Les pendants de Poussin
Grand théoricien de la composition, Poussin est certainement celui qui a poussé le plus loin l’esthétique du pendant classique.
Tous appartiennent à la catégorie « Pendants d’histoire »
![]() Poussin, 1624-25, Musée Pouchkine Moscou |
![]() Poussin, 1624-25, Ermitage, Saint Petersbourg |
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Ces victoires de Josué furent toutes deux marquées par un prodige, que Poussin a représenté en haut de chaque pendant.
« Alors Josué parla à Yahweh, le jour où Yahweh livra les Amoréens aux enfants d’Israël, et il dit à la vue d’Israël: Soleil, arrête-toi sur Gabaon, et toi, lune, sur la vallée d’Ajalon! Et le soleil s’arrêta, et la lune se tint immobile, jusqu’à ce que la nation se fut vengée de ses ennemis. » Josué, 10: 12 | « Lorsque Moïse tenait sa main levée, Israël était le plus fort, et lorsqu’il laissait tomber sa main, Amalec était le plus fort. Comme les mains de Moïse étaient fatiguées, ils prirent une pierre, qu’ils placèrent sous lui, et il s’assit dessus; et Aaron et Hur soutenaient ses mains, l’un d’un côté, l’autre de l’autre; ainsi ses mains restèrent fermes jusqu’au coucher du soleil . Et Josué défit Amalec et son peuple à la pointe de l’épée ». Exode 17: 11, 13 |
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Une fois passée l’impression de trop-plein cahotique et de tourbillonnement général, on se rend compte que les deux compositions suivent le même schéma : au centre un piton rocheux épargné par la bataille ; autour, un mouvement centrifuge des ennemis, repoussés dans les deux sens à l’image d’une marée qui reflue.
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Un groupe remarquable se retrouve décalqué de manière symétrique dans les deux tableaux :
- dans le premier, un général à cheval indique le sens de la poussée ; juste en dessous, trois hommes de profil, groupés autour d’un cheval, avancent vers la droite ;
- de même, dans le second, deux cavaliers indiquent le sens de la poussée ; juste en dessous, trois combattants vus de profil avancent comme un seul homme vers la gauche.
Dans ces tableaux de jeunesse marqués par l’ivresse de la profusion et l’exhibition de la virtuosité, un besoin de simplicité est déjà à l’oeuvre sous le grouillement des postures.
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Un pendant très symétrique
- Une scène du Nouveau Testament (Jésus calme la tempête – Marc 4:35-41) s’oppose à une scène de l’Ancien.
- Un bateau de ligne (sans marins visibles) s’oppose à une simple barque (dont on voit l’équipage).
- Dans les deux cas il s’agit d’une traversée qui risque de mal tourner, et nous sommes juste avant l’événement crucial qui va restaurer le calme (Jonas avalé par la baleine, Jésus réveillé par les disciples).
- Visuellement, les deux traversées sont montrées en sens inverse : dans le tableau de Jonas, on voit la destination à droite (Tarsis sur la montagne) ; dans le tableau de Jésus, on voit le point de départ à droite (la rive Est du lac de Tibériade) et la destination à gauche (la mer calmée, avec un bateau voguant paisiblement).
- La direction du vent et les couleurs du ciel (du noir au bleu) suivent le même mouvement.
En s’intégrant au sein de la narration et en guidant l’oeil du spectateur vers le lieu, non montré, du surnaturel (Jonas rejeté à la côte, la tempête calmée), la bande de séparation joue un rôle très particulier : comme une sorte de galop d’essai pour un autre pendant de Poussin, aux symétries moins marquées, mais où il va s’agir là encore de deux mouvements en sens inverse (cette fois non pas centripètes, mais centrifuges)…
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Poussin 1525-26, collection privée.
Les sujets sont indiqués par une inscription d’époque au verso :
- « Apollon rattrapant une nymphe » ;
- « La mort d’Eurydice » – elle fut mordue par un serpent en s’enfuyant devant Aristaeus qui la pourchassait malgré son mariage avec Orphée (selon les Géorgiques de Virgile).
A la lumière rasante du soleil couchant, Poussin nous montre donc la Chasteté et la Fidélité victimes du Désir.
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Poussin, 1628 , collection privée
Ces deux tableaux ont été achetés et ramenés en Angleterre en 1791 par le peintre Sir Josuah Reynolds, sous les titres « Le Matin » et « Le Soir » [0a].
Si le second tableau représente clairement Bacchus enfant, conduit par un satyre, une nymphe et un faune vers une caverne du mont Nysa, le premier tableau semble être une scène pastorale générique : un berger et une bergère se rencontrent, chacun avec son chien et son troupeau.
Paysage avec l’enfance de Bacchus
Jean Lemaire National Gallery of Ireland
Ce tableau de Jean Lemaire, qui collaborait avec Poussin à Rome, confirme l’ordre d’accrochage.
La logique du pendant (SCOOP !)
L’idée d’apparier ces deux scènes se justifie si l’on fait l’hypothèse que la pastorale représente spécifiquement le berger Daphnis et la bergère Chloé. D’après l’oeuvre de Longus :
- Daphnis a été trouvé par un chevrier dans un bosquet de lauriers (d’où sa couronne distinctive), et allaité par une chèvre,
- Chloé est elle aussi est une enfant trouvée, allaitée par une brebis
Selon certaines traditions, Dionysos aurait lui aussi été allaité par la chèvre Amalthée.
Le thème commun serait donc celui de l’allaitement d’un orphelin par un ovin .
![]() Poussin, 1632-1634, Victoria Gallery of Arts |
![]() Poussin, 1633-34, National Gallery, Londres |
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Images en haute définition :
http://www.ngv.vic.gov.au/explore/collection/work/4271/
https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/nicolas-poussin-the-adoration-of-the-golden-calf
Ces deux pendants ont été commandés en 1632 par le riche marchand Amedeo dal Pozzo, qui voulait décorer une pièce de son palais de Turin avec des scènes de la vie de Moïse. Ils se lisent chronologiquement.
Dans le premier, Moïse sort le dernier de la mer qui vient de se refermer sur les soldats de Pharaon, et remercie Dieu, symbolisé par le nuage noir sur la droite. Au premier plan, les Hébreux récupèrent dans les eaux les armes des soldats noyés.
Dans le second, les mêmes célèbrent l’idole qu’ils ont construite pendant l’absence de Moïse, monté sur le mont Sinaï.
On le voit à l’extrême gauche, brisant les Tables de la Loi à la vue de ces bacchanales. Juste après, il fera massacrer les impies par ceux qui lui sont resté fidèles.
Les deux pendants sont liés par la présence de Moïse de part et d’autre de la bande de séparation. Cet espace en hors champs prend ici, par l’intelligence de la composition, une valeur particulière : à la fois barrière naturelle (mer Rouge, mont Sinaï) et lieu sacré où s’exerce la puissance divine (la mer qui se referme, la remise des tables de la Loi), c »est aussi le lieu de l’ellipse où l’artiste, en renonçant à la peindre, – insuffle dans son oeuvre la puissance du surnaturel. Et c’est de là que doit partir l‘oeil du spectateur pour lire de droite à gauche le premier acte, et de gauche à droite le second.
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Les deux scènes illustrent deux moments de liesse qui s’opposent par leur valeur morale : joie pure d’avoir été sauvé par Dieu, joie fallacieuse de lui avoir désobéi. Le geste d’invocation du faux guide, Aaron (le bras tendu vers la terre) contrefait celui du vrai prophète, Moïse (le bras tendu vers la ciel).
Notons que les deux épisodes se situent juste après un miracle (l’ouverture de la Mer Rouge et l’apparition sur le Sinaï) ; mais aussi avant et après deux massacres : celui des Egyptiens et celui des Hébreux impies.
Grand maître de l’ellipse, Poussin ajoute au non-peint spatial un non-dit temporel : les armes récupérées d’un côté sous-entendent de l’autre le massacre imminent.
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1632-3, Provincia di Torino
Les deux pendants de Poussin faisaient partie d’une série de quatre tableaux consacrés à l’Histoire de Moïse et à l’Exode : les deux derniers panneaux, commandés à deux peintres différents, ne manifestent aucune recherche particulière de symétrie. [0b]
Les Bergers d’Arcadie
Devant un tombeau surmonté d’un crâne, deux bergers et une bergère déchiffrent l’inscription ET IN ARCADIA EGO (« Même en Arcadie je suis là (la mort) ». En bas à droite, le vieil homme vu de dos, versant l’eau d’une amphore, personnifie le fleuve Alphée qui traversait l’Arcadie.
Midas se lavant dans le Pactole
Le roi Midas, récompensé par Bacchus pour avoir sauvé Silène, avait demandé à ce que tout ce qu’il toucherait se transforme en or. Mais accablé par ce voeu malencontreux, il demanda à Bacchus de l’en relever. Celui accepta, à condition qu’il se lave dans le fleuve Pactole : et voilà pourquoi, depuis, celui-ci charrie des paillettes d’or (Ovide, Métamorphoses XI: 100–145).
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Si le tableau est bien le pendant des Bergers d’Arcadie, le vieil homme vu de dos et coiffé de pampres personnifie le fleuve Pactole ; les deux amours versant de l’eau d’une seconde urne superposée à la première représentent sans doute les deux états du fleuve, maintenant chargé d’or.
Midas à la source du fleuve Pactole
Poussin, vers 1627, Ajaccio, Musée des Beaux Arts
On retrouve une idée similaire dans ce tableau de la même époque, où Poussin montre deux fois le roi Midas : habillé et couronné d’or, puis nu après le relèvement de son voeu : ici l’attention est portée sur les deux états successifs de Midas, et dans le tableau du MET sur les deux états du Pactole.
La logique du pendant
Les deux scènes sont situées dans une pente, sous un arbre dont les branches convergent vers un vieil homme couronné de verdure : le sujet commun est donc « La source du fleuve ».
Le fleuve Alphée prend sa source en Arcadie, contrée bénie mais qui n’échappe pas à la contamination de la mort : d’ailleurs il sera détourné par Hercule pour nettoyer les écuries d’Augias. Le fleuve Pactole, à l’inverse, purifie et se charge d’or.
En opposant les bergers d’Arcadie au roi Midas , le pendant met en balance la fin de l’insouciance et la possibilité d’une rédemption.
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Poussin 1637-1638, National Gallery, Londres
Ce pendant très simple oppose deux parcours en S : celui du chemin de terre et celui du ruisseau. Poussin exploitera cette idée dans d’autres pendants, comme nous allons le voir.
![]() Poussin, 1640, Berlin, Staatliche Museen |
![]() Poussin, 1640, Chicago Art Institute |
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Haute résolution : https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/landscape-with-saint-john-on-patmos/VgEd702T99UWlA?hl=en
Ces deux tableaux ont été peints pour l’abbé Gian Maria Roscioli, secrétaire du pape Urbain VIII à Rome. On ne sait pas s’il s’agit d’un pendant ou d’une série inachevée (peut être à cause de la mort de l’abbé en 1640, ou du départ de Poussin de Rome).
Plusieurs arguments militent néanmoins en faveur d’une conception en pendant :
- le parti-pris très contraignant choisi (un premier plan de formes géométriques avec le saint en miniature, devant un vaste paysage) aurait conduit à la lassitude, sauf à changer de formule pour les deux autres évangélistes ;
- les deux saints se font face, chacun escorté de son symbole distinctif (l’Ange et l’Aigle) ;
- les deux paysages se complètent tout en jouant avec les règles classiques : le paysage terrestre est centré sur un large fleuve tandis que le paysage maritime marginalise la mer ;
- au S de la voie d’eau répond le S du chemin de terre.
Une raison plus profonde tient peut être au couple particulier de ces deux évangélistes parmi les quatre : tandis que Marc et Luc ont comme symboles des animaux qui marchent (le Lion et le Taureau), ils ont quant à eux des êtres qui volent :
- Matthieu a pour symbole un ange à figure d’homme : selon Saint Jérôme, c’est parce qu’il insiste surtout, dans son évangile, sur l’humanité du Christ.
- Quant à Jean, si son symbole est l’Aigle qui vole plus haut et voit tout, c’est parce qu’il insiste au contraire sur sa divinité.
Raison pour laquelle, peut être, le paysage derrière Matthieu nous montre une ville aux pieds d’une tour, et celui derrière Jean un temple à côté d’un obélisque.
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Poussin, 1645-48, Louvre, Paris
Ce pendant a été peint pour Camillo Massimi.
Moïse enfant
L’anecdote ne figure pas dans la Bible, mais est racontée par l’historien Josèphe.
Thermutis, la fille de Pharaon, avait décidé d’adopter Moïse alors âgé de trois ans, dans le désir de le voir succéder au trône d’Egypte. Le Roi, voulant faire plaisir à sa fille, posa sa couronne sur la tête de l’enfant ; aussitôt Moïse la jeta à terre et la foula de ses pieds. Un des prêtres assistant à l’action qu’il considéra d’un mauvais augure, brandit une lame pour tuer l’enfant, mais Thermutis s’empressa de le reprendre dans ses bras.
Poussin répartit les sexes de manière équilibrée : quatre servantes autour de Thermutis assise, quatre prêtres ou conseillers autour de Pharaon couché, et le petit Moïse entre les deux, mis en évidence par la limite du rideau.
Moïse changeant en serpent la verge d’Aaron
L’épisode est raconté dans la Bible :
« Et l’Éternel parla à Moïse et à Aaron, disant : Quand le Pharaon vous parlera, en disant : Montrez pour vous un miracle, tu diras à Aaron : Prends ta verge, et jette-la devant le Pharaon : elle deviendra un serpent. Et Moïse et Aaron vinrent vers le Pharaon, et firent ainsi, selon que l’Éternel avait commandé ; et Aaron jeta sa verge devant le Pharaon et devant ses serviteurs, et elle devint un serpent.
Et le Pharaon appela aussi les sages et les magiciens ; et eux aussi, les devins d’Égypte, firent ainsi par leurs enchantements : ils jetèrent chacun sa verge, et elles devinrent des serpents ; mais la verge d’Aaron engloutit leurs verges. « Exode 7:8-12
Poussin met en scène avec clarté cette histoire complexe, en se limitant à deux serpents : celui des Hébreux à droite, mordant celui des Egyptiens à gauche. Il affuble les quatre devins d’une couronne de lauriers : l’un tient une perche avec un ibis, le deuxième un vase sacré, le troisième a jeté à terre sa verge qui s’est transformée en serpent, et le quatrième renonce à la jeter à son tour. Côté Hébreux, trois figurants précèdent les deux héros qui lèvent triomphalement l’index : Aaron et Moïse.
La logique du pendant
Ce qui a attiré l’attention de Poussin sur ces deux épisodes tirés de l’histoire de Moïse – l’un peu connu et l’autre bien connu – est une série de points communs :
- le geste de jeter au sol un objet de pouvoir : la couronne ou la verge ;
- la dévalorisation qui s’ensuit : la couronne devient un déchet juste bon à être piétiné et les verges deviennent des serpents, le plus méprisable des animaux ;
- le combat terminal : entre le prêtre levant son poignard et les servantes ; entre les deux serpents.
Formellement, il réussit a créer une forme de symétrie, plus intellectuelle que visuelle. On rencontre ainsi successivement, en partant du centre :
- un groupe de serviteurs de Pharaon (en gris) ;
- Pharaon assis (en vert) ;
- un groupe de partisans de Pharaon : le prêtre au poignard ; les quatre devins (en rouge) ;
- un groupe de partisans des Hébreux : Thermutis, ses quatre servantes et l’enfant ; Aaron, Moïse et leurs trois compagnons (en bleu et blanc).
![]() Poussin, 1648, Cardiff, Musée national du Pays de Galles |
![]() Poussin, 1648, Walker Art Gallery, Liverpool |
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Ce thème rarissime a été illustré en 1648 pour un des collectionneurs de Poussin, le marchand de soie lyonnais Sérisier. Phocion était un homme d’état athénien du IVe siècle av. J.-C. qui fut accusé injustement de trahison, condamné à s’empoisonner, et interdit de sépulture dans la cité.
Les funérailles
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Un détail du tableau, puisé directement chez Plutarque, passe comme l’exemple même de l’érudition de Poussin, :
« Ainsi, ayant représenté dans un paysage le corps de Phocion que l’on emporte hors du pays d’Athènes comme il avait été ordonné par le peuple, on aperçoit dans le lointain, et proche de la ville, une longue procession qui sert d’embellissement au tableau et d’instruction à ceux qui voient cet ouvrage, parce que cela marque le jour de la mort de ce grand capitaine qui fut le dix-neuvième de mars, le jour auquel les chevaliers avaient accoutumé de faire une procession à l’honneur de Jupiter » » A. Félibien, Vie de Poussin, VIIIe entretien sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes, 1688
Cette érudition n’est pas gratuite : il s’agit surtout de souligner, avec Plutarque, que
« c’était un très-grief sacrilège encontre les dieux , que de n’avoir pas à tout le moins souffert passer ce jour-là, afin qu’une fête si solennelle comme celle-là ne fût point polluée ni contaminée de la mort violente d’homme. » Plutarque, traduction Amyot, 1567
Le cadavre, emporté hors d’Athènes pour être brûlé, est cité par Fénelon comme un exemple de réalisme empathique :
« POUSSIN
Le mort est caché sous une draperie confuse qui l’enveloppe. Cette draperie est négligée et pauvre. Dans ce convoi tout est capable d’exciter la pitié et la douleur.
PARRHASIUS
On ne voit donc point le mort ?
POUSSIN
On ne laisse pas de remarquer sous cette draperie confuse la forme de la tête et de tout le corps. Pour les jambes, elles sont découvertes : on y peut remarquer, non seulement la couleur flétrie de la chair morte, mais encore la roideur et la pesanteur des membres affaissés. »Fénelon, Dialogue des morts, 1692-95, composé pour l’instruction du Duc De Bourgogne
Le brancard passe juste à l’aplomb du cénotaphe auquel Phocion aurait eu droit, et sous un poète qui regarde ailleurs.
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Plus bas, un cavalier quitte la ville au galop. Il va bientôt doubler le lent char à boeuf sur lequel deux silhouettes voilées sont assises : peut-être la famille de Phocion bannie d’Athènes, bien que ce détail ne figure pas dans Plutarque.
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Quoiqu’il en soit, le chemin en S permet à Poussin d’étager trois types de locomotion (à cheval, en char, à pieds) et de construire, autour du troupeau immobile, une dynamique qui mène l’oeil jusqu’au coeur du second pendant. [1]
Les cendres
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« Et il y eut une dame mégarique, laquelle se rencontrant de cas d’aventure à ces funérailles avec ses servantes, releva un peu la terre à l’endroit où le corps avait été ars et brûlé, et en fit comme un tombeau vide, sur lequel elle répandit les effusions que l’on a accoutumé de répandre aux trépassés. » Plutarque, traduction Amyot, 1567
La dame recueille pieusement les cendres, sa servante fait le guet devant une foule indifférente : l’escamotage du héros, commencé à Athènes, est parachevé à Mégare. L‘ombre du deuil couvre l’emplacement du bûcher, qui se trouve juste à l’aplomb de l’élément culminant de la cité : le rocher.
Ainsi, plus pérenne que les temples, le souvenir de Phocion est désormais intégré au centre même du paysage : avec ce rocher troué, la Nature lui offre le tombeau vide que les hommes lui ont refusé.
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![]() Poussin, 1653 |
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Peint pour Pointel, ce pendant dont le premier tableau ne nous est plus connu que par cette gravure, est le tout dernier de Poussin.
Dans le premier tableau, le sépulcre dans lequel le Christ va être enseveli se trouve à gauche, avec vue au fond sur le Golgotha ; dans le second, le sépulcre duquel le cadavre du Christ a miraculeusement disparu se retrouve à droite, avec vue sur le jardin.
Très subtilement, l’inversion du point de vue traduit picturalement le retournement décrit dans l’Evangile de Jean :
« Ceux-ci lui disent : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » Elle leur dit : « Parce qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a mis. » Ayant dit cela, elle se retourna, et elle voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. » (Jean 20:13-14)
Poussin joue également sur l’inversion des postures :
- le Christ debout inverse le Christ gisant sur le sol ;
- Marie-Madeleine à genoux, dévoilée et mains ouvertes vers le haut, inverse Mare debout, une main vers le bas et de l’autre se voilant la face.
Pendants discutés
![]() Poussin, 1648 , Louvre, Paris |
![]() Poussin, 1648, National Gallery, Londres |
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Le serpent d’Eurydice
A gauche, nous sommes le jour même des noces entre Orphée et Eurydice, comme le montrent les deux couronnes fleuries posées au pied des deux arbres. En contrepoint, de l’autre côté de l’eau et du tableau, deux colonnes de fumée s’élèvent au dessus du mausolée d’Hadrien : bûchers funèbres qui nous rappellent que de l’arbre à la cendre, de l’ici-bas à l’au-delà, il n’y a qu’un fleuve à traverser.
Prolongeons vers le bas le tronc marqué du manteau rouge : voici Orphée jouant de la lyre.
Prolongeons de même le mat du bateau, et son reflet : voici Eurydice à genoux, faisant un geste d’effroi.
Prolongeons la canne du pêcheur : voici le serpent qui vient de la piquer mortellement.
Surgie de l’ombre vers la lumière, la fatalité vient de faire irruption dans ce monde idyllique, dont seul le panier renversé et le geste d’Eurydice trahissent la perturbation. [2]
Le serpent mystérieux
Le second tableau, très énigmatique, n’a pas de source littéraire connue, et a fait l’objet d’une abondante littérature [3] . Voyons si la lecture en pendant peut nous apporter quelques lueurs.
Au centre, marquée par le reflet des tours comme Eurydice par celle du mât, une voyageuse a laissé tomber son cabas et lève les bras dans le même geste d’effroi. Elle vient d’apercevoir un homme qui s’enfuit, à peu près à l’emplacement d’Orphée dans l’autre tableau. Qu’a vu cet homme, à la différence d’Orphée qui ne voit rien ? Un cadavre sur le bord du lac, recouvert par un grand serpent, à peu près à l’emplacement de la minuscule vipère.
Si les trois acteurs principaux se trouvent à peu près au même emplacement dans les deux compositions, les plans du décor se décalquent eux-aussi, pour peu qu’on inverse les plages de terre et les plages d’eau (comme dans le pendant des voyageurs de 1637) : à gauche, nous avons au premier plan la rive du drame, puis une voie d’eau, puis la rive de la citadelle et du bateau qu’on hâle ; à droite, le lac du drame, puis un chemin de terre, puis le lac sous la citadelle et le bateau qui vogue.
Dans le premier tableau, il n’y a aucune distance, ni temporelle ni spatiale, entre l’objet et le sujet de la terreur : celle-ci, instantanée et locale, ne perturbe pas le reste du paysage. Dans le second, il y a propagation de la terreur dans un sens (le serpent effraye l’homme qui effraye la femme) et de la compréhension de sa cause dans l’autre (la femme voit l’homme qui voit le serpent). Ce zig-zag contamine toute la composition, car qui peut croire que la terreur va s’arrêter à la femme, et la menace au premier plan ? D’un lac à l’autre, le serpent ou la peste peuvent progresser, eux-aussi en zig-zag, jusqu’à la ville à l’horizon.
S’ils n’est pas certain qu’ils aient été conçus pour être présentés en pendant [4], les deux tableaux constituent en tout cas deux variantes d’une réflexion sur la terreur de la mort :
- le premier met en image le drame individuel d’une mort annoncée et comprise
- le second, le drame collectif d’une mort advenue et obscure.
Ce pendant est réfuté à regret par Keith Christiansen ([5], p 216) en raison de sa provenance incertaine (Félibien ne mentionne pas de pendants, et les deux tableaux appartenaient dès 1685 à des collections différentes).
Les interprétations d’ensemble ne manquent pourtant pas :
- paysage naturel / paysage façonné par l’homme
- chemin de terre / route pavée route grecque (Vallée de Tempé) / route romaine (Cropper et Dempsey, 1996).
La similitude des compositions laisse au moins présumer une conception simultanée des deux panneaux :
- à gauche un homme seul et un point d’eau ;
- à droite un couple assis près de pierres taillées ;
- au centre, une route sinueuse ou rectiligne.
Les personnages centraux du tableau de Londres semblent en outre raconter une histoire qui n’a pas été identifiée : la femme porte sur sa tête un plateau de pommes, et semble en avoir donné deux au vieil homme couché à plat ventre au pied d’un autel sylvestre et deux glaives entrecroisée : un vétéran auquel elle a fait l’aumône ?
A.Colantuoano « Poussin, the Gasc Pendants and the Navis Ecclesiae: A Case of ‘Iconographic Attribution’ « http://www.lesecretdepoussin.com/source.php
L’ombre drapée de Phocion. Ekphrasis et dévoilement générique chez Fénelon, Olivier Leplatre, https://www.revue-textimage.com/conferencier/02_ekphrasis/leplatre.pdf
« La Leçon de peinture du Duc de Bourgogne : Fénelon, Poussin et l’enfance perdue », Anne-Marie Lecoq,Le Passage,2003
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