2.3 1969 : Minott épuise Isaïe
Paru en 1969, l’article de Charles Minott [1] constitue une tentative audacieuse pour trouver une explication globale. Le fil conducteur serait des références au texte d’Isaïe, dont le triptyque semble truffé.
A noter que cette interprétation est actuellement considérée comme l’exemple même des excès du « symbolisme déguisé », qui trouve à chaque objet une justification littéraire.
Isaïe au milieu de sa vision Et il n'éteindra point la mèche qui brûle encore; Il annoncera la justice selon la vérité." Isaïe, 42:1,3
"Mais l'un des Séraphins vola vers moi, tenant à la main un charbon ardent, qu'il avait pris sur l'autel avec des pincettes. Il en toucha ma bouche et dit: "Vois, ceci a touché tes lèvres; ton iniquité est enlevée et ton péché expié." Isaïe, 6:6-7, "Est-il possible que la tarière se vante aux dépens de celui qui la manie et dise : c'est moi qui ai fait le trou ? " Targum d'Isaïe, version araméenne d'Isaïe 10:15.
"Ainsi parle l'Eternel: Le ciel est mon trône, Et la terre mon marchepied. Quelle maison pourriez-vous me bâtir, Et quel lieu me donneriez-vous pour demeure?" Isaïe, 66:1 La scie est l'attribut d'Isaïe :en effet, le roi Manasseh, mis en rage par les visions que le prophète lui avait révélées, l'avait fait scier en deux avec une scie en bois. Le bâton renvoie à Joseph. La hache à Saint Jean-Baptiste : "Déjà la cognée se trouve à la racine des arbres" Matthieu, 3:10 "J'ai été seul à fouler au pressoir" Isaïe 63 : 3,
Synthèse de cette interprétation (Balayer pour voir les légendes.)
Un atelier hanté
Minott relève que de nombreux objets de l’atelier de Joseph peuvent être des allusions à des versets d’Isaïe .
Hache, Scie, bâton
« La hache se glorifie-t-elle envers celui qui s’en sert? Ou la scie est-elle arrogante envers celui qui la manie ? Comme si la verge faisait mouvoir celui qui la lève, Comme si le bâton soulevait celui qui n’est pas du bois! » Isaïe, 10:15, traduction Louis Segond
Tarière
« Est-il possible que la tarière se vante aux dépens de celui qui la manie et dise : c’est moi qui ai fait le trou ? La scie doit-elle fanfaronner et dire : c’est moi qui ai scié ? Si quelqu’un lève un bâton pour frapper, ce n’est pas le bâton qui frappe, mais bien celui qui le brandit ». Targum d’Isaïe, version araméenne d’Isaïe 10:15.
Un commentaire de Saint Jérôme explique et développe le verset 10:15 d’Isaïe :
« Ainsi, bien que vous ne soyez que le moyen de la volonté de Dieu, vous pourriez vous draper dans votre hauteur et dire que ce qui est arrivé est dû à votre vertu. Ce que Isaïe dit aux Assyriens peut être appliqué à l’arrogance des hérétiques et au Diable, qui est appelé la scie, la hache et le bâton dans les Ecritures, car à travers lui les arbres stériles sont abattus et tranchés par la hache, et l’entêtement des impies est scié, et ceux qui n’acceptent pas la discipline sont battus par le bâton ». Saint Jérôme, Commentaire sur Isaïe, X 157
Ainsi, pour Minott,
« Joseph est le maître paisible d’un atelier hanté, inconscient de ce que les outils qu’il brandit sont diaboliques, et que ses productions même font partie de la « colère » et de l' »ordre » de Dieu, les moyens par lesquel le Diable sera contrecarré ».
La Scie d’Isaïe
En plus du verset 10:15, la scie renvoie directement au personnage d’Isaïe : en effet, le roi Manasseh, mis en rage par les visions que le prophète lui avait révélées, l’avait fait scier en deux avec une scie en bois (manuscrit apocryphe « L’ascension d’Isaïe »).
Le tabouret
Dans cette métaphore tragique, le tabouret carré dominé par la scie, peut, selon Minott, représenter la Terre, royaume de Satan, que l' »L’ascension d’Isaïe » appelle le « Prince de ce monde ».
Le tabouret représente directement la Terre dans cet autre verset d’Isaïe :
« Ainsi parle l’Eternel: Le ciel est mon trône, Et la terre mon marchepied. Quelle maison pourriez-vous me bâtir, Et quel lieu me donneriez-vous pour demeure? » Isaïe, 66:1
Le bâton de Joseph
De manière directe, le bâton renvoie à Joseph, choisi parmi les prétendants de Marie parce que son bâton avait fleuri . Or cet épisode du Proto-évangile de Jacques est lui-même inspiré par un verset d’Isaïe :
« Puis un rameau sortira du tronc d’Isaïe, Et un rejeton naîtra de ses racines. » Isaïe, 11:1
La hache de Saint Jean Baptiste
Minott convoque ensuite un autre personnage : Saint Jean Baptiste, auteur d’une forte parole dans la droite ligne d’Isaïe :
« Déjà la cognée se trouve à la racine des arbres : tout arbre qui ne produit pas de bons fruits va être coupé et jeté au feu. » Matthieu, 3:10
Charbon ardent
« Mais l’un des Séraphins vola vers moi, tenant à la main un charbon ardent, qu’il avait pris sur l’autel avec des pincettes. Il en toucha ma bouche et dit: « Vois, ceci a touché tes lèvres; ton iniquité est enlevée et ton péché expié. » Isaïe, 6:6-7
La planche à trous
« J’ai été seul à fouler au pressoir, Et nul homme d’entre les peuples n’était avec moi; Je les ai foulés dans ma colère, Je les ai écrasés dans ma fureur; Leur sang a jailli sur mes vêtements, Et j’ai souillé tous mes habits. »
Isaïe 63 : 3, Traduction Louis Segond
Ce rapprochement avec Isaïe n’est pas de Minott, mais de M.Lavin [2], qui a par la suite identifié la planche à trous comme le filtre d’un pressoir (voir 3.3 L’énigme de la planche à trous).
L’Avent plutôt que l’Annonciation
En comparant avec le panneau de Bruxelles, dans lequel Marie fait de sa main droite un geste d’acceptation, Minott remarque que le panneau de Campin ne montre pas exactement l’Annonciation, mais l’instant juste avant.
« Iconographiquement, le triptyque de Mérode figure la promesse plutôt que l’accomplissement qu’implique l’Annonciation ».
Minott rappelle alors la notion théologique de l’Avent, qui se compose de trois périodes :
- le Premier Avent, qui se termine par la naissance du Christ ;
- le Troisième Avent, qui commence avec son retour glorieux à la fin des temps ;
- et le Deuxième Avent, la période intermédiaire dans laquelle nous sommes, et où Jésus revient en permanence dans le coeur des hommes.
« Historiquement, l’Incarnation représente le passage entre deux époques, de l’ancienne ère sub lege à la nouvelle ère sub gratia…. Ainsi, le rétable de Mérode nous montre clairement le dernier instant de l’ancienne époque… «
La promesse de l’Incarnation remonte au verset capital d’Isaïe :
« C’est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe, Voici, la jeune fille deviendra enceinte, elle enfantera un fils, Et elle lui donnera le nom d’Emmanuel. » Isaïe, 7:14
que l’Ange Gabriel actualise au moment de l’Annonciation :
« Voici que tu vas concevoir et enfanter un fils ; tu lui donneras le nom de Jésus. » Luc 1:31
Le véritable thème du triptyque serait donc celui de l’Avent, la promesse de l’Incarnation, d’où l’omniprésence des références à Isaïe.
Les trois Avents seraient présents dans le triptyque :
⦁ dans le minuscule Enfant-Jésus portant sa croix (Premier Avent),
⦁ dans les donateurs de la partie gauche (Deuxième Avent),
⦁ dans la structure en Jugement dernier (troisième Avent) de l’ensemble : l’Enfer à droite dans l’atelier de Joseph, les élus à gauche sous forme des donateurs, la croix au centre
La mèche qui fume
Minott rattache cet élément central du panneau central à une autre citation d’Isaïe :
« Voici mon serviteur, que je soutiendrai, Mon élu, en qui mon âme prend plaisir. J’ai mis mon esprit sur lui; Il annoncera la justice aux nations.Il ne criera point, il n’élèvera point la voix, Et ne la fera point entendre dans les rues.Il ne brisera point le roseau cassé, Et il n’éteindra point la mèche qui brûle encore; Il annoncera la justice selon la vérité. » Isaïe, 42:1,3
Le « serviteur » dont parle Isaïe sera identifié à Jésus dans l’Evangile de Saint Matthieu, puisque celui-ci demande a ses disciples de conserver l’incognito :
« Beaucoup de gens le suivirent, et il les guérit tous.
Mais Jésus leur défendit vivement de le faire connaître.
Ainsi devait s’accomplir la parole prononcée par le prophète Isaïe. »
Matthieu 12:15-17
Memling Annunciation 1465-70 Metropolitan Museum, New York
Minott rapproche la bougie fumante (mais néanmoins éteinte, malgré le bout de flamme qu’il prétend y voir) de la bougie allumée (mais non fumante) que tient Marie dans l’Annonciation de Memling.
Isaïe le messager
Minott n’ignore pas que le petit homme a été identifié, par son badge, comme un messager de la cité de Malines [3]. Mais il remarque que ce badge est décoré de douze perles, comme les douze portes de la Jérusalem Céleste de l’Apocalypse. Or Isaïe fut désigné par Dieu comme son Messager à Jérusalem (chapitre 6). De plus, dans le manuscrit apocryphe « L’ascension d’Isaïe », le prophète raconte sa vision dans laquelle il a été témoin, en accéléré, de la descente du fils de Dieu, du rôle de Joseph pour tromper le démon, puis de la vie et de la mort du Christ. Pour Minott :
« il y a peu de doute que le messager qui se trouve à côté de la porte du panneau de gauche est Isaïe au milieu de sa vision. »
Ce que j’en pense
Malgré des intuitions intéressantes, l’article de Minott pèche par son systématisme en faveur d’Isaïe, basé sur des enchaînement de citation quelque peu forcés. En particulier, l’identification de la bougie comme la « mèche qui fume » d’Isaïe n’est pas convaincante : la bougie n’est pas en train d’être rallumée, mais bel et bien en train de s’éteindre. Enfin, Le thème de l’Avent semble trop intellectuel pour un retable à usage privé, et complexifie inutilement la lecture.
Nous retiendrons trois point importants :
⦁ le retable montre l’instant juste avant l’Annonciation ;
⦁ le personnage près de la porte du rempart peut très bien représenter Isaïe, modernisé en messager de la ville de Malines dans le présent du tableau, celui des donateurs ;
⦁ les références au texte d’Isaïe se concentrent dans le panneau droit, l »atelier hanté » par la présence du démon, incarné par les différents outils.
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[3] Nickel, Helmut – The man beside the gate. Helmut Nickel. Bulletin of the Metropolitan Museum of Art / ,24/8 (1965-1966) ,237-244
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