jean Baptiste avec un donateur et Saint Bernard de Clairvaux
Ambrogio Bevilacqua, 1485-90 Accademia Carrara, Bergame
A la même époque, ce petit panneau de dévotion privée (34 x 24 cm) revêt un caractère volontairement passéiste : fond doré, perspective limitée au trône. On ne sait rien du donateur (sinon que c’est un laïc) ni de la raison du choix des Saints : les deux font un geste d’accueil, mais Saint Jean-Baptiste ne le touche pas physiquement, comme le fait en général le patron éponyme.
Saint Pierre Martyre avec un donateur et le roi David
Ambrogio Bevilacqua, 1502 Brera Mila
Une dizaine d’année plus tard, Bevilacqua peint pour un autre donateur inconnu cette composition similaire, sauf pour sa grande taille (138 × 136 cm) et son format carré. Saint Pierre Martyre, touchant l’épaule du donateur et regardant la Madone, joue clairement ici le rôle de l’intercesseur. Mais l’autre saint, le rarissime roi David, interpelle le spectateur avec sa citation du livre de Job :
ll te sauvera de la mort <pendant la famine>, et de l’épée pendant la guerre (Job 5). | <fame> eruet te de morte, et in bello de manu gladii |
La verge de David (Scoop !)
Equivalent rustique d’un sceptre, la baguette qu’il tient dans sa main droite complète sa couronne et rappelle sa jeunesse de berger. David étant l’ancêtre de Marie, on pourrait également y voir une référence générique à la « virga » d’Isaïe (dans laquelle les exégètes ont ensuite reconnu le « virgo » marial) :
Et une tige s’élévera de la racine de Jessé , une fleur s’élévera de ses racines. Isaïe 11,1 : | et egredietur virga de radice Iesse et flos de radice eius ascendet, |
Mais je pense que la baguette a ici un sens très particulier, allusion érudite à un psaume de David :
« Même quand je marche dans une vallée d’ombre mortelle, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi: ta houlette et ton bâton me rassurent ». Psaume 23,4 | nam et si ambulavero in medio umbrae mortis non timebo mala quoniam tu mecum es virga tua et baculus tuus ipsa me consolata sunt |
Ainsi la verge de David, expliquée par la citation de Job, est l’image de la protection divine contre la mort.
La modernité et ses ficelles (SCOOP !)
Chez un artiste aussi réticent aux innovations que Bevilacqua ou ses clients, l’avantage est que, lorsque la digue saute, les ficelles se voient. La comparaison entre ces deux panneaux résume, en accéléré, l’évolution du goût sur un bon demi-siècle, et nous livre tous les ingrédients de la nouvelle cuisine.
J’ai calé les des deux oeuvres d’après la taille de la Vierge assise (lignes bleues).
Dans la première version, la hauteur du socle (deux marches) place la Vierge au dessus des Saints (ligne blanche). Timide concession à la modernité, la perspective se limite au trône (lignes jaunes), et le point de fuite est indiqué par le médaillon doré de Marie. La ligne d’horizon (en violet) est au niveau des yeux de l’Enfant, très au dessus de ceux du donateur . Aussi bien verticalement que dans la profondeur, la construction organise un éloignement respectueux : elle est encore d’essence médiévale, hiérarchique, rendue a-spatiale par le fond d’or. Et les quelques plantes rachitiques du premier plan ne sont là que pour boucher un vide.
Dans la seconde version, le paysage a envahi le fond et la perspective gagné l’ensemble du panneau : le carrelage du premier plan embarque tous les personnages dans sa grille. La suppression du socle les resserre autour de la Vierge, à la fois verticalement et dans la profondeur. Du coup, les crânes des deux saints passent au-dessus de Marie (ligne blanche) et les yeux du donateur montent au niveau de la ligne d’horizon, assumant le caractère subjectif du nouveau type de représentation.
Mais tandis que les saints ont, de manière logique, diminué de taille en reculant vers Marie (lignes vertes), le donateur a gardé la même taille apparente (ligne rouge) : preuve a posteriori que, dans la première version, il n’avait pas encore tout à fait la taille humaine. Ce pourquoi, d’ailleurs, la main de son Saint patron ne le touchait pas.
Retable Barbarigo
Bellini, 1488 , Eglise de San Pietro Martire, Murano
En 1486, le doge Agostino Barbarigo avait succédé au doge Marco Barbarigo, son propre frère, dans des conditions controversées (on disait qu’il l’avait fait assassiner). Ce grand panneau commandé comme un ex-voto pour orner son palais a donc une dimension de propagande : l’inversion des rôles entre son saint patron éponyme, Augustin, qui se tient à droite en brandissant un volume de ses oeuvres, et le saint patron de Venise, Marc, qui présente Agostino à la Vierge, se lit donc comme une sorte de réconciliation posthume, de confirmation du doge par son défunt frère. Selon les écrits d’Agostino lui-même, la Vierge est son « avocate auprès de Dieu notre très Haut Créateur » (« avvochata appresso el nostro summo chreator Iddio’) : par sa position centrale, elle prononce une sorte d’acquittement au tribunal céleste.
Le paysage comporte des éléments symboliques : le ville fortifiée est un symbole marial, la paon et l’arbre sec illustrent la résurrection et la mort.
Provoquant par son sujet, le panneau l’est aussi par sa forme : on dit que c’est la première Conversation sacrée s’intégrant à la nature, séparée d’elle par une simple balustrade [5]. Mais ce vaste paysage panoramique avait déjà été utilisé quelques années avant par Carpaccio pour le doge Mocenigo.
En comparant les deux oeuvres – comme ont dû le faire les spectateurs de l’époque – on note que Bellini est revenu à une composition plus classique centrée autour de la Madone et qu’il a remplacé le saint protecteur de Jésus (Saint Christophe) par le saint protecteur de Venise (Saint Marc), en laissant à droite le saint patron personnel : la véritable innovation est donc d’avoir déplacé le doge de la position d’humilité à la position d’honneur. Dissocié de son saint Patron, celui-ci assume seul, devant la Vierge, l‘intense subjectivité de cette composition.
Vierge de la Victoire, Mantegna, 1494-95, Louvre, Paris
Commandé comme ex voto suite à sa victoire sur les Français, le tableau montre Francesco II Gonzaga béni par la Vierge. En pendant, la femme agenouillée aux pieds de Saint Jean Baptiste enfant est probablement la mère de celui-ci, sainte Élisabeth (hommage à la soeur préférée de François de Gonzague).
Derrière, trois saints guerriers assistent à cette bénédiction solennelle : Saint Michel et son épée, saint Longin et sa lance rouge (qui a percé le flanc du Christ), Saint Georges et sa lance brisée (dans son combat contre le dragon).
Vierge à l’Enfant adorée par le doge Léonardo Loredan
Vincenzo Catena,1505-07, Sala Erizzo, Palais des Doges, Venise
Il s’agit ici d’une adaptation, pour le doge Loredan, de la composition de Bellini pour son prédecesseur Barbarigo. On retrouve à gauche Saint Marc. Mais à droite, où aurait dû logiquement se trouver le peu connu Saint Léonard, a été placé Saint Jean Baptiste, le « joker » de ceux qui ont la malchance de porter un prénom sans prestige.
Vierge à l’Enfant, sainte Brigitte avec le cardinal Ferdinando Ponzetti, sainte Catherine
Baldassarre Peruzzi, 1516, Eglise de Santa Maria della Pace, Rome
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La toile occupe tout le fond de la chapelle Peruzzi, à gauche de la nef : la position du cardinal s’explique donc par la nécessité d’être tourné vers l’autel principal. La niche peinte était autrefois flanquée de deux autres, dans lesquelles étaient figurés les deux Saint Jean .
Une des soeurs du cardinal, Brigida, était morte de la peste dans son jeune âge, en 1449, et dans son testament de 1511 (bizarrement annulé le lendemain), le cardinal demandait à ses héritiers d’édifier une chapelle à Saint Brigitte dans l’église Sant’Agostino de Naples [6]. La chapelle de Santa Maria della Pace lui a permis de réaliser lui-même cette intention ; et bien qu’il ne concrétisera qu’en 1527 son désir d’être enterré à Santa Maria della Pace, la chapelle peut être vue comme une sorte de mémorial familial dans laquelle sa soeur bien-aimée, déjà au paradis, présente le cardinal à la Madone.
Dans ces deux compositions similaires, la position de bénédiction est sans doute favorisée par le statut religieux des donateurs : le chevalier de Malte s’est autorisé à poser son missel sur la marche du trône, tandis que le frère en bure s’approche presque jusqu’au contact avec l’Enfant.
Vierge à l’Enfant, San François avec le bienheureux Amedeo Menez de Sylva , Saint Antoine de Padoue
Tommaso Aleni, vers 1510, Museo civico, Crémone
La comparaison avec cette composition identique montre de manière frappante l’évolution, en vingt ans, d’une conception officielle de la présentation à la Madone à une conception plus intimiste et effusive : ici, la qualité de Bienheureux (voir les rayons qui préludent à l’auréole) ne suffit pas à accorder au moine franciscain la moindre proximité avec l’Enfant.
Le doge Leonardo Dona
Marco Vecellio, 1606-11, Sala della Bussola , Palais de Doges, Venise
Dernière apparition de la formule un siècle plus tard : Saint Marc se situe désormais face au doge, qui n’a plus besoin de saint patron pour venir s’agenouiller littéralement « au pied » de Jésus.
Le donateur ailleurs
Le Doge Marcantonio Memmo devant la Vierge à l’Enfant
Palma le Jeune, 1600, Palais des Doges, Venise
Terminons par cette grande allégorie officielle qui déjoue magistralement nos catégories, pour nous montrer un doge à la fois en position d’humilité et en position de puissance.
A gauche, le bloc « Madone » se situe devant une arcade masquée par un halo : de part et d’autre de l’arcade, deux saints à bâton, Antoine et Roch, montent la garde tandis qu’un saint à crosse, Nicolas, préposé aux petits enfants, se tient à l’arrière de Jésus. Complétant le quatuor, Saint Marc s’est posté en avant de la Vierge, portant des vêtements à ses couleurs.
A droite, le bloc « Province de Venise » se développe devant un large paysage : trois femmes et trois soldats portent les blasons des principales villes de la province (Vicence, Vérone Bergame, Padoue, Brescia et Palmanova). La corne d’abondance, les ruines romaines et les armes symbolisent la prospérité, l’ancienneté et la puissance de la République.
Enfin au centre, le bloc « Cité de Venise « est souligné par le tapis (qui n’est pas centré devant le trône) : il emprunte au bloc de gauche, Marc et Roch, en avant et en arrière du doge ; et au bloc de droite une seconde incarnation de Padoue et de son université : cette femme couronnée de laurier et entourée de livres incarne la Ville dans sa sagesse, tandis qu’à l’avant le lion tenant le blason des Memmo l’incarne dans sa Force, et Saint Marc à gauche tenant son Evangile l’incarne dans sa Foi.
Ainsi Venise, synthétisée par le doge couronné par un ange, au centre d’une escorte cruciforme, apparaît comme une Puissance analogue à la Madone en Majesté, médiatrice comme elle entre la Province et les Cieux.
Contre l’hypothèse de Scott Thomas et en faveur d’un triptyque : « In the Age of Giorgione, catalogo della mostra, a cura di S. Facchinetti e A. Galansino, Royal Academy of Arts, London 2016 », p 108 https://www.academia.edu/27975357/In_the_Age_of_Giorgione_catalogo_della_mostra_a_cura_di_S._Facchinetti_e_A._Galansino_Royal_Academy_of_Arts_London_2016
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