3-3-3 La Vierge au croissant : l’apparition à gauche
Les cas où la Vierge au Croissant apparaît à gauche sont si rares, qu’ils méritent chacun une étude particulière. Nous allons voir qu’on trouve presque toujours une forte raison expliquant l’exception à la règle.
Les parti-pris graphiques
Le manuscrit Morgan MS M.88
Psaultier, 1370-80, France, Morgan MS M.88 fol. 151r
La Vierge de l’Apocalyse possède bien ses trois signes : les rayons, les douze étoiles, la lune à ses pieds.
La donatrice lui adresse en français sa supplique personnelle :
« GLORIEUSE VIERGE PUCELLE
QUI DE LA TRES DOUCE MEMELLE
E LATAS TOT TRES CHIERE ENFANS (allaitas ton très cher enfant)
FAIT MA CONCIENCE SI BELLE
QUE LA MOE ARME NE CHANCELLES (que mon âme ne chancelle)
IOUR DE MON TRESPACEMENT. »
Cette personnalisation très particulière a posé problème à l’artiste, qui a eu du mal à caser le texte dans l’espace entre les personnages, prévoyant en haut une cloison verticale qu’il n’a pas maintenue jusqu’en bas. Mais pourquoi a-t-il placé, contrairement aux habitudes, la donatrice à droite de la Vierge au croissant ?
Parmi les 35 miniatures du manuscrit, seules trois autres comportent des textes, inscrits cette fois sur des banderoles.
Résurrection de Lazare (fol 14 r)
Du Christ à Lazare :
LAZARE VENI FORAS (Lazare, sors et viens)
Entrée du Christ à Jérusalem (fol 15v)
Des habitants de Jérusalem à Jésus :
BENEDICTUS QUI VENIT IN NOMINE DOMINI (Béni soit ceui qui vient au nom du seigneur) :
Celui de gauche est en train d’enlever sa chemise, l’autre l’étend déjà sous les pieds de Jésus
Réponse de Jésus :
SI COGNUSTES EN DIEU (?) (ainsi vous avez reconnu Dieu)
Annonciation aux Bergers (fol 165r)
De l’Ange aux bergers :
PUER NATUS EST NOBIS (Un enfant nous est né).
On constate que l’artiste respecte chaque fois la même convention : placer le locuteur à la droite de la parole qu’il profère (sauf sans le cas des habitants de Jérusalem, où la place libre est à droite).
Cette convention personnelle est si forte qu’elle l’amène à retourner l’image dans le sens inverse de la lecture : c’est à contresens que Jésus avance vers Lazare et rentre dans Jérusalem, que l’Ange descend vers les bergers et que la donatrice vient s’agenouiller devant la Vierge de l’Apocalypse.
Un Livre d’Heures breton
Ce manuscrit comporte deux miniatures pleine page dans lesquelles des donateurs, laïques, figurent sur la droite :
Fol 129r |
Fol 150r |
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Livre d’heures a l’usage de Rennes, 1420, Arsenal Ms-616 fol 13r 153v 161r
- d’une Vierge de l’Humilité, accompagnée de deux anges musiciens et d’un ange chanteur ;
- d’une Vierge au Croissant, encadrée par deux rideaux et deux anges musiciens, qui tend l’Enfant à huit anges en vol.
La présence des rideaux laisse supposer [0] que cette iconographie unique a été inspirée par un Mystère local.
Livre d’heures a l’usage de Rennes, 1420, Arsenal Ms-616 fol 13r 153v 161r
Un donateur apparait encore à trois reprises dans le manuscrit, toujours à gauche et toujours à l’intérieur d’une lettrine.
Dans ce manuscrit, la position du donateur n’est pas déterminée par le caractère recto ou verso de la page, mais par le statut de l’image, pleine page ou lettrine.
Les Heures de Daniel Rym
1420‒30, Livre d’Heures de Daniel Rym, Walters Ms. W.166 fol 60r 61v
L’épouse du commanditaire, Elizabeth van Munte, est représentée agenouillée au bas de la page de droite. On remarquera qu’elle n’est pas en prières devant la Vierge au croissant proprement dite, mais devant une autre figure mariale portant trois couronnes, posée devant elle : les trois fleurons transformés en bougeoir indiquent qu’il s’agit d’une statue. Cette solution de compromis marque bien l’embarras de l’illustrateur devant la vision sur la gauche, laquelle résulte d’une convention graphique du manuscrit : les treize miniatures pleine page qui ouvrent chaque heure se trouvent systématiquement à gauche.
Flagellation, fol 110r | Fol 111v |
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Cette pleine page est la seule qui comporte un orant, placé du côté droit et qui mécaniquement prie vers la gauche : le cadre épais de la miniature exclut la vision directe.
Daniel dans la fosse aux lions, fol. 168v
A contrario, lorsqu’il s’agit de manifester la proximité du donateur avec son prophète éponyme, l’illustrateur l’inclut à gauche de la miniature pleine page qui lui est dédiée. Ce morceau de bravoure du manuscrit est particulièrement inventif :
- les sept lions sensés dévorer Daniel sont montrés sous la forme de paisibles agneaux :
- un ange amène par les chevaux le prophète Habacuc ;
- pendant cette opération de ravitaillement par les airs, le garde s’endort sous son énorme bouclier.
Tout côté dramatique est évacué au profit d’un parti-pris d’embellissement :
- la chaîne autour du cou du prisonnier complète élégamment son habit ;
- le visage barbu et doré évoque probablement Dieu qui, dans le dos du garde et face au donateur, est le bouclier qui protège les deux Daniel ;
- le donateur et le prophète se ressemblent d’ailleurs comme deux frères.
Sur les astuces graphiques de ce manuscrit, voir 11 Débordements pré-eckiens
Le comte de Waldburg devant la Vierge de l’Apocalyse
Waldburg-Gebetbuch, 1476, WLB Stuttgart, Cod. brev. 1.
On rencontre une situation comparable dans ce manuscrit, dont l’illustrateur obéit à une convention systématique : dans toutes les miniatures où il figure, le donateur est systématiquement placé à droite [1]
Le roi Jacques IV d’Ecosse présenté par Saint Jacques priant devant Jésus, fol 24v p 56 | La Vierge au croissant apparaissant à son épouse Margaret Tudor en prières, fol 243v p 500 |
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Heures de Jacques d’Ecosse, vers 1503 Osterreichisches Nationalbibliothek, Vienne, ONB MS 1897
Ce manuscrit somptueux [2] est un cadeau du roi à son épouse, à l’occasion de leur mariage en 1503. Etrangement, les deux époux ne sont pas représentés en diptyque, et sont même éloignés, l’un au début et l’autre à la fin du livre.
Les deux images montrent le roi et la reine priant dans une chapelle privée, isolée par une grille. Mais les situations sont en bien des points radicalement opposées.
Le roi prie devant un retable montrant le Christ en Salvator Mundi, éclairé par deux cierges allumés. Saint Jacques figure par rapport à lui dans la même situation que le Saint André du retable par rapport au Seigneur : en compagnon, en assesseur. Il ne s’agit pas d’une vision : simplement de la présence à ses côtés de son saint Patron en chair et en os, qui l’accompagne et garde la porte.
La reine prie devant un autel sur lequel se trouvent deux statues dorées représentant l’Annonciation. Les initiales entremêlées J et M, ainsi que le petit chien au pied de l’autel, témoignent de son amour pour son mari et de sa fidélité. Tandis que les trois cierges de la clôture sont ostensiblement éteints, le candelabre doré de l’autel porte au dessus de lui une Vierge au Croissant dans une mandorle dorée : comprenons que la Reine, par sa piété, voit la Madone lui apparaître dans la flamme du candélabre.
Un pendant distant (SCOOP !)
Le personnage derrière la reine n’est pas un saint, mais un diacre, sans doute son chapelain ou son directeur de conscience : tout comme Saint Jacques pour le roi, il joue un rôle d‘accompagnateur ; et de même que le couple saint Jacques/Jacques faisait écho au couple peint Saint André/Jésus, de même la couple diacre/Margaret renvoie au couple sculpté Ange/Marie.
La devise du devant d’autel complète celle qui était inscrite dans la miniature du Roi, pour former la devise de l’Ecosse :
« In My Defens God Me Defend » (Pour ma défense, que Dieu me défende)
On comprend alors pourquoi dans la miniature illustrant « Pour ma défense », ce sont des soldats qui montent la garde derrière la grille ; tandis que dans la miniature illustrant « que Dieu me défende », ce sont des enfants de choeur qui chantent pour faciliter l’apparition.
Ces symétries montrent que les deux miniatures ont bien été conçues en pendant, même si elles ne sont pas montées en diptyques : elles encadrent l’essentiel du texte, l’une entamant la devise d’Ecosse et l’autre la terminant :
- le Roi est représenté en position d’honneur, à la droite du Christ en majesté qu’il a fait peindre ;
- a Reine est représentée en position d’humilité, à la gauche de la Vierge à l’Enfant que sa piété lui fait voir.
Les panneaux votifs
La Vierge au Croissant de Lune, Saint Vincent Ferrer avec deux donateurs
Pedro García de Benabarre, 1459, Museu nacional d’art de Catalunya, Barcelone
Ce panneau constituait le centre d’un retable dédié à Saint Vincent Ferrer et provient du couvent dominicain de Cervera (Segarra). Si célèbre que soit le Saint, il ne peut que figurer en position d’humilité, à gauche de la Vierge. Il est lui-même absorbé dans sa propre vision intérieure du Christ du Jugement, qui le toise sévèrement. Le texte qu’il montre est un extrait de l’Apocalypse :
Puis je vis un autre ange qui volait par le milieu du ciel, tenant l’Evangile éternel, pour l’annoncer aux habitants de la terre, à toute nation, à toute tribu, à toute langue et à tout peuple. Il disait d’une voix forte: » Craignez Dieu et donnez-lui gloire, car l’heure de son jugement est venue ». Apocalypse 14:6-7 |
« Timete Deum et date illi honorem: quia venit hora judicii ejus » |
Saint Vincent Ferrer était célèbre pour ses sermons sur le Jugement dernier : l’image lui rend hommage en l’assimilant implicitement à Saint Jean pendant sa vision, et à l’Ange tenant le Livre.
Les donateurs se placent au pied du saint pour implorer l’Enfant : « Sauve-nous Seigneur Jésus », lequel leur répond « Je vous sauverai ».
Tout se passe comme dans un tableau votif ordinaire, avec les donateurs en position d’humilité présentés par un Saint Patron. Le sous-thème du Jugement a conduit à ajouter à Marie deux attributs apocalyptiques (le vêtement de soleil, le croissant sous les pied) mais l’absence des douze étoiles, la pomme qu’elle tient et sa très longue ceinture montrent qu’elle n’est pas que cela : lévitant sur son croissant, mais à hauteur du Saint et dans la même pièce que lui, elle est à considérer comme une présence réelle : l’apparition surnaturelle est ici celle du Christ du Jugement, dans sa mandorle de nuages.
Vierge au croissant de lune avec un moine en prière
1495-1505, Chapelle du château de Sternberk, République tchèque
Le texte de la banderole implore l’intercession de Marie auprès de son fils (« Domina inquiere quia audit filius tuus. Ut … ab eo… inpetrabis »). L’Enfant répond favorablement en offrant sa pomme au moine.
Nous sommes ici encore devant un classique tableau votif : la Madone est habillée à la mode de l’Apocalypse, mais posée sur le sol, de plain pied avec le donateur.
Heures à l’usage de Rome, Paris,
Incunable de Jean Du Pre, 1489
Selon A.Claudin qui reproduit cette gravure ([3], p 245), l’homme agenouillé « dans un pré » n’est autre que l’imprimeur Jean Du Pré lui-même, en position d’imploration (« Mater dei memento mei »). Il est clair que l’écu laissé en blanc pouvait être personnalisé par chaque acheteur : l’arbre verdissant auquel il est attaché illustre, en contraste avec l’arbre mort et le chien endormi, l’efficacité de la prière. Le dévot ne regarde pas la Vierge qui au loin veille sur la ville, derrière l’arbre et la banderole : il la contemple dans une vision intérieure, ce qui explique l’« infraction » à la convention du visionnaire.
Cette Vierge n’a d’ailleurs rien d’apocalyptique : c’est seulement une apparition céleste, entourée de rayons et de nuages. Elle figure une seconde fois en haut à gauche, cette fois dans un bateau qui symbolise Paris. Dans les bandes de gauche et d’en bas, huit femmes et deux prophètes accompagnent le donateur dans sa prière :
Glorieuse Vierge Marie
A toy me ren(d)s si te prye,
Que tu me veuilles ayder
En tout ce que iaray mestier (j’aurai besoin).
Doulce dame débonnaire
De tous bienfaicteurs exemplaire.
Litanies de la Vierge ([3], p 246)
La Vierge au croissant apparaît un peu plus loin dans le livre, cette fois comme symbole de l‘Immaculée Conception (comme le précise le texte).
Autres cas
Je n’ai trouvé que ces quelques cas tardifs dans laquelle la Vierge au Croissant apparaît à gauche (ou au dessus) du donateur : l’image a perdu toute notion de vision apocalyptique, et n’est plus qu’une représentation standard de l’Immaculée Conception.
Immaculée Conception avec Saint Jérôme, Sainte Barbe et une donatrice 1500-24, collection privée |
Immaculée Conception avec une donatrice 1525, vitrail, Museum M.Leuven, Belgique |
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Triptyque de l’Immaculée Conception, entre saint Jean-Baptiste et un donateur
Pieter Coecke van Aelst, 1517-50, Collection privée
Immaculée Conception avec Saint Jérôme et le prêtre Hieronymus Winkelhofer
1500, Lachmueller Haus, Brixen
Dans ce dernier cas, la position du donateur à gauche s’explique par la place d’honneur laissée au Saint patron.
https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/48796-histoire-de-l-imprimerie-en-france-au-xve-et-au-xvie-siecle-tome-premier.pdf
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