2b Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Flandres et Pays-Bas
Après les calvaires vus de biais germaniques, passons un peu plus au Nord, où une formule moins excentrique va permettre de concilier la modernité de la perspective avec la centralité de la Croix.
Article précédent : 2a Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, pays germaniques
De premiers essais de spatialisation (1500-1530)
Maître de la Légende de Saint Catherine (attr), 1475-1500, Akademie der bildenden Künste, Vienne
La vue de biais s’introduit ici à dose homéopathique, pour les deux larrons seulement. L’artiste a tenté une originale composition, que l’on pourrait baptiser « en livre ouvert » (lignes jaunes). Les traits verts et rouge représentent la taille estimée des deux larrons, s’ils avaient les jambes tendues : ces tailles correspondent à peu près à celle des personnages au pied de leur croix. Compte tenu qu’il est accroché à la même auteur que le Bon Larron, le Christ est en revanche beaucoup trop grand.
Le choix de la vue de dos pour le Mauvais Larron est une différenciation négative, comme la barbe et le relâchement des bras.
Triptyque de la Crucifixion
Maître de Delft (Nord des Pays-Bas), vers 1510, National Gallery
L’artiste ici reste très proche du modèle plan : Il n’y a pas de diminution perspective, et les groupes de personnages masquent opportunément le bas des Croix : on verrait sinon que celle du Bon Larron tombe en dehors de la colline.
Dans cette composition didactique réalisée pour un monastère, le Mauvais larron a peut être été placé de dos afin qu’il puisse méditer sur les deux scènes de l’arrière-plan où figure son homologue dans le Mal : la Trahison et le Suicide de Judas.
A remarquer les deux enfants qui conversent au premier plan, l’un traînant un arc : ils représentent l’imbécillité enfantine et l’indifférence aux souffrances du Christ, comme le garçon au bâton dans la Crucifixion de Jörg Breu (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans).
Triptyque de la Crucifixion avec le Portement de Croix et la Résurrection,
Adriaen van Overbeke, vers 1510, Maagdenhuismuseum, Anvers
L’artiste a tenté une timide diminution perspective, mais a eu du mal à caser le mauvais Larron au premier plan (son bras gauche passe à peine devant la croix de Jésus). La vue recto verso des larrons fait écho à la vue recto verso des chevaux noir et blanc (les chevaux gris et brun restant dans le plan du tableau). Ce procédé crée un effet de spatialité tout en évitant la complexité d’une construction perspective rigoureuse. L’anecdote de la cécité de Longin et du cavalier qui lui vient en aide par derrière est ici bien mise en valeur. A noter l’opposition des vêtements : le Bon Larron en habit de ville et la Mauvais dans une chemise trouée.
Ecole flamande, vers 1520, Musée Paul Eluard, Saint Denis
Cet anonyme reprend la même opposition et l’aggrave, par la vue infamante des fesses. Il masque la base des croix, pour conserver l’impression générale de la configuration plane.
Triptyque de la Crucifixion
Anonyme anversois, 1520-30, Séminaire de Tournai
Ici encore, la disposition recto verso des larrons a probablement été choisie pour former un contrepoint avec la disposition verso recto des chevaux, afin de produire une effet de spatialité.
Calvaires en arrière-plan
Triptyque de la Lamentation, avec saints et donateurs, 1508-10, Museum De Lakenhal, Leyde | Lamentation (atelier) 1515-20, Musée des Beaux Arts, Gand |
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Cornelis Engebrechtsz
Les Dépositions de l’atelier Engebrechtsz, à Delft, témoignent du fait que les Calvaires vus de biais ne posaient pas aux artistes néerlandais de difficulté technique insurmontable : s’il les limitaient à des scènes d’arrière-plan, c’est pour ne pas heurter les habitudes visuelles : la vue de loin et de dessous évite la forte implication du spectateur que produisent les Crucifixions excentriques : rappelons qu’en 1510, elles commencent tout juste à apparaître en Allemagne, toujours avec le Mauvais larron vu de dos.
Dans les Flandres et en Hollande en revanche, depuis la Déposition de Campin, l’oeil s’est habitué depuis longtemps au Bon Larron vu de dos. Engebrechtsz utilise donc indifféremment les deux formules, en commençant néanmoins par la plus courante : le Mauvais larron vu de dos.
Quentin Massys 1511, Triptyque de la Guilde des Menuisiers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Anvers | Après 1511, copie attribuée à Cornelius Engebrechtsz, National Trust, Buckland Abbey |
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A Anvers, dans son triptyque majeur, Quentin Massys place lui aussi un calvaire vu de biais à l’arrière-plan, avec trois croix poutre et les deux larrons vus de face.
La copie dans le style Engebrechtsz le modifie selon les habitudes de l’atelier : configuration tronc-poutre-tronc et Mauvais larron vu de dos.
Anonyme, Chapelle Saint Louis, Collégiale Saint-Salvi, Albi | Maître de l’Adoration Groote (attr), PBA, Lille |
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1510-20, Déposition
La Déposition récemment découverte à Albi présente le même croisement d’influences : les figures évoquent le style d’Anvers et le calvaire en biais celui de Delft. Même constatation pour celle attribuée au Maître de l’Adoration Groote.
Triptyque de la Crucifixion, avec Saint Antoine Abbé et Sainte Catherine,
Maître de l’Adoration Groote (attr), 1510-20, Musée national d’Art de Catalogne, Barcelone
Le même Maître de l’Adoration Groote, dans sa Crucifixion, est probablement sous l’influence des Crucifixions excentriques germaniques dont il utilise deux procédés : la forte diminution perspective et le hors-champ partiel du larron du premier plan, sans aller jusqu’à la vue de biais de la Croix du Christ.
Le Mauvais larron vu de face tourne le dos au Christ, ce qui aboutit la surprise d’une main droite sortant du ciel telle la main de Dieu, alors que c’est celle du malfaiteur. Cet effet dramatique, totalement intentionnel puisque la main est située plus bas qu’elle ne devrait, souligne douloureusement l’abandon du Fils par le Père.
La trouvaille est signalée au spectateur distrait par une brochette de mains.
Les deux Calvaire en biais de l’atelier Engebrechtsz
Cercle de Cornelis Engebrechtsz (anciennement Lucas de Leyde), 1511-20, Castelvecchio, Vérone | Altdorfer, 1512-13, Augustiner-Chorherrenstift, Sankt Florian |
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Cette Crucifixion de l’école de Delft est la seule l’on pourrait qualifier d’excentrique : comparer la pose du Mauvais larron et les figures repoussoir sous celui-ci.
Elle est aussi une charge anticatholique : voir le cardinal qui chevauche à l’arrière-plan droit, suivi d’un mine à capuche et d’un porteur de chouette.
Galerie nationale, Prague | Catharijneconvent Museum, Utrecht | Kunstmuseum, Bâle |
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Triptyque de la Crucifixion avec le Portement de Croix et la Résurrection, Cornelis Engebrechtsz et atelier, vers 1520
Plusieurs triptyques très similaires, avec un cadre orné de grisailles et deux volets en quart de lune, sont sortis vers 1520 de l’atelier d’Engebrechtsz à Delft. Ces triptyques, en configuration plane, sont inspirés de celui d’Oberbeke à Anvers, sans en reprendre le Mauvais larron vu de dos.
Triptyque de la Crucifixion, Cornelis Engebrechtsz et atelier, vers 1520, F. Nava collection, Catane
Dix ans après le début des Crucifixions excentriques en Allemagne, la clientèle hollandaise n’apprécie guère la modernité des perspectives accentuées, puisqu’un seul triptyque de la série présente un Calvaire vu de biais, qui plus est avec un Bon larron vu de dos.
L’application de cette pose péjorative au Bon Larron n’est pas à comprendre comme une provocation supplémentaire, mais comme un choix compositionnel lié à la structure du triptyque : le regard se projette ainsi, en suivant la diagonale, jusqu’au volet droit (flèche verte) ; on comprend que le Bon larron est le seul à voir, au delà de la Mort, la Résurrection du Christ ; tandis que le Mauvais voit sa souffrance lors du Portement de Croix (flèche rouge).
Un calvaire très elliptique
Crucifixion (série de la Passion circulaire)
Lucas de Leyde, 1509, British Museum
Cette gravure est la dernière d’une série de neuf, toutes en forme de rondel, à l’imitation de vitraux.
La composition est très innovante pour la période :
- par la croix en biais et la forte diminution perspective,
- par le hors-champ partiel du Mauvais Larron,
- par l’ellipse complète sur le Bon ;
- par l’inversion des conventions : les Mauvais en position d’honneur, regroupés autour de l’homme à la lance, et les Bons du mauvais côté de la Croix.
Tous ces écarts aux conventions, l’élimination du Bon Larron, le dernier regard du Christ vers les siens qui le pleurent, vont dans le même sens : le message tragique d’une Passion qui se conclut sur un personnage totalement négatif, le Mauvais Larron, regardant vers l’arrière comme pour récapituler toutes ces scènes où le Mal règne en maître.
Les expériences des années 1530
Une composition sans lendemain (SCOOP !)
Vers 1530, Attribué à Jan Swart Van Groningen, collection privée
Le retable fermé montre le donateur, un évêque, en tête à tête avec le Christ ressuscité : son pupitre prolonge le tombeau et sa crosse fait pendant à la croix.
En ouvrant les volets, on découvre ce qui a précédé : le Portement de Croix, la Crucifixion et la Résurrection, dans un paysage continu qui va du village, en bas, à une colline escarpée gravie par des voyageurs. Le volet de droite est une sorte de zoom sur le tombeau, quelque part dans cette colline.
Les crucifiés s’inscrivent dans ce mouvement panoramique : le Bon Larron et Jésus regardent vers la Résurrection, et même le Mauvais Larron, en détournant son regard du Christ, est contraint de faire de même. Le soldat qui s’enfuit conclut ce mouvement vers la droite. Dans le panneau central, le drame se déroule dans un mouvement rétrograde, à contresens de l’histoire sacrée que le spectateur embrasse dans son ensemble : le porteur de roseau l’incline vers la gauche, et le lancier à cheval a déjà dépassé la croix, après avoir percé le flanc.
Cette composition profondément méditée est difficile à dater, car la chronologie de Jan Swart Van Groningen est mal connue, et on a remis en cause récemment l’attribution de Friedländer. Elle est en tout cas exceptionnelle pour les Pays-Bas de l’époque, qui répugnent à montrer de biais la Croix du Christ, de plus décentrée et de taille inférieure aux autres : seule la figure de Marie-Madeleine permet de l’identifier avec certitude.
Cornelis Buys II, avant 1532, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Châlons-en-Champagne
On connait une autre version de la scène centrale, avec des intentions clarifiées :
- le mouvement rétrograde est accentué par le vent qui emporte vers la gauche les tissus et rubans ;
- la caractérisation du Mauvais Larron est accentuée par sa barbe blanche, son corps plongé dans l’ombre, et la large fissure du premier plan qui sépare sa croix des autres.
Cornelis Buys II est maintenant reconnu comme étant Cornelis Buys IV, fils de Jacob Cornelisz chez qui Van Scorel avait travaillé à Amsterdam avant de partir en Italie ( [21], note 7). Cornelis Buys IV étant mort en 1532, le tableau se trouve dans la même plage temporelle que le célèbre tableau de van Scorel pour la Oude Kerk d’Amsterdam :
Cornelis Buys II, avant 1532, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Châlons-en-Champagne | Jan van Scorel, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht |
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On peut voir dans ces deux oeuvres, inventées dans une double proximité temporelle et sociale, deux manières concurrentes d’introduire la perspective dans le Calvaire :
- l’une qui minore la Croix du Christ dans une lecture complexe où le regard (flèche bleue) va à rebours de la fatalité (flèche rouge) ;
- l’une qui la majore, dans un message univoque qui renvoie les Romains à Rome.
C’est sans doute la cohérence, augmentée par les séductions de la manière italienne, qui ont fait le succès de la composition de Van Scorel, que nous allons maintenant examiner.
Le Calvaire en biais rectifié
Dans ce dispositif de compromis, les trois Croix sont plantées en diagonale par rapport au plan du tableau, mais la Croix du Christ reste dans ce plan.
Un triptyque familial atypique
Triptyque de Jan Hallincq et Elisabeth Boogaard
Jan Swart van Groningen (attr), vers 1530, Städel Museum Francfort
Ce retable familial était accroché dans une chapelle de la Nieuwkerk de Dordrecht jusqu’en 1578, où l’église fut affectée à la religion réformée. Récupéré par les petits-enfants, le triptyque passa dans la maison familiale et y demeura à titre de souvenir, même après la conversion des descendants au protestantisme, en 1588 [22].
Dans un rare effet de réalité, le paysage continu héberge les donateurs et les personnages sacrés à égalité d’échelle : pour respecter la diminution perspective, l’artiste n’a pas hésité à tronquer le larron du premier plan. Au centre la croix du Christ échappe à la vue de biais, comme il sied à la symétrie d’un triptyque familial : les membres masculins de la famille dans le volet gauche et les membres féminins dans le volet droit, accompagnés par les saints patrons de la famille, Saint Christophe et Sainte Elisabeth. Les deux volets étant équivalents, le choix audacieux du Bon larron vu de dos et tronqué ne peut s’expliquer que pour une raison formelle : accompagner la lecture de gauche à droite de l’ensemble.
Cette composition, qui constitue un compromis entre le Calvaire traditionnel, dans un plan, et la tendance moderne au calvaire vu en biais, n’a qu’un seul autre équivalent à l’époque, chez un peintre qui semble avoir influencé Jan Swart van Groningen : Van Scorel.
La Crucifixion perdue de van Scorel : sa Genèse
Je m’appuie ici sur la chronologie proposée sans l’article très argumenté de Molly Faries et Henri Defoer [21]
Lamentation avec donateur (Copie du XVIIèeme siècle)
Maarten van Heemskerck, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht, photo Ruben de Heer
Cette composition date probablement de la fin de la période où Heemskerck travaillait à Haarlem comme assistant de Van Scorel, lequel était rentré de Rome en 1524 avec une connaissance enviée de la peinture italienne. Le choix d’une composition avec le Bon Larron vu de dos s’explique pour des raisons purement compositionnelles :
Elle permettrait de faire porter le regard des larrons sur le visage du Christ et, au delà, d’attirer le regard sur le donateur. La disposition inverse aurait été désobligeante, en plaçant le commanditaire sous le patronage du Mauvais Larron.
Crucifixion pour la Oude Kerk d’Amsterdam (copie d’atelier)
Jan van Scorel, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht
Ce célèbre tableau a été détruit lors de l’iconoclasme, mais on en a conservé deux copies. Le Mauvais Larron vue de dos inverse celui de van Heemskerck, ce qui prouve leur conception commune à Haarlem, avant que van Scorel ne quitte la ville en 1530.
Cette vue de dos fut très admirée par un contemporain, « parce que l’on pouvait voir à la fois sa colonne vertébrale et sa poitrine » ( [21], note 80)
Les raisons d’un succès
Le caractère attrape-tout de la composition est flagrant :
- italienne par son arrière-plan romain,
- germanique par sa vue en biais et la hauteur démesurée de ses croix,
- novatrice par le décentrement de la Croix du Christ vers la droite,
- conservatrice par le retour de celle-ci dans le plan du tableau,
- solide par l’implantation des trois croix sur une même diagonale,
- efficace par le fait que la croix du Christ est plus haute que les deux autres.
Il est très possible que cette « rectification » de la Croix ait été perçue, en milieu catholique, comme une réaction face aux Crucifixions excentriques considérées, depuis la Hollande, comme trop protestantes.
Crucifixion d’après van Scorel
Copie de 1550–75, Kathedraal Museum Nieuwe Bavo, Haarlem
Van Scorel a inventé cette autre Crucifixion expérimentale, connue par sept copies. Il faut croire que l’attrait de la nouveauté excusait, à l’époque, les incohérences narratives : les deux larrons sont vus de dos et leurs croix sont implantées à l’arrière, de sorte qu’aucun dialogue avec le Christ n’est possible. Cette configuration radicale a pour inconvénient supplémentaire de rendre les larrons indiscernables.
La Crucifixion perdue de van Scorel : son influence
Crucifixion, 1527-1531, Cathédrale de Funchal | Triptyque de la Déposition (centre), 1540-45, Museu Nacional de Arte Antiga, Lisbonne |
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Pieter Coeck van Aelst
Ces deux oeuvres de Pieter Coeck van Aelst témoignent de la diffusion de la formule rectifiée :
- la plus ancienne est encore en configuration plane, avec une opposition très originale entre le Bon larron, vu de face , vêtu comme le Christ, et le Mauvais vu de dos, vêtu comme un malandrin moderne ;
- la seconde adapte l’idée de Van Scorel à une Déposition, tout en inversant la vue de dos.
Triptyque de la Descente aux Limbes, Déposition et Résurrection
Le choix du Bon larron vu de dos s’explique ici encore par la structure en triptyque : il élève son regard vers le Christ triomphant, tandis que le Mauvais le baisse vers l’Enfer.
Triptyque de la Crucifixion, Maarten van Heemskerck, 1538-42, cathédrale de Linköping
Après avoir lui aussi effectué son voyage à Rome, Maarten van Heemskerck utilise ses acquis michelangelesques pour revisiter, dans un maniérisme débridé, la célèbre composition. S’il en conserve les trois principes (diagonale unique, croix du Christ plus haute et vue de face), l’intérêt n’est plus dans la construction perspective, mais dans le grouillement des anatomies contorsionnées.
Comme l’habitude s’en est maintenant installée, la posture des deux larrons s’inscrit dans la logique du triptyque :
- le Mauvais regarde en arrière, vers la scène de la déchéance ;
- le Bon regarde en avant, vers la scène de la victoire.
Crucifixion provenant du couvent des Riches-Claires
Maarten van Heemskerck, 1543, Musée des Beaux Arts, Gand (photo Jean-Louis Mazières)
Contrastant avec la symétrie de la posture du Christ, les poses torturées des deux larrons proposent deux solutions virtuoses pour montrer simultanément le recto et le verso d’un corps. On notera le morceau de bravoure du premier plan : le soldat à plat ventre embrassant la croix du Mauvais Larron, dans une caricature du geste habituel de Marie-Madeleine.
Dessin de Maarten van Heemskerck, Statens Museum for Kunst, Copenhague | Gravure de Dirck Volckertsz. Coornhert |
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Le Christ sur la Croix entre les larrons, 1548
Parmi les nombreuses Crucifixions maniéristes de van Heemskerck, celle-ci est la seule à montrer la croix du Christ vue de biais. Comme si, après avait épuisé toutes les variantes de postures, il ne restait plus qu’à remettre en cause la structure même de la composition, pour conduire l’oeil vers le clou du spectacle : le soleil qui sort de l’éclipse pour auréoler le Bon larron.
On retrouve par ailleurs les motifs habituels : le cheval vu de dos, le joueur de dés à plat ventre, la roue de supplice du côté du Mauvais Larron.
Bon Larron, détail de la déposition de Robert Campin
A noter que le larron de gauche, dans le dessin, est probablement une citation bodybuildée du Bon larron de Robert Campin, qui a eu une influence durable dans les Flandres et en Hollande (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans).
Calvaire
Maarten van Heemskerck, 1549, Ermitage
Pour ce triptyque familial, Heemskerck est revenu au format traditionnel du calvaire plan, avec paysage continu et échelle homogène des personnages. En rejetant les larrons dans les volets, il donne plus d’ampleur au paysage, au risque d’une association désobligeante entre le Mauvais Larron et les femmes de la famille. On ne connaît pas les donateurs, mais on sait qu’ils étaient catholiques : une caricature de Luther en capuche rouge s’est glissée à gauche de la croix, intimant à Longin aveugle de percer le flanc du Christ.
On retrouve le morceau de bravoure du nu en raccourci au premier plan, la main gauche appuyée sur un marteau : il s’agit ici d’un bourreau qui participe au tirage au sort (on voit les dés sous son bras droit). Autre trouvaille graphique du premier-plan : le casque vide à côté du crâne.
Malgré la coïncidence des postures, le choix de la suspension haute des deux larrons n’est pas une citation de la Crucifixion de Gand d’Antonello de Messine (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans), totalement dépassé en pleine période maniériste : elle résulte de la contrainte du haut du cadre, qui était à l’origine courbé (la grisaille du Serpent d’airain, qui était peinte au revers, a d’ailleurs conservé cette forme [22a]).
Dans le goût du michel-angélisme triomphant, le nu presque intégral n’était pas perçu comme un problème : mais sans doute eut-il été un peu osé de placer le fessier du Mauvais larron directement au dessus de ces dames.
Van Heemskerck, vers 1550, Kasteel-Museum Sypesteyn, Loosdrech
A noter cet autre Calvaire de Van Heemskerck, sans donateurs, qui transpose la même composition en format portrait.
Maître des demi-figures féminines, 1520-40, Galleria Sabauda, Turin
L’évacuation des larrons dans les volets est très rare. Vingt ans plus tôt, cet autre artiste hollandais l’avait déjà fait, mais dans la configuration inverse, sans doute pour des raisons purement formelles :
- le Bon larron est vu de face par contrapposto avec le soldat vu de dos, pose nécessaire pour mettre en valeur son spectaculaire plumet ;
- le Mauvais larron est vu de dos par contrapposto avec les deux saintes femmes vues de face, qui s’avancent vers la Vierge.
On notera que le pagne du mauvais larron flotte à contresens des deux autres, confirmant que l’artiste se soucie plus des considérations de symétrie que du réalisme narratif.
Rareté des calvaires vus de biais
C’est sans doute la prégnance du calvaire rectifié de Van Scorel qui a inhibé, en Flandres et en Hollande, la composition concurrente : celle où la Croix du Christ est vue de biais.
Crucificion de la Oude Kerk, Van Scorel | Triptyque de l’histoire de la Sainte Croix Pieter Coecke van Aelst (I) (cercle), 1534, Sint-Niklaaskerk, Veurne |
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Les monuments romains à l’arrière plan-gauche trahissent l’influence de la composition de Van Scorel, dont le Triptyque de la Saint Croix constitue une sorte de dilatation panoramique. Au lieu de se planter au premier plan comme forme structurante de toute la composition, la croix du Christ recule au plan moyen et se soumet à la perspective d’ensemble.
Calvaire, Pieter Coecke van Aelst, 1540-50, National Gallery, Dublin
Ce triptyque familial est bien moins abouti que celui de Swart bon Groningen dix ans plus tôt : si le paysage est continu, il ne respecte pas une échelle homogène : les personnages des volets latéraux sont trop grands, sans que leur implantation ne permette de les imaginer au premier plan. Pour caser son Calvaire vu de biais, l’artiste ne s’est pas résolu à tronquer le larron du premier plan : le résultat est contreproductif, puisqu’il rapproche du Christ la croix du Mauvais larron. De plus, par cette disposition à contresens, le panneau central casse la lecture de l’ensemble.
L’artiste aurait pu avantageusement choisir la composition opposée, avec le Bon Larron vu de dos : mais prisonnier des habitudes, il a préféré associer par la vue de dos le larron et le cheval du centurion, cheval qui ne peut se trouver que du mauvais côté de la Croix.
Ces difficultés de conception expliquent sans doute la rareté des triptyques familiaux avec un calvaire vu de biais.
Déposition, 1545, gravure de Cornelis Bos d’après un dessin de Lambert Lombard, Rijksmuseum | Déposition, bronze doré, vers 1550, Musée des Beaux Arts, Caen |
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La vue de dos dénigre ici le Mauvais Larron de deux manières : par le hors champ et en montrant la face non rabotée de sa croix.
Après 1550
Après les expériences de Van Scorel et les exubérances de Heemskerck, la vue de biais se banalise et les peintres tendent à utiliser indifféremment les différentes formules : vue de dos du Bon ou du Mauvais Larron, calvaire en biais ou rectifié. La préférence va néanmoins à celles qui suivent le modèle de Van Scorel : croix du Christ frontale et Mauvais Larron vu de dos.
Formule rectifiée
Michiel Coxie, vers 1550, Cathédrale de Valladolid (photo Ana Diéguez-Rodríguez) | Gravure de Pieter Jalhea Dufour (1565-1610) d’après Coxie, Biblioteca nacional de Espana |
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Crucifixion
Il s’agit très probablement du tableau célèbre réalisé pour l’église Notre Dame d’Alsemberg, près de Bruxelles, et vendu en Espagne au moment de l’iconoclasme [23]. Très lisible, la composition utilise l’oblique du roseau pour isoler tous les Mauvais sur la droite (le Larron, les joueurs de dés, et les soldats au fond). La diminution perspective associe la Vierge et le bon Larron. Ce qui laisse toute la place centrale au thème original du tableau : le dialogue entre Jean et le Christ. C’est la marche du Saint dans le sens de la lecture qui oblige à placer à gauche le larron le plus éloigné.
Crucifixion, Michiel Coxie, collection particulière (photo rkd)
Coxie a repris la même disposition des croix dans cette composition, où les Saintes femmes viennent accompagner Jean au premier plan tandis que le soldat porteur de roseau se décale sous le Mauvais larron, laissant place à Marie-Madeleine.
Épitaphe du maire d’Amsterdam Cornelis Jacobsz Brouwer et de son épouse Cornelia Wessels ,
vers 1570, Eglise Saint-Nicolas, Kalkar
Cette épitaphe d’un maire catholique est banale, mais historiquement intéressante : elle a été en effet envoyée en Allemagne après l’Alteratie de 1578, lorsque les catholiques ont perdu le pouvoir à Amsterdam.
Dominique Lampson, 1576, Eglise Saint Quentin, Hasselt | Gravure de Giulio Bonasone d’après le Christ pour Vittoria Colonna de Michelange, vers 1540, MET |
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Cette composition de Dominique Lampson est la seule toile connue de ce peintre, qui fut surtout un théoricien de l’art. Les deux larrons sont empruntés à la gravure de Dufour d’après Coxie, et le Christ déhanché à Michel-Ange. Le résultat de ce collage studieux est l’impression fâcheuse que le Christ cherche à parer le coup de lance qui se prépare..
Calvaire en biais
Gravure de Jan Sadeler d’après un dessin de Maerten de Vos, 1582
Le cavalier Longin prend ici toute la place : pour que son coup de lance soit donné dans le sens de la lecture, les saints personnages doivent être repoussés, de manière paradoxale, dans le camp du Mauvais Larron.
Cercle de Coxie, collection particulière | Anonyme, 1607, Catharijneconvent, Utrecht |
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Malgré son non-conformisme, la composition a eu une grande fortune dans les Flandres, jusqu’à une oeuvre majeure de Van Dyck en 1620 (voir 3 Les larrons vus de dos : postérité).
Versatilité dans un atelier liégeois
Rijksmuseum | Musée Curtius, Liège |
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Crucifixion (pierre noire de Theux), Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr), 1550-60
Ces bas-reliefs en pierre noire sont attribués à un atelier fondé à Liège en 1518 par un sculpteur d’origine italienne, Nicolas Palardin. Celui-ci ne s’intéresse ni à la taille relative des objets (le cheval de droite est trop grand, les joueurs de dés sont trop petits) ni à la perspective : les trois croix sont implantées en configuration plane, mais la traverse du Mauvais larron est hypertrophiée pour donner l’illusion d’un grossissement perspectif.
Julius Goltzius, 1586 , gravure d’après Memling (inversée)
Le groupe des quatre soldats jouant aux dés, en bas à droite, présente deux gauchers et deux droitiers, soit la même configuration que dans le Calvaire perdu de Memling dont nous avons déjà parlé (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans). Palardin a dynamisé la scène en imaginant que le soldat droitier debout, soutenu par un camarade, vient d’être blessé par le gaucher à la dague. Celui-ci est absent dans la copie du Musée Curtius, ce qui rend la scène incompréhensible.
De même est absent le Mauvais larron vu de dos, pour lequel l’atelier a inventé là encore une iconographie unique : sa main droite est clouée par derrière, sans doute en punition de ses vols. Le Bon Larron, identique dans les deux versions, est fixé lui aussi d’une manière très particulière : lié en haut et cloué en bas.
Epitaphe, Crucifixion (pierre noire de Theux), Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr), 1550-60, Musée Curtius, Liège
Il ne faut pas surévaluer l’importance symbolique de la vue de dos pour l’atelier, puisqu’elle est ici appliquée au Bon larron. Les deux chevaux affrontés sont remplacés par deux groupes de cavaliers qui se rencontrent à l’arrière-plan. Au premier plan a été rajouté, comme s’il était le sujet de la Lamentation, le gisant du commanditaire de l’épitaphe. Des pleureuses aux plis mouillés errent entre les groupes, dans une totale incohérence des tailles.
Versatilité chez Pieter Aertsen
Triptyque de Jan van der Biest, Pieter Aertsen, 1546-47, Maagdenhuis Museum, Anvers | Crucifixion, vers 1550, Pieter Aertsen (attr), Museum Catharijneconvent, Utrecht |
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Ces oeuvres très voisine témoignent d’une certaine légèreté d’Aertsen vis à vis de l’exactitude perspective :
- dans la première, une légère diminution de taille suggère un calvaire vue en biais,
- dans la seconde, les croix des deux larrons sont repoussées à l’arrière-plan, au mépris de la véracité scripturale.
Museum of Foreign Art, Riga | Collection particulière |
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Attribué à Pieter Aertsen
- la troisième est très semblable, mais avec la croix du Christ vu en bais ;
- la quatrième est une vue en biais rectifiée, avec le Bon Larron vu de dos.
Cette versatilité montre que, vers 1550, le choix de de la perspective et de la vue de dos des larrons est devenu un élément variationnel comme un autre.
Versatilité chez Frans Floris
Walker Art Gallery, Liverpool | Slovak National Gallery, Bratislava |
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Frans Floris, atelier, vers 1560
Ces deux compositions diminuent l’oblique et le rétrécissement perspectif au profit d’une symétrie d’ensemble.
Frans Floris, vers 1560, Musée de Wiesbaden (Photo Bernd Fickert)
Dans cette perspective dramatique, Floris met au premier plan les pieds transpercés du Bon Larron, devant une éclaircie fuligineuse hérissée de croix.
Frans Floris, vers 1560, Château de Sønderborg, photo rdk.
Configuration inversée dans ce triptyque, sans qu’on puisse déceler une intention particulière.
Quelques compositions inventives à la fin du siècle
Gravure de Jaques de Gheyn (II) d’après un dessin de Crispijn van den Broeck, 1588-92
Le roseau avec l’éponge et la présence de Saint Jean et de la Vierge sous le regard du Christ montrent que nous sommes pas encore un moment de la mort. Une couronne de nuages sombres commence à se former au dessus de la Croix.
Gravure de Zacharias Dolendo d’après un dessin de Jacques de Gheyn (II), 1595, Rijksmuseum
Le moment choisi ici est celui la dernière parole du Christ : « Seigneur pourquoi m’as-tu abandonné ». Les deux saintes femmes pleurent, Saint Jean se détourne vers l’arrière, et Marie est la seule à échanger encore un regard avec son fils.
De Gheyn ne se soucie guère du respect de la perspective, avec ce Bon larron gigantesque par rapport aux soldats qu’il surplombe, et l’échelle aux barreaux trop nombreux. Son intérêt va aux phénomènes cosmiques, avec les deux fissures qui fracturent le Golgotha et le vortex spectaculaire qui s’ouvre au dessus du Christ, repris de la gravure précédente. Sous la lune à peine visible, la diagonale de l’échelle forme avec celle de la roue un couple symbolique :
- derrière le Bon larron, l’échelle impossible monte jusqu’au soleil ;
- derrière le Mauvais larron, même l’oiseau renonce à s’envoler.
Descente de Croix, gravure de Jacques de Gheyn (II), dessin de Karel van Mander (I), 1596 – 1598, Rijksmuseum | Crucifixion, Jan Luyken, 1681, Rijksmuseum |
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L’idée originale de Karel van Mander est d’écarter les larrons vers la marge :
- Le Bon larron, pratiquement en hors champ, est déjà monté au ciel ;
- le Mauvais, dont la croix est plus courte, contemple la roue de justice.
La gravure de Jan Luyken, presque un siècle plus tard, retrouvera la même composition, en lui ajoutant un contraste lumineux :
- le Bon larron, dans l’ombre, regarde la lumière surnaturelle du Christ ;
- le Mauvais larron, dans la lumière naturelle, ne la voit pas.
Gravure de Crispijn van de Passe, d’après un dessin de Joos van Winghe, 1599, Rijksmuseum
La séparation binaire traditionnelle est remplacée par un étagement en quatre plans :
- au premier, les soldats effrayés par les morts qui sortent de la terre ;
- au deuxième, les trois croix ;
- au troisième, les saints personnages ;
- au fond, un immense soleil central à demi caché par les nuages.
L’absence de la plaie au flanc et la présence de l’éponge indiquent que le Christ est encore vivant.
Cette composition étrange suit exactement la légende :
Il a livré sa vie à la mort et a été compté parmi les criminels. Isaïe 53 |
Tradidit in mortem animam suam, et cum sceleratis reputatus est. |
- Le soleil qui se voile, métaphore de la mort qui approche, illustre la première proposition ;
- la croix prise en étau entre celles des larrons, la seconde.
Gravure de Crispijn van de Passe, d’après un dessin de Joos van Winghe, 1600, Rijksmuseum
L’année suivante, le graveur a recyclé le soleil central et la disposition générale des croix, en les décalant légèrement pour les adapter au format ovale. La moitié inférieure en revanche est parfaitement conventionnelle.
En synthèse
C’est en Hollande plutôt que dans les Flandres qu’ont lieu les tournants majeurs.On ne trouve guère, au début du 16ème siècle, que des configurations planes (van Overbeke) et des rarissimes essais de Calvaires en biais dans l’atelier d’Engebrechtz.
C’est vers 1530 que le Calvaire vu de biais entre véritablement en piste, avec des oeuvres mal connues du jeune Heemskerck et du mystérieux Swart van Groningen. Mais ces tentatives sont immédiatement éclipsée par l’invention, par Van Scorel, de la formule intermédiaire de la « vue de biais rectifiée », qui jouit d’un succès immédiat par son compromis entre tradition et modernité. Développée par Heemkerck dans l’esprit maniériste, puis reprise par Coxie, elle va largement dominer pendant une vingtaine d’années.
A partir de 1550, le public a assimilé les différentes formules en on note une certaine versatilité dans les ateliers.
A la fin du siècle apparaissent quelques gravures inventives, dans l’une ou l’autre formule.
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