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2 Reniement de Pierre : Caravage, la servante au centre



Cette série d’article est consacrée à la floraison des Reniements de Pierre qui font suite au tableau de Caravage en 1610. Plutôt que de tenter une approche chronologique, très hypothétique (presque aucun de ces tableaux n’est daté), nous allons les étudier sous l’angle de leur composition. En commençant par celle inventée par Caravage.

Article précédent : 1 Reniement de Pierre : premières images

1610 Caravage Le reniement de saint Pierre MET schemaLe reniement de saint Pierre
Caravage, 1610, MET

« S’il est vrai que les trois mains se succédant rapidement – celle gantée du soldat et les deux de « l’ancilla » – peuvent être vues comme symbolisant les trois accusations adressées à l’apôtre, il faut noter que ces gestes sont très différents les uns des autres. Le premier, l’index levé vers le haut, suggère une question, que confirment le regard et la bouche ouverte du soldat ; tandis que les signes répétés des deux mains de l’accusatrice trouvent leur répondant dans les deux mains de Pierre, jointes et vues de dos, se désignant lui-même comme accusé, dénégateur, et repentant.
L’insertion ingénieuse de la flamme vive en arrière-plan renvoie à la psychologie de l’apôtre, dont les critiques ont maintes fois noté l’identification avec le peintre, à ce moment particulièrement tragique de son existence. » Riccardo Gandolfi [1]

La touche brutale du tableau a probablement à voir avec un épisode dramatique de la biographie de Caravage : quelques mois plus tôt, en Octobre 1609, il avait été attaqué et blessé, dans une taverne de Naples, par des partisans du comte della Vezza, et n’était sans doute que partiellement remis [2].



Les premières répliques

A la suite de l’acquisition du tableau en 1613 par le peintre Guido Reni, les premières oeuvres s’en inspirant commencent à apparaître à Rome.

1610 Caravage Le reniement de saint Pierre MET schemaLe reniement de saint Pierre
Caravage, 1610, MET
1616-20 Giuseppe Vermiglio Negazione di San Pietro coll partLe reniement de saint Pierre
Giuseppe Vermiglio, 1615-20 collection particulière

Identique à la composition de Caravage (mis à part le soldat supplémentaire dont on ne voit que l’oreille), cette oeuvre en inverse pourtant la dynamique. Le soldat  s’avançait  vers Pierre,  maintenant Pierre se penche vers le soldat sur le recul.


Une lecture allégorique (SCOOP !)

1610 Caravage Le reniement de saint Pierre MET schema

La proximité des trois visages chez Vermiglio met en évidence, a contrario, le point-clé de la composition de Caravage, cet espace central occupé par la seule flamme.

Une possible lecture allégorique se dessine :

  • à gauche l’alliance de fait entre la Force et de la Beauté (le casque et le voile) ;
  • en face la Vieillesse repentante (tête nue et chauve,) ;
  • entre les deux la Flamme, symbole à la fois de la Passion qui brûle la Jeunesse, et de la cheminée qui réchauffe la Vieillesse.


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1615 ca Jusepe de Ribera, Denial of Saint Peter location unknown from Guillaume Kazerouni and Guillaume Kientz, Ribera à Rome, autour de l’Apostolado, 2015, p. 37, fig. 16Le reniement de saint Pierre
Ribera, vers 1615, localisation inconnue, Guillaume Kazerouni and Guillaume Kientz, » Ribera à Rome, autour de l’Apostolado », 2015, p. 37, fig. 16

Ribera élargit le cadrage, rajoute à gauche un second soldat et complexifie la dramaturgie :



1615 ca Jusepe de Ribera, Denial of Saint Peter location unknown schema

  • si on ne s’intéresse qu’aux regards, le trio des dénonciateurs (les soldats et la servante) fonctionne indépendamment de l’accusé, qui prend à témoin le spectateur ;



1615 ca Jusepe de Ribera, Denial of Saint Peter location unknown schema 2

  • si on ne considère en revanche que la position des corps, la toile se lit en deux moitiés :
    • le bloc des soldats, jumelés par la plaque étincelante de la cuirasse ;
    • le couple « contre nature » de la jeune femme et du vieillard .

1607 Caravage Charite Les Sept Œuvres de misericorde Pio Monte della Misericordia, NaplesLa Charité (détail des Sept Œuvres de miséricorde) Caravage, 1607, Pio Monte della Misericordia, Naples 1610-20 Bartolomeo_manfredi,_carita_romana UffiziLa Charité Romaine
Bartolomeo Manfredi, 1610-20, Offices, Florence

On ne peut se retenir de penser à l’anecdote romaine de Pero donnant le sein à son père Cimon emprisonné, que Caravage avait remis au goût du jour comme représentation de la Charité, et qui allait devenir, sous le titre de « Charité romaine », un poncif érotico-historique durant tout le XVIIème siècle : sujet affriolant par son zeste d‘inceste  et par son détournement de la figure iconique de la Vierge allaitant son fils.

Il est très possible que, dans ce premier développement de la composition de Caravage, Ribera ait procédé par amalgame :

  • entre deux thèmes jointifs : la Lâcheté du vieillard et sa Lubricité ;
  • entre deux prénoms homophones : Simon-Pierre et Cimon.



La composition de Caravage est ensuite reprise par les flamands installés à Rome.

1610 Caravage Le reniement de saint Pierre MET schemaCaravage, 1610, MET 1620-24 Baburen_Denial_of_Saint_Peter National Museum CracovieBaburen, 1620-24, Musée National, Cracovie

Baburen reste très proche du prototype. Cependant l’introduction de la chandelle dans la main de la servante contrarie, par son éclairage central, l’élan que la lumière impulsait de gauche à droite dans la composition de Caravage. Pour retrouver ce dynamisme, Baburen modifie le geste du bras droit du soldat, et lui fait agripper la robe de Pierre.



1620-24 Baburen_Denial_of_Saint_Peter National Museum Cracovie detail

Le point focal d’intérêt est bien sûr la poitrine dénudée de la servante, disputée entre quatre mains.

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1610 Caravage Le reniement de saint Pierre MET schemaCaravage, 1610, MET 1620 ca Seghers Ljubljiana Narodna galerijaSeghers, vers 1620, Galerie nationale, Ljubljiana

Seghers rajoute lui-aussi une bougie, mais sur la gauche, ce qui contrarie moins le dynamisme et permet de conserver le geste original du soldat, ainsi que sa main gantée.

Le cadrage s’est développé vers le bas : en dessous du trio des protagonistes, le registre de leurs attributs – brasero, bougie, gueule de chien – joue sa propre partition : chaleur, dénonciation, capture.

La narration s’enrichit : la servante rattrape Pierre, qui se dirigeait vers la droite, vers la sortie,



1620 ca Seghers Ljubljiana Narodna galerija detail
Le geste de celui-ci devient rhétorique : l’index gauche désigne Jésus (en hors champ, derrière le garde), et la paume droite le repousse.


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1610 Caravage Le reniement de saint Pierre MET schemaCaravage, 1610, MET 1623 ca The Denial of St Peter by Gerrit van Honthorst Minneapolis Institute of ArtGerrit van Honthorst, vers 1623, Minneapolis Institute of Art

Honthorst développe le trio caravagesque en un sextuor : un soldat vient, par derrière, doubler chaque protagoniste.



1623 ca The Denial of St Peter by Gerrit van Honthorst Minneapolis Institute of Art schema
Si l’on fait abstraction de ces doublures, la composition révèle son grand statisme : à mi distance des deux hommes, la servante tient son bougeoir vertical, tel l’aiguille d’une balance.

C’est seulement l’éclairage qui vient rompre cet équilibre : le soldat vu de dos et dans l’ombre forme couple avec la servante, vue de face en pleine lumière, tandis que Pierre, vu de profil, se trouve comme pris en tenaille par les deux bras tendus vers lui.



Le schéma princeps de Caravage (la servante entre un soldat et Saint Pierre) réapparaît ensuite de loin en loin, tout au long de la première moitié du siècle.

 

1620 ca Hood museum of arts darmouth Candlelight Master or Theophile BigotL’arrestation du Christ
Attribué au Maître à la chandelle ou Trophime Bigot, années 1620, Hood museum of arts, Darmouth
1630s The Denial of St. Peter attributed to Master Jacomo Palmer Museum of Art, Penn State University, State College, PennsylvaniaLe reniement de saint Pierre
Attribué à Master Jacomo, années 1630, Palmer Museum of Art, Penn State University, State College, Pennsylvania

Sans entrer dans la querelle des dates et des noms, on ne peut que constater la parenté évidente entre ces deux solutions à une équation identique :

  • une scène de nuit ;
  • une source de lumière apparente (lanterne ou bougie) ;
  • une figure juvénile chargée de tenir cette source de lumière, la face voilée d’ombre pour rester un faire-valoir ;
  • un trio principal composé d’un soldat, d’un dénonciateur (Judas ou la servante) et d’une victime agrippée par son vêtement (Jésus par le col, Pierre par la capuche).


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1635 av Strozzi Wallraf Richartz Zeri schemaStrozzi, avant 1635, Wallraf Richartz Museum, photothèque Zeri The Denial of Saint Peter attr Pietro Paolini Musee des BA Rouen schemaAnonyme italien (Pietro Paolini ?), Musée des Beaux Arts, Rouen

Le siècle avançant, les artistes qui conservent le schéma de Caravage s’écartent de plus en plus de la composition princeps : ainsi ces deux toiles très différentes traduisent toutes deux une sorte de réhabilitation de Pierre.

Strozzi décale les personnages dans une composition moitié-moitié , où la partie attaquante (la servante, escortée de deux soldats et d’un enfant) ne fait contact que par l’index avec la partie attaquée. Ainsi Pierre, calé contre une balustrade et la main proche de l’épée, retrouve une partie de son prestige de défenseur de Jésus.

L’anonyme du Musée de Rouen, quant à lui, porte l’accent sur la servante qui devient comme l’enjeu d’une discussion philosophique entre le soldat, la main sur le brasero, et l’apôtre, la main sous la bougie.

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1635-1639 preti Galerie Doria PamphiljPreti, 1635-39, Galerie Doria Pamphilj 1660 ca preti Galleria Nazionale Palazzo Arnone CosenzaPreti, vers 1660, Galleria Nazionale, Palazzo Arnone, Cosenza

Preti traitera plusieurs fois [3] le sujet du Reniement, et deux fois en suivant l’ordre princeps des personnages : la minimisation du soldat transforme néanmoins le trio en une situation étrange, celle d’une jeune femme appelant la police contre un vieillard : thème suffisamment équivoque pour qu’il soit nécessaire de rajouter une clé, afin de signaler au spectateur qu’il s’agit bien de Saint Pierre, et non d’une scène de genre..

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1646 Guerchin Denial-of-St-Peter-private-collectionGuerchin, 1646, collection privée 1650 Camillo Gavassetti Musee des Beaux-Arts, NantesCamillo Gavassetti, 1650, Musée des Beaux-Arts, Nantes

Ces deux oeuvres pratiquement contemporaines relèvent de deux esthétiques antipodiques :

  • le classicisme chez Guerchin, où la servante ne montre pas du doigt et où le soldat se limite à tapoter de loin l’épaule de l’apôtre ;
  • le baroque chez Cavasseti, qui exacerbe les vieux procédés caravagesques dans une mêlée peu convaincante de personnages et de thèmes : sorte de Charité romaine où la plantureuse servante semble faire rempart de son corps et protéger plutôt qu’accuser.



Article suivant : 3 Reniement de Pierre : Les renversements du prototype

Références :
[1] Riccardo Gandolfi « Il Caravaggio di Guido Reni: la Negazione di Pietro tra relazioni artistiche e operazioni finanziarie » https://www.academia.edu/17543168/Il_Caravaggio_di_Guido_Reni_la_Negazione_di_Pietro_tra_relazioni_artistiche_e_operazioni_finanziarie?email_work_card=title

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