Les inversions topographiques (SCOOP)
Cette forme d’inversion s’explique par la position du couple lune-soleil relativement à l’édifice environnant. Elle concerne en premier lieu les Crucifixions, mais aussi d’autres thèmes justifiant la présence des luminaires, notamment les Majestés.
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Inversions sur la vue de l’Ouest
Façade Ouest
Provenant de Sant’Alberto in Pereo, Museo Nazionale, Ravenne | Façade de l’église Santa Maria de l’abbaye de Pomposa |
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Croix en terre cuite, début 11ème
Dans cette composition très symbolique, la Lune et le Soleil entourent la main droite de Dieu. La croix restée en place à Pomposa, sur la façade occidentale, suggère que l’inversion sert probablement à rester en colhérence avec l’orientation de l’église : le Nord à gauche (côté Lune) et le Sud à droite (côté Soleil), ce qui coïncide avec l’orientation symbolique de la croix (voir Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction )
Même inversion et même cause probable dans ce bas-relief inséré dans la façade occidentale.
Portail Ouest
Cathédrale de Plaisance, portail central façade occidentale
Les majuscule correspondent aux inscriptions du portail.
Cette frise confirme la cause topographique de l’inversion : le motif central Lune/ Main de Dieu / Soleil (en jaune) s’étend de part et d’autre avec deux anges portant des étoiles (en orange) , deux vents (en vert) puis les signes du Zodiaque (en bleu).
Le motif central ainsi que les deux vents s’inscrivent dans l’orientation Nord-Est-Sud de la façade occidentale (bien que le vent du Nord, Borée, aurait été plus symétrique que le vent d’Est Eurus). Pour la présence du couple Etoile/Comète, je n’ai pas trouvé de raison autre que l’intention encyclopédique.
Le zodiaque ne s’inscrit pas dans cette logique, puisque les saisons chaudes tombent côté Nord et les saisons froides côté Sud : il s’agit ici de présenter dans le sens de la lecture la suite chronologique des mois.
On notera que la partie cosmique s’insère dans le Zodiaque à l’emplacement de l‘équinoxe d’Automne, entre la Vierge (assimilable à la Femme de l’Apocalypse) et la Balance (assimilable au Jugement dernier).
Troisième et Quatrième Trompette
Apocalypse, 890-910, BNF Nal 1132 fol 11v
Il est notable que les éléments de cette partie cosmique font tous partie du vocabulaire de l’Apocalypse : les vents, les anges sonnant de la trompette, la main de Dieu, la chute de l’étoile Absinthe (troisième trompette) , l’obscurcissement d’un tiers de la Lune, du Soleil et des Etoiles (quatrième trompette). Il ne s’agit probablement pas d’une simple coïncidence car, dans l’année liturgique, la période dite des Quatre Temps de septembre était consacrée à l’attente du retour du Christ et du Jugement dernier, culminant à la Saint Michel le 29 septembre [1].
Tympan du Jugement Dernier, vers 1100, Conques
Le thème du Jugement dernier impose en sa propre polarité (les Elus à la droite du Seigneur , les Damnés à sa gauche) qui prime sur les considérations topographiques : le Soleil brille au dessus des Elus, donc côté Nord.
Christ de l’Apocalypse et Résurrection des Morts
Porte du Pardon, 1350-1400, Collégiale de Daroca (Aragon)
Lorsque le thème est moins exigeant, l’inversion topographique reparaît. Ici, elle a été rendue possible par l’absence de tout élément polarisant : pas d’Elus ni de Damnés, et surtout pas de croix centrale imposant le placement conventionnel des luminaires (voir …à la chapelle de Perse ).
Marie, le Christ et Saint Rufin
Portail central de la façade occidentale, 1140–1232, Cathédrale San Rufino, Assise
Ici il ne s’agit plus du tout d’un Jugement, mais d’une vision du Ciel : Marie allaitante est à la place d’honneur, à la droite du Seigneur, tandis que le patron de l’église est à la place subsidiaire. La façade étant orientée au Nord-Ouest, la lune indique le Nord-Est et le soleil le Sud-Ouest, satisfaisant ainsi la contrainte topographique plutôt que la contrainte hiérarchique : le soleil se trouve ainsi placé au dessus du modeste Rufin.
Les trois portails de la façade Ouest
Si on lit la façade occidentale dans son ensemble, avec ses trois portails, on constate que :
- le portail aux Lions, du côté de Marie enfantant, fait allusion à l’ascendance de Jésus (les lions de Judas) ;
- le portail aux Paons, du côté de saint Rufin, symbolise ce qui vient après Jésus (les Paons symbolisent la Résurrection, et les quatre symboles des Evangélistes figurent sur le linteau).
Ainsi l’inversion Lune-Soleil du portail central ne sert pas uniquement à satisfaire la contrainte topographique, mais donne aussi la clé de lecture de l’ensemble :
- le Soleil symbolise le Nouveau Testament ;
- la Lune symbolise l’Ancien (qui reflète simplement la lumière du Nouveau).
Choeur
Vitrail, 1160-80, Saint Ségolène, Metz
On ne connaît pas l’emplacement original de ce vitrail. Mais s’il occupait la fenêtre axiale, l’inversion se justifierait par le souci de place le Soleil du côté d’où vient la lumière extérieure, et la Lune du côté de son reflet sur le mur.
Psaume 110, Ormesby Psalter, vers 1310, MS. Douce 366 fol 147v
Le Temple céleste est assimilé au choeur d’une église cosmique, remplie de nuées : d’où l’inversion lune-soleil pour correspondre aux côtés Nord et Sud.
Les figures du Père et du Fils sont en miroir, ce qui suggère une relation réflexive : de même que le Fils a été le reflet du Père sur la Terre, la lumière de la Lune reflète celle du Soleil.
Pour d’autres détails insolites de cette page, voir 4 Le nu de dos au Moyen-Age (2/2).
Crucifix monumentaux
Crucifix d’Aribert, 1039-40, Museo del Duomo di Milano
Ce très grand crucifix (2,37m de hauteur) était probablement suspendu à l’entrée de la nef de l’église Saint Denis, aujourd’hui disparue.
Les personnifications des luminaires, chacune tenant une torche, sont conçues pour être distinguées de loin : la Lune par son grand croissant, le soleil par ses six rayons (qui christianisent l’image païenne de Sol avec sept rayons).
De même que le Soleil est placé du côté masculin de la nef, de même l’indigne donateur se place à droite de la croix, côté Saint Jean, inversant la position traditionnelle du don qui s’effectue de gauche à droite (voir 2-3 Représenter un don).
Il faut néanmoins noter que d’autres crucifix monumentaux italiens du Xème-XIème siècle (San Pietro de Fondi, San Michele de Pavie) partagent la même composition, sans l’inversion des luminaires : ce qui relativise quelque peu la portée de la contrainte topographique.
Vers 1160, Cathédrale de Bassano
Les deux luminaires, cernés par deux couronnes à 12 pointes (les mois) et 24 pointes (les heures) sont pratiquement identiques. Seul le drap qui masque le luminaire de gauche permet, par sa forme en croissant, de l’identifier comme la Lune. La disposition des luminaires, derrière les mains aujourd’hui disparues, est exceptionnelle. L’inversion « topographique » reste hypothétique, puisqu’on ne connaît pas l’emplacement initial de ce crucifix d’assez petite taille (1,10m). On peut néanmoins supposer que, comme la plupart des crucifix romans, il était placé sur une poutre de gloire traversant l’arc triomphal.
Inversions sur la vue du Sud
Tympan du portail Sud, 11ème siècle, Marcilhac-sur-Célé [2]
Ce tympan préroman, très abîmé, présente une inversion Lune-Soleil au dessus :
- d’une Majestas Dei,
- de deux anges portant l’un une palme (ou le fouet de la flagellation), l’autre une tige ;
- des apôtres Pierre (identifié par l’inscription) et sans doute Paul.
En théorie, on pourrait imaginer que l’inversion résulte de l’orientation de l’église, de manière à ce que le Soleil se trouve côté Levant. Cependant, les tympans situés au Midi et comportant les luminaires sont extrêmement rares, et les deux principaux exemples, plus récents, ne comportent pas d’inversion (voir …dans le tympan de Parme et …à la chapelle de Perse).
Le seul cas comparable est un portail gothique dans une petite chapelle espagnole.
Monastère de San Pietro de Ansemil, Silleda (Galice), photos Antonio Vidal [3] | Porte de la Chapelle comtale de don Diego Gomez de Deza |
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La chapelle comtale gothique a été rajoutée sur le côté Sud de l’église abbatiale, en créant une grande arcade pour la communication intérieure. La façade de la chapelle, dissymétrique, remploie des éléments romans. Il est probable que le linteau avec l’agneau provient d’une porte latérale qui se trouvait sur le mur sud (avant l’ouverture de l’arcade), ce qui pourrait expliquer la position du Soleil, vers l’Est. Quoi qu’il en soit, la position des astres est également liée au sens de progression de l’Agneau, qui va de la Nuit vers le Jour.
L’inversion de la fresque de Casenoves
Fresques de Casenoves
On pourrait mettre cette inversion sur le compte de l’analphabétisme de l’artiste (certaines lettres ou inscriptions sont à l’envers [3a] ) mais il est plus probable que la cause soit topographique.
Dessin R. Mallol sur les indications d’O.Poisson (1992)
La Crucifixion se situe sur la paroi Nord de la travée du choeur, sous une Annonciation et face à une Adoration des Mages. Ces deux dernières scènes sont disposées de manière à ce que le mouvement des figures subordonnées (l’ange, les Rois mages) accompagne le mouvement des fidèles vers le choeur. Selon la logique qui lui a fait placer la Vierge côté choeur, l’artiste y a placé le Soleil, figure dominante du couple des luminaires.
1100-25, Fresque d’Ourjout, photo Phlippe Poitou (c) Inventaire général région Occitanie. | Sant Andreu de Baltarga, Musée Diocésain d’Urgell |
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A contrario, parmi les rares Crucifixions romanes situées sur les murs latéraux et comportant le Soleil et la Lune, celles du côté Sud ne présentent pas d’inversion.
Sant Esteve de Maranyà
Même constatation lorsque, dans l’abside, la Crucifixion est décalée à droite de la fenêtre axiale, de sorte que le Soleil se trouve juste à côté de la lumière venant de l’Est. Les deux autres scènes sont :
- à gauche la Lapidation de Saint Etienne (sans fenêtre),
- à droite les Saintes femmes au tombeau (l’Ange de la Résurrection se trouve juste sous la seconde fenêtre).
Église de Sant Tomàs de Fluvià
Le seul contre-exemple à la « règle » de Casenoves est cette Crucifixion non inversée, bien que côté Nord. On remarquera cependant qu’elle se situe à l’entrée de la nef, insérée dans un programme chronologique qui se poursuit par les Saintes Femmes au Tombeau, puis par les Vieillards de l’Apocalypse, qui préludent à la théophanie de l’abside. L’éloignement par rapport au choeur et la composition en scènes successives expliquent qu’on ait conservé la formule conventionnelle de la Crucifixion.
Période gothique
Deuxième écoinçon du mur Nord de la nef
1256–1280, cathédrale de Lincoln
Le soleil est placé à droite, côté choeur.
Le Traité de l’amour de Dieu
BL Yates Thompson 11 fol 6v
Même cause pour cette inversion sur les deux pinacles du transept : le Soleil est placé du côté Est de l’église, la direction vers où le coq regarde pour proclamer le lever du jour (voir aussi …dans la Sainte Abbaye).
Jugement dernier et Crucifixion, 1513,
Collégiale Saint Martin de Champeaux, 3eme travée du collatéral Nord du chœur
Dans la lancette de gauche, des deux anges sonnant de la trompette appellent les morts au Jugement : « Surgite, mortui, venite ad judicium ». On lit encore la réponse que leur faisaient les deux donateurs (Jean et Nicolas Arbalète, 1513), dans la partie aujourd’hui disparue [4] :
En toi, Eternel, j’ai mis mon espérance. Puissé-je ne pas avoir honte pour toujours. |
In te, Domine, speravi : non confundar in aeternum |
La lancette de droite montre un chanoine (non identifié) priant au pied d’une Crucifixion. La verrière se situant du côté Nord du choeur, au niveau de l’autel, ce chanoine est dans la même situation que l’officiant.
L’inversion chronologique entre Jugement dernier et Crucifixion s’explique par le statut des donateurs : en avant le chanoine, an arrière les pénitents. Elle se comprend aussi dans l’optique du Dieu le Père, qui trône dans la rose : le Christ vengeur se situe à sa droite, et le Christ souffrant à sa gauche.
L’inversion Lune-Soleil résulte ici encore de l’emplacement côté Nord : elle a pour effet de faire du Jugement dernier une scène nocturne, ce que peut justifier la seconde épître de Pierre :
« le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit » 2 Pierre 3:10
Autres inversions topographiques
Vers 1200, Angle Nord du cloître de la Cathédrale de Tarragone
Les chapiteaux du pourtour du pilier Nord intercalent des scènes de la Genèse (Abel et Caïn, Histoire de Noé) et des scènes de la Passion. Aussi étrange que cela puisse sembler, la scène de l’Ivresse de Noé, à droite de la Crucifixion, doit probablement son emplacement :
- à une association d’idée entre le vin et le porteur de vinaigre ;
- à une parenté typologique :
« Noé fut figure de la vérité à venir en buvant non pas de l’eau, mais du vin, et en exprimant ainsi l’image de la Passion du Seigneur« Saint Cyprien de Carthage, Epistulae, 63,3
Dans le chapiteau de la Crucifixion, les faces latérales affichent le Bon Larron comme exemple pour le spectateur, côté galerie, et masquent le Mauvais par le chapiteau de Noé. L’inversion Lune-Soleil positionne ce dernier du côté d’où vient la lumière extérieure, et plus précisément côté Est (puisque nous sommes dans l’angle Nord du cloître).
Le chapiteau de la Déposition présente la même inversion, à la fois par cohérence et par nécessité graphique : ainsi la tête du Christ, tombant comme toujours du côté gauche, masque le luminaire mineur, la Lune.
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