Le miroir transformant 2 : transfiguration
Abordons maintenant le pouvoir de Transfiguration, par lequel le miroir arrange ou aggrave la réalité.
En commençant par le cas le plus bénin : celui du miroir gratifiant.
Sirène
Bréviaire à l’usage de Besançon, Rouen, avant 1498
Associée à la musique, à la vanité et à la coquetterie, la sirène aux longs cheveux a mauvaise réputation.
Pourtant qu’est-ce qu’une sirène ? Une pauvre fille qu’on croit séductrice, alors que son peigne compulsif la rassure sur sa féminité et que son miroir lui cache sa moitié inférieure, puissant objet de répulsion.
Qu’est-ce qu’une pin-up ? Une pauvre fille qu’on croit séductrice, alors que son peigne compulsif la rassure sur sa féminité et que son miroir lui cache sa moitié inférieure, puissant objet de fascination.
Ecailles ou nylons, la sirène et la pinup sont pareillement dépossédées de l’usage naturel de leurs jambes :
grâce à ce que le miroir leur fait voir, elles restent à leurs propres yeux des femmes.
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Il suffit de deux cornes rajoutées au cadre pour que le miroir transforme la pinup en une gentille sorcière.
L’inversion des contraires
Parfois le miroir ne se contente pas d’inverser la gauche et la droite.
Le miroir
Delvaux, 1936, Collection Privée
Le miroir transforme :
- l’intérieur en extérieur,
- la lumière artificielle en lumière solaire,
- les motifs alignés du papier-peint en rangées d’arbres,
- la décrépitude en sérénité,
- l’habit corseté en nudité.
Toutes transformations positives et libératrices. Mais malgré l’alibi théorique, le miroir dénudant de Delvaux est le rêve du voyeur, surtout gratifiant pour le spectateur.
Imaginons la transformation inverse (la femme habillée dans le miroir, la femme nue dans la pièce) : un miroir costumant traduirait plutôt le point de vue subjectif du modèle sur sa propre apparence.
Artiste et miroir, Eric Gall, 1932
Un miroir qui inverse les sexes.
Max Beckmann
Garderobe, Max Beckmann, vers 1920
En première lecture, le miroir, d’une manière mystérieuse, semble ici aussi inverser les sexes. A mieux y regarder, on constate que les deux acteurs, homme et femme, sont assis tête-bêche, chacun se maquillant dans son propre miroir.
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Le miroir transforme en rideau la première femme de Max Beckmann : symbole de l’éternel mystère féminin ? Allusion à sa profession de chanteuse d’opéra ?
La nature morte de droite donne peut être la clé : le miroir est comme une scène, avec son propre rideau et sa propre logique, qui révèle la nature théâtrale du monde
Norman Rockwell
![]() Norman Rockwell , couverture du Post, 15 décembre 1945 |
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Norman Rockwell , couverture du Post, 19 mars 1949
Rockwell a traité deux fois le thème du « miroir costumant » qui permet qui permet d’inverser le passé et le futur.
A gauche, l’aviateur vient de reposer son sac sous le poster qui le faisait rêver, dans sa chambre d’adolescent au plafond bas. Il a accompli son désir de hauteur, et s’amuse de voir si étriqué le costume de son ancienne vie.
A droite, l’adolescente garçonnière se confronte à une image stupéfiante d’elle-même : ici, la transfiguration instantanée ne s’adresse qu’à la jeune fille, non au spectateur qui comprend bien, à voir la chambre, tout le chemin qui reste à faire.
La Cheminée de Mme Lucerne, Doisneau, 1953
La pendule recto verso sert de pont entre deux images du couple : la photographie de leur mariage et leur reflet d’aujourd’hui. Tandis que la pendule externe marque cinq heures trente, celle au dessus du calendrier des Postes marque cinq heures trente cinq, suggérant que toute leur vie a passé en cinq minutes.
Publicité pour Novartis, Tom Hussey 2013
Une autre forme d’inversion temporelle est illustrée dans cette série, dont le principe est de confronter une personne âgée atteinte de la maladie d’Alzheimer à un acteur qui lui ressemble.
BD Rose and Thorn, 2004
Le miroir est ici l’instrument qui, dès la couverture, révèle que la good girl Rose, qui habite dans la chambre bien éclairée, se double d’une bad girl, Thorn, qui cache ses ustensiles dans l’armoire et gite dans une chambre nocturne aux rideaux déchirés.
The Experiment, 2012, Elmgreen and Dragset. Private collection
Costumée (« Dressing up »)
Julius Hare, 1885, Collection privée
Le sujet de ce tableau est très proche, dans les noirs, de l’adolescente de Rockwell essayant la robe blanche de sa mère : cette très jeune fille a également emprunté la robe, le chapeau à plume d’autruche et la houpette à poudre, pour un relooking adulte.
Nous la voyons non pas au moment où elle se poudre dans le miroir, mais au moment où elle nous prend à témoin de sa transformation.
Le spot du miroir surajoute sa lumière blanche à la blancheur de la poudre.
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![]() D’après Jean Raoux Collection privée |
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Le pouvoir blanchissant du miroir avait déjà intéressé Jean Raoux, ce grand maître des éclairages théatraux dans les portraits du XVIIIème siècle.
La blancheur de porcelaine était à l’époque l’optimum de la Beauté : le miroir contribue à cet idéal, en forçant le contraste entre la partie inférieure et la partie supérieure du visage.
Ainsi sont mis en valeur les appas et les appétits, tandis que la pensée reste dans l’ombre.
Le miroir de toilette, porté dans les bras de la jeune fille au lieu d’être posé sur la table, et dont la forme galbée fait écho à sa silhouette, est ici plus une confidente qu’un accessoire de coquette.
Femme à sa toilette
Jean Raoux, 1727
Raoux a repris le même tête-à-tête au sein d’une composition plus large, qui lui fait perdre son intimité. Plus de pouvoir transformant ici : le miroir sert à rappeler la jeune femme à ses devoirs en lui faisant voir, derrière elle, son époux en grand uniforme. L’absence du guerrier est suggérée par le bureau vide, la lettre reçue et les deux montres qui, comme les deux coeurs, battent toujours à l’unisson.
Le miroir-rétroviseur, par lequel le seigneur et maître garde l’oeil sur la toilette de sa femme, illustre cette grande hantise des nobles au XVIIIème siècle :
que la voie des honneurs publiques mène à celle du déshonneur privé.
Femme devant un miroir
Frans Van Mieris, 1670, Munich Alte Pinakothek
Bien avant les surréalistes, Van Mieris nous montre une jeune femme désinvolte contemplant, la main sur la hanche, son portrait en femme rangée : les deux bras sagement croisés.
Comme le prouve le biseau, il ne s’agit pas d’un portrait peint, mais bien d’un miroir arrangeur…
…qui respecte parfaitement la perspective.

Voici un autre exemple de ce thème rare : l‘éveil de la féminité grâce au miroir.
Sur la cheminée sont posés , à hauteur de sécurité, des objets pour grandes personnes, hommes et femmes : une bouteille de liqueur, un verre vide, un coussin pour épingles à cheveux.
La petite fille, ceinte d’un collier de perles trop long, prend appui du bout des orteils sur un tabouret de velours rouge : elle atteint ainsi tout juste le miroir de toilette , qu’elle incline pour s’admirer.
On peut se demander si la scène de genre charmante ne cache pas une leçon de de morale. Car en faisant basculer le miroir, la petite fille, comme piégée par la cheminée, voit son visage enfantin nimbé de flammes et sa croupe menacée par ces compagnons dangereux que sont la pince et et le pique-feu.
Ici le message gratifiant se double d’un avertissement.
Passons maintenant à des transfigurations malicieuses dans lesquelles le miroir se fait grinçant.
Sirène se coiffant, Heures dites de Yolande d’Aragon, Maitre de l’Echevinage de Rouen, Rouen, vers 1460, Aix-en-Provence, BM ms. 22, fol. 15
Il suffit d’un enlumineur un peu plus moralisateur pour que le miroir nous révèle la face noire de la sirène.
Toilette de Vénus
Vasari, 1558, Staatsgalerie, Stuttgart
Tandis qu’elle s’humecte avec une éponge, Vénus contemple dans le miroir son image vieillie. Dans cette allégorie cumulative, Vasari joue sur toute la gamme de la symbolique du miroir, de la Beauté à la Luxure, de la Prudence à la Préscience de la décrépitude, quitte à dégrader la déesse de son statut d’immortelle. Comme le remarque Liana de Girolami Cheney ([1], p 99), la servante qui tient le miroir et le récipient fait écho à celle qui verse de l’eau dans le bassin des colombes. Ainsi les deux oiseaux écervelés, incapables de se reconnaître dans leur reflet, font contraste avec la déesse humanisée, qui se voit telle qu’elle sera.
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La toilette – Femme au miroir (Toilette – Frau vor dem Spiegel)
Ernst Ludwig Kirchner, 1913, Centre Pompidou, Paris
Le miroir renvoie une image de la mélancolie (la main sur la joue) à la jeune femme qui se fait belle : réinterprétation expressionniste de la Vanité au miroir, mais aussi portait psychologique : car la modèle est la compagne de Kirchner, Erna Schilling, une danseuse que le peintre décrit dans son journal intime comme une fille attirante, mais triste.
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Ce remake amusant a le mérite de résumer le problème :
- s’agit-il d’une transfiguration subjective (à la Rockwell) – le miroir montre à la jeune femme l’image qu’elle se fait d’elle-même ;
- ou d’une transfiguration objective (à la Delvaux) – le miroir montre au spectateur la réalité qui viendra ?
Plus modeste quant à la transfiguration, la pinup de Gil Elvgren se limitait au bronzage.
Autres cas de transfiguration grossissante, chez les animaux :
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Mais la transfiguration négative de loin la plus fréquente est celle du miroir fatal dont il existe de multiples exemples. Voir – Le miroir fatal.
Voir la suite dans Le miroir transformant 3 : hallucination, transgression
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