2.5 1986 Hahn : Joseph père de famille
Cynthia Hahn [1] est la dernière à avoir proposé une lecture d’ensemble du triptyque. Voici comment elle résume elle-même son article :
« L’interprétation du Triptyque de Mérode a toujours présenté des difficultés. En particulier, les chercheurs se sont concentrés sur le panneau de droite, mais n’ont jamais complètement expliqué la raison de la présence de Joseph. Dans cet essai, la métaphore de Saint Ambroise de l’Artisan de l’âme nous permet de comprendre Joseph comme une figure de Dieu le Père dans la Trinité Terrestre de la Sainte Famille. Plutôt que de reposer sur une série d’objets au «symbolisme caché» dans un ensemble mal défini, la composition du triptyque est basée sur la compréhension contemporaine des thèmes universels du mariage et de la famille. Les objets ne prennent une signification extra-naturelle que dans le modèle bien structuré de la dévotion à la Sainte Famille. »
Le Jardin du paradis, réouvert par la pureté de Marie qui rachète le péché d'Eve Le couple aspirant à l'Ideal du Mariage Chrétien La Progéniture (proles), premier critère du mariage chrétien Les accessoires nécessaires pour le sacrement (sacramentum), troisième critère du mariage chrétien La pureté de Marie, summum de la fidélité (fides), troisième critère du mariage chrétien Un cierge de mariage Marie étudiant, image de la Sainte Famille laborieuse Un couple soumis aux tourments de la luxure, par opposition au mariage chrétien Même interprétation que Schapiro Un second parefeu Les outils de l'Artisan de l'Ame En Joseph se superposent les figures du Dieu le Père (le bon artisan), du bon Travailleur et du Mari idéal, pivot de la Trinité Terrestre (Joseph, Jésus, Marie) qui décalque ici-bas la Trinité Céleste (le Père, le Fils, le Saint Esprit).
Synthèse de cette interprétation (Balayer pour voir les légendes.)
Joseph : une figure positive
Pour Minott (voir 2.3 1969 : Minott épuise Isaïe), la hache, la scie et le bâton renvoient au verset 10:15 d’Isaïe. dont le commentaire par Saint Jérôme conduit à la vision noire du panneau droit – l’atelier hanté par la présence du démon. Pour C.Hahn, la source est plutôt à chercher dans le « Commentaire de Luc » par Saint Ambroise, qui présente Joseph comme une image du Dieu Créateur :
« Il n’est pas de trop d’expliquer pourquoi il (Jésus) eut comme père un artisan. Par cette image en effet, il montrait qu’il avait pour père l’Artisan de toute chose, celui qui a créé la terre… Même si l’humain n’est pas comparable au divin, le symbole est parfait, car le Père du Christ travaille par le feu et par l’esprit (Matthieu 3:11) et, comme un bon artisan de l’âme, il nous élague de nos vices, il porte sa hache sur les arbres stériles, il coupe ce qui est sans valeur, conservant les pousses bien formées, il amollit dans le feux de l’esprit la rigidité des âmes, et il façonne l’humanité par différentes sortes de ministères, pour différents usages ».
Manière polie de contredire sans le dire un docte prédécesseur :
« Comme Minott l’a démontré, les outils ne sont pas seulement ceux d’un charpentier ordinaire, mais aussi ceux du céleste artisan. Cependant, ils ne sont pas diaboliques comme chez Saint Jérôme, mais les moyens du salut comme chez Saint Ambroise ».
C.Hahn remarque d’ailleurs avec raison que la « hache » du panneau droit est en fait une « doloire« , utilisée pour l’équarrissage et non pour la coupe, comme on le voit dans cette miniature des Heures de Catherine de Clèves.
Joseph et le feu
Au XVème siècle, Joseph devient une figure positive, un modèle de vertu et de perfection. Dans le triptyque de Mérode, la planche qu’il troue est un parefeu, accointance avec le feu qui renvoie encore une fois au texte de Saint Ambroise.
A l’appui de cette accointance, C.Hahn cite une prière de l’Office de Saint Joseph de Liège :
« Oh modèle de pureté, Joseph le juste, enflamme notre coeur de l’amour de Dieu et par tes prières, éteins les flammes de nos vices de sorte que le feu de l’impureté ne nous traîne pas sur terre et que nous puissions vivre chastement ».
Si dans l’iconographie Joseph est souvent associé au feu ou à une cheminée, c’est parce que sa chasteté était vue comme un contrôle du feu du désir, « la concupiscence charnelle de la chair corrompue », la « fournaise ardente » selon l’expression du théologien Gerson.
« La cheminée du Triptyque de Mérode, maintenant vide mais montrant les traces de feux passés, suggère une métaphore à la fois du contrôle du désir et de sa présence passée. Les figurines d’homme et de femme sculptées des deux côtés du manteau semblent encore souffrir des flammes, se tordant, tournant et grimaçant. La culotte serrée de l’homme, le geste des mains de la femme relevant sa jupe entre ses jambes, soulignent l’aine des deux personnages, d’une manière comparable aux images de la Luxure. Ces figurines pourraient représenter le mariage avant la grâce, le pôle opposé de la chasteté digne et parfaite du couple sacré, qui contrôle le feu dévorant du désir et n’est pas dérangé par ses flammes ». C.Hahn, p 61
Pour Schapiro et Arasse, la fabrication du parefeu serait le déplacement symbolique d’une sexualité contrariée. Pour C.Hahn, c’est plutôt « la démonstration et le modèle de la chasteté de Joseph« .
Conclusion de cette première partie :
« Le sujet de dévotion présenté par le triptyque de Mérode n’est pas l’Annonciation seule, ni Marie ou Joseph pris individuellement, mais l’unité de la famille, en l’occurrence la Sainte Famille. L’élévation de Joseph à un nouveau stade de dignité, à travers le renouveau de son culte et son statut comme figure de Dieu le Père et Artisan de l’Ame, lui confère la place cruciale de chef de cette famille et d’époux de Marie, dans une vision sanctifiée du mariage ».
Le mariage dans le triptyque
Le thème du mariage dans le triptyque avait déjà été pressenti par plusieurs historiens d’art :
⦁ être témoin de l’événement dans la chambre de l’Annonciation était, pour les donateurs, « la plus haute forme imaginable d’instruction matrimoniale » (Schapiro et Heckscher) ;
⦁ le cierge pourrait être un cierge de mariage (Snyder)
C.Hahn rappelle que, pour les théologiens, un mariage chrétien valide repose sur trois critères, qu’elle repère tous trois dans le tableau :
⦁ proles (la progéniture) : le petit Enfant Jésus ;
⦁ fides (la fidélité) : elle se trouve ici porté au summum dans la virginité de Marie (le lys blanc) et dans celle de Joseph (cheminée sans feu et avec parefeu)
⦁ sacramentum (le sacrement) : le lavabo, le bassin et la serviette sont présents dans les sacristies médiévales (voir 2.4 1970 : Gottlieb explique tout (ou presque) ).
Ils illustreraient ici l’idée que l’Annonciation représente le mariage entre Jésus et l’Eglise, symbolisée par Marie et son livre.
Elle relève ensuite les nombreuses relations entre l’Annonciation et le mariage à la fin du Moyen Age. A cette époque apparaît aussi le thème de la vertu par le travail : Joseph à ses outils, et Marie dans son étude des textes, sont montrés dans leurs vertueuses occupations de tous les jours. Jésus arrivant sur son rayon complète la Sainte Famille, dont une prière (dans la Légende Dorée) rappelle les trois fonctions :
« Joseph vous perfectionnera, Marie vous éclairera et Jésus vous sauvera ».
Ainsi, le triptyque illustre le thème de la « Trinité Terrestre » de Gerson, Joseph reprenant ici-bas les prérogatives de Dieu le Père.
Le jardin du Paradis
Pour C.Hahn, le jardin, avec ses portes ouvertes, ne peut pas être le jardin clos (hortus conclusus) qui est un des emblèmes de Marie. Il représenterait plutôt, avec ses oiseaux et ses roses, le retour au jardin du paradis que permet le mariage chrétien, Marie rachetant par sa pureté le péché d’Eve et Joseph celui d’Adam.
Annonciation, Giovanni di Paolo, c. 1435, National Gallery, Washington
La composition serait analogue à celle de Giovanni de Paolo, avec Joseph à droite et le jardin du paradis à gauche. Remplaçant Adam et Eve, le couple des donateurs représente l’humanité tout entière réadmise au paradis ; mais aussi tout couple chrétien désireux de prendre pour modèle le mariage idéal de Marie et de Joseph.
En conclusion « Marie et Joseph assument simultanément leur rôle mondain et sacré, et les objets autour d’eux focalisent l’intérêt, mais aussi ouvrent l’esprit à des vérités théologiques universelles. Ainsi, les objets tels que la souricière, la hache ou le lavabo, proposent à la méditation un chemin, un continuum, entre ce monde et sa signification céleste ».
Ce que j’en pense
C.Hahn réussit le tour de force de synthétiser l’essentiel des apports de ses devanciers, et de proposer une lecture très cohérente de l’ensemble, étayée sur des idées nouvelles à l’époque : la réévaluation positive du rôle de Joseph, le thème de la Trinité Terrestre, la valorisation du travail et de la cellule familiale.
Elle abandonne définitivement l’identification de la planche à trous avec un élément de pressoir (Lavine) et y voit un second parefeu, symbole de la pureté de Joseph. Elle fait un sort un peu trop définitif à mon goût à l’interprétation de Minott : exit Isaïe, exit le Diable. Et ne propose pas d’explication alternative pour l’homme près de la porte, ainsi que pour la bougie qui fume.
La mise en valeur de Joseph comme Bon Artisan et Pater Familias n’est pas inconciliable, selon moi, avec sa face obscure : c’est tout de même un fabricant de souricières, quelqu’un qui ose prendre au piège le démon.
Concernant le jardin, C.Hahn a raison de souligner cette évidence qu’il ne peut être l’« hortus conclusus » de Marie. Mais cette cour entre deux portes ouvertes n’est selon moi ni assez fleurie ni feuillue pour en faire un paradis plausible.
En conclusion : en privilégiant le thème de la Sainte Famille et de la Trinité Terrestre, C.Hahn d’une part minimise le côté « démoniaque » du personnage de Joseph, et d’autre part force l’interprétation du triptyque en en faisant une démonstration théologique des trois critères du mariage chrétien. Si le thème du mariage n’est pas absent (à preuve les donateurs), le thème principal reste, comme l’avait pressenti Minott, l’instant d’avant l’Annonciation et les mystères de l’Incarnation.
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[1] ‘Joseph Will Perfect, Mary Enlighten and Jesus Save Thee’: The Holy Family as Marriage Model in the Mérode Triptych, Cynthia Hahn, The Art Bulletin, Vol. 68, No. 1 (Mar., 1986), pp. 54-66 https://www.jstor.org/stable/3050863
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