4.3 La Transformation de Dürer
Dans ce chapitre, nous allons oublier les aspects ingrats de la reconstruction perspective du polyèdre, ce que nous pourrions appeler sa « statique ». Et aborder la question sous une approche plus originale, que nous pourrions appeler sa « dynamique » : puisqu’il s’agit d’une forme tout à fait originale, inventée par Dürer pour les besoins de Melencolia I, de quelles autres formes plus classiques peut-on la rapprocher ? Pour cela, il va nous falloir nous interroger sur ce que représentait, à l’époque de Dürer, la question des polyèdres et de leurs transformations.
Article précédent : 4.2 Sa logique
Les solides de Platon et les éléments
Les cinq solides de Platon sont les seuls polyèdres réguliers convexes possibles (polyèdres sont toutes les faces et tous les sommets sont égaux).
Dans son dialogue le plus difficile et le plus commenté, le « Timée », Platon élabore une théorie des Eléments selon laquelle chacun d’eux est constitué par une infinité de polyèdres minuscules, dont les caractéristiques géométriques déterminent les qualités macroscopiques de l’Elément.
Illustration de Mysterium Cosmographicum, de Kepler
L’élément Terre est le plus solide et l’élément Feu le plus mobile (l’Eau puis l’Air constituant des intermédiaires). Platon va donc classer les polyèdres réguliers par mobilité croissante depuis le Cube (le plus stable), jusqu’au Tétraèdre (le plus petit, donc le plus mobile), en passant par l’Icosaèdre et l’Octaèdre. Le cinquième polyèdre régulier, le Dodécaèdre, est à part : Platon l’associe au Tout, au Plan de l’Univers.
Les transformations entre éléments
Le Tétraèdre, l’Icosaèdre et l’Octaèdre ont des faces constituées de triangles équilatéraux (respectivement 4, 20 et 8). Platon y voit la raison des transformations incessantes entre les trois éléments correspondants (le Feu, l’Eau et l’Air).
Car sa thérie consiste à décomposer les faces de tous les polyèdres en deux types de triangles rectangles : en termes modernes,
- ceux de côtés 1,2, Rac(3) pour les polyèdres à base de triangles équilatéraux,
- ceux de côtés 1,2, rac(2) qui servent uniquement pour le cube.
Comme dans un jeu de construction, un polyèdre peut libérer toutes ses faces triangulaires, lesquelles vont être recyclées pour fabriquer d’autres polyèdres. Par exemple, un Icosaèdre peut se décomposer en 120 triangles de type 1, qui peuvent se recombiner soit en 5 Tétraèdres, soit en deux Octaèdres et un Tétraèdre. Ce qui donne des sortes d’équations qui conservent le nombre de faces et régissent les transformations entre les Eléments. Dans notre exemple :
1 « Eau » => 5 « Feu » ou 1 « Eau » => 2 « Air » + 1 « Feu ».
(pour des explications plus complètes, voir [1])
Des solides de Platon aux Tempéraments
Hippocrate développera ensuite sa théorie des quatre Tempéraments associés aux quatre Eléments. Plus tard (après Aristote), on associera ces Tempéraments aux quatre planètes qui les gouvernent.
Voici au final le tableau complet de correspondance, tel que le connaissaient Dürer et ses contemporains.
Jupiter contre Saturne
Revenons maintenant à la gravure. Le carré magique évoque l’Arithmétique. Mais c’est surtout, comme nous l’avons vu (2 La question du Carré) un talisman associé à Jupiter. Sa présence se justifie donc par le fait que, dans la théorie des Tempéraments, l’influence de Jupiter, propice aux caractères Sanguins, contrecarre les effets de Saturne, qui gouverne la Mélancolie.
Octaèdre contre cube
Notons que l’antagonisme entre le Mélancolique et le Sanguin correspond, en terme de géométrie, à celui entre le Cube et l’Octaèdre.
Lutter conte la Mélancolie revient donc
à transformer un Cube en un Octoaèdre.
Transformer un polyèdre en un autre : la dualité
La méthode du vieux Platon fonctionnait à deux dimensions, en mettant à plat la surface des polyèdres. Mais si l’on raisonne en volume, on découvre des relations plus profondes entre les polyèdres.
Par exemple, prenons un Octaèdre, traçons un point au milieu de chacune de ses faces, puis relions ces huit points entre eux : nous obtenons un Cube, imbriqué dans le premier. Et si nous recommençons la même opération sur le Cube , nous obtiendrons à nouveau un Octaèdre (on dit que le Cube et l’Octaèdre sont deux polyèdres duaux).
Deux autres solides de Platon l’Icosaèdre et le Dodécaèdre, sont également liés l’un l’autre par la relation de dualité. Enfin le dernier, le Tétraèdre, est son propre dual.
De l’usage de la scie contre la Mélancolie
Passer de la Mélancolie à la Jovialité – de l’influence de Saturne à celle de Jupiter – équivaut donc, en terme de géométrie dans l’espace, à passer du Cube à son polyèdre dual, l’Octaèdre .
Transformation d’un Cube en Octaèdre par rognure
Une première méthode consiste à prendre une scie, ou une meule, et à tronquer progressivement les sommets, jusqu’à dégager le polyèdre dual .
Tout cela est bien beau, mais quel rapport avec notre gravure dans laquelle, justement, on ne voit ni cube ni octaèdre ?
L’octaèdre jovial
C’est MacKinnon, toujours original, qui a mis le doigt sur la piste qui pourrait bien se révéler décisive pour expliquer la présence du polyèdre dans la gravure. Formulée avec laconisme, perdue au beau milieu d’une interprétation astronomique quelque peu acrobatique, sa remarque n’a pas retenu l’attention. La voici :
« Le sable a à moitié coulé dans le sablier, la balance est étale : c’est le moment de l’équilibre. De plus, les plans qui tronquent le polyèdre sont à mi-course des arêtes. S’ils se rapprochent encore, le solide va se rapprocher d’autant plus d’un octaèdre. Nous pouvons nous représenter le solide comme étant une forme équilibrée, à mi-course, entre un cube mélancolique et un octaèdre jovial« [2], p 213.
Où MacKinnon voit-il son octaèdre ? Si les plans de coupe continuent leur progression, ils vont finir par isoler la partie centrale du polyèdre, constitué de six triangles.
Un antiprisme particulier
Voici à gauche un prisme reliant deux triangles. On obtient son antiprisme en faisant tourner un des deux triangles pour qu’il soit opposé à l’autre : il en résulte un solide à six faces latérales, plus deux faces en haut et en bas, toutes triangulaires.
Octaèdre
Dürer, Underweysung der Messung, 1525, p 143
Pour peu que la « hauteur » de l’antiprisme soit réglée pour que les faces latérales soient des triangles équilatéraux, l’antiprisme triangulaire n’est rien d’autre qu’un octaèdre, comme le montre cette représentation plane.
En aparté :
Un antiprisme est un exemple de polyèdre semi-régulier: si l’on fabrique une boîte moulant entièrement le polyèdre, il pourra toujours y être rangé en plaçant l’un des sommets au hasard (attention, les angles au sommet ne sont par contre pas forcément égaux, il faudra peut-être tourner le polyèdre sur lui-même pour qu’il s’encastre.
Les solides archimédiens que Dürer étudiait sont des polyèdres semi-réguliers composés d’au moins deux sortes de polygones réguliers, et tels que tous les sommets soient identiques.
Dürer et les dilatations/compressions
Dürer, Vier Bücher von menschlicher Proportion, 1526
Sachant que Dürer s’est intéressé à ce type de transformation, Ishizu Hideko [3] a proposé l’hypothèse que le polyèdre serait au départ un cube tronqué, que Durer aurait dilaté intentionnellement, pour en faire une sorte d’anamorphose. La raison ? Il se trouve que le coefficient de dilatation de 1,277 que trouve Hideko est à peu près celui qui permet de résoudre un autre vieux problème insoluble par la règle et le compas, celui du doublement du cube (trouver le cube dont le volume est double d’un cube donné).
Cette idée originale semble néanmoins quelque peu artificielle, car elle ne se relie pas au thème principal : Melencolia I ne se réduit pas à une accumulation de toutes les énigmes mathématiques que Dürer a décrit par ailleurs dans l’un ou l’autre de ses traités.
A partir d’ici : Scoop !
La transformation de Dürer
Au final, tous les chercheurs s’accordent pour décrire le polyèdre de Dürer comme un cube qu’on a d’abord étiré selon son grand axe, puis tronqué à une certaine hauteur. Mais s’il fallait plutôt concevoir les deux opérations comme synchronisées ?
Au fur et à mesure que le cube s’étire, les plans de coupe se rapprochent du centre. A la fin, lorsque le facteur d’étirement atteindra exactement 2 (deux fois la grande diagonale du cube initial), la partie centrale, totalement dégagée, deviendra un parfait octaèdre.
Nous baptiserons ces deux opérations couplées, étirement et coupure : la Transformation de Dürer.
L’équation de Dürer
Il se trouve que, à l’issue de la transformation, lorsque la partie centrale du polyèdre deviendra un Octaèdre, les deux pyramides sectionnées deviendront, quant-à-elles deux parfaits Tétraèdres. Dans une sorte d’équation « à la Platon », nous pourrons alors écrire :
1 « Terre » = 1 « Air » + 2 « Feu ».
Un état mixte
Si c’est bien une forme de transition entre le Cube et l’Octaèdre que veut nous montrer la gravure, déterminer exactement les deux paramètres fatidiques (le facteur d’étirement et la hauteur de troncature) devient futile : que ce soit 1,27 ou 1,278, peu importe, puisque le polyèdre matérialise seulement une dilatation entre 1 et 2 et une coupe intermédiaire.
Pour illustrer la transformation en cours, Dürer fabrique donc un objet mixte, irrésolu, ni Cube ni Octaèdre, qui se trouve non pas dans un état bien défini mais, comme on pourrait l’exprimer en termes plus modernes, dans une superposition d’états.
Une autre superposition d’états chez Dürer
On trouve un prototype de cet effet de superposition dans la « Meisterstiche » qui précède d’un an Melencolia : dans « le Chevalier, la Mort et le Diable », l’avant-train du cheval du guerrier (pattes et tête) semble fusionner avec le cheval de la Mort ; tandis que son arrière-train (pattes et queue) fusionne avec le Diable aux pattes fourchues.
Comment mieux signifier que le chevalier se trouve dans un état intermédiaire, d’une part entre vie et mort, d’autre part entre salut et damnation ?
Souvent, le texte des cartouches explicite le sujet immédiatement situé au dessous. Et si le texte « Melencolie, va-t-en ! » désignait, plus précisément, le polyèdre ?
Et si Melencolia, l’avatar de Dürer dans la gravure, songeait à rien moins que renouveler Platon ? Avec ses découpages en 2D des faces des polyèdres, celui-ci n’expliquait que les transformations entre les éléments les plus mobiles, Feu , Air et Eau, la Terre restant à part. La « transformation de Dürer », quant à elle, fonctionne en volume. Elle ne conserve pas seulement le nombre de faces, mais la forme dans l’espace. Elle permet de passer continument du Cube saturnien à l’Octaèdre jovial ; de l’élément « Terre » à son opposé, l’élément « Air » ; et du tempérament Mélancolique à son contraire, le tempérament Sanguin.
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