5.1 Des objets ambigus
Toute jolie et amusante qu’elle soit, la scène consiste tout de même à montrer un jeune homme nu, gisant inconscient à côté d’une beauté habillée. Autant cet effet de contraste serait banal pour une déploration (pieta, martyre), autant il est intriguant dans le cas d’une scène champêtre, où on s’attend plutôt à ce que la beauté de la nature serve d’écrin à la plastique féminine.
Cette inversion de la nudité n’est pas le seul élément provocateur du tableau, qui regorge d’objets diversement sexués : la coquille bien sûr; mais aussi la lance/gaule, le trou d’arbre et d’autres que nous découvrirons.
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Possibilité d’une lecture érotique
Avant la réaction Savonarole, les Florentins étaient loin d’être prudes. Rien n’empêche donc une lecture érotique, selon laquelle cette tête de lit serait :
- soit une sorte de planche pédagogique pour dégourdir les jeunes mariés ;
- soit la caricature d’un tableau nuptial, à l’intention de l’élite homosexuelle de la Cité.
« Le goût sarcastique d’inverser les rôles sexuels de Vénus et de Mars, comme de semer le désordre dans leur union par l’irruption des panisci et des frelons répand dans ce bosquet clos, totalement dénué de symbolisme floral, un très fort parfum de parodie » Stéphane Toussaint ([1], p 62)
Nous allons donc, quittant les garde-fous du texte, traquer les représentations du sexe, à base de creux, de bosses, et de gestes suggestifs.
La conque de Vénus
La naissance de Vénus
Botticelli, dans sa célébrissime Naissance de Vénus, nous montre la déesse debout dans une coquille Saint Jacques, ce qui est la manière pudique d’illustrer le mythe : car d’après celui-ci, Vénus aurait surgi nue de l’écume de la mer, près de l’île de Cythère, « chevauchant une conque« .
Bien différente de la coquille Saint Jacques, la conque est en forme d’escargot, avec une ouverture rose évoquant universellement le sexe féminin. Aussi la représentation de Vénus chevauchant une conque véritable n’a jamais été tentée, tant elle rendrait évidente le pléonasme sur lequel joue le mythe.
Amphitrite, Hendrik Goltzius,vers 1590
Un artiste audacieux a néanmoins réussi à montrer le chevauchement sans montrer la conque, au prix d’une invention encore plus suggestive : une sorte de siège anatomique dans laquelle Amphitrite se trouve insérée, voguant dans une expansion gigantesque de son propre sexe.
Dans Vénus et Mars, la conque ne doit-elle pas être comprise, non pas comme une référence à Pan, mais simplement comme l’emblème de Vénus, par lequel Botticelli rendrait justice, sous une forme visuellement acceptable, à la crudité du texte antique ?
La conque gréco-romaine
Le mot « cogxe »en grec, « concha » en latin, est parfois utilisé dans un sens grivois. Dans une pièce de Plaute, Rubens, on trouve cette nvocation à Vénus à propos de deux jeunes naufragées :
Tu es née, dit-on, d’une conque ; que leurs conques trouvent grâce devant toi ! |
te ex concha natam esse autumant, cave tu harum conchas spernas |
La conque florentine
Stéphane Toussaint pense que la conque brandie comme une enseigne n’a rien à voir avec Pan, mais bien plus avec une chanson gaillarde florentine :
« Ferme-là un peu ma fille
Ta coquille n’est pas franche
Quand il faudra la calmer
Je vais lui payer une belle hallebarde. »
Chanson de la coquille (Canzonetta del nicchio) ([1], p 36)
Il en tire une conclusion tranchée :
« Moralité : la vulve enragée réclame au plus vite un mari fécond, un mâle inséminateur capable de remplir sa conque pileuse. Opposant une fin de non-recevoir au coquillage qui l’indiffère, le Mars endormi de Botticelli poursuit son somme et se dérobe au devoir conjugal » ([1], p 39)
La conque de Lotto
Vénus et Cupidon, Lotto, vers 1525, Metropolitan Museum, New York,
Lotto n’hésitera pas à suspendre, juste au-dessus de la tête de Vénus, une conque très similaire à celle de Botticelli, en prenant soin de redresser verticalement l’ouverture pour la rendre plus explicite. Juste derrière, un rideau rouge, entrebaillé par un tronc d’arbre, insiste lourdement.
Mais ce qui est encore plus significatif, dans ce tableau truffé de clins d’oeils et d’énigmes, c’est la grosse perle, bien visible, que Vénus porte en boucle d’oreille
Lotto s’est donc amusé à suspendre de part et d’autre du visage incliné de la déesse, deux emblèmes vénusiens parfaitement évidents pour les spectateurs de l’époque.
En synthèse :
Le Vénus et Cupidon de Lotto illustre le goût de ce peintre pour les tableaux à symboles. Il jette, rétrospectivement, un éclairage intéressant sur le Venus et Mars de Botticelli, qui lui est antérieur d’une quarantaine d’année.
Lotto encadrera verticalement le visage de Vénus par la conque et la perle : Botticelli utilise la même composition horizontalement, en plaçant le visage de Mars sous le contrôle de la conque d’un côté, du nid de guêpes de l’autre.
Si la conque est l’emblème de Vénus, de qui le nid est-il l’emblème ?
Les objets sexués
Si on les cherche, on les trouve. A vrai dire, il n’y a guère que cela dans le tableau.
Le voile et le pagne
Vénus exalte sa féminité par des superpositions de voiles ondoyants, maîtresse des pièges et des prestiges de la transparence. En contraste Mars apparaît bien vulnérable dans sa nudité, avec son pagne aux plis secs qui semble là plus pour faire oublier que pour mettre en valeur une virilité hypothétique.
La composition
En largeur, la composition est parfaitement symétrique : les rideaux végétaux qui ferment le fond s’arrêtent exactement à l’aplomb du sexe des dieux allongés, à égale distance du milieu du tableau.
Les bandes les plus éloignées renferment la partie supérieure des corps, la partie noble. Mais dans la bande centrale, les membres inférieurs se côtoient, sans se toucher en aucun point.
La composition souligne donc l’état de séparation, dans lequel se trouve pour l’instant le couple : leurs bustes sont éloignés, rencognés chacun dans sa « loge » végétale ; la bande centrale est l’espace de la rencontre, ouvert sur un horizon vide qui autorise tous les possibles.
Le buisson et l’arbre
Dans les buissons qui servent de fond aux deux bustes, on reconnaît habituellement des lauriers ou des myrtes, arbustes sacrés de Vénus. Mais ces deux arrière-plans végétaux ne sont pas symétriques : derrière Vénus, il s’agit d’un buisson touffu ; tandis que Mars est appuyé contre un tronc d’arbre.
Le contraste est donc clairement sexué, entre le buisson évocateur d’une toison pudique, et le tronc on ne peut plus viril.
Le nid de guêpes
A la différence de Mars qui ronfle, ayant mis bas cuirasse et épée, , les guêpes vrombissent à l’entrée du nid, avec leur carapace et leur dard.
On peut voir une touche d’ironie dans le contraste entre leur vigilance agressive et le sommeil désarmé du Dieu des Combats. Quoique minuscules, ce sont elles les vrais guerrières du tableau, celles qui forcent les orifices et prennent d’assaut les citadelles. La guêpe est d’ailleurs souvent un emblème de la Pugnacité ([2], p 104).
Pour Stéphane Toussaint, ces insectes n’ont rien à voir avec les guêpes des Vespucci, et sont plutôt des frelons sylvestres. Ce qui permet un rapprochement hardi avec un texte postérieur :
« En 1585… Tomaso Garzoni compare les relons à des sodomites actifs, qu’attirent la chevelure fluctuante et les pommettes parfumées des Ganymèdes, des gitons de Zeus : « comme des filles ils apprêtent leurs bouclettes et répandent mille parfums sur leurs pommettes pour faire accourir les frelons à leur miel. » … Dans cet extrait, la masculinité de l’insecte bourdonnant autour des garçons s’associe à l’équivoque d’une coiffure féminisante et bouclée. » ([1], p 86)
La lance
La lance barre la zone centrale : elle constitue donc, visuellement, un pont entre la « loge » de Vénus et la « loge » de Mars. Elle passe à côté de la conque, mais vise directement le trou d’arbre, dont la position à côté de l’oreille gauche de Mars et la forme en amande introduisent une symétrie forte par rapport à la conque et à son orifice.
Mettant en joue successivement deux cavités, la lance a tout du symbole phallique, même si elle pointe du camp féminin vers le camp masculin
Remarquons que son bout est « coupé » par la conque : tout comme la branche creuse, il s’agit d’un symbole viril vaincu par un symbole féminin.
L’épée
La encore, il s’agit d’un objet viril dont le bout est caché, et qui se retourne contre son propriétaire.
Le casque
Nous avons signalé l’encoche sur la nervure centrale, qui souligne l’absence du cimier. Non seulement le casque de fer est enserré par les ornements cuivrés qui matérialisent la domination de Vénus, mais en plus il est dévirilisé, amputé de sa partie sommitale.
Virilité interrompue
L’insistance sur le motif de la « virilité interrompue » donne matière à réflexion : ce pourrait être, comme beaucoup le pensent, une allusion à l’impuissance temporaire, à la phase réfractaire dans laquelle, le dieu de la Guerre se trouve après l’acte sexuel.
Ou bien, il s’agirait, selon S.Toussaint, de suggérer que Mars n’est pas intéressé par Vénus : d’autant qu’à l’époque le terme « endormi » était un euphémisme courant pour l’homosexuel passif [1], p 55)
En synthèse
Le désarmement de Mars est complet : nu comme un mollusque hors de sa coquille, il est incapable de combattre. Ses armes offensives (la lance, l’épée), sont privées de leur pointe et retournées contre lui. Quant à ses armes défensives, elles ne sont guère plus glorieuses : le casque est écimé et la cuirasse gît à terre comme un cadavre décapité sur le champ de bataille.
La victoire de Vénus est totale : le comble de la fierté masculine, Mars, ce super-héros, est exposé au milieu de ses trophées transformés en jouets, mis en joue par les symboles épuisés de sa propre virilité.
Autrement dit : l’homme est après l’amour un être sans défense, plus faible qu’un enfant ; quant à son organe, une fois émoussé, il se retourne en menace contre lui même : post coïtum animal triste.
Ou bien, selon S.Toussaint, le tableau ne fait que refléter l’horreur de l’hétérosexualité dont témoigne par ailleurs Botticelli :
« Je rêvais que je m’étais marié et j’en éprouvais une telle douleur en songe, et je me suis réveillé avec une si grande peur de le resonger, que j’ai déambulé toute la nuit sans Florence comme un fou, pour ne pas courir le risque de me rendormir. » ([1], p 17)
Nous découvrirons au dernier chapitre une interprétation intermédiaire.
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