5 Apologie de la Traduction
Article précédent : 4 Dans l’intimité de la cellule
« Du fait de ses études classiques et de son exceptionnelle érudition biblique, Saint Jérôme était devenu le saint patron des humanistes, aussi bien en Italie que dans le Nord…. Les réformateurs religieux du Nord étaient impressionnés non seulement par son combat ascétique pour surmonter les tentations du monde, mais aussi par sa traduction scrupuleuse des textes anciens, pour l’usage chrétien. Les docteurs de l’époque, attachés à purifier la littérature sacrée des ajouts et des erreurs, admiraient spécialement ses compétences linguistiques. » [1]
Nous allons proposer ici une lecture détaillée de la gravure, sous l’angle très précis de la biographie de Jérôme, saint patron des traducteurs .
La vie de Jérôme : les vingt-cinq premières années
D’après les sources historiques
« Jérôme naît à Stridon (Croatie) au milieu du IVe siècle…Il part vers l’âge de douze ans pour Rome afin de poursuivre ses études… Il étudie auprès d’Aelius Donat la grammaire, l’astronomie et la littérature païenne, dont Virgile, Cicéron, et fréquente le théâtre, le cirque romain. Vers l’âge de seize ans, il suit les cours de rhétorique et de philosophie auprès d’un rhéteur, ainsi que de grec…Il demande le baptême vers 366. Après quelques années à Rome, il se rend avec Bonosus en Gaule vers 367, et s’installe à Trèves, sur la rive à moitié barbare du Rhin… Quelques-uns de ses amis chrétiens l’accompagnent lorsqu’il entame, vers 373, un voyage à travers la Thrace et l’Asie Mineure pour se rendre dans le nord de la Syrie…. À Antioche, deux de ses compagnons meurent, et lui-même tombe malade plusieurs fois. Au cours de l’une de ces maladies (hiver 373-374), il fait un rêve qui le détourne des études profanes et l’engage à se consacrer à Dieu. Dans ce rêve, qu’il raconte dans l’une de ses lettres, il lui est reproché d’être « cicéronien, et non pas chrétien ». À la suite de ce rêve, il semble avoir renoncé pendant une longue durée à l’étude des classiques profanes et s’être plongé dans celle de la Bible sous l’impulsion d’Apollinaire de Laodicée » [2]
D’après la Légende Dorée :
« Jérôme fut le fils d’un homme noble nommé Eusèbe, et originaire de la ville de Stridonie, sur les confins de la Dalmatie et de la Pannonie. Jeune encore, il alla à Rome où il étudia à fond les lettres grecques, latines et hébraïques. Son maître de grammaire fut Donat, et celui de rhétorique, l’orateur Victorin. Il s’adonnait nuit et jour à l’étude des saintes Ecritures. Il y puisa avec avidité ces connaissances qu’il répandit dans la suite avec abondance. A une époque, il le dit dans une lettre à Eustachius, comme il passait le jour à lire Cicéron et la nuit à lire Platon, parce que le style négligé des livres des Prophètes ne lui plaisait pas, vers le milieu du carême, il fut saisi d’une fièvre tellement subite et violente, que son corps se refroidit, et la, chaleur vitale s’était retirée dans sa poitrine. Déjà qu’on préparait ses funérailles, quand tout à coup, il est traîné au tribunal du souverain juge qui lui demanda quelle était sa qualité, il répondit ouvertement qu’il était chrétien. « Tu mens, lui dit le juge; tu es cicéronien, tu n’es pas chrétien car où est ton trésor, là est ton coeur. » Jérôme …proféra ce serment : « Seigneur, si jamais je possède des livres profanes, si j’en lis, c’est que je vous renierai. » Sur ce serment, il fut renvoyé et soudain il revint à la vie …Depuis, il lut les livres divins avec le même zèle qu’il avait lu auparavant les livres païens. » [3]
D’après la gravure (axe A)
Durant cette première période de ma vie, j’ai beaucoup voyagé (les souliers) ; j’ai acquis des connaissances utiles (le coffre), j’ai aimé les classiques profanes puis je les ai rejetés (les quatre livres fermés).
Tel Adam errant dans le monde, je payais ma désobéissance (le coussin dressé), qui m’a fait frôler la mort (le crâne).
J’étais chrétien, mais je croyais de travers. La Bible, au lieu d’éclaircir les quatre Evangiles, était remplie d’erreurs qui trahissaient la lumière divine.
Il fallait purifier les textes, mais d’abord se purifier soi-même.
Ainsi je retrouverais la vraie lumière, et rénoverais le vieil édifice décrépi.
Jérôme au désert
D’après les sources historiques
« Désirant intensément vivre en ascète et faire pénitence, il s’installe en 375 dans le désert de Chalcis de Syrie, au sud-ouest d’Antioche, connu sous le nom de « Thébaïde de Syrie ». … La période au désert et la vie érémitique de Jérôme fut assez difficile, notamment du fait des jeûnes et de sa santé fragile …. C’est à cette époque qu’il fait ses premiers commentaires bibliques en commençant par le plus petit livre de la Bible, le livre d’Abdias. Il profite de ce temps pour apprendre l’hébreu avec l’aide d’un juif. » [2]
D’après la Légende Dorée
« Il courut au désert et il y souffrit pour J.-C. tout ce qu’il raconte lui-même à Eustochium en ces termes : « Tout le temps que je suis resté au désert et dans ces vastes solitudes qui, brûlées par les ardeurs du soleil, sont pour les moines une habitation horrible, je me croyais être au milieu des délices de Rome. Mes membres déformés étaient recouverts d’un cilice qui les rendait hideux; ma peau, devenue sale, avait pris la couleur de la chair des Ethiopiens. Tous les jours se passaient dans les larmes ; tous les jours des gémissements, et si quelquefois un sommeil importun venait m’accabler, la terre nue servait de lit à mes os desséchés. Je ne parle point du boire ni du manger, quand les malades eux-mêmes usent d’eau froide, et quand manger quelque chose de cuit est un péché de luxure : et tandis que je n’avais pour compagnons que les scorpions et les bêtes sauvages, souvent je me trouvais en esprit dans les assemblées des jeunes filles ; et dans un corps froid, dans une chair déjà morte, le feu de la débauche m’embrasait. De là des pleurs continuels. Je soumettais ma chair rebelle à des jeûnes pendant des semaines entières. Les jours et les nuits étaient tout un le plus souvent, et je ne cessais de me frapper la poitrine que quand le Seigneur m’avait rendu à la tranquillité.Il fit ainsi pénitence pendant quatre ans, après quoi il revint à Bethléem, où il s’offrit à rester comme un animal domestique auprès de la crèche du Seigneur. « [3]
D’après la gravure (axe B)
A l’imitation de Jésus, je me suis fait le serviteur de Dieu et j’ai souffert comme un chien. Mais maintenant je me repose paisiblement auprès de la crèche du Seigneur.
Ce passage au désert a été ma pénitence et ma croix.
Mais c’est là que j’ai pu, très difficilement, commencer à lire les textes en hébreu qui nous restituent la parole véridique.
J’ai passé là quatre longues années parmi les sables (le sablier à quatre faces visibles).
Jérôme à Bethléem
D’après les sources historiques
« En 386, il revient à Bethléem où il s’installe et fonde une communauté d’ascètes et d’érudits … L’ensemble comporte une hôtellerie pour accueillir les pèlerins, et aussi un monastère pour les femmes… L’Écriture a une place primordiale dans la vie communautaire inaugurée par Jérôme. Jérôme assimile la Bible au Christ : « Aime les saintes Écritures et la Sagesse t’aimera, il faut que ta langue ne connaisse que le Christ, qu’elle ne puisse dire que ce qui est saint » … Dans sa correspondance avec certains Romains qui lui demandent conseil, Jérôme montre l’importance qu’il donne à la vie communautaire : « Je préférerais que tu sois dans une sainte communauté, que tu ne t’enseignes pas toi-même et que tu ne t’engages pas sans maître dans une voie entièrement nouvelle pour toi », recommandant la modération dans les jeûnes corporels : « la malpropreté sera l’indice de la netteté de ton âme... » [2]
D’après la Légende Dorée
« Une fois, vers le soir, alors que saint Jérôme était assis avec ses frères pour écouter une lecture de piété, tout à coup un lion entra tout boitant dans le monastère. A sa vue, les frères prirent tous la fuite; mais Jérôme s’avança au-devant de lui comme il l’eût fait pour un hôte. Le lion montra alors qu’il était blessé au pied, et Jérôme appela les frères en leur ordonnant de laver les pieds du lion et de chercher avec soin la place de la blessure. On découvrit que des ronces lui avaient déchiré la plante des pieds. Toute sorte de soins furent employés et le lion guéri, s’apprivoisa et resta avec la communauté comme un animal domestique. » [3]
L’aventure ne s’arrête pas là : le lion est ensuite soupçonné d’avoir mangé un âne dont il avait la garde. Du coup, le Saint le condamne à porter des fardeaux à sa place. Mais un jour, le lion reconnaît son ami l’âne en tête d’une caravane de marchands, et effraie les chameaux des voleurs qui se réfugient dans le monastère. Là, tout finit par s’arranger :
« Alors le lion se mit à courir plein de joie dans le monastère comme il le faisait jadis, se prosternant aux pieds de chaque frère. Il paraissait, en folâtrant avec sa queue, demander grâce pour une faute qu’il n’avait pas commise…. un messager annonça qu’à la porte se trouvaient des hôtes qui voulaient voir l’abbé. Celui-ci alla les trouver; les marchands se jetèrent de suite à ses pieds, lui demandant pardon pour la faute dont ils s’étaient rendus coupables. L’abbé les fit relever avec bonté et leur commanda de reprendre leur bien et de ne pas voler celui des autres. »
L’anecdote du lion révèle une double guérison sous l’égide de Saint Jérôme :
- blessé physiquement par les ronces, il est guéri physiquement ;
- blessé moralement par le soupçon, il est réhabilité par son courage.
D’après la gravure (axe C)
Mon lion veille sur moi, comme j’ai veillé sur lui.
Je consacre maintenant tout mon temps à l’écriture...
J’ai été fait Cardinal pour mes mérites.
Un blogueur [4] a très justement remarqué l’analogie léonine entre la posture du saint – les deux mains rapprochées en griffes, l’auréole-crinière – et la figure du félin.
Dans le présent de la gravure, l’ancien pécheur et ermite couronné Prince de L’Eglise vient à coïncider avec son Embleme : le lion blessé physiquement, puis moralement, et enfin restauré dans sa dignité de Roi des Animaux.
Cette réflexion sur la Correction était déjà en germe dans la gravure de 1492, avec sa structure en trois colonnes :
- à gauche, la Genèse en grec, fautive, du côté de la couche qui évoque peut-être les plaisirs du jeune Jérôme ;
- au centre, la Genèse en hébreu, source de la traduction correcte en latin, qui se trouve sous les objets de l’Etude et de la Toilette ; colonne qui contient également le Lion débarrassé de ses échardes ;
- à droite, la colonne du monde contemporain, et des visiteurs (la chaise vide).
La gravure de 1492 apparaît déjà comme un abrégé de l’Oeuvre et de la Vie du Saint, auquel manque seulement la deuxième étape, le passage par le Désert.
L’imaginaire de Bethléem
Le croisement des poutres
Il se pourrait que ce croisement constitue un objet d’analyse à part entière : comme si les trois périodes de la vie du Saint se trouvaient ici réunifiées, sous les espèces des trois poutres :
« Jérôme tire son étymologie de gerar, saint, et de nemus, bois, comme on dirait bois saint, ou bien de norna, qui veut dire loi…. Il signifie bois; parce qu’il habita quelque temps dans un bois; il veut dire loi, par rapport à la discipline régulière qu’il enseigna, à ses moines, ou bien encore parce qu’il expliqua et interpréta la loi sainte. » [3]
La poutre de gauche
Elle symbolise un premier équarissage de notre jeune homme de bois brut : par les Lettres classiques, par les voyages, par la lecture assidue des Ecritures.
La poutre verticale
Deuxième équarrissage, rude, non mouluré : Jérôme au Désert apprend à tenir debout, à l’image de la croix.
Jan Gossaert (Mabuse) – Saint Jerome Penitent. c.1509-1512. National Gallery of Art, Washington
Ce tableau nous rappelle qu’au désert, l’arbre-mort du Paradis Perdu se trouve réhabilité comme bois de la croix.
La poutre horizontale
Elle représente la vie paisible de la troisième période, à Bethléem : c’est elle qui soutient la plafond et les autres poutres de la cellule, tout comme Saint Jérôme supporte toute la communauté monastique. [5]
En aparté : l’iconographie de la Crèche<
Nativité
Durer, 1504
La Crèche est souvent représentée comme un édifice fragile construit au sein d’un édifice de pierre plus ancien. Cette iconographie très fréquente est liée à la tradition selon laquelle elle se serait située à l’intérieur du palais de David, à Bethléem, en raison du verset suivant :
« En ce jour-là, je relèverai la hutte de David qui est tombée ; je réparerai ses brèches, je relèverai ses ruines, et je la rebâtirai telle qu’aux jours d’autrefois ».(Amos, 9, 1).
La Crèche-Cellule
Ainsi s’expliquent les « anomalies » que nous avons relevées : si l’arcature de la première baie est tronquée par la poutre, si la seconde est coupée par une mauvaise cloison, c’est pour nous faire comprendre que l’Etude de Saint Jérôme, moderne, pratique, agencée selon tous les critères du confort nurembergeois, n’est pas située n’importe où : mais à Bethléem même, dans l’ancien palais de David, au plus près du souvenir de Jésus.
Peter W. Parshall est le seul à avoir proposé, en 1971, une explication concernant la présence de la calebasse qui fait désormais autorité [6]. Nous allons la résumer brièvement
Jonas et le ricin
« 5 Et Jonas sortit de la ville et s’assit à l’orient de la ville; là il se fit une hutte et s’assit dessous à l’ombre, jusqu’à ce qu’il vit ce qui arriverait dans la ville.
6 Et Yahweh-Dieu fit pousser un ricin [kikajon] qui s’éleva au-dessus de Jonas pour qu’il y eût de l’ombre sur sa tête, afin de le délivrer de son mal; et Jonas éprouva une grande joie à cause du ricin.
7 Mais Yahweh fit venir, au lever de l’aurore, le lendemain, un ver qui piqua le ricin; et il sécha.
8 Et quand le soleil se leva, Yahweh fit venir un vent brûlant d’orient; et le soleil donna sur la tête de Jonas, au point qu’il défaillit. Il demanda de mourir et dit: » La mort vaut mieux pour moi que la vie. «
9 Alors Dieu dit à Jonas: ‘ Fais-tu bien de t’irriter à cause du ricin? » Il répondit: » Je fais bien de m’irriter jusqu’à la mort. «
10 Et Yahweh dit: » Tu t’affliges au sujet du ricin pour lequel tu n’as pas travaillé et que tu n’as pas fait croître. qui est venu en une nuit et qui a péri en une nuit;
11 et moi, Je ne m’affligerais pas au sujet de Ninive, la grande ville, dans laquelle il y a plus de cent vingt mille hommes qui ne distinguent pas leur droite de leur gauche, et des animaux en grand nombre! » Jonas, 4, 5-11, traduction Crampon, 1923
Une querelle philologique
Dans sa Vulgate, Jérôme refusa de traduire le mot hébreux « kikajon » par « calebasse » (cucurbita), la traduction latine traditionnelle, et proposa à la place « hedera » (une sorte de lierre) , plus logiquement eu égard à la pousse excessivement rapide de la plante et à son utilisation en tonnelle. Ceci déclencha une violente polémique avec Saint Augustin, car l’association de Jonas avec la calebasse était déjà largement établie [8].
En 1514, Saint Jérôme était d’actualité : Erasme venait de publier en 1512 une nouvelle traduction de ses Lettres, et préparait pour 1516 un édition de ses oeuvres complètes.
« Ainsi, il est raisonnable de supposer que dans ce contexte, la référence que fait Dürer à la calebasse ait pu être compréhensible par le cercle des érudits du Nord, impliqués dans la révision des textes – des hommes qui admiraient Jérôme en tant que saint-patron des études bibliques... » [6]
Une difficulté logique
Mais alors, dans cette gravure à la gloire de Saint Jérôme, pourquoi avoir représenté la traduction fautive (calebsse) plutôt que la traduction corrigée (lierre) ? Peter W. Parshall tente, dans une note liminaire, une explication qui vaut ce qu’elle vaut :
« Le choix de la calebasse par Dürer, plutôt que celui du lierre difficile à représenter, en tant qu’allusion à la controverse, semble justifié par le fait que la calebasse était privilégiée dans la tradition picturale, et pouvait ainsi être plus facilement identifiée comme une référence au passage de Jonas ».
Un symbole de fugacité ?
En conclusion, Parshall note que la calebasse, « qui est venue en une nuit et qui a péri en une nuit » est un symbole de fugacité, de Vanité qui peut donc être rapproché du crâne.
Bien. Mais on peut tout aussi bien faire valoir que la calebasse, qui en séchant produit la gourde emblématique des pèlerins de Saint Jacques, est tout autant une image de pureté et de permanence.
Une interprétation contestable
La docte explication nous mène à deux contradictions et à une impasse :
- si vraiment Dürer avait voulu faire l’apologie des talents de traducteur de Jérôme, aurait-il suspendu au dessus de sa tête, à une place de choix, l’image de la traduction fautive ?
- s’il avait voulu évoquer la fugacité de toute chose, aurait-il pris justement le seul fruit qui ne périt pas en séchant ?
- de plus, rien ne nous est dit de la spirale.
La calebasse et la spirale
Partons du principe inverse : en dessinant la calebasse, Dürer n’a pas voulu faire allusion à une obscure querelle philologique réservée aux happy-fews. En revanche, c’est bien Jonas qui est convoqué dans la gravure, par son emblème le plus connu.
Jonas et la Baleine
Augsburger Wunderzeichenbuch, Folio 14, 1552
Or qu’est ce que Jonas, pour un chrétien de l’époque ? Un homme qui a été avalé par une baleine et qui en est réchappé : autrement dit une anticipation, dans l’Ancien Testament, de la Mort et de la Résurrection de Jésus.
Et qu’est ce qu’une calebasse, pour une homme de l’époque ? Un fruit qui en mourant sèche et devient impérissable : une sorte de coquille végétale qui fait jeu égal, question permanence, avec la coquille Saint Jacques, l’autre emblème des pèlerins.
Regardons de plus près la calebasse dessinée par Dürer : la feuille est réaliste, les deux vrilles sont réalistes. Mais deux choses sont hors du commun : la taille surdimensionnée et la spirale, deux allusions à la croissance extraordinaire qui est au coeur du verset de Jonas :
« Et Yahweh-Dieu fit pousser un ricin qui s’éleva au-dessus de Jonas pour qu’il y eût de l’ombre sur sa tête, afin de le délivrer de son mal;
L’histoire de Jonas
« Mais Yahweh fit venir, au lever de l’aurore, le lendemain, un ver qui piqua le ricin; et il sécha. » Jonas 4,7
Lue de droite à gauche, la calebasse synthétise le verset qui illustre la toute-puissance de Dieu : une feuille verte suspendue en l’air, un « ver » qui pique (en rouge), un fruit qui sèche.
Mais lue un peu plus bas, elle nous livre une seconde histoire, qui parle aussi d’une toute-puissance : une vrille informe (en violet), une main sûre qui pique le cuivre, et rajoute à la seconde vrille une extraordinaire spirale (en bleu).
Le serpent informe du Livre de Jonas est, par la grâce du maître-graveur, rectifié en une « Schneckenlinie » impeccable.
Une transposition visuelle
Si Dürer a placé à l’aplomb de son monogramme cette calebasse géante, ce n’est pas pour faire allusion à une controverse oubliée entre Pères de l’Eglise ; mais pour transposer visuellement le verset de Jonas et nous en donner sa propre interprétation : certes, le ricin qui protégeait Jonas du soleil a séché, mais il laisse une protection bien meilleure car portative : une gourde contre la soif.
Comprenons : c’est parce que Jérôme s’est desséché au désert qu’il est devenu un récipient d’eau pure.
Nous voici maintenant armés pour interpréter le quatrième axe, celui qui mène justement du monogramme à la spirale.
Dürer chez Saint Jérôme
Sur l’axe D se superposent les emblèmes du Saint et de l’Artiste, dans une sorte d’identification respectueuse.
Tandis que nous stationnons dans l’escalier, surveillés par le chien et le lion, Dürer a pénétré dans la cellule, sous la forme de son monogramme [7]. ll est là, placé sur le sol, aux pieds de la chaise vide qui attend le Visiteur du Saint : comprenons le Christ ressuscité.
Le « tabernacle » qui contient les objets sacramentels du Saint est aussi frappé par la griffe de Dürer : un D noir qui devient un D blanc, par le principe de l’encrage et de l’impression.
Les missives illustrent la célébrité universelle de Saint Jérôme, mais aussi la facilité de diffusion qu’offre cet outil de communication inouï : la gravure.
Dans ce contexte précis, la spirale évoque doublement la rectification :
- celle des textes embrouillés, par l’esprit juste de Saint Jérôme ;
- celle des lignes serpentiformes, par la main infaillible de Dürer.
Tout en conservant sa valeur symbolique traditionnelle, figure de l’expansion indéfinie, de la propagation dans un Espace uniforme et dans un Temps cyclique.
Nous pouvons maintenant prendre un peu de recul et considérer dans son ensemble l’interprétation que nous venons de construire.
Le Saint Patron des Traducteurs,
des Correcteurs et des Graveurs
Les objets de la cellule
(cliquer pour voir la grille superposée à la gravure)
En analysant de gauche à droite les quatre axes, nous avons découvert que les trois premiers (A, B, C) font référence aux trois grandes périodes de la vie de Jérôme, tandis que le quatrième correspond à une synthèse dans laquelle se confondent, dans une même gloire, le Saint et le Graveur.
Cette analyse est confortée par la logique horizontale que la grille fait apparaître. Au dessus des coussins, qui donnent le point de départ de la lecture, s’étagent quatre niveaux. De bas en haut :
- le niveau 1 identifie l’Homme dont chaque axe nous parle : Saint Jérôme est d’abord un Pécheur (comme Adam), puis un Serviteur (comme Jésus et le Chien), puis un Maître (comme le Lion), la quatrième colonne dénotant l’irruption de Dürer dans la gravure ;
- le niveau 2 aborde le thème de la Corruption surmontée : comment des erreurs initiales, par la pénitence, deviennent une noirceur maîtrisée (l’encre de Jérôme ou celle de Dürer) et finissent dans un passage sacramentel du Noir au Blanc (la Communion ou la Confession pour le Saint, l’Impression pour le Graveur) ;
- le niveau 3 est consacrée à Saint Jérôme Correcteur : après s’être purifié et avoir péniblement appris à lire les textes hébraïques, il a pu les traduire en Latin et atteindre la célébrité ;
- le niveau 4 détaille son évolution du point de vue de la Foi : vestigiale et imparfaite au début, elle s’affermit dans les sables, se voit couronnée par le cardinalat et culmine dans la figure de la spirale : autrement dit le pouvoir de Rectification et de Propagation qui est l’apanage du Saint, et du Maître Graveur.
Les objets des étagères
(cliquer pour voir la grille superposée à la gravure)
L’analyse du passage de Jonas nous a appris à lire l’emblème de la calebasse en trois temps, de droite à gauche : au départ une protection fragile (la feuille contre le soleil), puis un événement déclencheur (le ver qui pique), conduisant à une protection permanente (la gourde contre la soif).
Les deux autres lignes suivent le même mouvement, si nous supposons qu’elles nous parlent respectivement de l’Ame et de L’Esprit du Saint :
- son Ame est au départ comme une boîte close, protégée des poussières mais opaque à la lumière ; par les vertus de l’Etude (la bougie), elle devient translucide, virginale et médicinale (les fioles)
- son Esprit commence par balayer les impuretés au risque de se salir lui-même (la brosse) ; par les vertus de la Piété (le chapelet), il devient un instrument habile (le ciseau) capable de discerner et d’éliminer chaque erreur.
Remarquons que cette indication de lecture, de droite à gauche, est fournie par le « tabernacle », qui propage sa rythmique ternaire à tous les objets situés au dessus de lui :
- un temps noir inversé
- un silence
- un temps blanc rectifié.
La cohérence d’ensemble
En recollant les deux grilles, la cohérence d’ensemble apparaît :
- La Correction (niveau 3 de la grille principale) correspond à l’étagère de l’Esprit ;
- La Foi (niveau 4 de la grille principale) correspond à l’étagère de l’Ame ;
En somme, les objets de la cellule saisissent le Saint dans sa vie et dans ses oeuvres ; les objets des étagères nous dévoilent son intimité la plus profonde : celle de son Esprit et de son Ame.
Article suivant : 6 La cucurbite de l’Alchimiste
Revenir au menu : 4 Dürer
Sur ces enjeux, voir « Comment traduire la Bible ? Un échange entre Augustin et Jérôme au sujet de la « citrouille » de Jonas 4, 6, » Anne Fraïsse, Études théologiques et religieuses 2010/2 (Tome 85) https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2010-2-page-145.htm
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