1-2-2 La Vierge au Chanoine Van der Paele (1434-36)
La Vierge au Chanoine Van der Paele
Van Eyck, 1434-36, Groeningemuseum, Bruges [1]
Une donation à Saint Donatien
Joris van der Paele, revenu dans sa ville natale de Bruges comme chanoine de la cathédrale St. Donatien et songeant au salut de son âme suite à une maladie, commanda ce panneau à Van Eyck en 1434, en même temps qu’il faisait une donation à l’église pour se faire dire des messes.
Déposé un peu plus tard dans la cathédrale (1436 ou 1443), le tableau revêtait donc d’emblée un caractère officiel.
Un placement hiérarchique
Il était donc logique que Saint Donatien, en tant que patron de la cathédrale et de la ville de Bruges, occupe la place d’honneur à la droite de la Vierge. Ce qui laissait à Joris et à son patron personnel, Saint Georges, la place plus humble de gauche.
http://closertovaneyck.kikirpa.be, © KIK-IRPA, Brussels.
Cette humilité se traduit par le regard du chanoine, qui ne regarde pas directement les autorités supérieures, ainsi que par le détail du pied armé du saint posé sur son surplis : contact entre le Saint et l’Humain plus discret que celui du doigt qui, comme le montre l’ombre, le frôle mais ne le touche pas.
Image mentale ou anticipation ?
Pour certains, le détail des lunettes ôtées signifie que Van der Paele n’a pas besoin de ses yeux pour contempler les personnages sacrés : l’ensemble doit être compris comme une image mentale suscitée par sa prière.
Pour d’autres ( [2] , p 38), la composition centrée, la présence du saint patron et l’absence de prie-Dieu suppriment tout côté subjectif : malade, Van de Paele a demandé à anticiper, par la peinture, sa présentation prochaine à la Madone.
Le débat ne sera jamais clos : je pense quant à moi que le détail du pied posé sur le surplis plaide pour la seconde interprétation : il a pour rôle d’affirmer la présence matérielle de Van der Paele au sein de cette architecture sacrée.
Les deux chapiteaux historiés
Grâce aux travaux récents de Jamie L Smith [3], on sait maintenant que les quatre scènes suivent la chronologie biblique.
Le chapiteau de gauche
Abraham et Melchisédek ,Nicolas de Verdun, XIIeme siècle, Klosterneuburg
Episode peu connu aujourd’hui, la rencontre entre Abraham et Melkisédek était vue comme une préfiguration de l’Eucharistie, à cause du verset suivant :
« Melkisédek, roi de Salem, fit apporter du pain et du vin : il était prêtre du Dieu très-haut » Genèse 14:18
On voit bien sur le chapiteau Melchisédek à genoux présentant un calice, et un serviteur debout derrière lui tenant un récipient.
La partie droite du chapiteau montre le sacrifice d’Isaac, qui était vu quant à lui comme une préfiguration du sacrifice du Christ, donc également de l’Eucharistie.
Le chapiteau de droite
La partie droite du chapiteau montre le combat de David contre le géant Goliath.
La partie gauche en revanche est plus controversée. On y a longtemps vu le combat d’Abraham contre les quatre rois (à cause du bouclier orné d’une tête, très semblable à celui d’Abraham dans l’autre chapiteau). John L. Ward y voit plutôt Josuah conquérant la terre de Canaan ([2a], p 39) . Jamie L Smith, ayant reconnu un personnage féminin en longue robe dans la figure la plus à gauche, a montré qu’il s’agissait plus probablement de la victoire de Jephté sur les Ammonites [3].
Jephte et sa fille, Psautier dit,de,saint Louis, BNF Latin 10525 fol 53v (Gallica)
En rentrant chez suite à sa victoire, Jephté fut contraint de sacrifier sa propre fille pour respecter le voeu malencontreux qui lui avait assuré sa victoire : « celui qui sortira des portes de ma maison à ma rencontre… je l’offrirai en holocauste. »
Il faut reconnaître que la version de Van Eyck, qui condense la bataille et le sacrifice en un demi-chapiteau, est particulièrement cryptique. On ne comprend bien sa nécessité qu’en prenant en compte la composition d’ensemble.
Un décor symbolique
L.Naftulin [3] a proposé une interprétation convaincante de la composition d’ensemble, en ajoutant aux chapiteaux les scènes de part et d’autre du trône de Marie.
A gauche, en montant depuis Adam (1a), l’oeil rencontre d’abord :
- le meurtre d’Abel par Caïn (2a), premier sacrifice d’un innocent ;
- puis deux scènes avec Abraham : le sacrifice d’Isaac (3a) et sa rencontre avec Melkisédek (4a), préfiguration de l’Eucharistie ;
A droite, en montant depuis Eve (1b) (celle qui a refusé de la lutte contre la tentation), l’oeil rencontre
- la victoire de Samson sur le lion (2b), qui était interprétée au Moyen-Age comme une préfiguration de la descente du Christ aux Limbes, autrement dit de sa victoire sur la mort ;
- deux autres combats victorieux : David contre Goliath (3b), et Jephté contre les Ammonites (4b).
Les deux thèmes du Sacrifice et de la Victoire se partagent la composition, illustrés par des épisodes de la Genèse d’une part, dues livres des Juges et de Samuel d’autre part.
En prenant un peu de recul, il devient clair que la thématique amorcée par les épisodes bibliques s’entend également aux saints chrétiens :
- Saint Donatien, évêque de Reims, représentant l’Eglise sacerdotale (celle qui célèbre dans l’Eucharistie le sacrifice du Christ) ;
- Saint Georges, vainqueur du dragon (comme Samson du lion), représentant l’Eglise combattante.
Il n’est sans doute pas fortuit, comme l’a remarqué John Ward ([2a], p 40), que le denier personnage anonyme de chaque chapiteau établisse, entre les épisodes bibliques et les saints :
- une contiguïté spatiale ;
- une collision de matières, entre la pierre obscure du calice ou du bouclier, et le métal doré de la croix épiscopale ou de la cuirasse ;
- une continuité narrative, puisque chacun d’eux, les mains jointes, regarde vers l’avenir chrétien.
Il y a probablement une autre confrontation de matières, pierre-tissu cette fois, entre :
- les rubans du chapiteau de gauche et le galon de la mitre ;
- la croix du drapeau et le motif du chapiteau adjacent, des rubans croisés retenant des démons prisonniers ([2a], p 43).
Comme si Van Eyck prenait soin de baliser, par des collisions de substances et des affinités de forme, un itinéraire circulaire pour le regard,
Le perroquet et le bouquet
Le point central du tableau est bien sûr le perroquet qui tourne sa tête vers le chanoine, et le bouquet de crucifères multicolores, rajouté dans un second temps, dont Marie tient une seule tige. Ces complexités iconographiques ont été élucidées par John Ward ([2a], p 24 et ss).
C est un très bon article merci cela m a bp aidé pour mon devoir .
S LMHDA
Bonjour,
Merci pour cet article. Savez-vous pourquoi saint Georges porte une alliance à l’annulaire de la main gauche.
Merci
Merci pour cette question, qui m’a demandé quelques recherches. Les historiens d’art qui ont disséqué le tableau n’en parlent pas. D’après l’article de référence (« Le port des anneaux dans l’Antiquité romaine et dans les premiers siècles du Moyen Âge, Maximin Deloche, 1896, https://www.persee.fr/doc/minf_0398-3609_1896_num_35_2_1563 ) l’anneau d’or était un insigne du tribun des légions, ce que qu’était Georges de Lydda. La position au 4ème doigt de la main gauche est celle de l’anneau nuptial, mais pas exclusivement. Je pense que Van Eyck a voulu montrer par l’anneau le statut de haut gradé de Saint Georges, qu’il l’a placé sur la main visible (ici la gauche) et sur le doigt le plus logique, l’annulaire.
Passionnant, grand merci et chapeau pour votre travail!!
J’ai 1 question: où est écrit le commentaire sur Marie dite : « la plus brillante des lumières éternelles, le miroir sans tâche de la puissance de Dieu »: sur le bas de sa robe ou sur le cadre?
A propos des reflets: comme la Vierge qui se reflète dans le casque, l’artiste se reflète sur le bouclier ; or Marie est dite « lumière et miroir »…qui sont aussi les caractéristiques du Peintre : L’ inspiration perso de l’artiste n’aurait-elle pas alors à voir ac l’ inspiration divine ?
1) Merci du compliment
2) Sur la robe, d’après https://en.wikipedia.org/wiki/Virgin_and_Child_with_Canon_van_der_Paele :
Mary’s robe is embroidered with Latin text, taken from the Wisdom of Solomon 7:29: Est enim haec speciosior sole et super omnem stellarum dispositionem. Luci conparata invenitur prior (« For she is more beautiful than the sun, and excels every constellation of the stars. Compared with the light she is found to be superior »). Van Eyck used a similar device in his Berlin Madonna in the Church, completed c. 1438–40.
3) C’est une idée intéressante, mais difficile à prouver, car on n’a aucun écrit de van Eyck. Si le but du tableau est de simuler la présence réelle du chanoine à côté de Marie, alors le reflet, qui met à équivalence Marie et le peintre, nous dit que Van Eyck était lui aussi présent : ce qui est aussi une manière de dire que par son art, il est capable de rendre réelle une présence surnaturelle. Il est difficile d’évaluer la symbolique mariale aux reflets chez Van Eyck, car il y en a aussi dans des tableaux n’ayant rien à voir avec la Vierge (voir https://artifexinopere.com/blog/interpr/peintres/memling/3-reflets-dans-des-armures-pays-du-nord/). Par ailleurs, le reflet du peintre est un trait de virtuosité qui n’est pas spécifique à Van Eyck (voir d’autres exemples dans https://artifexinopere.com/blog/interpr/peintres/van-eyck/le-peintre-en-son-miroir-2c-lartiste-comme-fantome/ )