Le miroir transformant 2 : transfiguration
Abordons maintenant le pouvoir de Transfiguration, par lequel le miroir arrange ou aggrave la réalité.
En commençant par le cas le plus bénin : celui du miroir gratifiant.
Sirène
Bréviaire à l’usage de Besançon, Rouen, avant 1498
Associée à la musique, à la vanité et à la coquetterie, la sirène aux longs cheveux a mauvaise réputation.
Pourtant qu’est-ce qu’une sirène ? Une pauvre fille qu’on croit séductrice, alors que son peigne compulsif la rassure sur sa féminité et que son miroir lui cache sa moitié inférieure, puissant objet de répulsion.
Qu’est-ce qu’une pin-up ? Une pauvre fille qu’on croit séductrice, alors que son peigne compulsif la rassure sur sa féminité et que son miroir lui cache sa moitié inférieure, puissant objet de fascination.
Ecailles ou nylons, la sirène et la pinup sont pareillement dépossédées de l’usage naturel de leurs jambes :
grâce à ce que le miroir leur fait voir, elles restent à leurs propres yeux des femmes.
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Il suffit de deux cornes rajoutées au cadre pour que le miroir transforme la pinup en une gentille sorcière.
Sirène se coiffant, Heures dites de Yolande d’Aragon, Maitre de l’Echevinage de Rouen, Rouen, vers 1460, Aix-en-Provence, BM ms. 22, fol. 15
Il suffit d’un enlumineur un peu plus moralisateur pour que le miroir nous révèle la face noire de la sirène.
L’inversion des contraires
Parfois le miroir ne se contente pas d’inverser la gauche et la droite.
Le miroir
Delvaux, 1936, Collection Privée
Le miroir transforme :
- l’intérieur en extérieur,
- la lumière artificielle en lumière solaire,
- les motifs alignés du papier-peint en rangées d’arbres,
- la décrépitude en sérénité,
- l’habit corseté en nudité.
Toutes transformations positives et libératrices. Mais malgré l’alibi théorique, le miroir dénudant de Delvaux est le rêve du voyeur, surtout gratifiant pour le spectateur.
Imaginons la transformation inverse (la femme habillée dans le miroir, la femme nue dans la pièce) : un miroir costumant traduirait plutôt le point de vue subjectif du modèle sur sa propre apparence.
Artiste et miroir, Eric Gall, 1932
Un miroir qui inverse les sexes.
Max Beckmann
Garderobe, Max Beckmann, vers 1920
En première lecture, le miroir, d’une manière mystérieuse, semble ici aussi inverser les sexes. A mieux y regarder, on constate que les deux acteurs, homme et femme, sont assis tête-bêche, chacun se maquillant dans son propre miroir.
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Le miroir transforme en rideau la première femme de Max Beckmann : symbole de l’éternel mystère féminin ? Allusion à sa profession de chanteuse d’opéra ?
La nature morte de droite donne peut être la clé : le miroir est comme une scène, avec son propre rideau et sa propre logique, qui révèle la nature théâtrale du monde
Norman Rockwell
![]() Norman Rockwell , couverture du Post, 15 décembre 1945 |
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Norman Rockwell , couverture du Post, 19 mars 1949
Rockwell a traité deux fois le thème du « miroir costumant » qui permet qui permet d’inverser le passé et le futur.
A gauche, l’aviateur vient de reposer son sac sous le poster qui le faisait rêver, dans sa chambre d’adolescent au plafond bas. Il a accompli son désir de hauteur, et s’amuse de voir si étriqué le costume de son ancienne vie.
A droite, l’adolescente garçonnière se confronte à une image stupéfiante d’elle-même : ici, la transfiguration instantanée ne s’adresse qu’à la jeune fille, non au spectateur qui comprend bien, à voir la chambre, tout le chemin qui reste à faire.
Publicité pour Novartis, Tom Hussey 2013
Une autre forme d’inversion temporelle est illustrée dans cette série, dont le principe est de confronter une personne âgée atteinte de la maladie d’Alzheimer à un acteur qui lui ressemble.
BD Rose and Thorn, 2004
Le miroir est ici l’instrument qui, dès la couverture, révèle que la good girl Rose, qui habite dans la chambre bien éclairée, se double d’une bad girl, Thorn, qui cache ses ustensiles dans l’armoire et gite dans une chambre nocturne aux rideaux déchirés.
The Experiment, 2012, Elmgreen and Dragset. Private collection
Costumée (« Dressing up »)
Julius Hare, 1885, Collection privée
Le sujet de ce tableau est très proche, dans les noirs, de l’adolescente de Rockwell essayant la robe blanche de sa mère : cette très jeune fille a également emprunté la robe, le chapeau à plume d’autruche et la houpette à poudre, pour un relooking adulte.
Nous la voyons non pas au moment où elle se poudre dans le miroir, mais au moment où elle nous prend à témoin de sa transformation.
Le spot du miroir surajoute sa lumière blanche à la blancheur de la poudre.
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![]() D’après Jean Raoux Collection privée |
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Le pouvoir blanchissant du miroir avait déjà intéressé Jean Raoux, ce grand maître des éclairages théatraux dans les portraits du XVIIIème siècle.
La blancheur de porcelaine était à l’époque l’optimum de la Beauté : le miroir contribue à cet idéal, en forçant le contraste entre la partie inférieure et la partie supérieure du visage.
Ainsi sont mis en valeur les appas et les appétits, tandis que la pensée reste dans l’ombre.
Le miroir de toilette, porté dans les bras de la jeune fille au lieu d’être posé sur la table, et dont la forme galbée fait écho à sa silhouette, est ici plus une confidente qu’un accessoire de coquette.
Femme à sa toilette
Jean Raoux, 1727
Raoux a repris le même tête-à-tête au sein d’une composition plus large, qui lui fait perdre son intimité. Plus de pouvoir transformant ici : le miroir sert à rappeler la jeune femme à ses devoirs en lui faisant voir, derrière elle, son époux en grand uniforme. L’absence du guerrier est suggérée par le bureau vide, la lettre reçue et les deux montres qui, comme les deux coeurs, battent toujours à l’unisson.
Le miroir-rétroviseur, par lequel le seigneur et maître garde l’oeil sur la toilette de sa femme, illustre cette grande hantise des nobles au XVIIIème siècle :
que la voie des honneurs publiques mène à celle du déshonneur privé.
Femme devant un miroir
Frans Van Mieris, 1670, Munich Alte Pinakothek
Bien avant les surréalistes, Van Mieris nous montre une jeune femme désinvolte contemplant, la main sur la hanche, son portrait en femme rangée : les deux bras sagement croisés.
Comme le prouve le biseau, il ne s’agit pas d’un portrait peint, mais bien d’un miroir arrangeur…
…qui respecte parfaitement la perspective.

Voici un autre exemple de ce thème rare : l‘éveil de la féminité grâce au miroir.
Sur la cheminée sont posés , à hauteur de sécurité, des objets pour grandes personnes, hommes et femmes : une bouteille de liqueur, un verre vide, un coussin pour épingles à cheveux.
La petite fille, ceinte d’un collier de perles trop long, prend appui du bout des orteils sur un tabouret de velours rouge : elle atteint ainsi tout juste le miroir de toilette , qu’elle incline pour s’admirer.
On peut se demander si la scène de genre charmante ne cache pas une leçon de de morale. Car en faisant basculer le miroir, la petite fille, comme piégée par la cheminée, voit son visage enfantin nimbé de flammes et sa croupe menacée par ces compagnons dangereux que sont la pince et et le pique-feu.
Ici le message gratifiant se double d’un avertissement.
Passons maintenant à des transfigurations malignes dans lesquelles le miroir se fait menaçant.
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Ce remake amusant a le mérite de résumer le problème :
- s’agit-il d’une transfiguration subjective (à la Rockwell) – le miroir montre à la jeune femme l’image qu’elle se fait d’elle-même ;
- ou d’une transfiguration objective (à la Delvaux) – le miroir montre au spectateur la réalité qui viendra ?
Plus modeste quant à la transfiguration, la pinup de Gil Elvgren se limitait au bronzage.
Autres cas de transfiguration grossissante, chez les animaux :
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La transfiguration négative la plus fréquente est celle du miroir macabre, dont il existe de multiples exemples.
Le miroir de la Vérité humaine
Enluminure du Miroir des dames
Vers 1450, Herzog August Bibliothek,Wolfenbuttel
Tandis que le livre est offert à la Reine, le miroir montre aux belles Dames (qui probablement ne savent pas lire) la fin qui les attend.

Le « miroir de la conscience », posé entre des productions de la nature décrites avec un réalisme scrupuleux, invite le lecteur à se voir tel qu’il est : mortel, comme les papillons, les fleurs, les fruits, et même les coquilles fragiles.
A gauche un démon (dont l’abdomen en forme de tête grotesque contrefait l’humanité en général) montre au couple d’amoureux, au dessus d’un chardon, un miroir où ne se reflète que leur vide autarcique. A droite, un ange montre à un trio, cette fois au dessus d’un rosier, un miroir où se reflète leur humanité commune.
Le miroir d’Orgueil
L’anus du DiableIllustration pour « Der Ritter von Turn von den Exemplen der Gotzforcht vnd Erberkeit », Geoffroy de La Tour Landry, Marquart von Stein Michael Furter, 1493 (bois attribué à Dürer)
« D’une noble dame qui se tient devant un miroir, se brossant, et qui voit dans le miroir le Diable qui lui montre son derrière ».
« Von eyner edlen frowen wie die vor eym spiegel stund, sich mutzend vnnd sy jn dem spiegel den tüfel sach jr den hyndernzeigend »
En transformant le visage en anti-visage et la bouche en anus, le miroir montre que le plus noble peut cacher le plus abject.
La Vanité
Sculpture allemande du XVIème siècle
La Sirène a gardé son miroir et retrouvé ses jambes, devenant cette Coquette qui voit apparaître son futur dans son dos.
Le miroir, accessoire de Vanité, devient instrument de Vérité.
Livre d’Heures à l’usage de Rome, Flandres vers 1525, British Library, Yates Thompson 7 f. 174.
Ici, le comble de la Vanité est atteint lorsque la Mort elle-même se trouve belle en son miroir.

Portrait du peintre Hans Burgkmair
avec son épouse Anna
Lucas FURTENAGEL , 1529, Kunst Historisches Museum, Vienne
Sur ce panneau, voir 1-3a Couples germaniques atypiques.
Vanitas
Jan Sanders van Hemessen, 1535, Palais des Beaux-Arts de Lille
Les inscriptions
L’ inscription autour du miroir est une phrase-choc :
« Voici la rapine de toute chose ». « Ecce Rapinam Rerum Omnium. »
Précisée par la banderole qui s’enroule autour du poignet de l’ange :
« Contemple la fin de la Force, de la Beauté, et de la Richesse ».
« Inspice Roboris Formae opumque finem »
Les ailes de papillon
Cette iconographie unique reste difficile à interpréter : les ailes font-elles référence à la fugacité, comme c’est en général le cas pour les papillons dans les Vanités ? Mais un ange éphémère serait contre-intuitif .
Font-elle plutôt référence à l‘immortalité de l’âme ? Déjà, les Grecs utilisaient le même mot « Psyché », pour désigner l’âme humaine et le papillon. Et la symbolique chrétienne avait développé une métaphore en trois phases : la chenille, c’est la vie terrestre ; la chrysalide, c’est le linceul ; et le papillon, c’est l’âme immortelle qui rejoint le ciel. (Voir Le crâne et la papillon )
Un panneau orphelin ?
Par analogie avec les autres miroirs macabres, on a supposé que cette oeuvre formait la partie gauche d’un diptyque, la partie droite étant le portrait d’un personnage vivant, homme ou femme, auquel l’ange montre son futur dans le miroir.
La difficulté étant que le reflet présente sur sa gauche une fenêtre à meneaux : le personnage hypothétique se trouvait donc dans une pièce assez obscure, le spectateur étant supposé se situer lui aussi à l’intérieur de la pièce, entre le personnage et la fenêtre, tandis que l’ange est à l’extérieur : ce qui rend la composition difficilement concevable.
Un sujet universel
Par ailleurs, remarquons que les inscriptions ne comportent aucun élément personnel. La première « la rapine de tout » est portée par deux nus, homme et femme.
Et la formulation de la seconde (« la fin de la Force, de la Beauté, et de la Richesse ») semble choisie pour ratisser large : jeunes hommes, jeunes femmes et personnes aisées.
Un effet « spécial »
Une explication plus simple est donc de considérer que ce panneau :
- ne faisait pas partie d’un diptyque,
- avait été conçu pour le lieu précis qui est montré dans le miroir (une chapelle funéraire ?),
- était accroché assez haut.
Ainsi, le visiteur de la chapelle, quel qu’il soit, voyait en levant les yeux :
- en premier, une tête de mort surgissant du miroir ;
- juste derrière, un ange, équipé d’ailes de papillon qui semblent les excroissances du crâne ;
- et encore derrière, trouant le mur par la fenêtre du tableau , le ciel, les bois et une église lointaine.
Ainsi le spectateur pouvait-il, médusé, assister en 3D à l’envol de sa propre âme immortelle.
![]() Antoine Wiertz, 1856, Musée Wiertz, Bruxelles |
![]() Antoine Wiertz, 1856, Musée Wiertz, Bruxelles |
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Entre les deux tableaux, les accessoires de vanité (le collier de perles autour du cou, la montre, la bague, le flacon de parfum sur le guéridon) n’ont pas bougé, pas plus que le voile de gaze, ni le ruban et la fleur dans la chevelure, ni la position des doigts de la coquette :
il faut comprendre que la robe de satin gris a été enlevée d’un coup, par l’intervention du démon cornu qui se glisse derrière la glace.
Bien avant les rayons X et Delvaux, Wiertz invente un miroir qui rend nu, qui révèle le triangle du pubis sous celui du bustier, et le collier d’or qui se cachait sous la manche : transfiguration destiné non à la coquette, qui n’a pas bougé d’un cil : mais au spectateur, invité à contempler la chair nue sous le satin.
La belle Rosine (Deux jeunes filles)
Antoine Wiertz, 1847, Musée Wiertz, Bruxelles
L’étape suivante, Wiertz nous l’avait déjà montrée dix ans plus tôt : la confrontation
- de la chair nue avec le squelette,
- des roses dans les cheveux avec l’étiquette macabre (La Belle Rosine),
- de la Peinture (le chevalet, la palette) côté chair avec la Sculpture (la tête, le pied) côté os,
- de la subjectivité de la Vivante avec l’objectivité de la Morte..
La question étant : de ces deux jeunes filles, laquelle nargue l’autre ?
All is Vanity optical illusion Charles Allan Gilbert 1892
Autre exemple d’un miroir qui, très astucieusement, transforme la coquette en squelette.
Miroir au squelette
James Ensor, 1890, Collection privée
Au milieu de tous ces masques et de toutes ces expressions grotesques, le miroir est le seul à montrer la Vérité et la seule expression qui convienne : la tristesse.
Miroir au squelette
Gustave Adolf Mossa, Collection privée
Vidée de toute couleur, cette femme à la toilette semble plus médusée qu’effrayée par la coquetterie du squelette, tandis que le papier-peint les enserre de ses volutes violines, et que les fleurs rougeoyantes du dossier absorbent tout ce qui reste de vie.
Le baiser à sa propre mort cumule les thèmes de la vie éphémère, de la coquetterie fatale et de l’introspection effrayante.
A gauche, le miroir renvoie une image de la mélancolie (la main sur la joue) à la jeune femme qui se fait belle : réinterprétation expressionniste de la Vanité au miroir, mais aussi portait psychologique : car la modèle est la compagne de Kirchner, Erna Schilling, une danseuse que le peintre décrit dans son journal intime comme une fille attirante, mais triste.
A droite, le miroir renvoie à la belle dame une pose simiesque, qui imite celle du porteur de miroir.Cette « Eve » qui se pomponne pour le bal est aussi une Cendrillon, comme le suggère le Carrosse-citrouille. Ainsi ce tableau féroce sous-entend à une double transfiguration de la Beauté : en singe et en souillon.
« Il en sera ainsi ! » Carte Tass N°633, 28 décembre 1942
Edité durant la bataille de Stalingrad, l’image illustre littéralement le poème :
Il en sera ainsi !
Essuyant la sueur froide de son front, au Nouvel An, la divination sanguinaire de Hitler :
« Que vais-je voir? »
Et en tirant une carte au hasard, le serpent maudit crie de terreur :
» La reine de Pique, la Mort ! »
Il appuie son muffle sur le verre et à la question,
» Que vais-je voir ? »
La bougie allumée, au visage sévère personnifie sans doute le Nouvel An.
Brochure de propagande US, 1944-45
Courtesy http://ww2propaganda.eu/sell1.htm
Terminons par cette double transfiguration quelque peu déconcertante (la pinup en soldat, le beau gosse en squelette qui l’étrangle).
Elle illustre en fait une petite histoire moralisante, dont voici la substance :
Pendant que John est au front, Joan (la pinup) se prépare pour sortir avec Bob (le beau gosse), un ami du couple. Heureusement, en ouvrant les yeux après un long baiser, le miroir lui montre « John ! John dans les bras d’une autre ! Dans les bras de la Mort !
Mais non, ce n’était pas John embrassé par la Mort… c’était VOUS, et ce n’était pas Joan qui regardait dans le miroir, mais votre FEMME.
Joan est toujours seule. Ainsi que tous les millions de femmes et de filles. Car la guerre continue. »
Les miroirs de George Tooker
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![]() Addison Gallery of American Art (Phillips Academy), Andover, MA, US. |
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![]() Indianapolis Museum of Art |
![]() Collection privée |
Sur une quinzaine d’années, George Tooker reviendra quatre fois sur le thème de la Vanité au miroir :
- Dans Mirror I, le visage pris en sandwich entre le miroir et le crâne épouse la même forme circulaire, démontrant visuellement l’équivalence de la Vanité, de la Femme et de la Mort.
- Dans Mirror II et Mirror III, le miroir devenu carré montre à la femme son avenir, la vieille femme derrière son épaule.
- Dans Mirror IV, le miroir carré fait au contraire écran entre le visage parfait et la rose qui commence à s’étioler, dissimulant à la jeune fille son destin.
Voir la suite dans Le miroir transformant 3 : hallucination, transgression
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