5 Le Polyptyque de Strasbourg
Le musée de Strasbourg conserve six petits panneaux de taille identique (20 cm x 13 cm), dont l’encadrement original a été perdu. En l’absence d’une reconstitution complètement convaincante, on l’appelle prudemment « polyptyque« . On a pensé qu’il s’agissait d’un triptyque à panneaux égaux du type de celui de Benedetto (voir 4 Le triptyque de Benedetto), dont chaque panneau biface a été scindé en deux. Mais l’hypothèse la plus vraisemblable désormais est qu’il s’agissait d’un quadriptyque à huit faces en accordéon, dont l’un des panneaux a été perdu.
Cet article met à jour celui publié précédemment, dans lequel je proposais une reconstitution erronée
Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption
Hans Memling , vers 1494, Musée des Beaux-arts, Strasbourg
Panneau 1 : Le blason
Le blason se compose d’un griffon noir sur un écu d’argent, surmonté de trois lis d’or sur un fond bleu : c’est celui de la famille Loiani de Bologne (on sait qu’un Giovanni-Antonio a épousé une flamande, occasion pour laquelle le retable a pu être commandé à Memling). En haut, la devise familiale : « Nul bien sans paine ».
Panneau 2 : Le Crâne
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Voici un crâne que nous connaissons bien : Memling a repris celui qu’il avait déjà utilisé au revers du Diptyque de Jean et Véronique. Seuls changent la forme de la niche (en arc de cercle au lieu d’un rectangle) et l’inscription gravée dans la pierre, qui est considérablement plus bavarde et a du être coupée en deux parties de part et d’autre de la niche. Elle est tirée du chapitre XIX du livre de Job :
« Je sais en effet que mon rédempteur vit… que demain je ressusciterai et que revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon sauveur. » (Scio enim quod redemptor meus vivit. Et in novissimo die de terra surrecturus sum et rursum circumdabor, pelle mea et in carne mea videbo deum savlavtoreme meum »)
Panneau 3 : Le squelette
Le phylactère flottant que le squelette tient de sa main gauche porte la phrase suivante :
« Voici la fin de l’homme : j’ai été préparé avec de la boue, puis rendu semblable à la poussière et à la cendre. » « Ecce finis hominis. Comparatus sum luto et assimulatus sum faville et cineri ».
Cette sentence, qui semble avoir été composée spécialement pour l’occasion, paraphrase le verset 3:19 de la Genèse : « tu es poussière et tu retourneras à la poussière », mais en atténuant l’intensité dramatique de la malédiction. Les trois mots du début « Ecce finis hominis » sont tracés en rouge, comme le titre d’une explication : c’est pourquoi il vaudrait mieux le traduire par « Voici la finalité de l’homme ». Le reste développe, sous forme d’un phrase proférée par le squelette, une constatation générale sur le début de l’humanité (la boue) et sa fin (la poussière et la cendre).
Le cadavre est encore recouvert de peau (sauf le crâne) ; son abdomen est ouvert et dévoré de vers, un crapaud s’abouche à ses parties génitales. Il vient visiblement de sortir du tombeau dont on voit la dalle déplacée derrière lui. D’où un message ambigu : tandis que le phylactère constate la pulvérulence de l’homme, l’image montre bel et bien un mort en train de ressusciter.
Panneau 4 :La femme nue
On interprète habituellement ce panneau comme une « Vanité » : à la fois en référence au défaut qui consiste à se regarder dans le miroir, et au caractère fugitif de la beauté et des plaisirs terrestres. Notons que l’image, d’un érotisme exceptionnel pour l’époque, ne comporte aucun symbole funèbre ou négatif : une campagne verdoyante, un caniche et deux lévriers tête-bêche, et derrière un marchand et son âne, qui quitte le moulin avec un sac de farine.
La rivière en contrebas, les mules et le miroir pourraient évoquer une baignade en plein air : mais pique-t-on une tête avec un diadème de perles ? L’accumulation de détails en apparence incohérents montre que le sujet n’est pas une scène de genre, mais bien une allégorie : certains proposent qu’il s’agit de la Vie, par opposition à la Mort représentée par le squelette et le crâne.
Panneau 5 : L’enfer
Une démone aux seins flétris piétine trois damnés dans une énorme gueule enflammée, qui figure l’entrée des Enfers. Le phylactère qui flotte au dessus d’elle, soulevé par la chaleur du brasier, porte une constatation ironique :
« En Enfer pas de rédemption (In inferno nulla est redemptio) ».
Car le geste des bras, le droit levé et le gauche baissé,, caricature le geste habituel du Sauveur dans les Jugements Derniers : à ma droite le ciel pour les Elus, à ma gauche l’Enfer pour les Damnés, comme on le voit ci-dessous dans un autre triptyque de Memling.
Triptyque du Jugement Dernier
Memling, 1466-1473, Muzeum Pomorskie, Gdánsk
Panneau 6 : Le Christ en Gloire
Le Christ bénissant porte les attributs du Seigneur : couronne, sceptre en forme de croix fiché sur la boule en cristal qui représente le monde débarrassé du péché, rendu à la transparence et à l’incorruptibilité.
Les quatre anges instrumentistes tiennent une mandore, un psaltérion, une harpe et une vielle à archet.
Hypothèses pour une reconstitution
Ce qui rend problématique la reconstitution du polyptyque de Strasbourg, c’est qu’aucun trio de panneaux ne se fait jour de manière évidente, alors qu’il est très facile de constituer des paires :
« Le squelette et la Vanité se répondaient sans doute, ainsi que le Christ en Gloire et l’Enfer. » Jean Wirth, La jeune fille et la mort, Droz 1979, p 42
- Prenons donc pour première hypothèse que le Triptyque doit pouvoir montrer une Vanité (le squelette et la femme nue), et d’autre part opposer le Christ en Gloire et l’Enfer.
- Deuxième hypothèse raisonnable : pour des raisons de pudeur, on ne doit pas voir simultanément le Christ en gloire et la femme nue.
- Troisième hypothèse : par analogie avec d’autres diptyques bien connus, les deux panneaux en grisaille constituent les faces externes du triptyque refermé :
« Les armes et le crâne renfermaient peut-être le polyptyque , ainsi que dans le Triptyque Braque par exemple… » Jean Wirth, op.cit.
Triptyque Braque (revers)
Van de Weyden, vers 1452, Louvre, Paris
- Enfin, dernier point qui réduit singulièrement le champ des possibles : on savait depuis longtemps que que la face Squelette et la face Blason provenaient du même panneau, à cause d’une fissure verticale qui les traverse tous les deux. L’étude technique réalisée à l’occasion de l’exposition Memling de 1995 a montré, par l’examen des traces de sciage, que les deux autres panneaux étaient Christ en Gloire /Vanité et Blason / Mort.
La reconstruction de 1995 [1]

Le triptyque de la Vanité terrestre
En ouvrant du côté Blason, on voit apparaître en pendant la Vanité et la Mort, auquel s’ajoute à gauche le Crâne, si l’on déplie complètement l’accordéon.
Le triptyque de la Rédemption céleste
En ouvrant du côté Crâne, on voit apparaître en pendant le Ciel et l’Enfer, auquel s’ajoute à gauche le blason.
L’Enfer se trouve à la gauche de Dieu, comme dans tout Jugement dernier, et le Blason familial du côté honorable, à sa droite.
« …la nouveauté du petit polyptique de Memling résulte plutôt dans le dépassement du cadre traditionnel de la simple dévotion à une image sacrée – le Salvator Mundi fait ici figure d’image de dévotion, sur l’un des deux « diptyques » emboîtés – par l’adjonction d’une mise en garde de caractère moral (La jeune Femme et la Mort) ». [2] p 56.
La fonction de l’œuvre ( [2], p 57 ) est liée au culte domestique de particuliers fortunés autorisés grâce à des privilèges pontificaux à célébrer l’Eucharistie à domicile . Ces particuliers possédaient de petits autels portatifs sur lesquels étaient placés des triptyques ou des polyptyques comparables à celui de Strasbourg.
Difficultés de cette reconstruction
Une première difficulté est que le casque « tourne le dos » à Dieu, ce qui est héraldiquement une anomalie : on peut l’éviter en supposant qu’on ne dépliait pas le panneau blason.
Une difficulté plus sérieuse est que les moulures des panneaux sont en fait de deux types : en talus – facette oblique plane (en gris) et en cavet – facette oblique concave (en noir). Le diptyque Dieu/Enfer n’est donc pas homogène. Or une analyse technique effectuée en 1996 a montré que ces moulures n’étaient pas des collages postérieurs, comme on l’avait supposé, mais qu’elles étaient taillées dans la masse du panneau : la reconstruction de 1995 devait donc être abandonnée.
La reconstruction de 2009 [3]
Un quadriptyque en accordéon
La seule solution possible est de postuler l’existence d’un quatrième panneau perdu [3]. On connaît de rares exemples de tels quadriptyques :
- s’ouvrant en accordéon : quadriptyque Orsini de Simone Martini (1336-40) ;
se dépliant en deux temps : d’abord diptyque, puis quadriptyque : quadriptyque d’Anvers /Baltimore (voir ZZZ).
Le quadriptyque du Bien
En regroupant les quatre faces aux moulures en talus, on forme au centre des deux couvercles un diptyque composé de Dien en majesté, dont le pendant obligé ne pouvait être qu’une Vierge trônant.
La devise familiale, « Nul bien sans paine », qui joue sur l’ambiguïté du mot « peine », peut se comprendre en deux sens :
- soit une banale morale de l’effort : « rien de valable sans se donner de la peine (no pains, no gains) » ;
- soit l’affirmation ontologique que le Bien (céleste) est indissociable de la Peine (terrestre).
Dans ce quadriptyque dédié au Bien, le casque du blason, qui représente la pérennité de la lignée, regarde en direction du diptyque divin : ainsi se réalise, en quelque sorte, le souhait inscrit sous le crâne : « revêtu de ma chair et de ma peau, je verrai Dieu mon sauveur. »
Le quadriptyque de la Peine
Les quatre faces aux moulures en cavette proposent un message moins optimiste, dans lequel le mot « Peine » pourrait s’entendre dans un troisième sens, celui de Punition.
Entre les deux figures terrifiantes et leur phylactères menaçants, il serait assez logique que vienne s’insérer un couple générique : un homme en tant que fils d’Adam, et la femme luxurieuse en tant que fille d’Eve.
Les deux panneaux latéraux apparaissent ainsi comme les conséquences du Péché originel : la mortalité et la punition infernale (suite à la connaissance du Bien et du Mal,).
L’Homme et son squelette
Dans le diptyque de gauche, le squelette debout sur un cimetière constitue comme le double sinistre du nouvel Adam, voué à bêcher la tetrre aride et à y retourner. Cette comparaison « côte à côte » d’un homme avec son squelette est rare : la configuration la plus courante est celle où il faut retourner le portrait pour faire apparaître l’image macabre, dans un effet de surprise (voir La mort recto-verso).
La Coquette et le Diable (SCOOP !)
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Dans le diptyque de droite, la Démone derrière la femme au miroir incarne la Punition qui la menace. Les oppositions sont flagrantes :
- à gauche le jour, la campagne verdoyante, l’eau en abondance, les chiens de compagnie ou de chasse, la femme dans la plénitude de sa beauté, la roue éternelle du moulin ;
- à droite l’obscurité, les rochers secs, le feu déchaîné, la gueule carnassière de l’Enfer en guise d’animal de compagnie, la Démone dans sa hideuse nudité, le châtiment éternel dans la Géhenne.
Il s’agit là de la toute première apparition d’un motif qui fera florès dans l’art germanique (voir 4 Fatalités dans le rétro)
Illustration pour « Der Ritter von Turn von den Exemplen der Gotzforcht vnd Erberkeit »,
Marquart von Stein, imprimé à Bâle par Michael Furter, 1493 (bois attribué à Dürer)
Le thème du reflet (SCOOP !)
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Le panneau de la Vanité n’est pas le seul à jouer sur le thème du reflet :
- le squelette se reflète dans l‘image gravée sur la dalle ;
- le maître de la Démone, un Lucifer barbu, se reflète sur son ventre et sur son bas-ventre.
![]() Narcisse, Ombrie, XVIème siècle (c) Bristol City Museum and Art Gallery |
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La logique voudrait donc que le panneau manquant ait montré, en guise de nouvel Adam, un Narcisse debout regardant son reflet dans un point d’eau alimenté, pourquoi pas, par le ruisseau de la Vanité,
Synthèse
Si cette reconstruction est correcte, le polyptique de Strasbourg, déjà considéré comme un « unicum » iconographique, devient une oeuvre très élaborée, où deux quadriptyques s’opposent :
au recto le quadriptyque du Bien, à caractère officiel, montrant le couple divin entre ces deux métaphores de l’esprit humain que sont la Boîte crânienne et le Casque ;
- au verso, le quadriptyque de la Peine, à vocation privée, encadrant un couple humain entre ces deux destinées du Corps que sont la Mort et la Damnation.
Sans doute l’ostention des deux faces du quadriptyque donnait-elle lieu à un rituel bien précis : le quadriptyque de Strasbourg n’était pas un retable à accrocher, mais un théâtre de poche à manipuler.
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