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Pendants paysagers : deux états du monde

Dans ces pendants, il s’agit d’opposer deux atmosphères  contrastées : la tempête et le calme, un incendie et ses dégâts ou bien, moins dramatiquement, un jour calme et un jour de fête.

Poussin 1651 Landscape_-_A_Storm Musee des beaux arts RouenL’orage
Poussin, 1651,Musée des Beaux arts, Rouen
Poussin 1651 Landscape_-_A_calm Un Temps calme et serein Getty MuseumPaysage par temps calme
Poussin. (1651) The J. Paul Getty Museum, Los Angeles

Sur ce pendant, voir Les pendants de Poussin 2 (1645-1653)



Port_of_Ostia_During_a_Tempest',_oil_on_canvas_painting_by_Leonardo_Coccorante,_1740s,_Lowe_Art_MuseumDurant la tempête 'Port_of_Ostia_in_Calm_Weather',_oil_on_canvas_painting_by_Leonardo_Cocorante,_1740s,_Lowe_Art_MuseumPar temps calme

Le port d’Ostie, Leonardo Coccorante, vers 1740, Lowe Art Museum

Spécialiste des pendants architecturaux, Coccorante s’essaye à la mode des contrastes atmosphériques, ce qui l’amène à modifier quelque peu ses habitudes. Ses pendants strictement architecturaux obéissent habituellement à des recettes qui permettent d’assurer une certaine complémentarité entre les deux vues, tout en leur déniant la continuité optique : le plaisir pour le spectateur étant d’apprécier l’invention et la fantaisie, non de s’immerger dans une réalité fictive.


Port_of_Ostia Leonardo_Coccorante,_1
Le pendant du haut obéit à ces trois recettes (voir d’autres exemples dans Pendants architecturaux) :

  • 1) les bords externes sont fermés par des motifs qui renvoient le regard, comme une balle entre deux frontons ;
  • 2) le centre fait « comme si » les deux pendants se recollaient : mais les points de fuite sont ici trop proches pour permettre une distance correcte d’accrochage, et les lignes d’horizon sont à des hauteurs légèrement différentes ;
  • 3) la lumière provient d’entre les deux pendants, mais avec des approximations qui empêchent de localiser une source unique.

Le pendant atmosphérique respecte le premier procédé, mais pas les deux autres :

  • 2 bis) l’horizon est au même niveau et une distance optimale d’accrochage existe ;
  • 3 bis) la lumière vient du même point, très bas à gauche.

L’idée est bien, ici, de permettre au spectateur de comparer, à la même heure et depuis un même point idéal, les deux ambiances opposées : le naufrage et l’arrivée à bon port.

Mais c’est un peu plus tard que va’émerger une description véritablement réaliste de ces contrastes…



Vernet 1748 mer tempetueuse Musee Thyssen Bornemiza MadridMer avec tempête Vernet, 1748, Musée Thyssen Bornemiza, Madrid Vernet 1748 mer calme Musee Thyssen Bornemiza MadridMer calme Vernet, 1748, Musée Thyssen Bornemiza, Madrid
Vernet 1770 Port mediterraneen avec tempete Getty MuseumPort méditerranéen avec tempête Vernet, 1770 ,Getty Museum, Malibu Vernet 1770 Port mediterraneen par mer calme Getty MuseumPort méditerranéen par mer calme Vernet, 1770 ,Getty Museum, Malibu
Vernet 1773 A Shipwreck in Stormy Seas National Gallery LondresUn naufrage dans la tempête (A Shipwreck in Stormy Seas)Vernet, 1773, National Gallery Londres Vernet 1773 A Landscape at Sunset National Gallery LondresPaysage au coucher de soleil (A Landscape at Sunset)Vernet, 1773, National Gallery Londres

Vernet a mis au point des effets de lumière et d’atmosphère novateurs, très appréciés  pour leur rendu réaliste,  et qui ont assuré son succès tout au long de sa carrière.  Il a modernisé et exploité dans une série de pendants l’opposition poussinesque entre la tempête et le calme, impressionnant ses contemporains par  le contraste entre :

  • le midi tempétueux  (voir MatinSoir), et le calme retrouvé du soir ;
  • le ciel gris  et le ciel rose ;
  • la lumière tranchante et la lumière diffuse ;
  • les diagonales contraires des mâts et de la pluie,  et les verticales restaurées ;
  • les voiles gonflées et les voiles flasques ou carguées ;
  • les chaloupes ramenant à grand peine les naufragés et les barques  déchargeant paisiblement la pêche du jour.



Volaire 1770 Shipwreck The Huntington, PasadenaNaufrage (Shipwreck) Volaire 1770 View of Naples in Moonlight The Huntington, PasadenaVue de Naples au clair de lune (View of Naples in Moonlight)

Volaire, 1770, The  Huntington, Pasadena

Elève de Vernet, Volaire suit et accentue  les mêmes procédés.

Dans le Naufrage, les diagonales des éclairs se rajoutent à celles des mâts et des voiles, projetant un spot de lumière sur les naufragés, tandis qu’un soleil sanglant se cache derrière les nuages.

Dans la Vue de Naples, les orthogonales de la canne à pêche et du mât du filet carrelet rajoutent à la verticalité du vaisseau. Le rougeoiement est descendu du ciel vers la terre, où se prépare une friture au pied d’une ruine romaine (inspirée du temple de Minerve à Rome).

Dans les deux panneaux, l‘élément de stabilité est fourni par le château-fort inaccessible à la tempête, et par la silhouette du Vésuve qui fume paisiblement sous la lune


volaire vesuve 1794 1 volaire vesuve 1794 2

Double vue du Vésuve
Volaire, 1794, Collection particulière [1]

Le calme du Vésuve était tout relatif car il y eut de nombreuses éruptions à l’époque  – en 1771, 1773, 1774, 1775, 1776, 1779 et 1794 (celle représentée  ici), qui firent la fortune de Volaire comme peintre du volcanisme.

A la longue, on s’était habitué aux éruptions : l’ambiance cataclysmique des premiers tableaux a laissé place à un spectacle touristique dont on admire deux phases successives, depuis les barques ou depuis les rochers : tandis que la coulée de lave s’est élargie, la lune est monté vers la droite, presque complètement occultée par la pluie de cendre qui est le clou du spectacle. Et les spectateurs applaudissent à cette apothéose. [2]

wright_of_derby_clair de lune montrealClair de lune
Wright of Derby, 1787, Musée des Beaux Arts de Montréal
wright_of_derby_cottage en feuCottage en flammes
Wright of Derby, 1787, Minneapolis Institute of Art [4]

A gauche un lac paisible, sous une tour encore fière ; deux promeneurs à peine visibles sur la rive  jouissent du calme de la nuit.

A droite, une vallée sèche, entre une ruine ensevelie dans les branchages et un cottage disparaissant dans les flammes. ; une vieille femme se désespère tandis que le reste de la  famille s’active pour  sauver l’essentiel.

Plastiquement, le pendant oppose couleurs froides et couleurs chaudes. Allégoriquement, les éléments Terre et Eau aux éléments Air et Feu. Moralement, le Bonheur au Malheur.


wright_of_derby_personnages
Philosophiquement, il exploite  le même contraste qu’Hubert Robert, entre objectivité distanciée et implication dramatique.


wright_of_derby_lune
Loin au dessus des passions humaines, la lune fournit aux deux panneaux son  point de vue de Sirius.


Pierre-Henri de valenciennes 1782-1784 Loggia a Rome, le toit au soleil LouvreLoggia a Rome, le toit au soleil Pierre-Henri de valenciennes 1782-1784 Loggia a Rome, le toit a l'ombre LouvreLoggia a Rome, le toit à l’ombre

Pierre-Henri de Valenciennes, 1782-1784, Louvre, Paris

On dirait une ferme fortifiée en haut d’un champ labouré. Mais c’est une terrasse sur un toit de tuiles, une loggia romaine où l’on étend le linge pour qu’il  sèche sous le vent et au soleil.



Pierre-Henri de valenciennes 1782-1784 Loggia a Rome, le toit au soleil Louvre detail
Dans la première étude, celui-ci est déjà bas,  et même en contrebas comme le montre l’ombre portée du toit (ce qui confirme d’ailleurs la position élevée de la loggia).

Dans la seconde étude, l’ombre portée n’est plus visible, mais une lumière diffuse provient toujours de la droite. Le soleil vient de disparaître soit sous l’horizon, soit derrière un nuage.

Dans tous les cas, très peu de temps séparent les deux vues : à peine celui de rajouter un linge sur la corde  de gauche,  et pour le paysagiste de faire la preuve de sa virtuosité à capter les tons changeants et les ombres fugitives.

Titian Ramsay Peale, 1842 'Kilauea_by_Day Bernice P. Bishop Museum HonoluluLe volcan Kilauea le jour Titian Ramsay Peale, 1842 'Kilauea_by_Night Bernice P. Bishop Museum HonoluluLe volcan Kilauea la nuit

Titian Ramsay Peale, 1842, Bernice P. Bishop Museum, Honolulu

Ces deux toiles se veulent un témoignage précis, topographique et ethnographique : le jour les natifs rendent hommage à un roi, la nuit ils chantent à la lueur du volcan.


Monet 1867 Regattes a Sainte-Adresse METLa plage à Sainte-Adresse, Art Institute of Chicago Monet 1867 The_Beach_at_Sainte-Adresse Art Institute of ChicagoRégates à Sainte-Adresse, MET, New York

Monet, 1867

Ce pendant hâvrais oppose trois aspects du temps qui passe :

  • arée haute et marée basse,
  • temps lumineux et temps couvert,
  • jour de loisir et jour de labeur.

Trois vues de la rue Mosnier

Manet, 1878

Manet_Rue_Mosnier_Decorated_with_Flags_1878 Manet LA RUE MOSnIER AUX drapeaux - 1878 getty malibu
La Rue Mosnier aux drapeaux,
Manet, 1878, Collection particulière (65 × 81 cm)
La rue Mosnier aux drapeaux
Manet, 1878, Getty Museum,  Malibu (65.4 × 80 cm)

La date

Pour  commémorer l’Exposition Universelle qui matérialisait la prospérité retrouvée après la guerre de 1870, le gouvernement avait déclaré  le 30 Juin 1878  Fête de la Paix (la fête nationale du  14 juillet ne sera institué qu’en 1880). C’est ce jour exceptionnel, où le drapeau tricolore était à nouveau autorisé à pavoiser les rues de Paris, que Manet et son ami Monet, deux républicains convaincus,  ont voulu immortaliser.



Monet-montorgueil

La rue Montorgueil
Monet, 1878, Musée d’Orsay, Paris

« J’aimais les drapeaux. La première fête nationale du 30 juin, je me promenais rue Montorgueil avec mes instruments de travail; la rue était très pavoisée avec un monde fou. J’avise un balcon, je monte et demande la permission de peindre, elle m’est accordée. Puis je redescends incognito ! » Claude Monet [5]



Manet LA RUE MOSnIER AUX PAVEURS - 1878

La rue Mosnier aux paveurs
Manet, 1878, Cambridge, Fitzwilliam Museum (63 × 79 cm )

Manet a peint une troisième vue  de la rue Mosnier, sans drapeaux. La relation entre les  trois versions n’est pas claire : selon Robert L. Herbert [6],

  • la vue sans drapeaux aurait été peinte avant la fête,
  • celle barrée par le drapeau au premier plan, le jour de la fête,
  • et la troisième le soir de la fête (à voir l’ombre des maisons qui se projette sur la rue), voire le lendemain soir.

Pour avancer sur la question, il va nous falloir étudier plus précisément la topographie du quartier.


sb-line

La rue Mosnier et son quartier

Manet_La_rue_Mosnier_au_bec_de_gaz

La rue Mosnier, aujourd’hui rue de Berne, est séparée des rails de la gare Saint Lazare par une étroite rangée de maisons. Derrière la palissade,  le dessin de Manet montre une locomotive en contrebas qui se dirige vers le tunnel des Batignolles. Ce terrain vague était trop étroit pour construire, et la rue Mosnier commençait au numéro 7. Sur le mur de pignon de cette maison était peint une grande réclame en lettres d’or sur fond rouge.


Maison Helios, Pont de la place de l Europe, 1868, Musee Carnavalet, ParisMaison Helios, Pont de la place de l’Europe, 1868, Musée Carnavalet, Paris Monet La_Gare_Saint-Lazare_Ligne d'Auteuil 1877 OrsayLa gare Saint-Lazare, Ligne d’Auteuil
Monet, 1877, Musée d’Orsay, Paris.

 Un autre réclame du même type était peinte sur le fronton de l’immeuble de Manet. On la voit  à l‘extrême droite du tableau de Monet, pris depuis la verrière de la gare Saint Lazare.


La réclame

Manet LA RUE MOSnIER AUX PAVEURS - 1878 detail affiche
Sur la version de La rue Mosnier aux paveurs, Manet a tracé les lettres avec  suffisamment de netteté pour qu’on reconnaisse une réclame de la « Belle Jardinière ».  [7]
Cependant la dernière ligne pose question. Certains y lisent « Coin de Rue »[8],  un des plus grands magasins du monde, qui s’était ouvert en 1864 entre la rue Montesquieu et la rue des Bons « Enfants ». Manet se serait-il amusé à faire cohabiter deux magasins concurrents sur la même publicité  ?



Reclame pour La Belle Jardiniere
Cette carte tranche définitivement la question : il faut lire COIN du QUAI. Manet a donc fidèlement reproduit la réclame qu’il avait tous les jours sous les yeux, sans aucune intention symbolique.


L’atelier de Manet

La rue Mosnier s’ouvrait juste en face de l’atelier de Manet, qui occupait tout le rez de chaussée  du 4 rue de Saint Pétersbourg.



Edouard_Manet_-_Le_Chemin_de_fer_National Gallery of Arts Washington 1872

Le Chemin de fer
Manet, 1872, National Gallery of Arts, Washington

Juliet Wilson Bareau a découvert que le Chemin de Fer a été peint depuis le jardin d’une des maisons de la Rue de Rome, de l’autre côté des voies,  où habitait son ami le peintre Alphonse Hirsch. Ce que la petite fille (probablement la fille de Hirsch) regarde au delà de la fumée, c’est justement la porte cochère et une des fenêtres de l’atelier de Manet, où il venait de s’installer en 1872.


Edouard_Manet_-_Le_Chemin_de_fer_National Gallery of Arts Washington 1872 detail Manet Atelier

Ce tableau est donc un hommage à ce nouveau lieu de travail dont il était très fier : une ancienne salle d’armes éclairée par quatre grandes baies sur la rue, avec une loggia à mi-hauteur, accessible par un escalier intérieur, et  située au dessus de la porte cochère.



Plan de 1868
Plan d’ensemble des travaux de Paris indiquant les voies exécutées et projetées de 1851 à 1868, Gallica

Ce plan montre la rue Mosnier sans son nom (elle ne sera ouverte qu’en 1869), et permet de situer  le mur de pignon avec sa  réclame peinte, l’atelier au 4 de la rue de Saint Pétersbourg, et les points de vue des différents tableaux.


Une rue pittoresque

La série de la rue Mosnier (trois tableaux et plusieurs dessins) date de 1878, la dernière année de Manet dans cet atelier. Peut être avant de partir a-t-il voulu garder le souvenir des scènes animées  de la rue :

  • des paveurs et des déménageurs (dans le tableau « aux paveurs ») ;
  • des balayeurs et un rémouleur (dans le dessin « au bec de gaz » ) ;
  • des passants sous leurs parapluies, dans un autre dessin.

Selon Juliet Wilson Bareau [7], les dessins préparaient une série de gravures sur le thème « vu de ma fenêtre », qui n’a jamais été réalisée.


Les trois tableaux (SCOOP)

Les trois toiles sont  pratiquement de la même taille, mais  se distinguent par le style et la composition.



Manet Perpective 1
Les deux tableaux les plus achevés sont pris en vue plongeante, avec exactement le même point de fuite. La perspective est très précise, puisqu’elle tient compte du fait que la rue est en légère montée (la fuyante du balcon pointe  plus bas que celle des trottoirs). A noter que les réverbères du trottoir de droite ont été déplacés, indice d’une reconstruction en atelier.



Manet Perpective 2
Les deux versions « au drapeau », en revanche,  ne sont pas prises de la même hauteur.

Manet Vers rue de Berne Manet Vers Atelier

La rue n’ayant guère changé (sauf le centre de tri postal bâti à l’emplacement du terrain vague), il est facile de constater que tous les tableaux ont été pris depuis la deuxième fenêtre, mais que seule l’esquisse correspond à la  hauteur d’un homme assis ou debout dans l’atelier.
Celle-ci a donc très probablement été peinte le jour de la Fête, tout comme celui de Monet et sans doute sous la même impulsion : traduire rapidement  l’impression colorée donnée par cette éphémère floraison de drapeaux.


Un possible pendant

Manet LA RUE MOSnIER AUX drapeaux - 1878 getty malibu Manet LA RUE MOSnIER AUX PAVEURS - 1878

Il n’y a pas de certitudes qu’ils aient été conçus comme des pendants. Certains spécialistes (Rouart et Wildenstein) considèrent qu’ils furent achetés tous les deux en 1879 par le collectionneur Roger de Portalis, ce que réfute D. Farr [8a].


Manet Carnet de Comptabilité BNF Estampes YB3-2401 p 79Manet, Carnet de Comptabilité, BNF Estampes YB3-2401 p 79

En fait, le « carnet de comptabilité de Manet », établi en 1910 par Léon Leenhoff, est ambigu : si la « Rue Mosnier » (aux paveurs) est marquée achetée par Portalis pour 1000 Fr (environ 2400 euros), « Vue la Rue Mosnier drapeaux » est mentionnée plus bas pour la somme de 500 fr. Le fait que Leenhoff ne connaissait pas le nom de l’acheteur ne prouve pas qu’il ne s’agissait pas de Portalis : il aurait très bien pu l’acheter dans un second temps, avec une réduction. Un autre indice est que la troisième vue de la Rue Mosnier (celle avec un point de vue différent) est restée dans l’atelier de Manet jusqu’à sa mort.

Le sous-entendu politique a peut être compté dans l’achat : si on ne connait pas les opinions de Roger de Portalis, graveur, collectionneur et spécialiste du XVIIIème siècle [8b] , on sait que son frère aîné, le baron Fernand, exilé à Bruxelles en 1874, était classé comme communard par la police [8c].


L’homme aux béquilles

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L’homme aux béquilles
Manet, dessin de 1878,  Ashmolean Museum, Oxford

Il est temps maintenant de nous intéresser au détail qui a le plus fait couler d’encre : l’unijambiste vu de dos, que Monet a représenté de face dans ce dessin de la même époque (il a servi de couverture pour une chanson misérabiliste de Cabaner, « Les mendiants »).

Certains disent qu’il s’agit simplement d’un personnage bien connu dans le quartier. Mais la plupart des commentateurs [9] y voient  une ironie délibérée, que suggère  également la mention manuscrite portée sur  le dessin : « au moment de la Fête ».



Manet LA RUE MOSnIER AUX drapeaux - 1878 getty malibu detail
Au moment de la Fête de la Paix, donc, un vieux soldat invalide remonte péniblement la rue neuve, le long d’une palissade dissimulant des gravats – autre type de rebut urbain.

Deuxième ironie : l’amputé vient de croiser un ouvrier portant une échelle, sur laquelle il ne risque plus de grimper.

Troisième ironie : la palissade empiète sur le trottoir, l’obligeant à emprunter la chaussée [10].



Manet LA RUE MOSnIER AUX drapeaux - 1878 getty malibu detail trottoir droite
Quatrième ironie : sur le bon trottoir, celui  d’en face, une famille bourgeoise descend paisiblement la rue : la fille devant, puis la mère, puis le père fermant la marche : ceux pour qui notre homme s’est sacrifié.

Enfin, cinquième ironie : un cocher aide un passager à sortir d’un fiacre, dans lequel notre unijambiste ne risque pas d’être véhiculé.


Les paveurs (SCOOP)

Manet LA RUE MOSnIER AUX PAVEURS - 1878 detail
Si la version « unijambiste » est discrètement politique, il serait logique que son « pendant », beaucoup moins disséqué [11],  recèle également un message du même tonneau.

Dans la première version, la palissade empiétait sur le trottoir pour illustrer à la fois l’idée de rebut et de rejet ; dans celle-ci, elle est revenue dans l’alignement, et ne cache aucun gravat.

Un soupçon nous vient : était-il vraiment nécessaire de repaver en 1878 la rue Mosnier, ouverte à peine neuf ans plus tôt ? De plus, ces paveurs sont étranges : alors que l’unijambiste était dessiné en traits précis, ils sont  croqués à larges touches, dans un flou inapproprié pour un premier plan. Enfin, ils sont manifestement trop grands, comparés à la taille du couple qui s’adosse à la palissade.

Erreur de dessin ? Si le tableau était isolé, sans aucun doute. Mais si le tableau est un pendant, même seulement « mental », alors il faut probablement comprendre cette palissade qui ne cache  plus de munitions et ces hommes qui courbent l’échine comme une autre vision de la paix : non pas la paix patriotique fêtée par les  drapeaux, mais la paix sociale achetée sur le dos des casseurs de cailloux.



Manet LA RUE MOSnIER AUX PAVEURS - 1878 detail fiacres
Lesquels, à voir les fiacres à l’arrêt,  réussissent encore à barrer  la circulation des  bourgeois. [12]



Références :
[2] On trouvera une étude détaillé sur Volaire et sur ses vues du Vésuve dans Le Chevalier Volaire, un peintre français à Naples au XVIIIème siècle, Emilie Beck, Publications de centre Jean Bérard http://books.openedition.org/pcjb/823?lang=it
[7]. Juliet Wilson Bareau a d’ailleurs retrouvé une carte postale montrant une réclame similaire, sur le fronton du N°4 rue de Péterbourg (avant la construction du N°2). Voir « Manet, Monet, and the Gare Saint-Lazare », Juliet Wilson Bareau, Yale University Press, 1998, p 143
https://books.google.fr/books?id=oJMxKI0Ye7QC&pg=PA141&dq=La+rue+Mosnier+Manet+crutches&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwj3zoKEzbnRAhVB1hQKHW8JDRUQ6AEIGjAA#v=onepage&q=La%20rue%20Mosnier%20Manet%20crutches&f=false
[8] Iconotropism: Turning Toward Pictures, Ellen Spolsky, Bucknell University Press, 2004, p 163
[8a] D. Farr, “Edouard Manet’s La rue Mosnier aux Drapeaux, » dans « In honor of Paul Mellon, collector and benefactor : essays » https://archive.org/details/inhonorofpaulmel0000unse/page/108/mode/1up?q=portalis
[8c] F. Sartorius et J.-L De Paepe. « Les communards en exil. Etat de la proscription communaliste à Bruxelles et dans les faubourgs, 1871-1880 » Cahiers bruxellois 1970-1971 Tome XV-XVI https://archives.bruxelles.be/cahiers/search#:~:text=Tome%3A-,Tome%20XV%2DXVI,-Date%3A%201970%2D1971%0AArticles/Auteurs%3A%20F.%20Sartorius
[9] « Manet’s ‘Rue Mosnier Decked with Flags’ and the Flâneur Concept », Bradford R. Collins, The Burlington Magazine, Vol. 117, No. 872, Special Issue Devoted to Nineteenth and Twentieth-Century Art (Nov., 1975), pp. 709-714 https://www.jstor.org/stable/878214
[10] Nous reprenons et développons ici l’interprétation la plus idéologique : « Imagery and Ideology: Fiction and Painting in Nineteenth-century France, William J. Berg », Associated University Presse, 2007 https://books.google.fr/books?id=UgSQME4oblsC&pg=PA196&dq=manet+rue+mosnier+coin+de+rue&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwi74PCX_rnRAhULvRQKHa0BBx4Q6AEIGjAA#v=onepage&q=manet%20rue%20mosnier%20coin%20de%20rue&f=false
W.J. Berg va même jusqu’à voir une forme d’ironie dans la mention « sur mesure », qui suggèrerait que le pauvre homme est bien incapable de s’acheter ce type de vêtement. Or nous avons vu que la réclame de la Belle Jardinière est reproduite fidélement. De plus elle n’est lisible que dans l’autre version, celle des paveurs. Tout n’est donc pas idéologique dans le tableau.
[11] Pour une analyse plastique et lyrique du tableau, on peut lire : https://unpeintreuneoeuvre.blogspot.com/2015/02/edouard-manet-la-rue-mosnier-aux_14.html
[12] Manet a dessiné en 1871 deux lithographies des barricades. S’il était un républicain déclaré, on dit généralement qu’il a désapprouvé la Commune. Ce qui n’exclut pas une forme de sympathie avec les bagnards, parallèle à sa sympathie pour les anciens combattants. Sur une analyse plus nuancée et très intéressante de sa position pendant le siège de Paris et pendant la Commune, on peut consulter : https://macommunedeparis.com/2016/07/03/edouard-manet-et-la-commune/

4 Comments to “Pendants paysagers : deux états du monde”

  1. Bonjour,
    Comme je viens de prendre connaissance de votre trés éclairant article sur La Rue Mosnier de Manet, je me permet de vous signaler le changement de l’Url du blog que je vous remercie d’avoir citeé en note 11 de votre article.
    Il s’agit désormais de :
    https://unpeintreuneoeuvre.blogspot.com
    patricia brayer

  2. zwingenberger jeanette

    Remarquable comment peux je vous citer?

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