La douce prison
Tout l’art de garder en cage…
« A travers cette cage se dessine peut-être obscurément la question de la durée de l’amour et de son rapport à l’institution. Peut-on, faut-il enfermer l’amour ? « [6], p 47
« On ne se quitte jamais vraiment la cage
( the-cage-freedom-never-really-comes)
Tim O Brien
Le terrible pouvoir de l’habitude, Emblemata N° 40
Denis Lebey de Batilly, 1596
Terrible est le pouvoir de l’habitude. |
Gravissimum imperium consuetudinis. |
La coquette | L’oiseau chéri |
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1758, gravures de Daullé d’après des dessins de Boucher
Cette jeune fille qui bécote son oiseau pourrait tout aussi bien le humer. Car aux XVIIème et XVIIIème siècles, l’oiseau est une sorte de fleur vivante qu’on offre en hommage galant, pour amuser et égayer :
« Madame je vous donne un oiseau pour étrennes…
S’il vous vient quelque ennui, maladie ou douleur
Il vous rendra soudain à votre aise et bien saine »
I. De Benserade, cité par [2]
Par une sorte de synecdoque, l’oiseau chéri peut devenir l’ambassadeur emplumé de l’amoureux auprès de l’aimée, et la cage le symbole de son doux esclavage :
« Sur votre belle main ce captif enchanté
De l’aile méprisant le secours et l’usage
Content de badiner, de pousser son ramage
N’a pas, pour être heureux, besoin de liberté. »
Vers de J.Verduc cité par [2]
Cette métaphore avait été popularisée dès le XVIIème siècle, grâce aux livres d’emblèmes hollandais diffusés et traduits dans toute l’Europe :
Amissa libertate laetior (Plus heureux d’avoir perdu la liberté)
Jacob Cats, Sinne- en minnebeelden (1627)
Voici un des petits poèmes, en français, agrémentant cet emblème :
Prison gaillard m’a faict.
J’estois muet au bois, mais prisonier en cage
Je rie, & fais des chants; je parle doux langage.
Chacun, fils de Venus, qui porte au coeur ton dard
Est morne en liberté, & en prison gaillard. [4]
Jeune fille à l’oiseau
Pastel anonyme, milieu XVIIIème
L’oiseau, libéré pour jouer un moment, reste tenu en respect par le doigt de cette jeune fille accomplie. Le risque étant bien sûr qu’il ne s’envole irréparablement (voir L’Oiseau envolé).
Portrait de l’actrice Margaret Woffington
Van Loo, 1738, Collection privée
« Meg » Woffington était une actrice célèbre et une maîtresse recherchée.
Ce portait « professionnel » nous la montre jonglant entre deux admirateurs, l’un déjà dans la place, l’autre qui voudrait bien y entrer.
Cependant, garder un oiseau en cage ne suggère pas toujours un rapport amoureux : ce peut être aussi un divertissement pour les femmes honnêtes…
La Serinette
ou « Dame variant ses amusements »
Chardin, 1751, Louvre, Paris
L’amusement consistait à apprendre au serin à chanter, autrement dit à provoquer artificiellement un chant d’amour (car seul le serin mâle chante). Jouer indéfiniment un air au flageolet présentait des inconvénients médicaux et moraux : « tant à cause qu’il altère considérablement la poitrine lorsqu’on en joue longtemps de suite que parce qu’il n’est pas fort séant, surtout au Sexe, d’en jouer » Hervieux, cité par Démoris [6] p 39
Instrument pour dames de la haute société, la serinette palliait ces inconvénients, et permettait de jouer à loisir l’air qu’on souhaitait inculquer à son serin.
« C’est aussi un exercice de dénaturation, puisqu’il s’agit de substituer la musique d’une mécanique (la femme n’y va de son corps qu’à tourner la manivelle à un rythme constant) au chant naturel de l’oiseau amoureux. « [6] p 40
Occupation répétitive à vocation décorative, dans le même esprit féministe que le métier à broder qui figure également ici.
« On voir se profiler ici le spectre de l’ennui père de tous les vices. Le serin permet à la dame de ne pas courir le monde en quête d’objets d’amour… L’oiseau, d’emblème amoureux, est devenu préservatif contre la tentation amoureuse, par un intéressant retournement de la symbolique originelle » [6] p 40
Pour que le dressage soit efficace, il fallait priver l’oiseau de toute distraction : on voit sur le pied de la cage une traverse, ou main, qui permettait de fixer un écran pour isoler la cage de la lumière et de la fenêtre.
Il n’est pas impossible que le thème ait eu une dimension de vécu, pour quelques soupirants trop intensément serinés.
María de las Nieves Micaela Fourdinier, épouse du peintre
Paret y Alcázar, vers 1782, Prado, Madrid
L’inscription noble en caractères grecs indique simplement « A sa bien-aimée épouse Luis Paret , peinture en couleur faite dans l’année 178 ».
Peut-être faut-il voir dans le serin fasciné par la Beauté une image du peintre lui-même, comme le suggère le nom « Paret » qui, dans l’inscription, disparaît à droite humblement sous les feuilles.
Le joli petit serin
Dessin de Lafrensen gravé par Mixelle le Jeune
Le serin sorti de sa cage, qu’elle donne à baiser à son amie, est sans doute la seule consolation de la dame, en l’absence de l’être aimé dont la noble image en perruque est accrochée au dessus d’elle.
Autre interprétation, moins noble : la dame prête son amant à son amie.
La cage à oiseaux,
Fragonard, 1770-75, Villa-Musée Jean-Honore Fragonard, Grasse
Le jeune fille fait voler son chéri, tout en le retenant par son ruban : libre à lui de venir la bécoter, mais pas d’aller voir ailleurs.
Parfois, l’oiseau prisonnier perd ses plumes, ne gardant que ses ailes pour montrer sa nature amoureuse
La marchande d’amours
Vien, 1763, château de Fontainebleau, France
« Mais celui qui en est le plus remarqué, est un Tableau dont le Peintre a emprunté le Sujet d’une Peinture conservée dans les ruines d’Herculanum…
La marchande d’amour, 1762, gravure de C.Nolli |
Fresque de la Villa d’Arianna, Stabiae, 1er Siècle après JC |
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…Il est intitulé dans le livre d’explication la Marchande à la toilette. Cette Marchande est une espèce d’esclave qui présente à une jeune Grecque, assise près d’une table antique, un petit Amour qu’elle tient par les aîlerons, à-peu-près comme les marchands de volailles vivantes présentent leurs marchandises. Un pannier dans lequel sont d’autres petits enfans aîlés de même nature, indique qu’elle en a sorti celui qu’elle offre pour montre. Indépendamment de la singularité de cette composition, les Connoisseurs trouvent dans l’ouvrage beaucoup de choses à remarquer à l’avantage du Peintre moderne. » Mercure de France, octobre 1763
Le digne journaliste ne dit pas mot sur le geste « professionnel » du volatile, qui n’échappera pas à Diderot dans son commentaire du salon de 1763 :
« le geste indécent de ce petit Amour papillon que l’esclave tient par les ailes ; il a la main droite appuyée au pli de son bras gauche qui, en se relevant, indique d’une manière très significative la mesure du plaisir qu’il promet ».
Autre détail galant noté par Diderot :
«cette suivante qui, d’un bras qui pend nonchalamment, va de distraction ou d’instinct relever avec l’extrémité de ses jolis doigts le bord de sa tunique à l’endroit… En vérité, les critiques sont de sottes gens ! ». Cité par [6].
Il aurait pu remarquer aussi la boîte sur la table, qui montre ce que la dame compte faire, ou les deux béliers broutant des anneaux…
… anneaux dont la symbolique n’échappe pas aux deux oiseaux qui s’attaquent à la couronne de feuillages.
La marchande d’amours
Jacques Gamelin, vers 1765, Musée Baroin, Clermont Ferrand
A comparer avec cette version postérieure attribuée à Jacques Gamelin, plus fidèle au modèle antique (cage ronde, rideau tombant) et insistant sur la transaction plutôt que sur les allusions.
L’Amour fuyant l’esclavage
Vien, 1789, Musée des Augustins, Toulouse
Vingt ans plus tard, Vien exposera la scène symétrique, dans laquelle ces dames laissent le volatile s’échapper d’une cage pourtant construite à sa taille et aimablement jonchée de fleurs (à noter que la forme de la cage est reprise de la gravure d’Herculanum, , que Vien avait utilisée pour son premier tableau [4])
Elles n’ont plus dès lors qu’à se lamenter sur le cercle vide de leurs couronnes (même la digne statue de marbre en a une).
La Foire aux Amour
Rops, 1885, Musée Rops, Namur
La Foire aux Amour
Rops, 1885, Musée Rops, Namur
Intéressante reprise du thème sous sa forme pompéienne, avec la vieille marchande qui appelle les chalands et la jeune cliente qui consomme.
Des thèmes connexes de celui de la marchande d’amours sont celui de l’oiseleur féminisé (voir L’oiseleur) et celui de L’oiseleuse .
La tortue ailée (SCOOP !)
La tortue aux ailes de papillon fait partie du même contexte érudit. Oxymore visuel, cet emblème est quelque fois accompagné de la devise « Festina lente (Hâte-toi lentement) » [5]. Mais c’est ici une autre référence que Rops a en tête :
Amor addidit (alas) – L’amour donne des ailes
Salomon Neugebauer – Selectorum symbolorvm heroicorvm centvria gemina (1619)
La devise s’applique à la fois à la jeune femme comblée, et au captif qui a réussi à grimper jusqu’à sa main.
Mais l’ajout a aussi été guidé par l‘analogie amusante entre :
- d’une part la carapace d’où sortent les pattes, les ailes et le bouquet enrubanné ;
- d’autre part la cage de laquelle un des amours s’échappe, la fille et son chapeau fleuri.
L’oiseau chéri
Bouguereau, 1867, Collection privée
La fin du XIXème siècle verra un grand recyclage et nettoyage des sujets galants, rendus anodins (ou plus excitants ?) par l’âge tendre du modèle : derrière cette charmante enfant souriant à son bouvreuil, les amateurs reconnaîtront la femme qu’elle est déjà, apte à dresser, manipuler, faire chanter, voire plumer…
Son animal préféré (his favorite pet)
Pierre Olivier Joseph Coomans, 1868, Collection privée
Exemple de recyclage « à l’antique » : tandis que l’enfant blond tente de ramener l’oiseau dans sa cage par des cerises au bout d’une ficelle, la jeune femme l’hypnotise sur son épaule, le fixant littéralement du regard et par le regard .
Derrière elle, un oiseau de porcelaine fait corps avec le vase, montrant combien cet assujettissement est puissant.
Sur le mur du fond, une fresque bacchique rappelle aux distraits qu’il ne s’agit pas uniquement d’un sujet pour enfants.
Une beauté pompéienne
Raffaelle Giannetti , 1870 , Collection privée
Dans cet univers luxueux peuplée de lions, de griffons, d’anges et de sphinx d’or ou d’argent, les seuls éléments animés sont la fumée d’encens qui s’élève de la cassolette, les fleurs qui débordent de l’amphore, le moineau sorti de sa cage et la belle romaine, échappée au miroir de bronze qu’elle a abandonné sur le divan. Sur la desserte de marbre, les deux coupes près du cratère de vin suggèrent qu’elle attend un visiteur.
Patricienne ou courtisane, cette femme esclave de sa propre beauté, jouit, comme le parfum, les fleurs ou l’oiseau – trois métaphores d’elle même, d’un court moment de liberté.
Pâques
J.C. Leyendecker, 1923
Dans ce symbole complexe, la cloche et l’oeuf de Pâques sont respectivement remplacés par la cage et le bébé Cupidon, le temps d’un bisou gourmand au-dessus des jacinthes qui s’ouvrent.
La chambre
Icart, vers 1930
Première lecture : Il est sept heures moins cinq du matin. La jeune fille a sauté du lit pour respirer, comme ses deux perruches, l’air frais de Paris. Bientôt, elle va passer ses bas, dont l’un s’échappe du tiroir, et écouter les informations à la radio.
Autre lecture, moins sage : il est sept heures moins cinq du soir, la fille a ôté ses bas est s’est déjà mise au lit, dans l’attente de son chéri qui va bientôt rentrer. La cage avec ses deux perruches, quadrangulaire comme la lucarne, symbolise leur nid d’amour perché en haut des toits.
Les deux perruches
Pinup de Vargas, 1942
Dans cette cage sphérique sommée d’une couronne, on peut reconnaître la Terre, avec ses méridiens, ses calottes polaires et son équateur assujetti au perchoir, qui rappelle la provenance géographique des perruches.
Sous l’oeil bienveillant de cette Vénus revisitée couronnée de marguerites, les deux Inséparables symbolisent les deux parties de l’humanité, Homme et Femme, maintenues ensemble par la grande déesse de l’Amour.
Des esprits moins lyriques se contenteront de noter que le globe de la cage fait écho à deux rotondités voisines.
Libre comme l’oiseau
Pinup de Fritz Willis
Nous ne sommes pas si loin de L’oiseau chéri de Boucher, mais en version bas nylon.
La cage porte une étiquette postale : la dame se fait livrer ses favoris à domicile.
En peignant la cage (Painting Birdcage)
Pinup de Peter Darro
Dans cette iconographie complexe, la femme expose fièrement la cage qu’elle a peinte aux couleurs de son occupant, décomposées façon prisme.
Un oeil grossier verra dans les gants de caoutchouc et dans le résultat contestable, la preuve que la femme est décidément plus douée pour la vaisselle que pour l’art, et pour exhiber ses bas couleur chair plutôt que ses initiatives arc-en-ciel.
Un oeil plus scientifique y reconnaîtra une allégorie manifeste de la Mécanique Quantique : cette unique pinup physicienne de l’Histoire est en train de démontrer expérimentalement que l’objet observé (l’oiseau) n’est pas indépendant de l’instrument de mesure (la cage). De plus, la peinture jaune qui dégouline du pinceau prouve bien que l’observateur n’est pas non plus indépendant de l’expérience. L’escabeau montant vers la boîte à peinture multicolore ne peut qu’être une allusion à l’atome de Bohr, avec ses niveaux discontinus d’énergie. La grande feuille de papier blanc froissée sur laquelle est tombé une goutte de jaune représente la nature foncièrement aléatoire et inconnaissable du monde quantique, qui ne se révèle que localement.
De ce fait, le Réel est voilé, comme le professe la robe,
et quantifié, comme l’illustre la maille infime du nylon.
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