5.2 La crèche à deux temps (Daret)
Nous avons démonté et remonté la crèche de Campin. Reste à comprendre ce que symbolise la dissymétrie entre la cloison neuve, en parfait état, et la cloison de torchis, bricolée avec du bois de récupération.
S’agit-il d’une vielle bâtisse en torchis, à moitié rénovée avec du bois ? Ou au contraire d’une grange en bois, dont une seule cloison a été, il y a déjà longtemps, reconstruite en torchis, lequel s’est dégradé depuis ? Ou bien encore une grange construite dès le début mi-bois, mi-torchis ?
Comme d’habitude, pour éclairer les intentions du maître, rien de tel que de faire un détour du côté du disciple.
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Le rétable de Saint Vaast
Jacques Daret, 1433-1435
NativitéMusée Thyssen-Bornemisza, Madrid
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Adoration des MagesMusées nationaux, Berlin
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La paille et le torchis
Daret est revenu à l’utilisation classique de la paille dans les étables : par terre et dans le râtelier. La cloison de torchis qui prend tant d’importance chez Campin, est encore là, mais à l’arrière-plan, au fond de l’étable, un peu décrépite sur le haut, comme pour un hommage discret au modèle du maître.
Une crèche pour deux panneaux
Dans son polyptique, Daret a représenté la crèche deux fois, dans le panneau de la Nativité et dans celui de l’Adoration des Mages. Il s’agit du même édifice, vu sous deux angles différents : de côté dans la Nativité, de trois-quarts (comme chez Campin) dans l’Adoration.
On sent que l’idée de représenter des occurrences multiples du même édifice (la crèche), mais aussi du même personnage (Marie apparaît dans quatre panneaux, Joseph et Jésus dans trois), a dû constituer pour Daret à la fois un argument de vente et une épreuve de force.
L’effet de rotation
Certains effets de la rotation sont mal compris, et confondus avec une symétrie : en passant de la Nativité à l’Adoration, Joseph a gardé le même vêtement (manteau rouge, turban bleu) mais il est devenu gaucher (sa centure est nouée dans l’autre sens, son couteau et sa bourse sont suspendus à droite). Incidemment, il semble avoir rajeuni de vingt ans tout en étant devenu sourd d’oreille.
D’autres effets du changement de point de vue sont bien maîtrisés : le poteau qui se trouve à droite, dans la Nativité, se retrouve à gauche, dans l’Adoration, tourné de quarante-cinq degrés : on voit bien qu’il s’agit du même poteau, les deux étais en oblique, les deux noeuds, les deux parties non écorcées, la fourche terminale qui soutient la poutre, suivent parfaitement le mouvement.
Le poteau neuf
Il s’agit d’un jeune arbre à peine élagué, tout comme la branche horizontale qu’il soutient. Le fait qu’il soit représenté deux fois lui donne un rôle de pivot de la composition : il est le clou du décor imaginé par Daret, tout comme la cloison trouée était la trouvaille de Campin.
Ce poteau a été rattaché au symbolisme peu connu de l’arbre sec (V.Vines) : à savoir le vieil arbre desséché du Paradis, qui selon certains refleurit au moment de l’arrivée du Christ, et selon d’autres fournit le bois pour la Croix.
Compte-tenu de l’esprit simplificateur de Daret, nous nous en tiendrons aux évidences : il s’agit de bois provenant d’un jeune arbre, assemblé par trois clous, et donc les deux étais en oblique se croisent à angle droit. De plus, l’étai du haut désigne le chardonneret, oiseau de la Passion.
Le poteau neuf est donc probablement une métaphore de la chair de l’Enfant Jésus, destinée à être transpercée par les clous. Ou bien, de manière plus complexe, une croix en pièces détachée à reconstituer par la pensée…
Le poteau ancien (dans la Nativité)
Le poteau de gauche est la citation exacte (en moins réaliste) de celui de Campin : tout y est, le bois vermoulu, l’encoche en biais, la mortaise impossible. En haut à droite, le poteau supporte les restes d’un étai à quarante cinq degrés, qui donne l’impression de soutenir l’arbre horizontal, mais est en fait cassé.
En bas, Daret a supprimé le muret en pierre : le poteau repose sur un bout de poutre pourrie posé à même le sol.
Ce poteau est fait de vieux bois, de bois de récupération.
Le poteau de droite (dans l’Adoration)
C’est le poteau qui, chez Campin, portait la fameuse cheville-crochet. Chez Daret, la cheville est toujours là, mais bien enfoncée.
Comme il n’y a pas de poutre horizontale côté fronton, ce poteau perd toute relation avec le poteau neuf, et n’a plus d’importance dans la composition, pratiquement dissimulé derrière un des rois mages. Comme il termine la cloison de torchis délabrée, nous pouvons en conclure qu’il s’agit, là encore, de vieux bois.
Daret a retenu de Campin l’idée d’une crèche dissymétrique, correspondant à deux époques. Mais ce qui était masqué et allusif est devenu mastoc, parachuté, pachydermique.
Le vieux bois correspond au monde de l’Ancienne Alliance, prêt à s’écrouler,à moitié pourri. La bergeronnette, à l’aplomb du pilier, rappelle qu’il y a de la vermine à éliminer.
Le jeune bois est celui dont on fait les Chrétiens : il est du côté de l’enfant Jésus et du chardonneret compassionnel. Il restaure l’édifice et ne craint pas les clous.
Livre d’Heures d’Etienne Chevalier
Jean Fouquet, vers 1460, musée Condé, Chantilly
Cette idée du jeune bois rafistolant la crèche a été exploitée dans d’autres Nativités : celle de Jean Fouquet nous montre un tronc en spirale qui prend racine aux pieds de l’Enfant…
Nativité
Martin Schongauer, 1480, Staatliche Museen, Berlin
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Dans la Nativité de Martin Schongauer, le jeune bois est un tronc récemment élagué, posé en bas derrière la tête de l’Enfant et cloué en haut sur une poutre.
Adoration des Mages
Antoine Olivier 1533-35 Antiphonaire de Philippe de Levis évêque de Mirepoix,
Musée des Augustins, Toulouse
Le contraste est ici entre les deux colonnes du temple antique (une rose debout, une verte cassée) et les deux troncs neufs de la Crèche.
Echappée de la coupe de fruit qui fait partie du contour de la lettrine, une mouche a pénétré l’intérieur de la scène sacrée : on pourrait y voir, dans l’esprit médiéval, une présence diabolique cachée derrière le tronc ; mais c’est, plus probablement, une marque typiquement renaissante, à la fois de virtuosité graphique et d’intérêt pour la nature.
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