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7 Le mystère du fruit vert

Le fruit vert tombé dans l’herbe, à l’extrême droite du tableau, a retenu l’attention de quelques commentateurs, qui en ont donné des interprétations diverses.

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Il est vrai que le geste ambigu du quatrième panisque n’aide pas  : essaie-t-il de s’emparer du fruit, de le dissimuler, ou s’apprête-t-il à le trancher avec l’épée de Mars ?

Article précédent : 6 Le mystère de la verge de fer


1 Le fruit vert est-il tombé de l’arbre ?

Le fruit vert est peut être tombé de l’arbre sous les chocs de la lance . Nous cherchons donc un arbre portant des fruits verts, ovoïdes, dont le tronc peut être assez large, et poussant en Toscane.

 Une figue ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_figue_verteComme nous l’avons vu, pour conforter sa lecture négative des panisques, Dempsey suppose que  le fruit est une figue, signature des « faunes des figuiers » (faunus ficarii). L’inconvénient est qu’il n’en a vraiment pas la forme.


Une noix verte ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_noix_verte

La noix n’appellerait pas de signification particulière dans le contexte du tableau (avec ses hémisphères et sa coquille, elle est en général comparée au cerveau dans la boîte crânienne).

Tout au plus  pourrait-elle servir à désigner l’arbre comme un noyer. Déjà Hippocrate conseille au voyageur de ne pas s’endormir à l’ombre de cet arbre. Selon les traditions, cet ombre, très dense, est plus ou moins néfaste, létale pour les uns, susceptible de causer des cauchemars pour les autres. L’identification à un noyer de l’arbre sous lequel Mars se repose, pourrait donc renforcer l’interprétation Dempsey : celle du sommeil hanté  par des mauvais rêves. Mais c’est, comme nous l’avons vu, une interprétation bien fragile.


Une  pomme verte ou un coing ?

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Triomphe de Venus (détail),
Francesco del Cossa, 1470, fresque du palazzo Schifanoia, Ferrare

La pomme est le fruit de Vénus. Dans le Triomphe de Vénus de Cossa, la déesse élève dans sa main droite un gros fruit vert qu’elle présente à Mars, et tient dans sa main gauche, plus bas, un fruit rouge posé sur un lit d’oeillet. On identifie ces deux  fruits à des pommes, bien que le fruit vert, bosselé, ressemble pour le coup plutôt à un coing ;  et leur dissymétrie évidente, qui confère à la scène l’allure d’un choix proposé à Mars, n’a pas été expliquée.


En aparté : le choix du guerrier
Triomphe de Venus (detail ceinture), Francesco del Cossa, 1470, fresque du palazzo Schifanoia, Ferrare

Sur la ceinture de Vénus, une petite scène montre un Cupidon en armure tirant une flèche sur un couple d’amoureux. Comme le Cupidon se trouve du côté droit (côté fruit vert) et le couple d’amoureux du côté gauche (coté fruit rouge), il est possible que le choix entre les deux fruits soit celui entre la vie guerrière et la vie amoureuse, entre celui qui tire la flèche et celui qui la reçoit. Dans ce cas, le fruit vert pourrait fort bien être une image de l’amertume et le fruit rouge celle du plaisir.

Ce thème de l’oscillation de Mars entre le vie amère du héros et la vie douce de l’amoureux est au centre d’un poème de Lorenzo de Medicis, « Furtum Veneris et Martis » (traduction libre) :

« Autre chose est de s’étendre et de chanter dans le lit d’or de ma douce amie,
Autre chose de se fatiguer le corps par l’écu et le casque.
Goûter ce fruit qui peut me rendre heureux,
Fin ultime d’un plaisir tremblant !
Il y a un temps pour l’amour, un temps pour l’épée et les armes

(Tempo è d’amar, tempo è da spada et armi). »



Un cédrat ?

440px-Cedrat

Parmi les fruits, ce serait le candidat le plus sérieux par sa forme et par sa taille : proche du citron, il peut atteindre jusqu’à 25 cm, et on le trouve couramment en Italie.

Il n’a pas de propriétés aphrodisiaques, mais les Anciens le recommandaient pour éloigner les vers et les insectes [1].  Ce qui pourrait fournir un lien avec le nid de guêpes juste au-dessus.


Une amande ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_amande-fermée Botticelli_Venus_Mars_Fruit_amande-vulve

L’amande est un fruit typique de la Toscane : très nutritive, elle entre dans de nombreuses recettes de mets reconstituants (macarons, dragées, liqueurs amères de type amaretto).  Dès le Moyen-Age elle était connue aussi bien en cuisine que pour la composition de philtres d’amours ou d’aphrodisiaques.

De part sa ressemblance avec une vulve féminine, on l’associait facilement à l’idée de fécondité.

Fragilité de la symbolique : à cause de la blancheur de l’amande et de sa coquille inexpugnable, la mystique chrétienne a vu dans ce fruit un symbole radicalement contraire : celui de la virginité de Marie !



Le fruit vert est-il celui d’une plante ?

Un Datura officinal ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit Datura Officinal

Dans les années 2010, on a pensé qu’il pourrait s’agir d’un Datura officinal,  fruit connu pour provoquer des hallucinations, de la somnolence, un sommeil agité et une perte de tonus musculaire : ce qui cadre bien avec l’interprétation de Demsey.

Pour David Bellingham ([2], p 369), une lecture en profondeur, sous Vénus et Mars, révèlerait Eve et Adam. Puisqu’il est à plat-ventre et qu’il tire la langue, le quatrième panisque représenterait le serpent, qui vient d’intoxiquer Adam avec la fruit de l’Arbre de la Connaissance.


Hasan Niyazi [3] a renforcé l’hypothèse, en montrant que le Datura Officinal (la Trompette du Diable en italien)  était connu du temps des Médicis, tout en s’élevant contre un article du Times qui faisait de Mars une sorte de junky.  Il cite un poème inachevé d’Angelo Poliziano célébrant les joutes de Julien de Médicis en 1475, qui  pourrait expliquer l’attitude du panisque au fruit et sa langue bien en évidence :

« Alors Cupidon, les yeux rieurs, irascible et impudique, embrassa Mars et lui perça à nouveau la poitrine avec les flèches brûlantes de son carquois, et l’embrassa de ses lèvres empoisonnées, plantant son feu dans sa poitrine. »
Angelo Poliziano,  Stanze Cominciate per la Giostra del Magnifico Giuliano de’ Medici

Un lecteur du post fait judicieusement  remarquer que le Datura Officinal n’est arrivé en Europe qu’après 1492, et qu’il est bien plus petit et épineux que le fruit du tableau.

Un concombre explosif ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_Concombre-Explosif

Un candidat plus amusant est Ecballium elaterium, courant en Italie à l’époque : ce légume est célèbre pour émettre, soit spontanément, soit quand on le titille, un jet de  liquide visqueux. On peut voir une vidéo éloquente sur un autre article de Niyazi [4]. Voilà qui collerait bien – si l’on peut dire – avec les allusions sexuelles.

Seul problème : le concombre explosif est plus petit, plus allongé et plus velu que le fruit rond peint par Botticelli.


 Une courge ?

Botticelli_Venus_Mars_Fruit_courgeDavid L.Clark [5] a suggèré, par comparaison avec des miroirs florentins et des sarcophages antiques, que plusieurs détails du tableau pourraient avoir une signification apotropaïque, autrement dit de protection contre le danger.

Il identifie le fruit vert avec une courge qui, avec son abondance de graines, est parfois une métaphore sexuelle, celle des bourses :

« le satyre dans le coin inférieur droit tient une courge, tout en roulant des yeux et en tirant la langue pour effrayer les esprits mauvais, ou éloigner le mauvais oeil. » David L.Clark (o.c.)

Ainsi la saynète serait à lire, dans la contexte d’un tableau destiné à un lit nuptial, comme une sorte de talisman pour protéger la virilité de l’homme, ou pour favoriser la venue d’un enfant mâle.


Un objet à part

Après tous ces efforts laborieux, une identification incontestable du fruit vert est probablement hors de portée, sauf découverte miraculeuse d’une source indiscutable.

L’amande aphrodisiaque

J’ai longtemps penché pour l’amande, à cause de son caractère commun en Toscane et de sa proximité avec le pilon, puisqu’elle s’emploie broyée : l’idée serait de préparer un breuvage aphrodisiaque pour le Dieu fatigué.

Tout comme le pilon est « hors texte », on pourrait penser que le fruit lui-aussi sort de la narration. De même que le coussin de Vénus est un objet-limite entre la clairière et le lit nuptial (voir 1 Vénus et Mars), de même le pilon et le fruit seraient une sorte de cadeau du couple divin au couple humain, sortant du tableau par la magie du quatrième panisque.

Pour ceux qui souhaitent prolonger la piste de l’amande au delà des hypothèses raisonnables, et goûter les délices de la mythologie comparée, voir  Naissances mythiques : Vénus et Attis 


La courge du cocu (SCOOP !)

M’étant désormais convaincu que le pilon est celui de Vulcain, j’ai cherché dans la mythologie si ce Dieu avait un rapport avec un quelconque fruit… mais rien. En revanche, il y bien un rapport, mais comique : Paoli ([0], p 72), qui identifie le légume à un cucurbitacé, probablement une courge (zucca), note qu’en latin médiéval, cucurbitare signifie commettre l’adultère, le cucurbitatus étant le cocu.

La main du panisque sur la courge pourrait donc signifier qu’il empêche l’adultère, en remplaçant l’épée de Mars par le pilon de Vulcain.


La courge-gourde (SCOOP !)

En remarquant que le fruit-mystère se trouve exactement à l’aplomb du nid de guêpes, l’emblème possible des Vespucci, je me suis demandé s’il ne pourrait pas s’agir d’un second emblème parlant.


Lagenaria_siceraria_baby_fruitZucca botiglia (ou botticella)
Lagenaria siceraria
1658_Michele Pace_del_Campidoglio_Stillleben_anagoria Ekaterinburg Museum of Fine ArtsNature morte aux calebasses, Michele Pace del Campidoglio, 1658, Musée des Beaux-Arts, Ekaterinburg

On connaît bien les calebasses séchées des pèlerins, en général à deux étages. Mais parmi la grande variété des courges ou calebasses, il en existe de petites, ayant à peu près la forme de notre fruit. L’emblème du cocuage  est donc, aussi, une petite gourde.

Juste à côté du tour de force souriant de l’épée déconstruite, Botticelli en aurait commis un second : signer avec son surnom, « petit tonneau ».


Article suivant : 8 Vénus et Mars : pour conclure

Références :
[0] Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico »
[1] Victor Loret, « Le Cédratier dans l’Antiquité », https://www.persee.fr/doc/linly_1160-6436_1891_num_17_1_4867
[2] David Bellingham, Aphrodite Deconstructed: Botticelli’s Venus And Mars In The National Gallery, London dans Brill’s companion to Aphrodite, 2010, https://books.google.fr/books?id=mrq9CwAAQBAJ&pg=PA369
[3] H NIYAZI « Misrepresenting Botticelli for the modern era » May 28, 2010 http://www.3pp.website/2010/05/misrepresenting-botticelli-for-modern.html
[4] H NIYAZI « An update on Botticelli’s Venus and Mars » June 10, 2010 http://www.3pp.website/2010/06/misinterpreting-exploding-cucumber-for.html
[5] David L Clark. « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms » , Aurora, The Journal of the History of Art, 2006

2 Comments to “7 Le mystère du fruit vert”

  1. L’amande et l’amandier ont des symboliques variées dans le monde méditerranéen, par exemple et susceptible de nous intéresser ici :
    – l’amandier est le premier arbre à fleurir bien avant la fin de l’hiver (dès fin janvier parfois en Toscane), d’où son association à la veille et au réveil. (cf. son nom hébreux qui signifie celui qui veille),
    – l’amande en coque est le fruit qui ressemble le plus à un testicule et diverses langues l’utilisent comme euphémisme populaire pour couille (ça explique aussi l’histoire d’Attis). G. Brassens savait bien ça en créant sa chanson L’Amandier. Et quand elle se fend, c’est qu’elle est mûre.

    • Et le lait d’amande était comparé au sperme de Zeus… Vous pourriez bien avoir vu juste : l’amande testiculaire compléterait le pilon phallique, les deux faisant système avec l’épée pour une castration symbolique. Mars aurait ainsi déposé toutes ses armes, y compris la plus intime !

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