5.1 La crèche-mystère (Campin)
Le tableau raconte simultanément trois histoires :
- l’Annonce aux Bergers (voir 2 Des Hommes de Bonne Volonté)
- l’accouchement miraculeux selon la vision de Sainte Brigitte, (voir 3 Fils de Vierge)
- l’incrédulité de Salomé (voir 4.1 Une cuisante expérience ) .
Reste à analyser le pivot, l’élément central du décor où les trois histoires se superposent : à savoir la crèche elle-même.
Construction bien plus complexe qu’il n’y paraît, à la manière de ces boîtes à disparition dont certaines faces sont truquées.
Article précédent : 4.2 Une cuisante expérience (Daret)
La cloison trouée
La cloison qui occupe le quart gauche du tableau est à moitié ruinée. Les trous savamment ménagés constituent une astuce de composition qui permet à Campin de montrer le boeuf et l’âne à l’intérieur de la crèche.
Le torchis
Le torchis est un matériau de pauvre, peu résistant, qui accentue le caractère précaire du refuge : c’est un mélange de terre, de paille, de bourre et de cailloutis que l’on appose sur un clayonnage de lattis (ou de fines branches de bois souple), lui-même amarré à une charpente en bois constituée de poteaux et d’entrecroises.
La paille
La paille qui sert habituellement dans les Nativités à nourrir les animaux, est ici transformée en matériau de construction, que Campin nous montre avec précision : on voit les deux couches interne et externe qui se délitent différemment, de part et d’autre du clayonnage. De l’imagerie habituelle, Campin a conservé un unique brin de paille, fin comme un cheveu, qui s’échappe de la mangeoire du boeuf et fait le lien avec le torchis.
Une cloison malade
Par ailleurs, le contraste entre le lattis et les poutres rappelle la dialectique arbre taillé/arbre non taillé que nous avons relevée dans la paysage à l’arrière des sages-femmes (voir 4.1 Une cuisante expérience) . Le lattis est fourni par les arbres-têtards : la cloison de gauche est donc, à l’instar de ces arbres, malade.
La porte
Campin nous en montre tous les détails. Une porte à deux battants est bien adaptée à une étable : il est possible de fermer uniquement le battant inférieur, muni d’une clenche, tout en laissant le battant supérieur ouvert pour aérer les animaux.
Et si le bâtiment doit être utilisé comme grange ou entrepôt, il suffit de fermer à clé le battant supérieur, qui vient s’appliquer sur le battant inférieur (on voit très bien la rainure sur la tranche). Une poignée en métal permet de tirer le battant pendant qu’on tourne la clé. L’extérieur est clouté, afin de décourager toute intrusion.
Pour une grange dont, côté campagne, une cloison est en ruine et une autre totalement absente, il est paradoxal que la cloison côté route bénéficie d’une porte en parfait état. Bien sûr, on peut soutenir qu’il s’agit simplement d’une astuce de composition, qui fournit un cadre au groupe des bergers, de même que la cloison en torchis fournissait un cadre aux animaux.
La cloison intacte
La cloison derrière Joseph est en parfait état : un bon travail de menuisier. Elle est faite de planches, non de torchis. Si la cloison de gauche peut-être construite avec des arbres-têtards, la cloison de droite nécessite des arbres sains, qui fournissent poutres et planches.
Les fondations de pierre
La cloison de torchis repose sur un sous-bassement de deux lits de pierres, qui supportent une poutre horizontale.
C’est aussi le cas de la cloison de bois (on voit le bout de la poutre et une pierre, juste sous la main inerte de Salomé).
Les autres cloisons
Nous ne voyons pas la cloison du fond, derrière les animaux : vu l’obscurité qui règne à l’intérieur, on peut juste déduire qu’elle est en bon état.
La cloison avant, elle, est totalement absente, comme enlevée par un cyclone : ne restent que les deux poteaux latéraux et la poutre du haut. Si cloison il y avait, elle n’avait pas en tout cas de fondation en pierres.
Les poteaux
Maintenant que nous avons repéré la dissymétrie des cloisons (torchis et bois), la dissymétrie des poteaux saute aux yeux. Celui de droite est en très bon état. Il montre, juste à côté de la tête de Joseph, une mortaise parfaitement légitime pour porter la traverse médiane, qui tenait la cloison absente.
Le poteau de gauche, en revanche, porte une encoche oblique, qui ne correspond pas à la mortaise de l’autre poteau. Il a été équarri grossièrement à la hache (on voit des restes d’écorce) tandis que celui de droite a été raboté. Enfin il montre en surface de nombreuses traces de vers : il a été taillé dans le bois d’un arbre malsain, attaqué par la vermine.
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Du bois de récupération
De même que le poteau de gauche, les poutres horizontales (celle au dessus de la cloison absente, et celle qui soutient le mur de torchis), montrent également des encoches ou des mortaises sans justification pratique. Campin nous indique clairement qu’il s’agit de bois de récupération.
La cheville saillante
En haut du poteau de droite, la cheville saillante pose problème : signifie-telle que l’assemblage est en train de se défaire ? Qu’elle était destinée à soutenir quelque chose ? Est-ce, comme on l’a proposé (Vera Vines) un symbole des clous de la Passion ? Nous allons voir que cette cheville a une explication très simple, mais surprenante…
La cloison avant Scoop !
L’absence complète de la cloison avant semble difficile à justifier. Récapitulons les trois indices que Campin nous a laissés :
- l’absence de fondation en pierre ;
- la légère avancée de la poutre inférieure par rapport au poteau, au bas des deux cloisons latérales ;
- enfin, la cheville saillante : un examen attentif montre qu’il ne s’agit pas exactement d’une cheville, mais d’un crochet tourné vers le bas.
La solution vient d’elle-même : la cloison manquante est une cloison amovible, en planches, facile à enlever pour décharger les charriots de foin : d’où l’absence de muret de ce côté. La cheville-crochet permet de la maintenir en position fermée.
La position-même du crochet est astucieuse : tourné vers le bas, il est plus facile à déclipser : il suffit de le soulever avec un bâton.
Campin et ses crochets
Campin est un maniaque de l’exactitude technique. Dans son chef d’oeuvre, le rétable de Mérode, il a donné libre cours à son goût des mécanismes en bois : les deux crochets cloués aux poutres, qui maintiennent relevés les volets de l’atelier de Joseph, sont cousins des chevilles-crochets de la Nativité. Rien d’étonnant à ce que sa crèche soit non seulement parfaitement plausible, mais sans doute la mieux pensée de toute la peinture flamande.
Campin a déployé toutes les ressources de son réalisme pour élever sous nos yeux une crèche qui tienne debout : les détails du torchis, du poteau d’angle, de la porte, sont dignes d’un traité de maçonnerie, de charpenterie et de ferronnerie réunies.
Cette crèche est aussi un décor de théatre, qui doit laisser voir les acteurs : d’où l’idée magistrale de la cloison à trous, qui fait coup double : montrer l’intérieur et souligner la pauvreté du refuge.
La cheville-crochet répond à une question que les spectateurs ne se posent pas : et de fait, au lieu d’apporter une solution, elle soulève une énigme.
Avec ce genre de détail, Campin se livre-t-il à un jeu de devinette pour les happy-fews; à une surchère dans l’astuce ? On sent plutôt que ce scrupule, cette méticulosité, répondent au besoin profond de convaincre et d’être irréfutable. Ce réalisme-là n’est pas un exercice de virtuosité, mais une profession de foi. Les symboles, parce qu’ils sont des objets ayant tous leur justification matérielle, composent une machinerie parfaitement agencée et rationnelle.
Comme le doigt montrant la lune, Campin utilise la vérité des choses pour nous montrer une vérité plus haute.
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