4.2 Jouer avec les armes
Le second thème inspiré par une source littéraire antique est celui des enfants jouant avec les armes de Mars. Le texte en questions est un passage de Lucien de Samosate, une description littéraire (ekphrasis) d’un tableau du peintre antique Aëtion : Les Noces d’Alexandre et de Roxanne.
Nous devons au Sodoma une reconstitution de ce que pouvait être ce tableau antique disparu.
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Noces d’Alexandre et de Roxanne
Giovanni Antonio Bazzi dit il Sodoma, 1516-1518. Fresque de la villa Farnésine, Rome
L’ekphrasis de Lucien de Samosate
Voici le début de la description de Lucien :
« Un Amour placé derrière Roxanne lui enlevait en riant son voile, et le montrait à son époux ; un autre ôtait une des sandales du prince, comme pour l’inviter à prendre place sur le lit ; un autre le prenait par son manteau et le tirait vers Roxanne. Alexandre présentait une couronne à la princesse. Héphestion tenait le flambeau nuptial, et s’appuyait sur un adolescent d’une grande beauté qui représentait l’Hymen. » [1]
On voit combien la reconstitution de Sodoma est précise : il a suivi le texte mot à mot (sauf pour la sandale, qu’il fait ôter à Roxanne plutôt qu(‘ à Alexandre).
Pour Mars et Vénus, c’est la suite du texte qui a intéressé Botticelli :
« Toute la scène inspirait la gaieté, tous les Amours étaient riants ; ils se jouaient avec les armes d’Alexandre : on en voyait deux qui portaient sa lance ; ils pliaient sous le poids, comme des ouvriers qui portent une poutre ; deux autres en tiraient un troisième qui était couché sur le bouclier, comme s’ils eussent traîné en triomphe le héros lui-même ; un autre encore, pour les effrayer quand ils passeraient près de lui, s’était caché dans la cuirasse. »
Le porteur de casque
Le panisque au casque est une invention amusante de Botticelli, qui renforce l’idée de disproportion.
Le casque trop lourd pour un enfant emporte la tête vers l’avant, jusqu’à buter sur la rondelle métallique ; trop grand, il aveugle celui des deux porteurs qui devrait diriger l’arme : la lance de Mars ne risque pas d’atteindre une quelconque cible.
Les porteurs de lance
Ils illustrent littéralement le texte de Lucien : « on en voyait deux qui portaient sa lance ». Bien sûr, la lance est trop lourde pour qu’ils puissent, même à deux, la relever.
Le panisque à la cuirasse
La encore, Botticelli reprend et complexifie l’idée de Lucien. Chez ce dernier, le panisque s’est caché dans la cuirasse pour effrayer ses trois copains, qui promènent le bouclier en guise de char triomphal.
Chez Botticelli, pas de bouclier : le panisque n’utilise donc pas la cuirasse pour une embuscade, mais plutôt comme une sorte de tunnel qui lui permet, à l’insu de Mars, de déboucher au premier plan : ainsi de la main droite il s’empare de l’épée que Mars a cachée le long de la cuirasse, tandis que de sa main gauche il saisit un fruit vert.
L’amour et la guerre
L’allusion aux Noces d’Alexandre et de Roxanne devait être doublement évidente pour les spectateurs lettrés. D’une part, il s’agissait d’un tableau de mariage ; d’autre part, les deux oeuvres traitaient exactement le même thème, celui de la tension entre l’Amour et la Guerre, qui tiraillerait le jeune couple florentin autant qu’il avait, dans le passé, tiraillé le héros mythique.
Vénus, Mars et Cupidon, Piero de Cosimo, 1500-05, Gemäldegalerie, Berlin
,Preuve que cette allusion était comprise et appréciée, la version de Piero de Cosimo, quelques années plus tard, reprendra le même thème des enfants jouant, à l’arrière-plan avec les armes du guerrier. En représentant non plus des panisques, compagnons capricants du dieu Pan, mais des Amours, compagnons ailés de Vénus, Piero revient à une illustration plus littérale du texte de Lucien.
La comparaison entre les deux tableaux a été tentée plusieurs fois et je ne m’y risquerai pas, car nous ne savons pas si Piero avait vraiment vu l’oeuvre de Sandro, où s’il s’agit d’une réélaboration à partir de la même source.
Certains pensent que son panneau est une reprise aseptisée de celui de son prédécesseur, gommant ses aspects possiblement scabreux : plus de lance ni de conque, plus de trou de guêpes louche, plus d’épée cachée sous les fesses, Vénus est déshabillée comme Mars, et un petit Cupidon vient rivaliser de mignardise avec le gros lapin.
Ainsi, pour Stéphane Toussaint dans sa roborative et récente interprétation :
« Piero di Cosimo a peint un couple bourgeois et Botticelli un noble inverti encombré d’une épouse, tout droit sorti du Décaméron » ([2] p 99)
Concernant le lapin, les deux colombes et le papillon sur la cuisse, moins anodins qu’il ne semble, voir Le lapin et les volatiles (1)
Tout comme l’ekphrasis de Lucien de Samosate avait pour but de ressusciter par les mots un tableau déjà vieux de cinq siècles, il est possible que Botticelli ait eu l’ambition – 35 ans avant Sodoma – de le ressusciter par l’image, rivalisant ainsi avec un peintre disparu depuis 18 siècles.
En remplaçant les Amours par des Panisques, il a introduit, sous le thème plaisant des enfants joueurs, un autre thème plus noir, celui de la terreur panique, qui était justement à la mode en ces années là.
A ce stade de l’analyse, si Venus et Mars était un opéra, nous aurions donc :
- un duo un peu compassé, « l’Amour vainquant la Guerre » chanté par les deux vedettes ;
- une basse inquiétante et insolite, « A bas les Titans ! » sonnée sur la conque de Pan ;
- et enfin un contre-chant joyeux : « les Enfants jouant avec les Armes » .
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Sachant que les noms bizarrement qualifiés de vernaculaires par les naturalistes de « vulcain » et d’« écaille » ont été attribués aux papillons Vanessa atalanta et Arctia caja (binômes latins donnés par Linné en 1758) par L.E. Geoffroy en 1762, si Piero de Cosimo a voulu faire allusion à ce nom, c’est sûrement en tant que prophète ! Je croirais volontiers que ce ne soit que la couleur rouge dont la symbolique l’a intéressé.
Merci pour la précision historique et tant pis pour Vulcain ! Donc pas d’explication pour ce papillon, que certains associent à la mouche posée sur le coussin de Mars. Exercices de virtuosité picturale ? Preuves d’un très profond sommeil ? Tandis que La Déesse de l’Amour se laisse butiner, le Dieu de la guerre attire les mouches.